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Dominique Dupart

L’enquête démocratique de Lamartine. Lecture du discours Sur l’adjonction de la Liste départementale du jury prononcé le 15 février 1842 à la Chambre des Députés.

1Le 15 février 1842, Lamartine parle à la Chambre après Guizot. Il s’empare comme lui du sujet qui agite la Chambre et la presse depuis des semaines : « l’adjonction de la liste départementale du jury ». Derrière cette dénomination se dissimule une question cruciale pour le régime, qui est la question de l’élargissement du suffrage et de son ouverture à une population plus grande que celle définie par le cens. Faut-il admettre comme électeurs ceux qui participent à la formation des jury ?  Faut-il étendre le pays légal ou non ? Tel est le dilemme traité par les orateurs qui participent au débat. Leurs discours, conformément à la définition de l’éloquence politique faite par Aristote, ne sont pas techniques1. Guizot, puis Lamartine, discutent en orateurs généralistes du « suffrage élargi » et de son enjeu démocratique pour la France. Pour s’opposer à Guizot, qui défend le cens, Lamartine choisit aussi de présenter deux enquêtes à la Chambre : une enquête historique sur les lois d’élections à travers les âges, écrite dans l’esprit d’un Montesquieu, et une enquête sociologique menée dans la circonscription même de l’orateur, le collège de Mâcon.

2L’une et l’autre définissent une contre-apocalypse. Lamartine sait camper le prophète à la tribune. Mais il sait aussi parler contre les prophètes. Le 15 février 1842, il choisit de réfuter le langage de la prédiction employé par Guizot. À la Chambre de Juillet, on ne discute pas seulement des idées en vogue, des programmes, des partis mais on critique aussi des langues, des postures, des partis pris oratoires qui sont en vérité inséparables d’une réflexion plus large concernant le fait de parole romantique. En s’emparant du suffrage universel comme repoussoir à l’adjonction, Guizot avait promis « la ruine de la démocratie et de la liberté ». À cette fin, il avait usé d’un exemplum concernant le suffrage en Amérique2. Le même jour, Lamartine condamne son éloquence eschatologique, qui est toujours une éloquence de « la limite extrême », écrit Jacques Derrida. Elle définit ici à propos l’exemplum eschatologique présenté par le chef de file doctrinaire3. Guizot parle en mystagogue du suffrage américain. Il révèle aux parlementaires un savoir réservé aux historiens : l’émeute, le danger social, l’anarchie, la déchéance de la nation sont promis au pays qui élargit son suffrage, déclare Guizot. Non, répond Lamartine.

3Quoiqu’elle s’oppose aux automatismes doctrinaires de Guizot, à ces inductions oratoires  qui assimilent le suffrage élargi à l’anarchie et à l’apathie d’un peuple, la première mouture de l’enquête démocratique adopte naturellement la démarche inductive4. Lamartine lance avec elle un défi herméneutique à la Chambre. Il soumet expressément sa réflexion sur le suffrage à un questionnement historique de la posture doctrinaire. Avec l’enquête, Lamartine ausculte le passé. Il observe et interprète une formation chronologique du corps démocratique. « J’ai dressé pour mon enseignement personnel, déclare Lamartine, un tableau complet des lois d’élections qui ont régi la représentation nationale, depuis le 5 octobre 1788, jour où fut élue l’assemblée des notables, jusqu’au jour où M. Duclos nous présente sa proposition ». Il prétend établir, avec son enquête, « l’élection en relief, l’élection jugée par ses œuvres, une carte politique de l’élection » et ajoute que « d’un coup d’œil, on y parcourt le monde de l’opinion »5. Par essence variable et assujetti à la décision politique, le suffrage se formalise alors à sa tribune et se condense en une série de propositions logiques. Toutes conduisent à la même conclusion. « D’un coup d’œil », Lamartine désigne le mouvement par lequel son enquête le mène à la définition d’un principe unique, inaliénable, incontestable. Il conjugue l’instantanéité de la pensée née de l’enquête et l’immensité du paysage historique parcouru par l’enquêteur. Lamartine traite de toutes les lois d’élection, et pas uniquement du suffrage américain qui faisait la matière de l’exemplum guizotin. Il présente aussi une étude du passé historique de la France et pas uniquement une allusion à un état présent d’un pays étranger et tout neuf comme le faisait Guizot. Il prétend enfin renouveler au moyen de l’enquête le socle herméneutique à l’origine de la décision politique : celui qui n’a pas opéré cette enquête ne connaît pas les éléments signifiants à l’origine du choix juste en matière de suffrage.

