De l’enquête au polyportage littéraire
1Dans le second volume Devenirs du roman, sous-titré « Écritures et matériaux », le collectif Inculte souligne combien les investigations documentaires fécondent et ébranlent un pan important du récit contemporain, montrant ainsi « la perturbation, voire le refus de la partition acquise entre document et imaginaire. » (2014, p. 6) Le phénomène est amplement mis en lumière par la critique — en atteste la constellation d’appellations pour désigner le frottement de la littérature à un matériau qui simultanément relance et contraint la pulsion fictionnelle : « narrations documentaires » (Ruffel, 2012, p. 13-25), « littérature de terrain » (Viart, 2018), « enquête » (Demanze, 2019) ou encore « exofiction » (Vasset, 2011, p. 29). Au croisement des enquêtes ethnographiques et des reportages héritant du (New) New Journalism, les romanciers contemporains empruntent et subvertissent toute une palette d’outils et de méthodes (quantitatives ou qualitatives, statistiques ou immersives) pour modeler le réel et lui « faire concurrence » (Cosnay, 2014, p. 229-240).
2L’écriture collective, telle que la pratique Inculte, marque également de son sceau le renouvellement du reportage littéraire, dont la pluralité des contributeurs dynamite et dynamise la forme comme les enjeux. De l’enquête feuilletonnesque au recueil de nouvelles documentaires, Inculte expérimente diverses modalités pour écrire le réel et interroger sa fabrique médiatique.
3Tout au long de son histoire, le reportage exacerbe les tensions propres au journalisme de terrain entre le « faire neutre » et le « faire engagé », que l’on retrouve sur les plans discursif (informatif vs. argumentatif), postural (dépersonnalisation vs. sur-personnalisation) ou symbolique (champ du savoir ou champ littéraire) (Ringoot, 2014, p. 98-145 ; Bourcharenc, 2004, p. 21-24 et 2015). Or reporter les choses vues ou entendues à plusieurs, c’est déplacer et jouer avec les contraintes du reportage pour en repenser les possibles. J’interrogerai ici les nouvelles configurations formelles et énonciatives de ce que je propose de nommer, en violentant quelque peu l’étymologie, polyportage, en ce que le réel est moins représenté que fabriqué de manière plurielle et étoilée. Je me fonderai sur plusieurs enquêtes du collectif Inculte ou de quelques-un.e.s de ses membres, depuis le « texte à six jambes » de François Bégaudeau, Arno Bertina et Oliver Rohe (2007), jusqu’au Livre des places (2018), en passant par Bill (2011) ou En procès (2016), tous trois signées par le collectif. Inculte y réinvestit les pratiques journalistiques sur des objets surexposés par les médias, à travers des contre-récits polyphoniques : des corps enquêteurs cherchent à (faire) voir et à (faire) écouter les déjà-vus ou les més-entendus.
4Cet article entend donc cerner ce que le pluriel des signatures (qu’il soit subsumé ou non par le collectif) fait à l’écriture du reportage aux niveaux formel, énonciatif et postural. Car le partage de l’écriture favorise l’inventivité des dispositifs narratifs et structurels pour mettre à l’œuvre et à l’épreuve l’ambition démocratique des Incultes. Parallèlement, la diffraction de la subjectivité, assumée collectivement, renvoie dos à dos la neutralité journalistique comme l’hypersubjectivisme du gonzo journalism. Enfin, le polyportage renouvelle les postures de celui qui donnerait à voir l’invisible ou le réprouvé : ce nouveau paradigme postural privilégie l’humour du décalage au sérieux de la catabase, les surprises du fantasme aux facilités du pathos, l’inachèvement au surplomb.
Dispositifs polyphoniques
5Inculte met en pratique l’écriture collective de l’enquête en exploitant la malléabilité des dispositifs de signature. Les diverses mises en forme de la polyphonie soulignent elles aussi un questionnement constant sur l’expression démocratique, sur la possibilité de faire cohabiter des voix plurielles sans en escamoter les dissonances.
