Colloques en ligne

Serge Zenkine

Une herméneutique du sacré : le cas Wronski

1Dans son étude de Charles Fourier (dans Sade, Fourier, Loyola, 1971), Roland Barthes relève chez cet auteur l’idée d’un déchiffrement du monde, d’une lecture de ses « hiéroglyphes » ; or, en fait Fourier tend à remplacer ce déchiffrement par une autre procédure opposée, le découpage ou la systématisation :

Le déchiffrement renvoie à une profondeur pleine, aux traces d’un secret. Le découpage renvoie à un espace de relations, à une distribution. Chez Fourier, le déchiffrement est postulé, mais à titre somme toute mineur […]. Tout autre et d’une autre importance est le découpage – ou encore la systématisation (la mise en système)1.

2L’opposition de Barthes, même s’il n’emploie pas ces termes, se rapproche d’une autre opposition traditionnelle, celle de sacré/profane. Alors les procédures d’écriture utilisées par Fourier viseraient à profaner, à rendre profane une prédiction apocalyptique d’origine sacrée : au lieu d’énoncer d’une manière définitive la révélation qu’il a de l’avenir, Fourier ne cesserait de la différer, de la remplacer par des textes préliminaires traitant, non du mystère lui-même, mais d’un ouvrage encore à faire qui le révélera (cette figure, Barthes l’appelle contre-paralipse). De même l’obsession des nombres, des détails numériques, qui abondent chez Fourier sous prétexte de décrire le monde futur, renvoient, par leur caractère trop précis et trop « technique », moins à la prophétie qu’à la comptabilité (qui était, comme on sait, le gagne-pain de Fourier). Selon Barthes, l’emploi de ces procédés chez Fourier produit du plaisir, relevant d’une pratique hédoniste et partant profane du langage. Comme on va le voir, les mêmes (ou presque) procédés d’écriture peuvent servir à exprimer et à conjurer un autre sentiment, plus anxieux et lié à l’expérience mystique. D’ailleurs l’essai même de Barthes sur Fourier est juxtaposé à un autre texte, consacré à un mystique exemplaire, Saint Ignace de Loyola. Le mérite de Barthes a été de transporter le centre d’intérêt critique du contenu d’un discours mystique et/ou utopiste à son écriture. Cette opération, nous essaierons de la reprendre.

3Le personnage qu’il s’agit de mettre en parallèle avec Fourier est un penseur français d’origine polonaise, Jozef Maria Hoëné Wronski2 (1776-1853). En 1796, il fut officier d’artillerie dans l’armée polonaise de Tadeusz Kosciuszko, puis (d’une manière assez inattendue) officier supérieur de l’armée russe qui l’avait fait prisonnier ; en 1797-1800, étudiant en Allemagne ; de 1800 à sa mort il vécut en France, donnant des cours particuliers de mathématiques et s’efforçant de faire reconnaître ses recherches en algèbre (assez sérieuses, semble-t-il) par l’Institut de France. Outre les mathématiques purs, il abordait beaucoup d’autres sujets : la théorie des astres et des marées, la construction des machines à vapeur et l’aménagement des chemins de fer (il inventa entre autres un équipage à « rails mobiles », c’est-à-dire sur des chenilles : un prototype de tank propulsé par une machine à vapeur). Mais sa préoccupation principale fut encore plus élevée : le 15 août 1803 (à peu près à l’époque où Charles Fourier inventa son système « industriel et sociétaire »), il eut une révélation de l’Absolu3, et jusqu’à la fin de sa vie il ne cessa d’élaborer une théorie générale de « Messianisme », ou de « Paraclétisme », fondée sur cette découverte, et de l’exposer dans de nombreux ouvrages philosophiques et politiques. Certains de ces ouvrages étaient adressés, publiquement ou non, aux hommes politiques de l’Europe : à l’empereur des Français Napoléon Ier, aux empereurs de Russie Alexandre Ier et Nicolas Ier, au roi des Français Louis-Philippe, au leader de l’émigration polonaise le prince Adam Czartorysky, au général Cavaignac, le répresseur de l’insurrection ouvrière de juin 1848 à Paris, au prince-président, puis empereur, Louis-Napoléon Bonaparte, au pape Léon XII, etc., – que Wronski cherchait à éclairer sur les destinées de l’histoire ; certains autres ouvrages appelaient à la formation d’une école ou, selon Wronski, d’une « Union Antinomienne » qui servirait à la connaissance et l’application de l’Absolu dans la vie ; le maître eut des disciples plus ou moins fidèles, et ses écrits suscitaient de l’intérêt chez les penseurs utopistes de l’époque4 et chez de grands écrivains, tel Balzac qui mentionne indirectement Wronski dans sa Recherche de l’Absolu.5