4En réalité, Lamartine produit essentiellement des paradoxes au moyen de son enquête. Il décrit tout d’abord une sorte d’élection indirecte, « une élection [si] hiérarchique et [si] réglée », au moyen des castes, des corporations et des baillages, sous l’ancien régime. Premier paradoxe lamartinien : de ce système extrêmement réglé sort — catastrophe — une révolution française. Deuxième paradoxe lamartinien : l’anarchie advient seulement si l’on organise une loi d’élection étroite. Troisième paradoxe : un « commencement de réorganisation, de réaction gouvernementale » advient — un miracle — quand la Convention abaisse le cens6. Même chose avec le Consulat. L’histoire de l’élection en France avance à rebours de l’opinion commune (et de l’opinion d’un Guizot), conclut triomphalement Lamartine.

Messieurs, quels sont les enseignements qui ressortent de l’examen approfondi des lois d’élections de votre pays. Qu’y voyez-vous ? Vous y voyez presque toujours les faits marcher en raison inverse des soi-disant principes électoraux : vous voyez que, bien loin d’amener des résultats correlatifs avec les principes électoraux, les élections étaient perpétuellement faussées dans les résultats, et par quoi ? Par quelque chose de plus fort que toutes les conditions électorales dont on nous fait peur, par l’esprit public, par l’opinion publique ; qu’en un mot, le grand électeur en France ce n’était pas l’élection, ce n’était pas le cens, ce n’était pas toutes ces conditions dont on vous alarme ; c’était l’opinion, c’était la réaction de l’esprit public. Voilà le seul enseignement que nous donne l’histoire.7

5L’orateur prouve que les effets totalement dissociés des causes sont le fondement du fait démocratique. En détachant à plusieurs reprises la montée des troubles intérieurs de l’élargissement du suffrage, il effectue une relecture à l’envers de l’alphabet politique en vogue à la Chambre. Non, affirme méthodiquement Lamartine, le trouble politique ne naît pas de la démocratisation du suffrage (l’opinion commune) mais de son resserrement oligarchique (la conclusion de l’enquête).

6La tournure historienne adoptée prétend aussi susbstituer le savoir absolu de la science aux savoirs contingents de la Chambre. Mais la Chambre ne s’y trompe pas. Comment les parlementaires identifieraient-ils Lamartine, poète des Méditations et du Jocelyn, à la figure de l’enquêteur et du savant? Lamartine n’effectue aucun déplacement herméneutique majeur. Il emploie seulement à la tribune un mode inédit de présentation du savoir. Il renouvelle le corpus rhétorique de la preuve sans cesser d’appartenir à l’ordre du discours et de ses « contenus non critiqués » qui fondent la matière même du discours rhétorique, selon les mots de Roland Barthes8. Le dessein persuasif invalide ses prétentions scientifiques. De défi herméneutique, l’enquête démocratique bascule rapidement à la tribune sur le versant de l’artifice. Son orateur n’incarne pas ce rêve d’un orateur objectif et abstrait, rationnel, autrefois rêvé par les hommes des Lumières pour gouverner le pays9. Lamartine fait seulement mine de choisir un mode d’exposition éclairé et raisonné du fait politique conforme à la  langue objective en vogue.

7Si rhétorique qu’elle soit — et comment ne le serait-elle pas à la tribune de la Chambre ? —, l’enquête démocratique n’en est pas moins singulière. Moins que le cheminement d’un savoir en cours de formation, ou même qu’un semblant de trajectoire signifiante, elle est une tautologie du sentiment démocratique. Son résultat — l’opinion publique est le grand électeur en France — prolonge le cheminement introspectif liminaire avec lequel l’orateur initiait son discours.

