Colloques en ligne

Dominique Meyer-Bolzinger

Enquête et modèle clinique

1Pour expliquer ses (nombreux) succès, Sherlock Holmes invoque constamment sa méthode : « Vous connaissez ma méthode. Elle est fondée sur l’observation des détails1. » C’est pourquoi on voudrait ici réfléchir à l’enquête à partir de la fiction, et avec Sherlock Holmes : parce que c’est le plus grand, le plus génial détective de tous les temps, mais aussi parce qu’en expliquant il met en scène l’enquête, son savoir et sa méthode. Dans Une méthode clinique dans l’enquête policière2, j’ai montré que le modèle méthodologique de Holmes n’était pas l’enquête policière, ni la ratiocination façon Dupin, mais la clinique que connaissait bien Conan Doyle, parce qu’il était médecin.

2En effet, l’auteur des Aventures de Sherlock Holmes est tout d’abord un médecin qui écrit — toute sa bibliographie comprend en parallèle articles médicaux et textes de fiction — puis, après 1891 où il abandonne la pratique médicale pour se consacrer à l’écriture, un écrivain qui se souvient qu’il a été médecin : dans son œuvre de fiction, à côté des romans historiques, on trouve surtout des récits brefs dans lesquels il réinvestit ses connaissances médicales, soit explicitement comme dans les Medical Tales, soit d’une manière plus cryptée, comme dans les Sherlock Holmes, dont la première aventure Une Étude en rouge, paraît en 1887. Le modèle médical est d’ailleurs revendiqué par l’auteur pour son personnage : « I thought I would try my hand at writing a story where the hero would treat crime as Dr Bell treated disease, and where science would take the place of chance. The result was Sherlock Holmes3. » Le Dr Bell, professeur d’A. C. Doyle à la faculté de médecine d’Édimbourg, était connu pour ses diagnostics stupéfiants.

3La clinique est la médecine que l’on opère au chevet du malade, selon l’étymologie du mot [du mot grec « klinicos », « médecine exercée près du lit du malade », de « klinein », « être couché » que l’on retrouve dans « incliner »]. On s’y intéresse à des malades singuliers, à des cas particuliers, et non aux cas typiques de la pathologie. C’est à la fois une méthode et une discipline (sémiologie, nosographie) enseignée au cours des études de médecine. Le contexte dans lequel Conan Doyle étudie puis pratique la médecine est particulièrement mouvementé : le XIXe est en effet un siècle de grandes découvertes, telles l’auscultation et la percussion, ou encore l’endoscopie, qui transforment considérablement l’investigation médicale, en la dotant de nouvelles techniques exploratoires. Les principaux agents infectieux (sauf les virus) sont identifiés entre 1875 et 1910. La méthode anatomoclinique, imposée par Bichat au début du siècle, associe, comme son nom l’indique, les gestes ancestraux de la clinique hippocratique avec la systématisation de l’autopsie. Les maladies sont désormais des entités spécifiques déterminées par leur tableau clinique et les lésions nécropsiques. L’anatomoclinique domine la médecine européenne jusque dans les années 1870-1880, où elle subit une crise de confiance ouverte par la concurrence de la médecine de laboratoire (fondée sur les découvertes bactériologiques et la méthode expérimentale). Ainsi, alors que l’investigation médicale se veut scientifique, c’est le statut du médecin qui change : les systèmes hospitaliers et universitaires européens sont entièrement réorganisés, et la spécialisation des praticiens se met en place. À l’omnipraticien humaniste et souvent impuissant on oppose désormais le scientifique expert voire infaillible. Ces transformations de la médecine enthousiasment et inquiètent le médecin écrivain qu’est Conan Doyle.

