« Je vous avouerai que mes mémoires sont quelque chose d’assez amusant » (Bussy-Rabutin) : pari du morceau choisi et art du teasing
1Si l’on a pu abondamment parler d’un « essor » de la pratique des Mémoires au xviie siècle, et que cet essor est effectivement notable d’un point de vue quantitatif, à partir des années 16501, il n’en reste pas moins qu’on peine à mesurer le « succès » de ces écrits, rarement publiés, voire simplement imprimés du vivant de leurs auteurs ni à imaginer la manière de les rendre publics :
Le phénomène est d’autant plus complexe que la majorité des mémorialistes n’ayant connu la publication qu’à titre posthume, les éditeurs de toute époque ont eu beau jeu de modifier ces titres, qu’en l’absence de manuscrits autographes, il est parfois impossible de restaurer2.
2Pourtant, on ne manque pas de signaler que les Mémoires ont une action dans le monde, sont une action dans le monde : celle d’écrire, celle de produire un objet – le livre – dont l’intention n’est pas gratuite ou littéraire, mais politique, polémique, affective3. Pour les Mémoires, toute action doit se jouer, à de rares exceptions près – La Rochefoucauld, La Guette par exemple –, hors des cadres de la publication anthume. Dès lors, quelles recettes pour quel succès les mémorialistes peuvent-ils envisager ? Qu’appelle-t-on le succès, l’essor des Mémoires, si l’on refuse de considérer le succès d’un genre par la seule abondance de la production manuscrite, mais aussi par celle de la réception ? Comment se fabrique ce succès ? Quelles sont en effet, les recettes du succès, ainsi que les besoins de succès, d’une pratique qui se refuse à la fixation, qui échappe pendant longtemps à toute poétique, et qui prétend, à rebours de la réflexion que nous proposent Anna Fouqué, Tony Gheeraert et Miriam Speyer dans le présent ouvrage, se refuser à toute composition et à tout stéréotype compositionnel ? Il s’agira en définitive de se demander comment se construit le succès non pas commercial d’une œuvre, mais son succès mondain, social, ou simplement de réputation. Reste à considérer qu’une œuvre non lue puisse avoir du succès.
3Pour répondre à ces questions nous explorerons dans un premier temps quelques caractéristiques de la composition des Mémoires, puis nous verrons que le succès des Mémoires peut relever d’un art consommé du teasing, c’est-à-dire d’un effet d’annonces et de mise à disposition parcimonieuse d’un ouvrage en pièces détachées, au lecteur. L’étude s’appuiera notamment sur le cas de Bussy-Rabutin.
La composition des Mémoires : un « concert discordant » ?
4Si l’on veut bien voir dans les longs romans du xviie siècle des commodes aux mille tiroirs narratifs, l’on verra peut-être plus volontiers dans les Mémoires des armoires tenant tout d’un pan, dont on ouvre simplement une porte, celle du passé, puis une autre, celle du présent. L’appréciation naturelle que l’on fait de la composition des Mémoires est en effet massivement chronologique, exception faite de rares prolepses et d’encore plus rares d’analepses4. Cette appréhension du récit par l’ordre dans lequel les choses se sont produites tient de la matière historique que l’on prête aux Mémoires. Confinant au genre de l’Histoire – entendons par là l’histoire officielle, les grandes chroniques, les res gestae, les Vies – dont ils pourraient être un sous-genre5, les Mémoires se devraient à une narration chronologique : « L’historien entrera dans la narration qu’il poursuivra d’un tissu égal et sans interruption selon l’ordre des événements et des temps », écrit ainsi Pierre Le Moyne6. Ce principe apparaît au seuil des Mémoires de la Grande Mademoiselle : « Je rapporterai donc ici tout ce que j’ai pu remarquer depuis mon enfance jusqu’à cette heure, sans y observer d’autre ordre que celui des temps, le plus exactement qu’il me sera possible7 ». Comme le fait toutefois remarquer judicieusement Emmanuèle Lesne-Jaffro : « la chronologie se délite : “J’ai oublié de mettre les choses dans les temps où elles sont arrivées. C’est qu’il y en a une qui m’occupe tant que je ne puis marquer que ceux de sa durée8” ». L’ordre du temps se heurte à celui de la mémoire personnelle, du fil de l’écriture qui semble ne pas faire l’objet d’une composition littéraire ou littérarisée, pensée, prévue. C’est, en somme, prouver que le naturel et la négligence qu’affectent souvent les mémorialistes ne sont pas forcément artificiels, mais aussi accidentels. Du reste, si la plupart des Mémoires reposent sur une construction chronologique, c’est que le récit se déploie de la naissance ou de l’enfance ou de l’adolescence au temps de l’écriture.