Il faut, selon moi, s’interroger profondément, sérieusement, consciencieusement soi-même sur ce qui fait, pour ainsi dire, à cette époque, l’homme tout entier ; il faut s’adresser sérieusement cette question. Est-elle ou non un symptôme de progrés ? Il faut se dire : Suis-je ou non un homme de progrès régulier, un de ceux qui veulent que le monde politique, moral, social, se transforme sans cesse pour essayer de s’améliorer ? Eh bien ! je me réponds, et je me suis répondu toute ma vie : Oui, oui, je suis de ces hommes !10

8Interroger et reconnaître l’irréductibilité de sa propre conscience conduit naturellement à interroger et reconnaître l’irréductibilité du sentiment démocratique, autrement dit la force inéluctable de l’opinion publique (et à lui accorder le suffrage conforme à sa nature). Lamartine présente sa première enquête en ces termes : « Pour me rendre bien compte à moi-même de l’effet que les lois d’élection ont sur un peuple, (…) pour éclairer mon vote, ou même ma parole dans la délibération (…) j’ai effectué un travail immense ». Pour présenter sa seconde enquête : « je me suis fait à moi-même, quant à la question présente, immédiate, quant à celle qui nous occupe, je me suis fait le même tableau »11. L’enquête démocratique advient aux prises avec une trame réflexive — lyrique, disaient les contemporains de Lamartine — qui noue la conviction politique au seuil de l’adresse au sein d’un monologue présenté comme une antichambre de la tribune parlementaire. La lecture lamartinienne des signes est subordonnée à la phraséologie du sentiment. Elle étaye une sensibilité en acte qui s’est faite historienne pour acquérir une épaisseur aux yeux des auditeurs. Lamartine questionne son sentiment en amont du fait électoral et l’enquête qu’il mène questionne à la suite le fait électoral en vertu du sentiment du pays. Elle légitime une inspiration sensible au sein d’une sphère rationnelle et objective du politique tout à fait opposée à l’éloquence apocalyptique de Guizot.

9Mais ce n’est pas tout. L’enquête démocratique, subordonnée au sentiment, n’est pas circonstancielle. Elle est renouvelée  au sein du discours. Après le passé, Lamartine  enquête sur le présent. De manière tout à fait inédite, il conduit une sorte d’étude sur son propre département qu’on nommerait aujourd’hui prospective. Quelle serait l’image du vote si l’adjonction de la liste du jury était effective dans le collège de Mâcon dont je suis le député ? s’interroge Lamartine. Pour répondre, il décrit les professions concernées par l’adjonction et en déduit « les probabilités d’attachement au gouvernement ou d’attachement à l’opposition, signalées par classes et par professions »12. Selon qu’on est Homais ou Rodolphe, notaire ou officier à la retraite « et qu’on a fait preuve de bravoure, qu’on a versé du sang dans la mâle discipline de l’armée », on votera  oui ou non pour le gouvernement. Lamartine spécule sur une matière aujourd’hui formalisée par les sondages anglo-saxon qui sont les fameux qualities. Qui vote pour qui ? est le principe d’une telle démarche interrogative.

10Le modèle rhétorique est ici moins l’induction oratoire que « les preuves indépendantes de l’art » nommées par Aristote ou les « preuves extrinsèques » nommées par Cicéron. Elles désignent les documents servis par la cause à l’orateur, que sont les témoignages, les auspices, les serments, etc.13 Cette seconde enquête s’assimile à la présentation d’un document de recherche étranger à l’artifice de la tribune :

J’ai recherché dans mon département (Exclamations au centre) de combien l’élection serait modifiée, influencée, altérée par les adjonctions, et c’est un département où les professions sont nombreuses, les capacités électorales de M. Duclos très multipliées, un département qui est le seizième comme population, un des premiers comme impôt. Eh bien ! quels sont les chiffres ? 4320 électeurs anciens, 199 capacités, un dix-septième ! Cette statistique faite avec soin, homme par homme… (Murmures et interruption au centre) J’ai compris le murmure (…). Croyez-vous que j’ai l’intention, comme vous l’avez pensé, de venir scruter ici les consciences, les convictions ? Loin de moi une aussi coupable pensée ! J’ai dit que la statistique a été faite homme par homme, profession par profession».14

