Colloques en ligne

Laurence Moinereau

L’alpha et l’oméga : Pierrot le fou de Jean-Luc Godard

1En préambule de l’analyse de Pierrot le fou ici proposée, il est peut-être utile de préciser brièvement le cadre dans lequel se situe ce travail, issu d’une thèse consacrée aux génériques de films1. Le générique est un fragment spécifique de l’œuvre qui en constitue dans la très grande majorité des cas le début et la fin, mais en condensant, si l’on compare le cas du cinéma à celui de la littérature, les fonctions dévolues à l’incipit et à l’explicit et celles des éléments du paratexte décrit par Gérard Genette2. Ce cumul de fonctions entraîne une hybridation discursive qui se double d’une superposition entre deux système de signes, figuratifs d’une part, linguistiques de l’autre, le tout dans un espace à la fois restreint et pour une part affranchi des contraintes qui sont celles du récit. Bénéficiant d’une sorte de statut d’extra-territorialité, le générique est potentiellement une zone franche, où peut se déployer un régime sémantique distinct aussi bien de celui de la signification, dont le modèle est linguistique, que de celui de la représentation, au sens iconique du terme. Ce régime est celui de la « figuralité », que j’ai tâché de redéfinir à partir du Discours Figure de Jean-François Lyotard3, qui lui-même s’appuie sur la description proposée par Freud de la rhétorique du rêve et plus généralement du mode de fonctionnement de ce qu’il appelle le processus primaire, soit le régime psychique de l’inconscient.

2Cette dynamique figurale, lorsqu’elle est actualisée dans le générique, est donc susceptible de créer un effet d’écart entre les frontières filmiques et la narration, pour autant que cette narration se soumette plus pour sa part à ce que Freud appelle dans le travail du rêve l’élaboration secondaire, c’est-à-dire à des règles de linéarité, d’articulation, de cohérence et de respect du principe de réalité qui sont celles du processus secondaire régissant la pensée consciente. Dans le cas de Pierrot le fou cependant, et plus généralement chez Godard, l’opposition est difficile à maintenir, puisque c’est le film tout entier qui semble s’organiser selon un principe figural d’associations, de substitutions, de déplacements d’une représentation à une autre, jouant en particulier de la transgression propre au rêve des séparations instituées entre ce que Freud appelle « représentations de mot » et « représentations de chose ». La fonction du générique serait donc bien ici celle d’une programmation du sens de l’œuvre, dans la mesure même où le fragment inaugural indiquerait un régime de « lecture » spécifique de cette œuvre qui serait le régime figural, et ce en s’attaquant d’emblée au régime de la lecture à proprement parler : en effet, le générique de début de Pierrot le fou déconstruit le texte des mentions, opère un glissement de la lettre à l’image qui induit une démultiplication du sens, et enclenche un processus associatif fondé sur la labilité du statut du signe. Il se trouve en outre comme on va le voir que les chaînes associatives qui prennent naissance dans ce générique s’articulent elles-mêmes autour de la question du début et de la fin.

3Le générique de début de Pierrot le fou ne comprend, après la mention des noms des producteurs et du logo de la maison de production, qu’un seul carton, dont le texte (« JEAN PAUL BELMONDO ET ANNA KARINA DANS PIERROT LE FOU UN FILM DE JEAN LUC GODARD »), disposé sur sept lignes en composition centrée, se constitue par apparition successive des lettres dans l’ordre de l’alphabet. Les lettres du titre sont bleues, les autres rouges. La disparition des mentions a lieu, beaucoup plus rapidement, en quatre temps : d’abord ne reste que le titre, puis subsistent les mots « Pierrot » et « fou », les deux « O », enfin le seul « O » de « Pierrot ». Dans un premier temps donc, celui de l’apparition, la logique du puzzle semble se substituer à celle du déchiffrement linéaire de la lecture, mais pour se soumettre à son tour à une autre organisation chronologique ou linéaire, également liée à la langue, qui est l’ordre alphabétique lui-même, et qui nous mène ici de la première à la dernière des voyelles : du « A » au « U ». Cet ordre est dérangé lors de l’effacement des mentions, quand une autre voyelle, le « O », dissociée du discours et de la logique alphabétique, donc arrachée à tout contexte linguistique, demeure comme vestige plastique du texte évanoui, ou encore comme contrecoup ou résidu perceptif de la lecture, imprimant dans la rétine du spectateur un motif circulaire – comme une lumière vive provoque une sensation visuelle qui survit brièvement à sa propre disparition.

