Colloques en ligne

Luce Roudier

« Attention voici le texte, top. » : en écoutant les rouleaux de cire de Marcel Allain

« Attention here is the text, top. »: listening to the wax rolls of Marcel Allain

1Marcel Allain, surtout associé à la célèbre série Fantômas écrite en duo avec Pierre Souvestre, est également, en solo cette fois, l’auteur d’environ 400 romans, et a publié jusque dans les années 1960 à un rythme soutenu. Parmi les archives qui ont été conservées de ces décennies d’écriture1, on trouve notamment des rouleaux de cire qu’il utilisait pour dicter ses romans2. Ces rouleaux sont surtout connus pour avoir servi de fil rouge à l’une des légendes entourant la naissance de Fantômas et la collaboration avec Souvestre : lui et Allain, témoigne ce dernier3, enregistraient leurs chapitres, que des secrétaires se chargeaient de transcrire. Cette utilisation de l’enregistrement pour Fantômas a été mise en doute, et c’est notamment la faible capacité des rouleaux qui est mise en cause :

Nous avons eu l’occasion de demander son avis à ce sujet à l’un de nos amis, spécialisé depuis longtemps dans la fabrication des appareils enregistreurs, qui s’est montré très sceptique sur cette affirmation de l’auteur, étant donné que dans les premières années de ce siècle, les « dictaphones » étaient utilisés avec des cylindres enregistreurs contenus dans des bottes en carton également cylindriques. Combien de ces bottes aurait-il fallu pour enregistrer la valeur d’un volume de plus de 400 pages4 ?

On peut effectivement faire remarquer que, même si la technique des dictaphones a fait de sensibles progrès précisément en cette année 1910, la durée moyenne d’enregistrement par rouleau avoisinait encore les quatre minutes. Si l’on considère – il est vrai de manière très hypothétique – qu’il fallait vingt heures pour dicter un épisode de Fantômas, cela voudrait dire que pas moins de trois cents rouleaux devaient être utilisés chaque mois5 !

2Revenons, d’un mot, sur les arguments présentés ici respectivement par Marcel Lagneau et Alfu. L’article de Lagneau est un texte au ton très vindicatif, exprimant un certain ressentiment envers Allain (accusé d’avoir en quelque sorte « effacé » Souvestre) et multipliant les affirmations de mauvaise foi ; à commencer par l’argument d’autorité de « l’appel à un ami » fabricant d’enregistreurs mais dont la compétence pour trancher un débat concernant des appareils de 1910 reste très floue. De même, on voit mal en quoi la nature cylindrique du support, sur laquelle le passage insiste, serait en soi un obstacle à son utilisation par l’écrivain. Chez Alfu, c’est l’argument du nombre de rouleaux nécessaires à un enregistrement qui est repris, avec un présupposé tout à fait arbitraire, qui consiste à partir du principe qu’Allain enregistrait la totalité d’un roman d’une traite sur un stock donné de rouleaux, qui dans ce cas devrait de fait être considérable. Il est facile de rappeler, à ce sujet, qu’un des avantages du rouleau de cire était justement d’être réutilisable : grâce à une machine appelée une raboteuse6, on pouvait supprimer la fine couche de cire la plus extérieure du rouleau, afin d’obtenir à nouveau un rouleau vierge sur lequel enregistrer. Certes, chaque rouleau avait tout de même une durée de vie limitée car l’opération ne pouvait pas être répétée à l’infini, mais il n’était pas à usage unique non plus. Il ne fallait donc pas trois cents rouleaux pour enregistrer un roman, loin de là.