4A celui qui l’aborde aujourd’hui, l’œuvre philosophique de Wronski se présente comme un gâchis de textes ésotériques, qui se recoupent et se répètent sans cesse, qui sont presque toujours garnis de toutes sortes d’annexes, d’additions, de préfaces et postfaces, de lettres d’envoi et de justificatifs ; bref, cette œuvre n’a pas l’air d’une œuvre cohérente et achevée, mais plutôt d’un amas de brouillons, de publications de circonstance, transformées et accommodées selon les besoins du moment. Lorsque, dans les années 1930, un admirateur de Wronski (celui-ci en avait encore !), le mystique français Francis Warrain, entreprit l’édition de L’Œuvre philosophique de Hoené Wronski, il se trouva contraint de soumettre les textes du maître à une procédure sacrilège : avec des centaines de fragments tirés des divers ouvrages et disposés dans un ordre raisonné, il créa un corpus artificiel, fabriqué de toutes pièces et ne correspondant à aucune publication du vivant de l’auteur. Ce n’est qu’au prix de cette violence éditoriale qu’on pouvait espérer donner à la pensée de Wronski le caractère systématique qu’elle a par ailleurs toujours revendiqué.

5L’état « brouillon » de la doctrine de Wronski pose un problème de méthode. On pourrait bien entreprendre une analyse de ses idées, pour y dégager des confusions et des contradictions objectives6. Or, un autre aspect semble intéressant à explorer : ce sont les gestes mêmes par lesquels l’auteur affiche sa propre incohérence, par lesquels il explicite et tâche d’expliquer le caractère inachevé et approximatif de ses écrits ; bref, il s’agit de suivre l’exemple barthésien et d’accommoder la vision analytique moins au contenu qu’à la rhétorique d’une œuvre. En se plaçant en marge de cette œuvre, on peut recueillir des données aussi précieuses qu’en s’efforçant de résumer son contenu profond (à condition qu’elle en ait un…)7.

6Mathématicien, Wronski affectionne les formules et les chiffres. Mais, à la différence de Charles Fourier, il s’agit moins de valeurs exactes de la comptabilité que des grandeurs abstraites de l’algèbre et des numéros de propositions quasi-logiques. Ces chiffres-là ne traduisent pas des percées vers le référent réel (tant de variétés de sentiments d’amour chez les hommes, tant de chambres dans un phalanstère) mais tout au contraire, un effort de généralisation et d’abstraction. Telles sont les formules ingénieuses que Wronski adressait au prince Louis-Napoléon : à désigner par a et d le « degré d’anarchie » et le « degré de despotisme » dans un Etat ; par m et n l’influence, dans ce même Etat, du « parti national ou du droit humain » et du « parti moral ou du droit divin » ; enfin, par p et r les écarts respectifs de la philosophie du premier « par rapport à la vraie religion » et de la religion du second « par rapport à la vraie philosophie » – « on obtient immédiatement » les belles formules qui suivent :

img-1.png

7Ces formules, enrichies du coefficient de « l’influence gouvernementale » sur l’issue des élections, devaient convaincre le destinataire de l’ouvrage, d’abord « des dangers auxquels le suffrage universel [pouvait] exposer l’Etat », et puis de ce que les gouvernements pouvaient « modifier, jusqu’à un certain point, ces conditions fondamentales de l’anarchie et du despotisme, de la liberté et de l’autorité dans les Etats constitutionnels, monarchiques ou républicains »8 ; en un mot, Wronski proposait au prince-président la formule mathématique d’une « démocratie gouvernable »…