4Tout au long de l’élimination des mentions jusqu’à celle du « O » retentit la voix off de Belmondo, évoquant un peintre, Vélasquez : « Vélasquez après cinquante ans ne peignait plus jamais une chose définie ». Il y a là me semble-t-il comme une double invitation à abandonner la lecture et l’identification du « O » comme lettre, à la fois pour le voir comme un motif, mais aussi peut-être pour l’entendre, par contiguïté avec la voix, comme une image acoustique. D’autre part, il y a surtout dans cette phrase une mise en garde, contre la « définition », que l’on pourrait comprendre au sens langagier, conceptuel du terme, comme au sens visuel de la « définition » de l’image, c’est-à-dire de la précision de son rendu. Cette mise en garde nous met sur la piste de la figure : le « o » isolé a échappé à la représentation de mot, sans pour autant s’ancrer dans la représentation d’une chose définie, c’est-à-dire une icône. Chez Freud, en effet, la distinction entre représentation de mot et représentation de chose renvoie, plus qu’à l’opposition du mot et de l’icône, à celle des processus primaire et secondaire, et à deux états distincts de la représentation, quelle qu’elle soit. D’une part, un état marqué par la double prise en considération de la coupure entre représentation et chose, et de la liaison de cette représentation dans les rets de la logique, du langage, et de la cohérence, fût-elle perceptive ; d’autre part, un état marqué à la fois par une tendance à la négation de la coupure entre représentation et chose, et par une instabilité de cette représentation, labile, malléable, susceptible donc de toutes sortes de transformations4. C’est ce second état qui caractérise la Sachvorstellung, terme allemand employé par Freud que François Gantheret propose du coup de traduire non par « représentation de chose » mais par « représentation-chose », ce qui permet de mettre l’accent non plus sur l’iconicité mais sur le statut et sur le mode de traitement de cette représentation5. Nous considèrerons ici le « O » de Pierrot le fou comme l’une de ces représentations-choses : indéterminé, équivoque, sans contour stable, lisible comme dans le rêve ou le rébus de toutes les façons possibles, comme lettre, comme motif circulaire, ou comme phonème, fondu dans le flux des associations engendrées par la multiplicité de ses formes, et nous tâcherons alors, en nous laissant porter par la logique du déplacement, de faire apparaître le dessin de certaines de ces trajectoires associatives.

5Double « O », « O » et double :

6La première de ces trajectoires est celle du motif du double, initialement associé à ce « O » : Pierrot (qui par ailleurs s’appelle Ferdinand et porte donc deux noms) raconte dans le film l’histoire de William Wilson6. Et dit aussi : « On est arrivé à l’époque des hommes doubles. On n’a plus besoin de miroir pour parler tout seul ». Jean-Louis Leutrat, dans Kaléidoscope7, souligne qu’une des scènes du film associe Ferdinand à un tableau de Picasso, le portrait de Paul en Pierrot. Le « O » se dédouble et se redouble ainsi dans les noms égrenés au fil de Pierrot le fou : dans Pépé le Moko8, dont Pierrot parle à Marianne, et qui est un double cinéphilique parfait du héros – mort par amour au bord de la mer ; ou encore, en situation initiale et terminale, dans l’Olympio de Tristesse d’Olympio9, cité par Ferdinand à la soirée chez Monsieur et Madame Expresso. Les répétitions phoniques du « O », assonances et rimes, nous mènent alors sur une autre piste, celle de la poésie.