3Que les légendes qui entourent la collaboration pour Fantômas s’avèrent fondées ou non, il n’en demeure donc pas moins qu’Allain utilisait bel et bien un enregistreur à des fins de travail, et utilisait ces rouleaux pour dicter ses romans. Au-delà de l’existence de rouleaux de cire qui ont été conservés, et sur lesquels on peut entendre Allain dicter du texte, il est attesté qu’Allain possédait un appareil d’enregistrement. Dans son carnet de comptes du début des années 19107, il indique dans une des entrées de février 1914 qu’il revend un « parlographe » (peut-être s’agit-il de celui de Souvestre, mort le 25 février), et un autre appareil a été conservé par ses héritiers8. Cet appareil d’Edison, le modèle Business D, est créé en 1907 et peut lire des rouleaux de cire puis de celluloïd.

4Les enregistrements survivants sont un peu plus tardifs que la période de la collaboration avec Souvestre, et datent vraisemblablement plutôt de la fin des années 1930 et des années 1940. La durée de ces enregistrements n’est pas de trois ou quatre minutes mais plutôt de dix ou douze – ce qui permet d’enregistrer un volume de texte relativement important. Dans la mesure où Allain réutilisait très vraisemblablement les rouleaux – puis jetait ceux qui étaient trop usés –, ce qu’on peut écouter aujourd’hui n’est donc que le témoin de la dernière utilisation de chaque rouleau. Ces rouleaux représentent ainsi un cas assez singulier d’archive auto-destructrice, puisque chaque ré-utilisation écrase l’enregistrement précédent. Il n’est donc pas étonnant que les rouleaux qui nous soient parvenus soient plutôt postérieurs, mais cela ne les rend évidemment pas moins intéressants pour autant ; leur existence nous informe notamment sur le fait qu’Allain a conservé cette organisation et cet enregistreur longtemps – sans, par exemple, chercher à moderniser son équipement9.

5Document historique autant que brouillon littéraire sonore, et précieux témoignage de la « voix de l’auteur » qu’on a finalement peu l’occasion d’entendre, les rouleaux amènent à un nœud théorique, celui de l’intégration de l’archive sonore dans les études littéraires, domaine de l’écrit par excellence. Car en tant que document faisant partie intégrante du processus de création d’Allain, les rouleaux sont directement intéressants sur de nombreux plans, dont je détaillerai ici trois exemples rapides. Premièrement, sur le plan d’une étude génétique, ils permettent de combler l’un des maillons de la chaîne de transformation du texte, donnant ainsi accès à une étape rarement disponible. En effet, ils peuvent être légitimement envisagés comme des brouillons littéraires sonores, qui prendraient place, dans le processus de genèse, entre les premiers jets rédactionnels et la copie au propre. À ce titre, ils soulèvent alors des questions spécifiques : quid, par exemple, de la ponctuation ? Abondante et démultipliée dans les textes d’Allain, elle est pourtant presque absente de la dictée10. Deuxièmement, sur le plan de l’organisation de l’écriture en régime sériel et contraint, les rouleaux nous donnent accès à des aperçus, inaccessibles pour l’immense majorité des auteurs sériels de son époque, des éléments d’organisation concrète de l’écriture « à la chaîne » : les auteurs sériels ont souvent des délais très brefs à tenir, avec des calendriers peu souples liés à la nature souvent morcelée de leurs publications, ils ont également souvent plusieurs romans en cours en même temps. Dicter, et donc déléguer une partie du travail (celle de la fastidieuse recopie au propre), génère toute une organisation spécifique, et les rouleaux disponibles laissent entrevoir des éléments intéressants à ce sujet. Troisièmement, sur le plan plus proprement dit des archives : cette intégration des rouleaux, document sonore, à un corpus d’archives littéraires, a au moins deux conséquences immédiates : celle d’étendre les corpus des études littéraires, et celle d’étendre du même coup la notion d’archive. On peut même en arriver à se demander dans quelle mesure les rouleaux, non contents d’être seulement l’archive d’une œuvre, « font œuvre » en eux-mêmes : la diction très théâtrale de Marcel Allain évoque bien autre chose qu’un simple outil, au point que l’on s’interroge sur le statut possible de ces rouleaux.