6Une année en France, paru en 2007 chez Gallimard, n’est pas signé par le collectif « inculte » mais par des auteurs de la revue, Arno Bertina et Oliver Rohe, ainsi que François Bégaudeau, rétrogradé après coup comme simple contributeur1. La page de remerciement, insérée après l’épilogue d’Une année en France, mentionne d’autres noms d’Inculte et élargit l’auctorialité affichée en couverture :
Mathias Énard devait en être, mais, pour des raisons d’éparpillement géographique, il n’a pu y travailler autant qu’il le souhaitait. Des traces de son implication première sont encore lisibles çà et là dans ce livre. Dieu et les RG reconnaîtront les leurs.
Merci aussi à Bernard Wallet, Yves Pagès, Mathieu Larnaudie et Virginie Frenay d’avoir accepté de relire et commenter ce texte.
7La signature est partagée, au-delà des trois noms de la couverture, avec d’autres membres historiques d’Inculte — Mathias Énard, Mathieu Larnaudie ou encore Dieu2… Le triple sous-titre « référendum, banlieues, CPE » définit l’organisation même du livre, quand le sommaire joue avec les conventions académiques, à l’épilogue près : dans ce « plan » en trois parties (« 29 mai 2005 », « 27 octobre 2005 », « 10 avril 2006 »), les abréviations, l’absence de majuscule miment le brouillon d’une copie et suggèrent l’inachèvement, la précipitation d’un texte écrit en temps limité (publié quelques mois après sa rédaction). Au-delà des trois dates, la forme même de l’enquête interroge trois modalités d’une expression démocratique, dans leur légitimité sociale et leur efficacité respective : le non au référendum sur le traité constitutionnel européen ; l’embrasement des banlieues ; les manifestations contre le CPE.
8Le collectif Inculte met en œuvre d’autres dispositifs polyphoniques, comme la déclinaison ouvertement potache d’exercices rhétoriques sur Bill Gates. L’« architecture [de l’]ouvrage collectif » reprend la thèse de Daniel Foucard (s’inspirant de Marin Pastrana) sur l’évolution du statut d’écrivain pour en illustrer les trois étapes (2011, p. 15) : l’écrivain confident, à l’autonomie souveraine (formalisé par les deux monologues) ; « l’écrivain qui dialogue » sur le modèle des réseaux sociaux (ce qu’illustre le « forum simplifié » auquel participent trois auteurs) ; « l’écrivain compétiteur » selon le paradigme de l’arène sportive (c’est la « bataille » que se livrent sept auteurs dans la dernière séquence). Mais la structure de Bill est elle-même l’objet d’une contestation la vouant à l’inachèvement, puisqu’une note se déployant sur quatre pages en marge du monologue d’Emmanuelle Pireyre nous apprend qu’une quatrième étape (et partie) serait à ajouter, celle de la « supervision générale » que permet l’écriture numérique, dont les hypertextes construisent et régissent une « communauté des textes » :
Ainsi l’usage de notes surnuméraires ajoutées ou suggérées par les uns et les autres supposerait un quatrième devenir de l’écrivain puisqu’après le monologue, le dialogue et la compétition survient la supervision générale. Allers-retours constructifs entre rédacteurs ou supercontrôle collectif ? Collaboration ou uniformisation ? Reste à choisir (p. 26).
9Comment faire cohabiter des voix singulières ? Deux écueils guettent tout ouvrage collectif : la juxtaposition pure et simple, sans concertation ni dialogue, qui s’apparenterait à un agrégat de textes individuels sans construction collective ; et un danger symétrique, exacerbé à l’ère du numérique, où la concertation deviendrait une forme d’auto-censure partagée. Ken Folliet souligne ce risque d’un Surmoi démultiplié par chaque membre du collectif : « Regarde la requête de nos trois coordinateurs : vous devez écrire Bill et MS ! Pourquoi ne pas écrire le spectacle de l’autocensure ? Boudons le courage s’il n’est que collusion. L’équivoque diminue les réfutations et amplifie les interprétations » (p. 53). À ce titre, Bill illustre bien la négociation entre d’une part les réajustements collaboratifs et centripètes et, d’autre part, les hors-pistes résolument digressifs, hétérogènes, disruptifs. La méfiance à l’égard de tout macro-énonciateur, fusse-t-il collégial, entre en tension avec le principe de convergence — paradoxalement, le sens même du collectif est porté par des voix buissonnières.