7Piste poétique :

8Cette trajectoire poétique passe par une rime en « O » virtuelle entre deux noms de poètes, qui ne sont pas prononcés dans le film, Victor Hugo (Tristesse d’Olympio), et Arthur Rimbaud (dont est cité à plusieurs reprises le titre du recueil « Une saison en enfer »). Le second surtout joue un rôle essentiel, et l’on voit apparaître fugitivement dans un plan son visage peint au pochoir, sur un mur, sur lequel sont imprimés un « U » vert, un « I » rouge, et un « O » bleu dont n’est visible à cause du cadrage que la partie inférieure, ce qui lui confère à nouveau un statut d’exception à l’égard des autres lettres, puisqu’il n’est pas tout à fait lisible. Il s’agit donc d’une citation, plastique, du sonnet Voyelles10 : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles ». Ainsi, l’ordre global d’apparition et de disparition des lettres dans le générique s’avère être soumis en fait à celui du poème : il commence par les « A » et finit par les « O », devenus l’alpha et l’oméga de l’alphabet grec (le poème se termine par la transformation du « O » bleu en « O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! »), alpha et oméga qui sont les signes mêmes du début et de la fin, dans leur sens le plus absolu, puisqu’ils renvoient dans le texte de l’Apocalypse à celui qui confond le début et la fin dans leur principe, Dieu.

9Nouveau parallélisme, nouveaux redoublements : deux « O » dans « Pierrot le fou », et deux « A » dans « Marianne », le prénom de l’héroïne que Ferdinand décompose dans son journal, pour en tirer des mots dont le plus souvent l’initiale est « A » – Ariane, âme, amer, arme11 ; deux « O » dans « Belmondo », avec une assonance dans le « Paul » de « Jean-Paul », deux fois deux « A » enfin dans « Anna Karina ». Ainsi, le « A » et le « O », début et fin, alpha et oméga, semblent entamer aussi, dès le générique, un dialogue entre le féminin et le masculin. Est-il besoin enfin de rappeler que le « O » et le « A » sont les deux voyelles du nom de Godard ? Mais l’analogie du générique avec le poème ne s’arrête pas à l’élection de ce point de départ et de ce point d’arrivée, puisqu’il ne faut pas oublier le principe sur lequel repose ce sonnet : à savoir l’association de la lettre (et du phonème) avec une couleur.

10Piste chromatique :

11Dans le générique, les couleurs des lettres sont le rouge et le bleu. Dans le récit, les couleurs rouge et bleu sont systématiquement associées aux personnages, entre lesquels elles circulent au fil des changements de vêtements ou de voitures, mais on peut tout de même dégager des associations dominantes : entre Marianne et le rouge, qui vaut pour la violence et la passion, et entre Pierrot et le bleu qui est la couleur de sa mort, puisqu’il se peint le visage en bleu avant de se suicider12. Ainsi, appuyé sur la référence sous-jacente à Rimbaud, et porté par les associations chromatiques, le « O » de « Pierrot » nous mène de la fin du générique à la fin du récit, vers le bleu, qui est la couleur de la fin du personnage, et de la fin absolue. Mais cette association « O »-mort (c’est-à-dire « O »-fin) passe par d’autres voies encore que la couleur, et se répète en croisant d’autres thèmes, d’autres motifs : la violence, la guerre, la politique, l’amour, la femme.