La ponctuation : présence-absence de l’indispensable

6Commençons par un premier passage, dont voici la transcription :

Rouleau n°4. Attention voici le texte, top.
Il voulait savoir… [trois points] Il fallait savoir… [trois points] Il était le chef(,) il avait ses responsabilités. [point à la ligne]
Alors(,) dans le silence atroce(,) sa voix s’éleva tout à coup(,) une voix qui tremblait(,) qui était discordante(,) qu’il ne reconnaissait pas lui-même(,) et que cependant(,) très vite(,) il trouvait moyen d’assurer. [à la ligne]
(–) L’appel(,) avait-il balbutié. [à la ligne]
Et c’était(,) en effet(,) un suprême appel qui se livrait maintenant. [à la ligne]
Sur ses lèvres(,) encore glacées du froid de la mort(,) les noms passèrent(,) qu’il croyait lancer de toutes ses forces(,) mais que seulement peut-être il murmurait de par son [?]. [à la ligne]
(–) Le Dantec… [trois points] Boul’Mich'… [trois points]

7Il s’agit ici du tout début d’un rouleau. On peut d’emblée remarquer que la transcription pose immédiatement un certain nombre de problèmes d’ordre méthodologiques – finalement assez similaires à ceux que peut poser une transcription de manuscrit en critique génétique. J’ai pris le parti d’intégrer la ponctuation qui est directement dictée par Allain, suivie de l’instruction dictée, placée entre crochets (cela inclut les points finaux : je considère qu’après le premier « point à la ligne », il ne précise plus la présence du point mais seulement « à la ligne »). Entre parenthèses, je fais figurer la ponctuation qui me semble soit nécessaire soit possible, c’est-à-dire principalement les tirets de dialogue et les virgules mais aussi les points d’interrogation, d’exclamation, etc. Allain ne fait, en effet, quasiment aucune précision de ponctuation, si ce n’est le récurrent « trois points » et le « à la ligne » qui, à mon sens, équivaut à « point à la ligne ». Et pourtant, si l’on observe n’importe quelle page d’un de ses romans, on s’aperçoit immédiatement que la ponctuation y est plus qu’abondante : le texte regorge de virgules, de points de suspension, et de doubles ponctuations (… ! et … ?). On peut s’étonner de ce phénomène qui fait passer la ponctuation, omniprésente dans la version écrite du texte, au statut de grande absente de la dictée.

8En ce qui concerne par exemple les virgules, Allain n’en indique absolument aucune, ce qui pose parfois des problèmes d’interprétation, lorsque plusieurs ponctuations sont possibles pour une même phrase. Quand on consulte des tapuscrits corrigés à la main par Allain, on remarque que la dactylographe place les ponctuations indispensables en fonction à la fois de la syntaxe et du ton de voix d’Allain, et que lui rajoute ensuite, à la relecture, les ponctuations qu’il n’a pas dictées. Il lui arrive ainsi fréquemment de rajouter des virgules dans les phrases.

9Allain se trouve aussi fréquemment obligé, lors de ses relectures de tapuscrit, de rajouter les points d’interrogation et d’exclamation, dont il précise rarement la présence. Certains sont parfois indiqués dans la dictée, lorsqu’il semble indispensable de les signaler, et d’autres peuvent être déduits soit du cotexte, soit de la dictée.