10En procès et Le Livre des places optent quant à eux pour la mise en série : la frise chronologique de procès scandant une histoire du xxe siècle qui se réécrit sans cesse (le livre En procès étoffe le dossier publié par la revue en 2009) ; la série géopolitique des places où se cristallise l’histoire du xxie siècle. Ce choix d’une polyphonie sérielle suggère à première vue la juxtaposition des enquêtes plus que leur dialogue conflictuel. Pourtant, il faut certainement lire aussi la structure sérielle en tant que parataxe, puisque l’absence de transition exhibe les blancs qu’aucun énonciateur souverain ne vient combler :
Chacun des textes ici assemblés constitue, en somme, une petite tentative d’interprétation du XXe siècle par son auteur, avec son regard singulier, sa sensibilité propre et son registre d’écriture. De l’agencement de ces approches, de cette vingtaine de reportages littéraires, de nouvelles documentaires, naît donc une histoire mineure, lacunaire, subjective, qui se présente comme un parcours à l’intérieur de l’Histoire ; comme une lecture possible du XXe siècle (2016, p. 12. Je souligne).
11Ce parti-pris de ne pas articuler, de ne pas combler les manques, participe d’un refus du monologisme — l’effort pour nommer ces textes porte d’ailleurs cette polyphonie au carré, sans trancher entre les genres du « reportage littéraire », de la « nouvelle documentaire » ou encore de la micro-histoire. L’avant-propos du Livre des places souligne aussi les lacunes constitutives de l’œuvre ; les textes entrent donc en dialogue avec les textes absents :
Manquent, par exemple, Merdeka Square, à Kuala Lumpur, où prit forme la première version du mouvement Occupy, dès juillet 2011, quelques semaines avant que New York ne lui donne un retentissement planétaire, et la place de l’Université, à Sanaa, qui fut le théâtre de violents affrontements lors de la révolution yéménite contre le président Saleh. Mais ces absences, en creux, font pleinement partie de ce livre et de ce dont il rend compte ; car c’est aussi cela que les effractions populaires ont eu la volonté d’appeler : faire signe vers ce qui manque (2018, p. 8).
12Si des échos, des leitmotive (comme Occupy) sont perceptibles d’un chapitre l’autre, aucune note, aucun commentaire ne vient les appuyer. La polyphonie sérielle suscite donc un dialogisme en creux, dans la déliaison des discours ; le texte consacré à la place madrilène met en abyme le procédé du collage, comme l’illustre ce précipité d’art poétique en immersion :
Sur les milliers de petites affichettes qui tapissent l’intérieur et l’extérieur de la bouche de métro, on peut lire :
On n’est pas anti-système, c’est le système qui est anti-nous.
Indignez-vous !
Ou
Où est la gauche ? Au fond à droite.
Ou
Yes we camp !
Qui toutes, mises bout à bout, forment un immense rouleau mal scotché, mal fixé, constellation bizarre et exaltante (Ducrozet, ibid., p. 52).
Énonciations dialogiques
13Le collectif Inculte questionne, à différents niveaux, la possibilité d’une expression démocratique en expérimentant diverses formes polyphoniques. Mais on peut se demander si l’énonciation relève du dialogisme ou du ventriloquisme — une traduction monologique de la polyphonie (Latour, 2002, cité dans Une année en France, 2007, p. 18). L’écriture collective permet-elle de porter le multiple sans en altérer l’altérité ?