12Piste politique (essence, violence) :

13Le premier point de départ du film était Vélasquez. Le second, la pornographie et de la société de consommation, comme le suggère cette phrase de Ferdinand contemplant une publicité dans un magazine féminin : « Y’avait la civilisation athénienne, y’a eu la Renaissance, et maintenant, on entre dans la civilisation du cul ». Dans cette lignée reviennent des assonances en « O » : chez monsieur et madame Expr/esso, les hommes débitent des textes publicitaires pour des automobiles, (le « O » pourrait d’ailleurs être le pictogramme de la roue), et le seul nom de modèle prononcé est celui de l’Oldsmobile. Quant à la femme de Ferdinand, elle veut lui faire rencontrer pour un travail le directeur de la Standard Oil. On retrouve autour du « O » une association entre OIL et OEIL : le tigre, qui est l’emblème de la marque d’essence ESSO,  apparaît dans le film en gros plan, avec deux ronds lumineux en guise d’yeux – des ronds qui rappellent celui qui balaie le pare-brise de la voiture, dans les deux séquences de route nocturnes, et aussi le phare unique de celle-ci, arrêtée sur le bas-côté, lorsque les amants s’embrassent. Il y a également deux stations « Total » dans le film. À la première, Ferdinand demande « Mettez-moi un tigre dans mon moteur ». Succédant à l’image du tigre, l’enseigne « ESSO » cadrée en très gros plan devient « SS », juste après que Marianne et Ferdinand ont mimé la Guerre du Viet-Nam, en mettant le feu à une flaque d’essence. Le « O » se déplace sur une ligne associative capitalisme-guerre-violence, en passant d’un mot à un autre et en y adoptant tour à tour une position stratégique différente. Position terminale dans le nom EXPR/ESSO ; initiale dans OAS/IS, inscrit sur l’un des murs de l’appartement de Marianne, et dont on distingue surtout les trois premières lettres rouges, OAS, les deux suivantes étant bleues ; position centrale, enfin, dans le palindrome SOS, graffiti sur un mur devant lequel se tient Ferdinand, et qui semble valoir pour le monde comme pour le héros.

14Femme, amour, mort :

15La femme de Ferdinand, après son départ, a déclaré à la police : « Il est devenu fou » (avant-dernier « O » du générique). Commentaire de l’intéressé : « Dès qu’on plaque une femme, elle dit qu’on tourne pas rond ». « D’ailleurs, je sais pas pourquoi, je commence à sentir l’odeur de la mort ». Marianne : « Tu es fou d’avoir fait ça ». Ferdinand : « Non, je suis amoureux ». Plus loin, au bord de la mer, Marianne rappelle : « En tout cas, tu m’as dit qu’on irait jusqu’au bout » – au bout, la mort, la mer, le bleu, l’eau. À ce moment-là, un plan montre le disque lumineux du soleil derrière les branches d’un pin. Pictogramme : celui du soleil est souvent un cercle (hiéroglyphe égyptien, caractère chinois, glyphe aztèque)13. Amour contre pornographie : un peu plus loin, au « baise-moi » de Marianne répond un long panoramique vertical sur la mer, jusqu’au soleil – « O » sur l’eau. Mais la femme est aussi directement liée à la violence. À ce plan du soleil succède, off, cet échange : « Ferdinand : – Un poète qui s’appelle revolver… Marianne : – Robert Browning » (retour du double « O »). Plus loin, c’est Marianne qui regardera sa cible par la lunette ronde de son fusil : off, on entend « Une femme peut très bien tuer plein de gens. C’est pas parce qu’elle a des seins ronds, des cuisses douces, qu’elle peut pas massacrer tout le monde ». Les associations continuent ainsi de proliférer : « O » – œil – objectif – revolver – sexe féminin – mort. Autre dialogue entre Ferdinand et Marianne : « Ferdinand : – C’est drôle d’être en vie après tous ces morts qu’on a vus défiler. Marianne : – Ah oui c’est drôle, ho ho ho ho ! ». À ce « ho » interjectif de Marianne répondra celui de Pierrot, interrompant son avant-dernière réplique avant la mort : « Qu’est-ce que je voulais dire ? Oh… Pourquoi ? » ; et surtout, on entend ressurgir le « O » dans le lapsus final qui accompagne son acte manqué (il essaie en vain d’éteindre la mèche) : « Après tout j’suis idiot… Merde… Merde… Mais mor… ! ».