8Son algèbre politique est en principe destinée à rendre compte des conflits qui ont lieu en réalité ; cependant, leurs grandeurs n’étant pas mesurables, de telles constructions doivent se lire au second degré : elles servent dès lors à connoter une abstraction rigoureuse et imposante. On retrouve un processus analogue dans l’usage des nombres ordinaux ; voici à titre d’exemple un fragment très bref des « lois » mathématico-philosophiques dont l’inscription, ressemblant un peu à celle des programmes informatiques d’aujourd’hui, occupe des dizaines et des centaines de pages dans les livres de Wronski :

Loi du progrès. Philosophie de l’histoire

I. Concours final de l’histoire. Epoque de Création ou de la Providence.

II. Loi suprême de l’histoire. Epoque du Destin ou de la Fatalité.

III. Problème universel de l’histoire. Epoque de l’Homme ou de la Raison.

   B. Ere des buts rationnels ou absolus. = Accomplissement des destinées absolues de l’humanité.

     a) Dualité distincte dans les buts absolus ; transfiguration des destinées absolues de l’humanité.

          a2) But du Vrai absolu ; découverte de l’Essence intime, de l’Archi-Absolu, ayant pour caractère extérieur l’idéalité primitive du Savoir et de l’Etre. = Sixième période.

                   a3) Lois. = Genèse du vrai absolu.

                   b3) Faits. = Histoire des temps futurs.

          b2) But du Bien absolu ; rétablissement définitif de l’Etre absolu dans l’homme, ayant pour caractère extérieur l’idéalité finale de l’Autonomie et de l’Hétéronomie ; régénération spirituelle par la réalisation du Verbe dans l’homme. – Septième période.

                   a3) Lois. = Genèse du bien absolu.

                   b3) Faits. = Histoire des derniers temps.

     b) Unité systématique des buts absolus ; identification du Vrai absolu et du Bien absolu dans l’homme ; individualisation absolue des êtres raisonnables. = Création propre de l’homme (grand et final dogme du Messianisme)9.

9La terminologie et les structures du système de Wronski proviennent d’évidence de la philosophie classique allemande (et peut-être, mais ceci est moins sûr, de celle de Victor Cousin). Wronski cherche à dresser un tableau dialectique de l’histoire comme auto-accomplissement de l’Absolu, qui passe par une différenciation progressive pour retrouver son unité à la fin. Mais en fait c’est une dialectique à deux termes, une dialectique du tiers exclu, une dialectique au sens de Kant plutôt que de Hegel10 ; elle prévoit le maintien des « antinomies » sans leur dépassement11. En l’absence du développement spontané, elle semble retracer plutôt une classification de plus en plus détaillée des « lois » et « faits » historico-philosophiques, en renouvelant toujours la dichotomie à un niveau plus profond. Cependant cette classification ne s’applique pas aux objets de l’espace, comme ordinairement dans l’activité de classer, mais aux essences abstraites ou aux « époques » providentielles de l’histoire humaine. Ainsi, la belle structure binaire édifiée par Wronski, à l’instar de ses formules pseudo-algébriques, sert à simuler, ou plus précisément à connoter une force d’abstraction (mathématique ou philosophique), capable de mettre en marche l’univers.