14Une année en France se construit déjà à partir de cette question. Le livre brasse un matériau hétérogène et polyphonique, juxtapose des paroles provenant de toutes les classes sociales (étudiants, employés, enseignants, habitants des banlieues, militants ou non…), mais ces voix contestent toutes une adhésion béate aux institutions. Le livre ne dissimule pas ce parti-pris, sans l’ériger en point de vue totalitaire. À de nombreuses reprises, le non-savoir s’exhibe, en refusant de résorber la complexité des mouvements sociaux : « Nous : ne comprenons pas bien » (2007, p. 30). Les auteurs refusent d’être des « bavards par procuration », des « ventriloques » qui parlent à la place de ceux qu’on n’écoute pas (p. 62-63). Une année en France varie donc les cadrages de l’information en mobilisant aussi bien des « définisseurs primaires » (les sources accréditées, institutionnelles, selon Stuart Hall, 1978), vers lesquelles se dirigent habituellement les journalistes) que des « définisseurs secondaires » (les sources en marge du pouvoir)3. Ainsi la première partie (« 29 mai 2005 ») s’ouvre sur les résultats du sondage IPSOS à la « sortie des urnes », la deuxième partie, consacrée au « 27 octobre 2005 », débute sur une enquête de l’INSEE comparant le prix du m2, le revenu moyen et le taux de chômage entre Paris et la banlieue. Mais les instituts et les observatoires, fournissant sondages, études quantitatives et statistiques, sont contestés par le corps du texte, où l’on entend le discours des associations, des chercheurs, des manifestants. Le cadrage institutionnel de l’information est dédoublé et surtout déstabilisé. L’exergue de la troisième partie, consacrée au 10 avril 2006, parodie ainsi l’exploitation médiatique des sondages :
99,7% des étudiants et lycéens manifestant contre le CPE étaient jeunes (IPSOS sortie des amphis).
100% des manifestants ayant réclamé le retrait du CPE l’ont obtenu (IPSOS, sortie de nulle part) (p. 129).
15La parodie des instituts de sondage redouble celle du dispositif qu’adoptent les trois auteurs, puisque chacune des deux premières parties du livre s’ouvre sur un texte liminaire en italique qui reprend les résultats d’un institut. L’autoparodie révèle combien l’effet d’accroche est trompeur : la source en exergue n’annonce pas un condensé du texte, mais devient pré-texte et provocation à l’enquête de terrain et à la discussion. Une tension s’instaure entre deux types d’enquête (quantitative et qualitative) et, dans le même temps, le livre se fait espace critique, en évitant de gommer les coulisses de la fabrication de l’information. Il importe ici de ne pas traduire l’hétérogène mais de faire dialoguer différents récits possibles. Faire entendre toutes les voix qui portent l’événement (les acteurs) et toutes les voix qui le reportent (les définisseurs de l’information) : c’est la condition pour les mettre en tension et ouvrir le dialogue. L’enjeu est de ne pas reconduire le mythe d’une France scindée verticalement entre les dominants et les dominés — la vision structurale d’une France d’« en bas » est d’ailleurs contestée dès l’ouverture du livre Une année en France.
16Bill parie également sur la mise en tension des récits possibles. L’ouvrage collectif, consacré au jeune retraité des nouvelles technologies, est traversé de conflits idéologiques, de passes d’armes sur le capitalisme, qui sont tour à tour déminés et relancés par des notes en marge. Ni serviles ni surplombantes, les notes peuvent ironiser sur la tendance digressive des textes — « Et Bill les gars ? » (2011, p. 51) — ou avancer un argument contradictoire. Le dialogisme peut s’infuser dans des énoncés ironiques, quand, par exemple, une Niçoise parodie les stéréotypes américains sur les Français, et plus particulièrement les provinciaux (p. 49-50). Inculte prend le risque du conflit, de la joute comme mode d’expression démocratique, jusque dans ses limites : le rapt du tour de parole, le mutisme boudeur4, l’intercession d’un tiers5.
17Le collectif Inculte poursuit cette réflexion sur l’expression de voix discordantes dans En procès. Le montage de comptes rendus d’audience, notamment6, exhibe contradictions et frictions pour mettre à nu la nature fondamentalement dialogique de tout procès. Ce geste du monteur esquisse une autre écriture de l’Histoire : en fissurant les mises en récit linéaires et totalitaires (par le retour sur la mise en scène d’un faux procès, par exemple7) ; en exacerbant les tensions et les dissonances des voix à l’état brut8.