5Ces réflexions sont valides, du moins, pour la part autobiographique des Mémoires, c’est-à-dire pour le récit personnel qui en fait le cœur. Si aujourd’hui, c’est ce récit qui nous intéresse en priorité, il était, au xviie siècle, assorti d’autres pièces, que parfois l’on conserve ou que l’on tronque. Ainsi des lettres, ainsi des généalogies, ainsi parfois de pièces judiciaires. Comme à son origine, le terme « Mémoires » renvoie à un ensemble de documents factuels, juridiques, les Mémoires littéraires ont conservé, parfois, cette nature de tissage d’écrits de plusieurs statuts9. Si l’on a beaucoup dit que les Mémoires doivent leur succès à leur caractère de recueil d’anecdotes – et c’est somme toute assez vrai – on a moins vu qu’ils assuraient aussi leur succès en se faisant les échos de pratiques à la croisée entre culture mondaine et culture savante, à l’instar de la généalogie, qui s’autonomise précisément comme genre d’imprimerie, au xviie siècle, en France10 ; à l’instar aussi des lettres, tantôt savantes et tantôt familières, parfois aussi mémorielles. Les Mémoires, enfin, sont le germe d’un récit à volonté.
Le récit à volonté
Adaptabilité et plasticité du récit
6Les Mémoires, en effet, proposent à leurs lecteurs un récit à volonté. Outre les manchettes – pensons à Saint-Simon – qui existent parfois dès la première édition, le travail de chapitrage ou encore les préfaces11, de nombreux dispositifs permettent de guider la lecture, non pas pour privilégier la linéarité du récit, mais au contraire, pour inviter le lecteur à s’y déplacer. Bussy-Rabutin écrit d’ailleurs : « mais enfin si ceux qui verront mes mémoires y trouvent des endroits qui ne leur plaisent pas, je leur conseille de les passer12 ». Lieu commun s’il en est que celui de cette lecture à plaisir, où l’on ne doit aller qu’aux endroits plaisants13. Et effectivement, les textes mémoriels sont d’abord faits à plaisir. Les Mémoires, qui de nos jours ont essentiellement une portée documentaire, étaient en fait un divertissement, allons jusqu’à dire un plaisir mondain, un passe-temps, pour les jours de pluie, comme le signale Bussy à Bouhours :
Il est vrai qu’il a fait un vilain tems ces jours passez, et j’aurois eu grand besoin de votre conversation ou de vos ouvrages, aussi bien que vous de mes mémoires, pour m’entretenir au logis. Puisque vous aimez ce qui vient de moi, je vous ferai voir les réflexions que j’ai faites pendant sept ans d’exil sur toutes les nouvelles que l’on m’a mandées. La varieté des matieres, et les tours dont je les traite, vous divertiront peut-être14.
7Si Bussy-Rabutin constitue un auteur de choix pour interroger le succès d’une œuvre qu’il ne fait pas publier de son vivant, c’est que sa correspondance fait régulièrement la publicité de ses Mémoires. Il les annonce et les partage à un lectorat choisi15.
8Dès lors, lorsqu’il n’écrit pas tout à fait pour lui-même, le mémorialiste fabrique son lectorat en laissant lire son œuvre à un cercle d’élus, de happy few. Il est donc possible d’assurer le succès de l’œuvre auprès de ces quelques lecteurs de deux façons.