Il était encore à genoux. [un point] Il se mit debout. [un point] Les bras étendus(,) tâtonnant dans le vide(,) il fit quelques pas en avant. [à la ligne]
Allons(,) c’était la muraille(,) que maintenant ses doigts rencontraient ? [point d’interrogation à la ligne]
Il s’appuya contre elle. [à la ligne]
Et puis il se demanda (:) [à la ligne]
(–) Ai-je bien parlé ? [point d’interrogation] Ai-je bien eu la force de crier les noms (?) [à la ligne]

Il avait(,) réellement(,) récupéré quelques forces. [à la ligne]
Cette fois(,) il put(,) dans le silence effroyable(,) crier assez fort pour dominer le rugissement des eaux(.) [à la ligne]
(–) Le Dantec (!) [à la ligne]
Et tout de suite(,) un miracle se présentait. [à la ligne]

10Ainsi, dans le premier passage ci-dessus, Allain dicte le premier point d’interrogation, précision indispensable sans laquelle on pouvait imaginer une autre ponctuation pour cette phrase (un point d’exclamation, par exemple). Le deuxième est dicté également, alors même que le verbe introducteur « se demander » comme l’inversion sujet-verbe le rendaient clairement évident ; le troisième, qui redouble le deuxième, n’est d’ailleurs pas dicté car sa présence se déduit encore plus aisément. Dans le second passage, le point d’exclamation n’est pas dicté alors même qu’il est rendu évident à la fois par le verbe introducteur « crier », le cotexte (« assez fort », « rugissement »), mais aussi par l’intonation d’Allain lors de la dictée : Allain « met le ton », rendant ainsi très nettes les pauses pouvant correspondre à des virgules et les changements d’intonation nécessitant une ponctuation spécifique. On voit bien d’ailleurs, dans le second passage, à quel point Allain dicte peu de ponctuation : c’est moi qui, au moment de la transcription, en rajoute la totalité.

11En revanche, une ponctuation qu’Allain ne manque jamais d’indiquer, c’est les points de suspension : la mention « trois points » rythme sa dictée avec une régularité entêtante, au point d’en devenir presque hypnotique à force d’écouter les rouleaux. Allain a tant recours à cette ponctuation qu’elle finit par intégrer sa dictée comme un élément normal de la parole, attendu, parfois sur-représenté. En effet lorsqu’il est utilisé de manière répétée entre des phrases très brèves, il vient presque saturer le discours, recouvrir le texte lui-même :

(–) Madame(,) je ne veux plus dormir… [trois points] non(,) non… [trois points] à quoi bon ? [point d’interrogation] Je veux savoir… [trois points] Oh(,) répondez-moi… [trois points à la ligne]
Elle eut soudain une inspiration. [à la ligne]
(–) Vous avez bien quelqu’un que vous chérissez(,) Madame… [trois points] un enfant(,) un mari(,) une mère… [trois points] C’est en son nom que je vous prie… [trois points] répondez-moi… [trois points] Que vous fait de me renseigner ? [point d’interrogation] Je suis attachée… [trois points] Il m’est impossible de faire un mouvement… [trois points] Pourquoi me cacher la vérité (?) [à la ligne]

12Dans ce passage, on compte dix occurrences des points de suspension en l’espace de soixante-dix mots, parfois séparées simplement par deux ou trois mots. La dictée très emphatique d’Allain, qui allonge la voyelle de « trois » et donne une lente ampleur à ces deux mots, accentue encore le phénomène, et on se prend à être surpris.e lorsque le « trois points » est absent d’une fin de phrase, tant on a pris l’habitude de l’y entendre.

13Il y a peu d’autres signes de ponctuation dont on pourrait encore remarquer la présence ou l’absence : Allain n’en dicte quasiment aucun autre dans l’ensemble des rouleaux que j’ai écoutés. Une seule occurrence est à signaler, celle d’un tiret – occurrence unique dans le corpus, et surprenante car sa nécessité n’est pas flagrante (Allain ne dictant pas non plus de parenthèses) :

Ah(,) l’extraordinaire silhouette que celle de ce blondin ! [point d’exclamation] Il portait ­– [tiret] inattendu ­– [tiret] un masque de velours noir sur le visage. [à la ligne]

14On peut remarquer en passant, tant qu’il est question de tiret, qu’Allain ne signale pas non plus les prises de paroles de ses personnages : il ne précise jamais quand elles commencent ou s’arrêtent, estimant sans doute que sa dictée est suffisamment claire en elle-même, et que les répliques sont délimitées, notamment, par les sauts de ligne.