18Le Livre des places refuse de même d’unifier les textes pour privilégier une énonciation étoilée, chaque récit s’offrant « comme une chambre de résonnance pour les singularités qui se sont assemblées » (2018, p. 9), non seulement les singularités des écrivains mais celles des personnes qu’ils font entendre — des témoins peuvent être cités longuement, au style direct, pour éviter de témoigner à leur place. L’ouvrage collectif présente une belle expérience littéraire de géographie éthique : comment se situer à sa place, en écrivant parmi d’autres qui écrivent ou nous écrivent ?
19Chaque texte a sa logique autonome, qui reflète celle de l’espace dont il part, dont il parle, et essaie de rendre saillante la texture changeante, complexe des paroles.
20Le Livre des places repose sur des alliances, des liaisons, des correspondances entre de multiples pratiques, où l’écrivain est chercheur et le chercheur écrivain, où le narrateur est, de façon indémêlable, la voix qui recueille les voix et celle en laquelle s’enchâssent de multiples écritures : des slogans aux graffitis, des cortèges aux occupations, des élucidations théoriques aux proclamations anarchiques, des éclats de voix au murmure des attentes et des attentions (p. 12).
21L’autonomie des textes doit ainsi se porter garante du respect de l’autonomie des voix qu’ils cueillent : l’écrivain reprend sur son métier la trame déontologique du chercheur en sciences sociales comme du journaliste. L’avant-propos d’En procès se présentait d’ailleurs comme un ensemble de « reportages littéraires » et de « nouvelles documentaires » (2016, p. 12). Or l’ethos collectif d’écrivain-chercheur, qu’expérimente Inculte tout au long de ses livres, tend peu à peu à évacuer la référence au journalisme, ce qui invite à s’interroger sur le(s) renouvellement(s) de l’ethos d’écrivain-journaliste qui s’y joue.
De la catabase à la stase
22Marie-Ève Thérenty éclaire la transformation de l’ethos du journaliste chroniqueur devenu reporter au xixe siècle en proposant le concept de « paradigme de Dante » (2017, p. 30 sq.) : le journaliste se met en danger en plongeant dans un milieu sombre et dangereux. Des procédés d’écriture vont ainsi modeler le genre du reportage : le topos de la catabase (tel Jules Vallès descendant dans les mines de Saint-Étienne), le recours à la première personne (ou éventuellement au « nous » comme « je » amplifié), la dramatisation d’une scène infernale, l’exhibition du corps enregistreur et mis en danger par la transgression des frontières. La métaphore de la catabase construit l’ethos d’un journaliste spéléologue, qui prend des risques pour exhumer et témoigner d’une vérité cachée, dissimulée — l’idéal étant de rendre visible l’invisible. L’écriture des premiers reportages se définit également par les procédés de subjectivation et de fictionnalisation : la mise en scène du corps du reporter se traduit par le recours aux émotions, au pathos et à la mise en intrigue du reportage. Aussi le corps du reporter porte-t-il l’empreinte du reportage, ce que l’écriture doit rendre par des marques d’empathie et de littérarisation. Marie-Ève Thérenty formule ainsi cette tension entre subjectivation du reportage et objectivité du reporter : « Car le paradoxe de cette écriture journalistique est que la recherche de l’objectivité absolue conduit de fait à une subjectivation sans égale de l’écriture » (p. 32). À ce titre, les premiers reportages du milieu du xixe siècle sont matriciels du genre tout au long du xxe siècle — Albert Londres (Au bagne, 1923 ; Chez les fous, 1925), Joseph Kessel (Les bas-fonds de Berlin, 1932) — jusqu’au reportage tel qu’il est pratiqué aujourd’hui dans les Mooks9.