4Dans cette perspective — un écrivain médecin intéressé et préoccupé par les progrès de la médecine de son temps imagine un personnage de détective comme un champion de l’investigation — , l’enquête apparaît à la fois comme un parcours, de l’énigme initiale à la résolution, d’un récit à l’autre, et comme un discours, puisque le détective explique comment il a résolu l’énigme, c’est-à-dire produit un commentaire de son récit, qui valide et décrit son élaboration. Ainsi l’enquête articule le faire et le dire : écouter le client, examiner le terrain, tendre des pièges, attraper le coupable... mais aussi expliquer comment on a procédé. Il y a parfois chez Holmes une certaine contradiction entre le faire et le dire : on peut y voir forfanterie et provocation de la part du personnage, ou une certaine condescendance ironique de l’auteur pour son personnage, mais aussi une façon d’hésitation méthodologique, la trace d’un souci épistémologique. C’est pourquoi la question centrale n’est pas « whodunit » (qui ?), mais comment ? Moins « comment l’assassin a-t-il fait ? » que « comment l’enquêteur trouve-t-il la solution ? », comment passe-t-il d’un récit à l’autre ou encore comment enquête-t-il ? Cette question s’inscrit dans les récits sous la forme suivante : « comment le savez-vous ? », qui valide l’inférence et embraye l’explication. Pour le détective la réponse tient en deux formules, récurrentes et essentielles : le déchiffrement des indices et l’application d’une méthode scientifique. À travers l’analyse des discours méthodologiques de Sherlock Holmes, je voudrais montrer que l’enquête y est une aventure sémiologique et un discours de la méthode, mais aussi et surtout une défense et illustration de la clinique.

5Les enquêtes de Sherlock Holmes sont des histoires d’indices minuscules et extraordinaires, depuis les éraflures sur la montre de Watson, dans Le Signe des Quatre, jusqu’aux oreilles dans La Boîte en carton, en passant par tant de traces, empreintes, dans la neige, dans la boue... Il est aisé de voir que l’enquête holmésienne se fonde sur le déchiffrement des indices. Ceux-ci sont caractérisés par leur petitesse et leur insignifiance. Ils trouvent leur valeur dans le renversement qui s’effectue au sein du paradigme indiciaire analysé par Carlo Ginzburg. « Les petites choses sont de très loin les plus importantes4 », déclare en effet Sherlock Holmes. Les indices holmésiens — souvent des déchets : boues, taches, cheveux, rognures de crayon... — sont pour la plupart matériels et visuels : l’hypertrophie du voir se manifeste dans les deux attributs héroïques du personnage, la loupe, et le regard d’aigle que souligne Watson dans ses portraits. On les obtient par arrachement ou fragmentation, c’est-à-dire par la rupture, parfois brutale d’une continuité. Une telle entreprise de déchiffrement du monde (et du corps) assimilé à un texte est fondée sur la confiance dans les signes et la lisibilité du monde. Derrière la figure du lecteur, se trouve le modèle du chasseur suiveur de pistes hérité des romans de la Prairie, qui réunit le déchiffrement et la traque.

6L’enquêteur et le médecin partagent ainsi l’usage de la sémiologie. L’insignifiance permet de rapprocher les indices holmésiens et les symptômes freudiens (c’est la thèse de Ginzburg, ce que Freud lui-même avait vu, en bon lecteur de romans policiers qu’il était). Mais on peut aussi dire que la petitesse des indices en fait des microbes, que l’œil peu exercé ne distingue pas. L’insistance de Holmes révèle l’investissement passionné d’A. C. Doyle pour la découverte des micro-organismes. Puisqu’ils sont obtenus par fragmentation, les indices sont aussi des lésions, ce qui renvoie à la méthode anatomoclinique fondée sur la corrélation entre les signes cliniques (les symptômes) et les lésions révélées par l’autopsie. Ainsi, dans l’enquête vue comme une aventure sémiologique se manifeste l’élan positiviste et l’enthousiasme de Conan Doyle pour les progrès scientifiques.

7La méthode est la réponse systématique de Sherlock Holmes à la question comment. Elle repose sur trois grands principes :

8• tout d’abord le déplacement : c’est l’opération fondamentale du paradigme indiciaire, mais on la retrouve aussi à d’autres niveaux textuels, notamment avec le recentrement de l’isotopie secondaire dans la construction narrative de la solution. Dans La Cycliste solitaire par exemple, ce qui semble une affaire de rivalité amoureuse est en fait une captation d’héritage et ce sont des éléments très discrets, comme les remarques incidentes sur la pauvreté de la jeune femme, qui permettent à Holmes d’élaborer cette explication.