10Le même texte, malgré ses prétentions scientifiques et rigoureuses, comporte bien d’autres connotateurs symboliques. On aperçoit tout de suite une répétition obstinée de termes vagues, jamais définis, mais qui renvoient tous à une sorte d’eschatologie : transfiguration, essence intime, idéalité finale, histoire des derniers temps, enfin et surtout absolu, ce véritable mot-mana qui, s’ajoutant aux autres, produit un effet de sublimation en suggérant une essence mystique invoquée par le texte de la « loi ». Grâce à ces termes soulignés, et aux marques numériques de l’ordre, le texte philosophique devient hétérogène : des points forts s’y distinguent, accentués à la manière de ces noms divins qui, dans certains systèmes d’écriture (par exemple en vieux slave ou en slave ecclésiastique) étaient abrégés et marqués de signes diacritiques spéciaux. Ils renvoient à une instance sur-rationnelle, ce ne sont pas des « effets de réel » comme chez Fourier, mais des effets de sacré.

11L’histoire universelle apparaît donc chez Wronski comme un mythe moderne. Il en va de même avec l’histoire textuelle et personnelle.

12On a déjà mentionné l’énorme quantité des « paratextes »12 de toutes sortes – préfaces, postfaces, additions, notes, etc., qui entourent toujours les textes de Wronski. Leur fonction est rarement explicative, bien plus souvent il s’agit de prévenir le lecteur de l’insuffisance du texte principal, de présenter ce dernier comme un premier échantillon imparfait de la véritable exposition de la doctrine ; d’où la passion de Wronski pour toutes sortes de genres préliminaires. Ses écrits sont souvent intitulés ou sous-titrés « Introduction », « Prodrome », « Prospectus », « Propédeutique », « Prolégomènes » – autant de synonymes approximatifs de la « contre-paralipse » barthésienne, figure qui sert à différer sans cesse l’énonciation proprement dite. En même temps, ces textes non-définitifs inscrivent l’exposé de la doctrine dans une histoire polémique que cette doctrine a dû traverser. Leur point commun est une impatience de l’auteur qui, depuis longtemps, n’est toujours pas arrivé à se faire entendre du public (cf. des titres comme « Dernier appel… », « Cent pages décisives… »).

13Prenons un texte assez court mais de structure compliquée, Dernier appel aux hommes supérieurs de tous les pays pour mettre fin au sinistre désordre révolutionnaire du monde civilisé, et Appel spécial au gouvernement français ; suivis de Prédictions scientifiques sur l’avenir politique de l’Europe13. Déjà son titre long traduit la préoccupation de l’auteur : il se veut un prophète « scientifique » de l’avenir, il avertit « les hommes supérieurs de tous les pays » (en fait, les gouvernements) des funestes conséquences du « sinistre désordre révolutionnaire ». Or, la majeure partie du texte de cet Appel retrace une histoire des efforts de l’auteur pour imposer ses prophéties aux gouvernants. Déjà en 1811, dit-il, il avait adressé une épître à Napoléon Ier sur « l’établissement d’une philosophie en France » (p. 14) ; l’empereur dût ignorer le conseil, et bientôt eut lieu sa « sinistre et inévitable chute » (p. 15). En 1818-1819, Wronski fait paraître le recueil périodique Le Sphinx, avec l’objectif suivant : « pour modérer la véhémence croissante des deux partis politiques, nous dévoilâmes, dans la susdite antinomie de notre raison, le principe mystérieux de leur violent antagonisme […]. Ce fut alors que, pour rendre utile au gouvernement français ces premières révélations de nos destinées, l’auteur les adressa à Louis XVIII […]. Comme on le conçoit facilement, cette adresse n’eut aucun succès… » (p. 15-16). La tentative suivante d’éclairer les autorités date de 1832, des premières années après la chute de la monarchie légitimiste : Wronski fait transmettre à Thiers, alors ministre de l’intérieur, une nouvelle lettre, toujours sans succès : et « quelques années après, nos sinistres prédications s’accomplirent de nouveau. – Ce prétendu gouvernement inébranlable et éternel croula, à son tour, dans une ou deux journées ! » (p. 19)14. Après l’établissement de la République et la « victoire exemplaire dans ces journées de juin », remportée par le général Cavaignac (p. 19) sur les prolétaires parisiens insurgés, l’auteur, que n’ont pas découragé les échecs successifs de ses expériences, lance un « dernier appel », cette fois au prince-président Louis-Napoléon, « cet illustre élu du dix décembre » (p. 20), « en ne perdant pas de vue que la singulière et en quelque sorte miraculeuse apparition de Napoléon dans le monde politique ne peut s’expliquer par des raisons connues… » (p. 21).