11La potentialité terroriste de la statistique n’échappe pas à l’auditoire. L’enquête  démocratique produit du sens en exhumant quasiment des consciences un suffrage d’avant l’heure. Elle avère la défense du suffrage élargi en proposant une sorte de consultation démocratique. Avant l’élargissement du suffrage, avant le suffrage universel — ce que Lamartine appelle plus loin le vote par tête —, et en l’état actuel, censitaire, des lois électorales, il y a bien cette enquête menée à la tribune qui comptent les consciences et leur délivrent un sésame démocratique. Avec elle, Lamartine allègue la réalité d’un peuple composé d’individus singuliers. Face à la Chambre, existent en effet des êtres qui se réjouissent, qui s’affligent… et dont les professions, les comportements civiques sont autant de signes politiques à décrypter pour l’orateur. Leur avenir, en plus d’être les auditeurs de l’orateur extérieurs à la Chambre, n’est pas seulement d’être édifiés en preuves dans un discours tourné en enquête mais aussi d’être élevés au rang comptable de votes ou de voix politiques légales.  La démarche herméneutique vérifie alors le point de vue démocratique en adoptant littéralement la perspective commandée par lui, en ajustant  l’attention sur des hommes compris commes des signes irréductibles les uns aux autres et qu’il faut dénombrer, homme par homme, dit Lamartine. L’enquête démocratique légitime avant l’heure légale la procédure de consultation élargie. Elle est inséparable de la nature censitaire et parlementaire de la monarchie de Juillet dont elle repousse en parole la limite institutionnelle.

12Puis le discours met en œuvre une procédure de double vérification. La première enquête entérine le fait d’actualité démocratique en déjouant les inductions oratoires de Guizot. La seconde enquête ajoute que les nouveaux suffrages apportés par l’adjonction n’infléchiront aucunement l’image du vote à venir ! Les suffrages nouveaux ne pas seront moins conservateurs que les anciens. Ceux qui craignent pour l’avenir peuvent donc s’apaiser... « Les professions qui [donnent] le plus de garanties à l’esprit conservateur, dans le pays, y [sont] en majorité de 93 sur 88 », lance Lamartine.  Le tumulte de la Chambre est alors si grand que le président de la Chambre menace de suspendre la séance. Même Lamartine est un peu gêné de ce résultat magique : « Mais je ne veux pas conclure de ce que je viens de dire qu’il faille nous désintéresser complètement de la question que je regarde moi-même comme sérieuse plus que qui que ce soit », ajoute-t-il aussitôt15. On perçoit là une impasse logique inhérente au propre démocratique de l’enquête. Lamartine, enquêteur, ne peut pas révéler  à la Chambre une démocratie de l’opinion plus progressiste que le régime censitaire, sous peine d’être accusé de partialité par le centre doctrinaire. Mais affirmer que le suffrage élargi ne changera pas l’image du vote  frappe de nullité l’adjonction. À quoi bon élargir un suffrage si le vote demeure le même ? L’enquêteur démocratique s’adresse essentiellement à ses contradicteurs et cette direction de l’adresse contraint son interprétation des signes. Il avait choisi le terrain de la pragmatique pour être audible auprès de ses adversaires. Il limite désormais les conclusions auxquelles il pourrait légitimement prétendre.

13Le principe d’identité qui prévaut entre anciens et nouveaux suffrages signifie aussi que tout le monde vote et pense comme… Lamartine vote et pense dans son collège électoral. Lamartine se prévaut  d’une singularité d’enquêteur pour avérer  sa démultiplication infinie dans le réservoir de population qui constitue son ensemble de donnés. Il révèle aussi bien l’absence de sa singularité. L’enjeu rhétorique de l’enquête est moins d’édifier l’autre en objet de découverte politique que de s’élever soi en peuple. Cette fragilité, Lamartine la formule pathétiquement en conclusion du discours. « Qu’est-ce donc qu’un système électoral ou Mirabeau et Pitt n’auraient pas voté ? Car leur pays paya leur funérailles ? Qu’est-ce donc qu’un système électoral où la pensée qui remue le monde, qui renverse, qui affermit les empires, n’aurait pas le droit d’exprimer la cinq-centième partie d’un suffrage dans la cinq-centième partie du royaume ? 16 » La toute-puissance du tribun herméneute est audible en vertu de la toute-puissance de l’opinion publique mise au jour au moyen des deux enquêtes. Elle repose sur un suffrage élargi en éloquence et en tribune. C’est lui qui constitue l’orateur en simple citoyen confonté à sa prise de conscience démocratique. Mais il le grandit aussi en l’assimilant à la figure du savant et de l’historien contre-apocalyptique. De cette oscillation dialectique procède à la tribune le magistère de l’enquêteur démocratique.