23Or je voudrais explorer ici le changement de paradigme opéré par Inculte, aussi bien par rapport aux premiers reportages qu’au nouveau journalisme, selon leur idéal commun de révéler le caché — « soulever le toit des maisons pour y observer le secret des existences10 ». Car les enquêtes collectives relèvent moins du paradigme dantesque du reportage que de celui que j’appelle le polyportage. Le polyportage assume une subjectivation plurielle de l’écriture, qui rejette la subjectivation souveraine du reporter mais aussi la quête d’une objectivité totalitaire. Il s’agit non plus de rendre visibles les invisibles que de rendre audibles les inaudibles, non plus de s’enfouir dans les profondeurs de la société (selon une conception verticale et aristocratique) mais de s’arrêter sur les symptômes d’une expression démocratique horizontale où l’accumulation de voix reste sans issue et sans représentation : le topos de la catabase s’efface derrière le motif structurant de la stase — j’entends « stase » non pas au sens pathologique ou psychanalytique d’accumulation de liquides ou de libido, mais au sens figuré de l’arrêt d’un mouvement, ou plus précisément d’un « mouvement en stasis (arrêt)11 » pour reprendre Camille Louis et Maria Kakogianni. Autrement dit, Inculte ne présente pas l’ethos du spéléologue mais celui de l’observateur pluriel se démultipliant aux stases démocratiques, pour arrêter une image de mouvement et en mouvement, sur une séquence surexposée et déjà médiatisée (procès historiques, mouvements sociaux, patron de MicroSoft)… Bien plus, cette surexposition conditionne le polyportage : un reportage collectif et polyphonique où chacun peut écouter et entendre l’événement – à la différence de la catabase individuelle qui, elle, suppose la sous-exposition des faits et justifie donc la fouille pour rendre visible l’invisible12.
24Loin de l’ethos sérieux du reporter, Une année en France mise sur l’ethos humoristique d’un auteur tricéphale, qui se détriple pour mener l’enquête (« Moi fois trois : J’ai appelé mairie, département, conseil régional et compagnie d’assurances », 2007, p. 65) ou bien fusionne en un « je » triadé (« je suis trois », p. 21) ; « L’un de moi, un tiers de moi », p. 59). Le monologisme de l’énonciation-cadre est ainsi constamment tourné en dérision, pour en montrer l’artificialité. Cette énonciation faussement unifiée, volontiers monstrueuse, contribue à parodier le paradigme de Dante :
Première sortie nocturne.
Entre 10 000 et 20 000 cheveux qui vont du noir de jais au blond passé. Trois paires d’yeux, six bras et autant de mains – ce qui fait trente doigts en tout -, six jambes de longueurs variables mais un compte fixe de doigts de pieds (30 encore) – tout cela rangé ou confiné dans un studio de 21 m2, en évitant de sortir car la vue d’un tel monstre perturberait les touristes m’a expliqué la mairie de l’arrondissement […] (p. 44).
25La dramatisation, feinte, d’une descente nocturne dans le danger des rues parisiennes parodie ici le topos journalistique de la catabase. À rebours de toute neutralité du reportage factuel, le « je » énonciatif est ostensiblement amplifié ; mais l’énonciation casse ici toute présentation de soi vraisemblable pour montrer l’artifice d’un « je » uniforme. Parallèlement, le polyportage ne mise pas tant sur la subjectivité triomphante du gonzo journalism que sur l’efficace rhétorique d’un « je » multiple. Ainsi, la voix est portée à plusieurs, et plusieurs fois, par exemple en dupliquant trois fois un énoncé pour en suggérer le caractère décisif :
De lui, on peut dire beaucoup de choses, ce soir je n’en retiens qu’une parce que je suis trois et que c’est mardi : Olivier Besancenot, 30 ans à peu près, révolutionnaire, est fils de prof de collège et d’une psychologue scolaire. Je répète : fils d’un prof de physique et d’une psychologue scolaire. Je répète : fils d’un prof de physique et d’une psychologue scolaire (p. 21).
26Le polyportage instaure un rapport ludique à l’enquête, désamorce tout surplomb et ruine toute illusion mimétique, de re-présentation, de reportage — jusqu’à s’autoriser les ressorts fictionnels dans un savoureux monologue intérieur de Mélenchon (p. 123-125).
27Une année en France se structure autour de trois stases (référendum, banlieues, CPE), quand le livre collectif Bill choisit un « petit jeu fictionnel » (p. 17) sur une personnalité surexposée. Nulle catabase donc, mais un arrêt sur image pour « redémarrer » et « enjoliver l’histoire de Bill » : les « fantasmes fictionnels » projettent l’ethos ludique d’écrivains jouant sur les récits possibles, et non l’ethos d’un enquêteur accumulant « documents à charge » et témoignages inédits (p. 8-9). Bill incarne la stase du capitalisme, de l’entreprenariat et du mécénat ; c’est parce qu’il est l’archétype contemporain du héros qu’il constitue une matrice fictionnelle et spéculative. Le paradigme de la stase me semble constant chez Inculte, qui propose de percevoir l’Histoire comme une vague fracassante, dont « Les procès permettent de déconstruire la vague et d’entendre à nouveau le bruit de chaque goutte » (2016, p. 8).