16De la mort, on en revient donc au langage : à nouveau, le « O » est lâché par le texte, par le mot, livré à lui-même, non plus comme pictogramme ou comme phonogramme dans un rébus, mais comme interjection, onomatopée, cri. À nouveau, le statut du signe est interrogé.

17Langage, figure :

18Un plan du film montre un extrait du journal de Ferdinand, dont les lignes sont coupées à gauche et à droite par le cadre. On peut y lire :

sentiment du corps

les yeux     =        paysages

      la bouche

humains

            onomatopées qui fin

            par devenir  langage

éalité : réussite, échec

e langage poétique surgit

19Un peu plus loin survient ce dialogue : « Ferdinand : – Pourquoi t’as l’air triste ? Marianne : – Parce que tu me parles avec des mots, que moi je te regarde avec des sentiments. » L’opposition yeux/bouche, paysages/langage, sentiments/mots renvoie à la première opposition entre figure et discours proposée par Lyotard, celle de la phénoménologie, c’est-à-dire l’opposition entre la figure spatiale et visuelle, et le langage, et à la tentation qui en découle de retrouver, par l’expérience poétique, c’est-à-dire par la réinsertion de la figure dans le texte, la connaturalité perdue du discours et de son objet14. Mais l’apparente liaison de cette opposition avec celle du masculin et du féminin n’est qu’un leurre, puisque la nostalgie est la même des deux côtés.

20Nostalgie du lien entre représentations de mots et représentations de choses, mais surtout de ce qu’il y a avant les unes et les autres : « Ne jamais demander ce qui fut d’abord, dit Marianne, citant Ferdinand, les mots ou les choses », puisqu’en effet les deux naissent ensemble, dans cette « déflagration unique »  de la séparation d’avec la mère, d’avec le monde, de l’apprentissage des contours et de l’absence, de l’existence des objets et de leur perte, de l’apprentissage enfin de la vue et du langage, que Lyotard analyse à partir de la description donnée par Freud dans Au-delà du principe de plaisir du célèbre jeu de la bobine auquel il voit se livrer son petit-fils15. Dans ce jeu, les apparitions et disparitions de la bobine lancée sous un meuble au bout d’un fil s’accompagnent de la prononciation des mots « fort » (parti) et « da » (voilà), construits autour des voyelles « O » et « A » .

21Nostalgie identique d’un état mythique de complétude antérieur à l’altérité des sexes, celui de l’androgyne du mythe d’Aristophane, dans Le Banquet de Platon. Dans un autre extrait tronqué du journal de Ferdinand, on peut lire :

érotisme, en ce sens,  

talgie d’une continuité

 dément notre séparatio

dus distincts. Ce désir

22De cette nostalgie de la continuité, la figure, et ici, pour nous, singulièrement, le « O », est à nouveau l’emblème, comme représentation-chose qui sert toutes les régressions langagières, vers le pictogramme, le phonogramme, la figure de mots ou l’onomatopée, et comme instrument du déplacement qui laisse s’écouler, librement et continûment, le flux des associations, pour nous mener jusqu’à l’image (poétique et visuelle) finale. « O » sur l’eau : c’est l’interprétation que l’on avait donnée du plan du soleil sur la mer, succédant au « baise-moi » de Marianne à Pierrot auquel il répond comme équivalent, substitut ou conséquence de l’union sexuelle et amoureuse. À ce moment, d’ailleurs, la position des corps allongés l’un contre l’autre, et dont les « pliures » s’épousent, peut évoquer les moitiés emboîtées de l’androgyne. Cependant ces corps sont distincts et que l’on voie dans ce « O » sur l’eau la superposition de deux symboles féminins, ou la rencontre du masculin et du féminin (« O » de Pierrot, « mer » de Marianne), cette image fait fond sur l’existence des sexes – en tant qu’ils supposent une séparation. En revanche, l’union tend à la fusion et à l’aséparation après la mort de Pierrot, lorsque l’image du soleil et de la mer est reprise dans le langage poétique, puis dissoute visuellement.