14On le voit : tout en insistant sans cesse sur le caractère « scientifique » de ses « prédictions »15, Wronski ne cesse pas non plus d’accentuer un autre caractère de sa doctrine : il s’agit d’une doctrine secrète, « révélée » à lui-même dans une expérience mystérieuse et qu’il cherche à transmettre en respectant des restrictions d’accès propres à tout savoir initiatique. En mai 1851, il fait un nouvel appel au même destinataire : Epître secrète à Son Altesse le prince Louis-Napoléon, président de la République française, sur les destinées de la France… Curieusement, ce texte « secret » est suivi d’un « Post-scriptum secret » qui désavoue le caractère secret de tout ce qui précède : « Jusqu’ici la présente Epître ne contient rien de secret, et comme telle elle pourrait être rendue publique, en lui ôtant alors l’épithète de secrète. – Mais je dois encore vous soumettre, Prince, quelques considérations graves qui, si elles étaient publiques, pourraient causer des maux longs et difficiles à redresser »16. Au cœur d’un ouvrage « secret » (mais finalement, publié !), se trouve un message particulièrement occulte, une sorte de saint des saints. La structure du texte, incluant sa propre histoire mise en récit et un enchâssement paratextuel, donne une impression d’ésotérisme.

15L’effet de secret est aussi obtenu à l’aide des mentions réitérées de l’inaccessibilité des écrits où ce secret est consigné. Wronski prenait soin de terminer ses ouvrages par une liste des ouvrages précédents, et de conclure celle-là avec cette note : « A l’exception des trois derniers, ces ouvrages, constituant la garantie scientifique de notre philosophie absolue ou de la doctrine du Messianisme, n’existent plus. – Ils ont été détruits en France »17. Il semble faire allusion à la condamnation de ses théories mathématiques par l’Institut en 1811, qui aurait entraîné la destruction du texte de celles-ci. En réalité, certains des ouvrages en question existent encore (on trouve par exemple à la Bibliothèque Nationale la Philosophie de l’infini, 1814, ou Loi téléologique du hasard, 1833) mais Wronski se plaisait à prétendre qu’ils étaient perdus à jamais.

16Enfin, la vie du philosophe devient elle aussi une source du sacré, quelquefois grâce à des procédés assez ambigus. Ainsi, en 1818 eut lieu le célèbre procès de Wronski contre Pierre-Georges Arson, son disciple et mécène à qui il avait promis de révéler l’Absolu et qui s’était engagé en retour à lui payer une somme de cent mille (ou de deux cent mille, d’après d’autres documents) francs en or, « destinée à la publication de ces vérités absolues »18. Dans la suite, ce contrat sur l’Absolu fut rompu et donna lieu à une procédure judiciaire. Wronski réussit à confondre son adversaire, en l’engageant à répondre devant les tribunaux s’il avait reçu de lui – Oui ou Non – la révélation de l’Absolu. Arson, qui devait se trouver toujours sous une forte influence de son maître spirituel19, n’osa pas dire Non, esquiva la réponse et finit par payer une partie de la somme. Cette histoire mystique autant que grotesque semble profaner l’Absolu par un litige financier et une enquête scandaleuse, accompagnée d’un échange de brochures infamantes ; mais dans la suite, Wronski ne se fit jamais de scrupules d’y faire allusion et de la citer pour prouver la force de l’Absolu dont il se disait le détenteur. En effet, le sens exact de cet Absolu, autour duquel s’était déroulé le procès, ne fut jamais divulgué ; les deux parties gardèrent le silence sur le véritable objet du litige, et ce secret mutuellement respecté prouvait et consolidait la valeur mystérieuse et précieuse de la révélation qu’ils se disputaient. Le sacré, cela n’émane pas du ciel, cela se produit avec des procédés humains.