28La place quant à elle apparaît comme le lieu d’un « Mouvement “sur place” » (p. 139 sq.), qui doit être appréhendé dans sa durée « alors que tout est dit “terminé” » (p. 143) et dans sa matérialité. Ici aussi, l’ethos du journaliste-écrivain Inculte rompt avec le paradigme dantesque : nulle catabase, mais une communion épiphanique à fleur de peau et de ville, à l’unisson des autres : « La Puerta del Sol, elle est tatouée sur moi. » (2018, p. 43). Les mises en scène de soi insistent sur la perception physique, corporelle, tactile, mais sans l’héroïsation d’un corps que l’immersion mettrait en danger :
[…] je sens, je ne sais pas quoi mais je sens, jamais je n’aurais envisagé qu’une telle chose soit possible, quelque chose comme une circulation entre des corps séparés, entièrement étrangers, et sans mots, ma poitrine s’emplit, je ferme les yeux, je sens tous ces corps en moi, j’ai l’impression, l’espace d’une seconde, de savoir ce que je fais là. Puis c’est fini, déjà on applaudit, il est 18h47 ce vendredi 20 mai sur la Puerta del Sol à Madrid, le monde nous regarde (p. 48).
29La subjectivité assumée de l’énonciation ne vise pas à sacraliser l’écrivain, mais à pointer ses lacunes, son in-culture à la racine du geste d’écriture :
Je n’ai pas entendu cette plaidoirie, j’en ignore même le détail. Mais mon cousin Jean Vespirini m’a assuré que quand Antoine Sollacaro, épuisé, en eut terminé, maître La Phuong, qui devait lui succéder, renonça à plaider. […] En évoquant leur histoire, je n’ai même pas voulu tenter de me montrer objectif parce que je ne peux pas l’être. Elle est entourée d’une aura mythique à laquelle je suis sensible, presque malgré moi, aujourd’hui encore et je ne peux y penser que comme on pense à un paradis perdu (2016, p. 112-113).
30En dernier ressort, Inculte réattribue la fictionnalisation aux sujets mêmes des reportages : ne pas parler à la place des témoins de l’histoire, c’est également écouter les fictions qui se tissent en amont des livres, comme palliatif à l’injustice, telle cette jeune femme portant plainte contre ses parents adoptifs et choisissant une date fictive de naissance « pour enrayer la fiction qu’on a construite pour elle », « préférant au mensonge la construction d’une fiction consciente, choisie et partagée » (p. 216-224).
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31En somme, Inculte renouvelle les pratiques du reportage, selon une relation homologique entre les auteurs et leurs sujets le plus souvent collectifs (jusqu’aux personnes, telles Bill Gates, qui sont racontées en tant qu’épiphénomène d’une épopée contemporaine). L’ethos des Incultes ne repose pas sur une réflexivité surplombante et unificatrice, mais sur un travail formel, polyphonique, pour construire une scène énonciative qui rende audibles les discords de l’agora. Le refus du surplomb participe d’un changement de paradigme : au reporter se risquant dans les bas-fonds, se substitue l’écrivain collectif observant et participant au « babil des classes dangereuses » (pour reprendre le titre ironique de Novarina). Le dialogisme est éprouvé dans sa capacité à donner forme au « tumulte de la multitude » (Latour, cité dans 2007, p. 18), à conférer une forme plus qu’un sens ou une direction au brouhaha démocratique. Le « polyportage » se départit d’une prétention à la transparence mimétique — celle du reportage qui porte à nouveau, re-présente —, pour préférer la complexité, l’humour, le décalage. Inculte fait jouer les voix en un orchestre sans chef, pour introduire du jeu dans la mécanique collective.