La rature sonore

15Pour quitter le domaine de la ponctuation tout en restant sur des questionnements qui sont de l’ordre d’un usage généticien des rouleaux, interrogeons-nous un instant sur la question de la « rature sonore » : les ratures, reprises, corrections, sont en effet l’un des éléments fondamentaux de l’étude des différents états d’un texte, et on peut se demander de quelle manière le phénomène de la rature ou de la reprise peut apparaître à l’oral. Car à la différence de la rature écrite qui peut, si le scripteur le souhaite, oblitérer complètement le passage raturé, l’enregistrement oral retient et restitue tout : on peut corriger un mot qui vient d’être prononcé, mais non l’effacer de la piste. On a donc accès, avec la rature sonore, à la couche du dessous, à l’erreur.

16À l’écoute des rouleaux, cependant, un constat s’impose très rapidement : Allain n’improvise pas le texte qu’il dicte, il le lit. Sa dictée est régulière, dénuée d’hésitation ou de pause, l’intonation sait toujours où elle se dirige. De ce fait, les rouleaux sont plutôt pauvres en ratures sonores – autrement dit, en moments où, suite à une erreur de dictée, Allain serait obligé de se reprendre et de corriger ce qu’il vient de dicter. Voici les deux occurrences de rature sonore que j’ai pu relever :

Je marchais longuement tout autour de notre campement. [un point] Je m’attardais à l’extrémité opposée de celle où se dressait la tente d’Hélène d’Irène. [un point]

Et(,) parce que(,) sans doute(,) dans son cerveau de tortionnaire(,) cette idée lui semblait plaisante [à la ligne] [Non ! Pas à la ligne] il se mit à rire(,) d’un grand rire(,) qui ne cessait plus(,) qui s’enflait(,) qui emplissait la pièce entière de ses échos monstrueux. [à la ligne]

17On constate aisément que ces deux erreurs ne constituent pas une modification de ce que le texte manuscrit indiquait, mais bien des erreurs commises lors de la dictée. Dans le premier cas, Allain semble se laisser emporter par l’habitude du prénom Hélène, qui est celui de l’un des principaux personnages de Fantômas, et assez similaire avec Irène sur le plan des sonorités. Dans le second cas, il se laisse emporter cette fois par une habitude d’intonation, par la ponctuation régulière des « à la ligne », au point d’en faire surgir un en plein milieu d’une phrase inachevée. Le peu d’occurrences de corrections, la nature de ces corrections, ainsi que le rythme extrêmement fluide et régulier de la dictée, nous indiquent bien qu’Allain réalise ces enregistrements en dictant un premier jet manuscrit déjà très « prêt », rédigé et linéaire, et qu’il ne profite pas de cette nouvelle version du texte qu’est l’enregistrement pour réaliser une première série de modifications. L’étape des corrections attend le tapuscrit – peut-être, mais je ne peux ici que poser l’hypothèse, parce qu’Allain ne considère justement pas l’enregistrement comme une version à part entière de son texte, qui pourrait donc donner lieu à des modifications.

Le circuit d’écriture

18Passons pour finir à un autre angle d’analyse et d’utilisation des rouleaux, en les considérant cette fois comme partie d’un tout, comme élément d’une complexe organisation de l’écriture. Avec ces rouleaux, Allain met en effet en place un système relativement original, qui nécessite l’introduction dans son circuit de travail d’un support supplémentaire (le rouleau et l’enregistrement oral) mais également d’une tierce personne (la dactylographe)11. On peut décrire la circulation du texte, d’Allain à la dactylographe, puis à Allain de nouveau, en quelques grandes étapes schématiques12 : Allain passe d’abord par une étape de brouillons manuscrits, lors de laquelle il prépare généralement un scénario plus ou moins détaillé, découpé en une liste de chapitres, avant de rédiger un premier jet manuscrit. Il dicte ensuite ce premier jet qui est ensuite copié au propre par la dactylographe. De retour entre les mains d’Allain, le tapuscrit est corrigé à la main, avant d’être lui-même recopié au propre à la machine.