9• ensuite l’articulation du global et du détail : jamais Holmes ne pratique le décodage terme à terme, il conjugue lecture de détail et lecture globale. Au déchiffrement des traces, il associe une réflexion typologique, comme dans Peter le Noir ou La Boîte en carton. En fait, il s’adapte à chaque situation : « Je me fais une règle de n’avoir aucun préjugé et de suivre docilement la voie que m’ouvrent les faits5. »

10• enfin, il faut souligner la place centrale de l’analogie, que le détective pratique à travers la reconnaissance de scénarios, de schémas préétablis, voire de situations romanesques. Il affirme ainsi : « Il y a un lien de parenté étroit entre les différents délits, et si vous possédiez tous les détails de mille d’entre eux, il serait étrange que vous ne puissiez débrouiller le mille et unième6. »

11Ces trois principes, qui ne renvoient pas au domaine médical, caractérisent l’investigation holmésienne comme une méthode d’interprétation.

12La fameuse méthode du grand Sherlock est-elle scientifique ? La question est récurrente et a suscité de nombreuses controverses critiques. Pourtant la réponse est simple : Holmes n’est pas scientifique, malgré les réitérations de l’expression « méthode scientifique » dans le texte, malgré les deux chapitres intitulés « La science de la déduction », malgré les descriptions de Watson qui évoquent « le coin chimie et la table en bois blanc au plateau taché d’acide7 » à Baker Street. L’insistance des revendications scientifiques doit être lue comme un indice : quelle est donc l’intention pragmatique du modèle du savant ? C’est d’abord une marque d’excellence. Holmes est un expert : « Je suis tout à la fois l’ultime et la plus haute cour d’appel en termes de recherche criminelle. Quand Gregson, Lestrade ou Athelney Jones touchent le fond — ce qui, d’ailleurs, est leur état habituel — on me soumet le problème. J’examine les données avec mon regard d’expert, et je me prononce en tant que spécialiste8. » C’est aussi un moyen d’insister sur les questions de méthode.

13La question de l’expert amorce en effet une réflexion sur la spécialisation des praticiens qui trouve sa signification dans l’opposition entre Holmes et Watson. D’un côté Holmes, génial et infaillible, qui se dit scientifique, et de l’autre Watson, petit médecin de quartier un peu terne. Médecine banale contre médecine géniale, certes, mais il y a plus : à Holmes on reproche son orgueil et son inhumanité, Watson le surnomme la machine à raisonner. Ainsi se manifestent les inquiétudes d’un médecin généraliste qui a tenté, sans y réussir, l’aventure de la spécialisation : et si la médecine en devenant science se déshumanisait ? C’est dans cette perspective que le discours méthodologique holmésien peut être lu comme un plaidoyer en faveur de la clinique.

14Avec Sherlock Holmes, Doyle fait plus que donner à son personnage un modèle médical, il dépasse l’assimilation entre indices et symptômes : la méthode holmésienne est une transposition systématique et fidèle de la clinique. On n’en retiendra ici que l’aspect proprement méthodologique, bien que le modèle influe aussi sur le système des personnages (place et fonction du légiste, du second), ou sur certains motifs et réseaux d’images (inclinaison, fragmentation...). L’examen clinique est fondé sur ce que les manuels cliniques appellent la triade hippocratique — observation, raisonnement, savoir — ce qui correspond exactement aux trois qualités nécessaires au parfait détective, selon Holmes. Par exemple, le détective présente ainsi l’un de ses collègues et admirateurs, un policier français : « Il possède deux des trois qualités qu’il faut pour faire le policier idéal. Il a la faculté d’observer, et celle de déduire. Il est seulement en mal de connaissances, et cela pourra venir avec le temps. »9