23Fin de la fin :

24La citation finale, dite à deux voix, est tirée du poème de Rimbaud L’éternité ou Éternité, qui se trouve dans le recueil Vers nouveaux et chansons16, et elle correspond à la strophe inaugurale et finale de ce poème : « (Marianne) Elle est retrouvée. / (Pierrot) Quoi ? – (Marianne) L’Éternité. / (Pierrot) C’est la mer allée / (Marianne) Avec le soleil ». Le travelling latéral qui accompagne ce dialogue glisse à nouveau sur la mer vers le soleil, mais celui-ci n’est plus visible comme forme ; il n’est plus qu’une lumière diffuse, qui tend à estomper, puis à effacer la ligne d’horizon. Il n’y a donc plus ici de soleil-pictogramme, plus de « O », plus que de l’eau : et encore, de l’eau ou de la lumière, c’est selon, car elles tendent à se mêler indissolublement ; donc, plus que de l’onde, de l’informe, de l’indifférencié. Ici peut apparaître le sens de la citation redoublée, dans le film, du titre Une saison en enfer. Car dans ce recueil, Rimbaud propose en effet une autre version d’Éternité, modifiant la strophe qui nous intéresse dans un sens qui est celui même de ce travelling final : « Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité. / C’est la mer mêlée / Au soleil ». Le premier phonème du dernier vers de cette version du poème est « O » (« Au soleil ») ; le premier phonème du dernier vers de la précédente version est « A » (« Avec le soleil »). Ainsi, même le choix opéré entre ces deux versions confirme la disparition finale du « O », au double profit du « A » et de l’eau (en l’occurrence celle de la mer), soit de deux figurations du début ou des origines, substituant en effet une logique de « l’éternité » à une logique de la « fin ».

25Dans le générique de fin de Masculin féminin (1966), le film qui suit Pierrot le fou dans l’œuvre de Godard, celui-ci s’amuse à reprendre dans le carton final le mot féminin, puis à en faire disparaître la partie centrale, ne laissant visibles, de part et d’autre du vide laissé par cette disparition, que la première lettre, « F », et les deux dernières, « IN », ce qui permet de reconstituer le mot « FIN ». En revanche, l’« o » de la fin dans Pierrot le fou n’est pas féminin au sens où il y aurait un Autre masculin pour lui faire face. S’il l’est, c’est seulement au sens génétique ou génésiaque où l’eau de la mère est celle des origines, qui donne la vie, et avec elle, la mort. Ce plan final évoque ainsi plutôt les fantasmes d’a-séparation (donc a fortiori asexués), et d’atemporalité (ou si l’on veut d’« éternité ») liés à ce que Freud appelle le narcissisme primaire, ce stade de la vie psychique antérieur à la séparation du moi et du monde, qui ne connaît donc ni début ni fin, fantasmes qui se confondent ici avec la fiction mythique du texte biblique de la Genèse, dans lequel la première ligne tracée entre les choses l’est dans l’eau, pour en extraire le ciel (« Dieu dit : “Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux”, et il en fut ainsi. Dieu fit le firmament, qui sépara les eaux qui sont sous le firmament d’avec les eaux qui sont au-dessus du firmament, et Dieu appela le firmament “ciel” »17). Ici on assiste en quelque sorte à l’inversion de ce geste, et à l’effacement de la ligne séparatrice, alors que, dans le générique de fin, ne subsiste plus qu’une seule couleur, le bleu.

26Ainsi, dans Pierrot le fou, le surinvestissement dès le générique de début des signes du début et de la fin prépare en fait leur inversion, voire leur confusion. Le régime figural travaille dans le sens régressif d’une négation des coupures, des discontinuités entre représentations, instituées par le langage comme par la vue, et si le début du film a pour fonction la mise en place d’un tel régime, la fin donne alors l’image même de ce qu’il vise : c’est-à-dire une continuité absolue qui supposerait aussi en dernier ressort l’abolition de toute orientation discursive entre un début et une fin.