19Certains rouleaux nous permettent de rassembler quelques éléments de cette organisation à quatre mains avec la dactylographe, en nous donnant accès à de furtifs moments « off », où la dictée s’interrompt pour laisser place à autre chose. Au début de l’écoute des rouleaux, les seules paroles qui ne correspondent pas à du texte dicté sont les premières secondes de l’enregistrement, qui tiennent littéralement le rôle d’un seuil genettien : Allain y annonce, selon une formule toujours identique : « Rouleau numéro X, attention voici le texte, top ». Cette numérotation des rouleaux a de toute évidence pour but de respecter l’ordre du texte lors de la recopie, et ne dit rien, à mon sens, du nombre de rouleaux effectifs qu’Allain utilise. Allain ne précise jamais rien d’autre que ce numéro pour identifier ce qu’il dicte (pas de titre, de chapitre ou d’épisode, par exemple), ce qui suppose la mise en place d’un système préparé en amont avec la dactylographe. Cela rend d’ailleurs l’identification a posteriori des rouleaux assez complexe : on peut parfois saisir à la volée un ou plusieurs noms de personnages, mais encore faut-il parvenir à identifier un roman à partir du simple nom d’un protagoniste, qui peut être un personnage d’arrière-plan, le tout parmi l’immense production d’Allain13.

20Mais certaines pistes contiennent d’autres moments d’interruption de la dictée, où Allain s’adresse directement à sa dactylographe pour lui donner des instructions. Ces moments sont assez émouvants à la première écoute, car ils font tout à coup surgir le nom de la dactylographe jusque-là anonyme.

Top. Ici finit cet épisode, attention, Mme Simon, nous allons prendre l’épisode suivant, et naturellement c’est le dispositif que vous connaissez. À gauche de la page, vous mettez « épisode n° 23 ». Au milieu de la ligne, vous mettez le titre qui est « Dix jours de vie !… » [point d’exclamation trois points] À droite, vous numérotez 1 2 3 4 5 6 etc. Au milieu de la ligne sous le titre, vous indiquez « Chapitre 66 ». Attention, voici le texte, top !

Top. Ici fin de l’épisode. Voici l’épisode suivant. Naturellement c’est le dispositif ordinaire : dans le haut de la page à gauche, vous inscrivez « 22ème épisode », au milieu de la ligne vous mettez le titre qui est « Otages !… » au pluriel avec un point d’exclamation et trois points. À droite de la page le numérotage habituel 1 2 3 4 et au milieu de la page sous le titre l’indication du chapitre qui est « chapitre 63 ». Attention voici le texte, top.

21On peut faire d’emblée plusieurs remarques sur ces passages, et notamment sur le fait qu’ils interviennent tous deux en plein milieu d’une piste (respectivement à 7:23 et 8:10) : Allain n’interrompt pas sa dictée lorsqu’il termine un chapitre ou un épisode, et la coupure qu’impose la capacité maximale d’un rouleau est indépendante des différents niveaux de scansion du roman dicté. La numérotation et la succession des rouleaux relèvent donc bien d’un ordre qui leur est propre.