15La triade hippocratique définit aussi les moments de l’enquête : l’observation détache, fragmente, analyse. « L’observation est pour moi une seconde nature10 », dit Holmes dès Une Étude en rouge. Il ajoute : « La difficulté principale dans votre affaire [...] vient de ce qu’il y avait trop d’indices. L’essentiel était recouvert et masqué par ce qui était sans rapport. Il nous fallait, parmi tous les faits qui se trouvaient à notre disposition, choisir ceux que nous trouvions essentiels et les ordonner pour reconstituer cette remarquable suite d’événements11 » Le raisonnement sert à établir des connexions : il faut « raisonner à rebours12 ». Holmes est aussi un personnage omniscient : « C’est mon travail de savoir ce que les autres ignorent13. » Le détective fait preuve d’une excellente connaissance des affaires criminelles passées ; on le voit accumuler encyclopédies, almanachs et dossiers de presse, rédiger de prétendus « travaux scientifiques ». Il connaît quarante-deux dessins de pneus différents et sait distinguer les cendres de cent quarante variétés différentes de tabac ! Mais il ignore la théorie copernicienne et la composition du système solaire. Son savoir est morcelé, il n’appartient pas à une discipline caractérisée. La méthode holmésienne est donc définie par une observation exacte et un raisonnement rigoureux appuyés sur un immense savoir.

16Si Holmes incarne ainsi l’excellence de la clinique, c’est précisément pour représenter une démarche menacée. À travers le couple Holmes-Watson, Conan Doyle se lance dans une défense de la clinique au moment où l’anatomoclinique est mise en cause par la médecine de laboratoire. Cet écho entre les enquêtes fictives de Sherlock Holmes et les transformations de la médecine permet d’y lire une réflexion épistémologique approfondie sur l’investigation : son objet, ses moyens, les systèmes de pensée sur lesquels elle s’appuie. On se bornera à indiquer quelques pistes :

17L’interprétation peut-elle se fonder sur un seul indice ? Dans la clinique, on peut opposer la nécessité du trépied symptomatique (évoquée dans les manuels cliniques) à la recherche du signe pathognomonique, qui donnerait au paradigme indiciel la forme d’une bijection (un signe, un sens ; un sens, un signe). Les discours méthodologiques de Holmes tendent vers le pathognomonique, mais pas sa pratique : « Vous n’avez pas saisi au début de l’enquête l’importance du seul véritable indice qui se soit présenté à vous. J’ai eu la chance de mettre le doigt dessus, et tout ce qui est arrivé depuis n’a fait que confirmer ma première supposition et n’en a été que le prolongement logique14. » Ce désir de certitude et de fiabilité, ce souci d’avancer à coup sûr s’oppose à la notion de construction interprétative, à la pratique holmésienne de l’enquête.

18On en revient toujours à la question « comment ? » : comment savoir ? comment connaître un objet qui se dérobe ? Les débats médicaux du XIXe tournent autour de cette même question : « comment savoir ce qui se passe dans le corps ? » Pour l’enquêteur, pour le clinicien, comme pour le psychanalyste et l’archéologue, il s’agit aussi de faire surgir par l’observation et le raisonnement un objet qui lui est soustrait. Les enquêtes holmésiennes construisent une vision complexe du savoir : il apparaît certes comme une accumulation de connaissances (les détails, les encyclopédies, les collections...). Mais la question du savoir est posée comme une interrogation méthodologique et non un contenu (non pas que savez-vous ?  mais comment le savez-vous ?). De plus, c’est un savoir obtenu en se traînant par terre, dans la boue, en examinant des déchets, ce qui rappelle que dans l’anatomoclinique le progrès des connaissances est dû à la systématisation des autopsies : c’est dans l’échec que naît le discours de vérité.

19Ainsi avec Sherlock Holmes, l’enquête se fait aventure sémiologique, discours de la méthode, défense et illustration de la clinique. Il faut lire les aventures de Sherlock Holmes comme des contes sur les origines du savoir, des récits épistémologiques répondant par la fable à la question « comment le savez-vous ? »