17Il est lieu de poser maintenant une question théorique : en quoi les procédés et effets textuels évoqués ici relèvent-ils d’une herméneutique ?

18Rappelons que Wronski était un mystique. Eût-il sa révélation de l’Absolu le 15 août 1803 ou à quelque autre moment (nous ne possédons que des informations de seconde main), il est hors de doute qu’à travers son œuvre il cherchait à exprimer une expérience inexprimable par nature20. Ce conflit initial entre un discours rationnel et une expérience mystique, au lieu de produire des effets euphoriques tels ceux que Barthes a montrés chez Fourier, suscitait chez Wronski une angoisse et une tendance à occulter autant qu’à exposer son expérience. Ce double mouvement, qui prenait la forme des textes « préliminaires », des figures de secret, d’une « mise en intrigue » de l’effort même de l’auteur pour publier son expérience, tout cela produisait nombre de textes substitutifs par rapport à la grande œuvre impossible. Or, ces textes substitutifs, marqués çà et là des signes du sacré (de l’Absolu, comme disait Wronski), constituent dans leur ensemble un parcours herméneutique visant à interpréter et traduire le premier sens révélé. Ils substituent à ce sens des reflets plus ou moins imparfaits, en monnayant le grand Signe mystique, unique et universel par définition, dans une multitude des signes partiels et artificiels du sacré. En ce sens, Wronski s’inscrit sans aucun doute dans la tradition herméneutique qui s’est prolongée tout au long du XIXe siècle, des romantiques allemands aux symbolistes mystiques ; son trait distinctif, c’est d’avoir donné à la quête herméneutique une « garantie scientifique », tout à fait imaginaire mais originale et efficace.

19Selon un critique moderne, « il y a dans la personnalité de Wronski, comme dans celles de Hegel ou de Saint-Simon, de Comte ou de Marx, quelque chose de paranoïaque »21. Il s’agit de leur pouvoir d’intégrer tout ce qu’ils rencontrent, et même ce qui devrait invalider leurs théories, dans l’ensemble de celles-ci : une opération qu’on connaît bien dans la vie psychique depuis Lacan. Le procédé miraculeux permettant de maintenir en bonne forme une doctrine, sans jamais l’énoncer responsablement et, par conséquence, sans jamais l’exposer au risque de réfutation, c’est la mise en série. Dans la série, un élément – le plus important de tous – reste toujours absent, il semble courir le long du fil, d’un bout à l’autre et sa présence par définition insaisissable assure l’existence même de la série. Ainsi, le jeu avec les nombres, la classification ou la narration – des opérations profanes et faites sur un matériel sémiotique – finissent par produire du sacré authentique : une sorte de flux semble parcourir les séries mises en œuvre par le philosophe, un flux insaisissable mais qui est précisément ce qu’on cherche à exprimer. La poursuite de l’Absolu par Wronski, ce mystique monomane qui n’a jamais prétendu à l’écriture romanesque ou poétique, pourrait être considérée comme une sorte d’écriture « préromanesque », comme un semi-produit littéraire tout prêt à la consommation proprement narrative et littéraire. Et même si Balzac et les autres grands contemporains de Wronski n’ont pas raconté directement son histoire, cette histoire pouvait bien leur servir de « mythe » moderne, de trame narrative typique où le sujet du récit consiste dans le processus même de connaissance, d’appréhension et d’interprétation des signes sacrés.