22Ces deux passages détaillent l’organisation habituelle de la page – habituelle, d’après ce qu’en dit Allain, mais à laquelle il a l’air de tenir tout particulièrement puisqu’il la répète intégralement, au cas où, à chaque nouvel épisode. Cette première page est si précisément décrite que l’on pourrait effectivement la reproduire, jusqu’à l’emplacement de la numérotation des pages. Les différentes numérotations évoquées dans ces quelques lignes montrent bien les différentes couches de coupes et de scansions qui se superposent pour un seul roman : numéro du rouleau, de l’épisode, du chapitre, sans compter bien sûr la numérotation des pages (qui a toute son importance dans une perspective de calibrage du volume final du texte). La présence de ces informations, et notamment les numéros et titres d’épisodes, sont également d’une grande aide pour identifier les romans dictés dans ces pistes, mais nous amènent en même temps à nous interroger sur le système de numérotation des rouleaux présent en tout début de piste. Les deux passages ci-dessus concernent des épisodes de la même série, Trois As et une jeune fille, et Allain indique qu’il s’apprête à dicter dans l’un l’épisode 23, chapitre 66, et dans l’autre l’épisode 22, chapitre 63. On est alors tenté de considérer que le second extrait précède le premier, à la fois chronologiquement et narrativement, puisqu’il s’agit de l’épisode précédent, deux chapitres auparavant. Mais quand on observe les numéros des rouleaux indiqués en début de piste, on s’aperçoit qu’ils sont très éloignés, et qu’ils ne se suivent pas : le premier extrait est enregistré sur le rouleau n° 14, et le second sur le rouleau n° 63. Le second extrait, qui est le premier dans l’ordre narratif (et certainement dans l’ordre chronologique d’enregistrement aussi), est pourtant enregistré sur un rouleau dont le numéro est supérieur. La numérotation des rouleaux serait donc, in fine, indépendante de l’ordre de la dictée, et on ne peut ici que lancer quelques hypothèses pour expliquer comment elle est constituée : peut-être s’agit-il, par exemple, d’un numéro attribué à chaque rouleau physique, afin de les distinguer les uns des autres, et qui ne varie jamais, une fois attribué.

23Il faut également ajouter, même s’il est impossible d’en rendre compte à l’écrit, que ces passages marquent un changement radical de ton, de rythme, de façon générale de parler : alors que la dictée est plutôt lente, régulière, emphatique, marquant théâtralement le ton, le débit se modifie instantanément à partir du « top » pour devenir plus rapide, et la manière de parler est soudainement plus courante, moins emphatique. On réalise, à l’écoute de ce changement, à quel point les passages de dictée ne correspondent pas du tout à la manière de parler « normale » d’Allain, mais bien à sa manière de dicter un texte de fiction, avec davantage de théâtralité, et une lenteur plus adaptée à une dictée.

Des rouleaux et des archives

24Pour finir, on peut dire un mot des liens que l’on peut établir entre les rouleaux et les autres documents présents dans les fonds d’archives d’Allain, et notamment de la manière dont ces différentes archives, écrites et sonores, peuvent se compléter pour nous permettre de comprendre comment fonctionne Allain en tant qu’écrivain à la chaîne.

25Les archives papier nous apprennent, par exemple, qu’Allain est habitué à produire de petits romans en une semaine, parfois moins. Dans les années 1930 et 1940, il écrit beaucoup de romans très courts, sentimentaux ou policiers, pour des collections qui se rapprochent plus du gros fascicule que du volume proprement dit. Lorsqu’il prépare un de ces petits romans, il jette bien souvent dans la marge de son scénario un calendrier prévisionnel, qui témoigne de délais très resserrés, d’une semaine ou parfois de quelques jours à peine dans certains cas. Face à de pareilles échéances, on comprend qu’il soit vital de mettre au point une organisation qui lui permette de tenir ces délais très serrés, et de jongler avec différents romans en cours en même temps.

26On trouve l’un de ces calendriers de programmation de l’écriture pour le roman L’Homme à la tête de femme14.

Dim 1

Lundi 3 7 chapitres de 9 = 63 pages

Mardi 3

27Hâtivement posé comme une équation au bas d’une page de scénario qui comporte une liste de chapitres résumés en quelques lignes chacun, ce calendrier indique la quantité de texte prévue et sa répartition sur un planning d’écriture bref mais on ne peut plus explicite. Le roman, commencé le dimanche, est terminé en à peine trois jours, à raison de sept chapitres de neuf pages chacun. La liste de chapitres comporte d’ailleurs un 8 raturé, qui indique qu’Allain envisage initialement de prolonger le roman d’au moins un chapitre supplémentaire, mais y renonce – peut-être pour des questions de temps.

28Allain a donc sans doute aussi utilisé ces rouleaux de cire comme un outil pour répondre aux contraintes de son milieu, et c’est notamment en ce sens que les rouleaux peuvent être mis en relation avec d’autres archives pour comprendre comment ils étaient utilisés. Par exemple, on trouve quelques mentions manuscrites concernant les rouleaux « faits » : « Fait – 12 Rouleaux 1/2-1/3 », écrit Allain sur une page de brouillon des Trois as15. Reste encore à deviner ce que signifie ce « fait » : s’agit-il d’un épisode terminé, qui tiendrait sur ce nombre de rouleau ? Ou encore du nombre de rouleaux qu’Allain vient de dicter ou de faire recopier ?

29Les archives permettent également d’établir quelques éléments de correspondance entre volume de texte écrit et volume de texte dicté sur les rouleaux : à première vue, cela peut sembler de peu d’importance, mais lorsqu’on écrit en régime contraint, pour des publications morcelées qui nécessitent de livrer toujours le même volume de texte, et de livrer un texte calibré au cordeau, à la ligne voire au signe près, il est vital d’être capable d’anticiper, par exemple, combien de lignes manuscrites sont nécessaires pour remplir un feuilleton dans tel journal. Allain lui-même est coutumier de ce genre d’opération, et on trouve régulièrement dans ses brouillons des calculs destinés à convertir son écriture manuscrite en « pages-machine » puis en page de journal ou de livre. Dans ce contexte, en ajoutant à l’équation un support de texte supplémentaire (et qui plus est très différent, car le texte n’y est pas écrit à proprement parler), il est très important de savoir combien de textes peuvent représenter les rouleaux. On trouve par exemple dans les archives une chemise cartonnée qui contient des tapuscrits et documents concernant des romans destinés aux éditions Ventillard16 : sur le devant de la chemise, Allain a inscrit le titre « Éditions G. Ventillard », suivi d’une sorte de sommaire du contenu du dossier, dont la première ligne indique : « I. Assis, les morts ! – 47 rouleaux – 187 pages + 6 = 193 ». Un feuillet de l’« Armoire aux Trucs17 », concernant un roman non identifié, comporte un plan en huit chapitres, selon l’habitude de travail d’Allain, suivi de la mention « 26 pages, soit 7 rouleaux ». Cette mention arrive comme conclusion d’une suite de calculs : Allain divise 180 par 7 puis par 8 pour obtenir un nombre de pages. On en conclut aisément que sept rouleaux correspondraient donc au volume de texte d’un chapitre de vingt-six pages.

30Je ne fais qu’ouvrir ici quelques pistes, et il ne fait nul doute que les correspondances entre les archives écrites et sonores ne peuvent que se multiplier au fur et à mesure que les rouleaux seront numérisés et étudiés. Au-delà de leur rôle d’archive, les rouleaux interpellent également à un autre niveau : la diction très théâtrale d’Allain, avec ses intonations emphatiques, la sur-correction quasi-systématique des liaisons18, l’espèce de scansion hypnotique que crée l’éternel retour des « trois points », tout l’ensemble évoque, lorsqu’on l’écoute, bien autre chose qu’un simple outil. En un sens, les rouleaux, qui n’étaient pourtant pas censés survivre et être écoutés, parviennent à faire œuvre en eux-mêmes, et on prend à les écouter un plaisir qui surpasse sans doute celui qu’on pourrait prendre à lire ces mêmes romans d’Allain, aujourd’hui très désuets.