9Premièrement, le mémorialiste adapte le livre à celui qui le lit, en particulier. Cette adaptation est favorisée par une grande plasticité du livre, en général manuscrit :
Ce qui arriva aux manuscrits à l’époque où l’on pouvait désormais en avoir des copies grâce à l’artifice de l’imprimerie fut que, loin de disparaître, ils se spécialisèrent dans la satisfaction de pratiques ou de fonctions déterminées que l’imprimerie ne remplissait pas de façon adéquate. Nous nous trouverions, alors, devant un exemple d’accomodatio, de plasticité circonstancielle, d’industrieuse capacité d’adaptation aux usages culturels qu’il fallait couvrir16.
10Et Bussy-Rabutin pratique absolument cette accomodatio :
Cependant, mademoiselle, je vous promets de travailler à me faire meilleur que je ne suis. Outre l’interest que j’y ai, je regarde fort le plaisir que vous en aurez, et l’estime de notre princesse. Ne laissez pas de lui faire voir mes memoires, dans l’assurance que vous lui donnerez de ma part, que j’en retrancherai les endroits qui vous ont déplu17.
11Le texte n’est pas donné à lire pour n’être que lu. Il invite le lecteur à une interaction. Les Mémoires sont l’objet d’une sorte de peer-reviewing permanent, et l’auteur appelle un retour sur expérience, des commentaires, un feedback. Le texte des Mémoires n’est jamais le même, d’un lecteur à l’autre : il diffère en ampleur – on n’en envoie pas les mêmes extraits – comme en matière, pour la même raison. Son adaptation permet de faire circuler des leçons du texte, qui ne se présente jamais comme fini. Cet inachèvement, intrinsèque à la pratique des Mémoires, participe de son succès. Comme nous avons déjà pu le conjecturer18, les Mémoires sont le lieu d’un « singulier-collectif » : non seulement, parce que la culture du mémorialiste est une culture partagée et collective, mais aussi parce que l’écriture, souvent, confine à une écriture collective, qu’elle soit nourrie des gazettes ou bien de la correspondance, de la discussion de l’auteur avec ses lecteurs. L’absence de poétique des Mémoires entraîne des ajustements permanents, mais qui, par la nature « à volonté » du texte participe d’abord de sa grande capacité de circulation, ensuite de sa plasticité et enfin, de sa publicité19.
12Deuxièmement, le mémorialiste construit l’illusion de la rareté : la publicité et ensuite la lecture de l’ouvrage, offertes à une compagnie choisie, que l’on flatte par les attentions qu’on lui donne – supprimer ce qui déplaît, donner du poids à une opinion au point de modifier un ouvrage – constituent son érection en produit aristocratique, noble ou de luxe.
13En outre, précisément parce que l’objet est plastique, il est sujet à la décomposition.
Les pièces détachées : la décomposition épisodique ou formelle des Mémoires
Les épisodes
14La lecture des Mémoires est en fait très rarement une lecture de longue haleine : c’est une lecture épisodique, voire « à la demande », permise par la diversité des matières et des propos. Ainsi, les correspondants de Bussy-Rabutin, qui le connaissent, qui veulent plaisamment s’informer ou se délecter de certains événements de l’histoire récente, peuvent en réclamer la relation. S’engage alors, dans la constitution des Mémoires en série d’épisodes décomposés car décomposables, au fil « d’îlots narratifs20 », un dialogue entre le mémorialiste et son lecteur, l’un exprimant ses souhaits et l’autre offrant des conseils de lecture, ainsi de cet échange entre Sévigné et Bussy :
Je veux épargner à votre modestie le détail de tout ce qui fut dit de votre esprit et de votre mérite, et je vous prie seulement de m’envoyer quelque endroit de vos mémoires touchant la guerre, comme par exemple la campagne de Mardick.21
15Bussy-Rabutin répond :
Vous souhaitez de voir plus à loisir quelque chose de ce que je vous montrai en 76 à Livry, madame ; j’y consens et je vous rends graces de l’honneur que vous me faites de témoigner par-là que cela vous a diverti. Ce ne sont pas, à mon avis, les seuls évenemens que vous avez envie de voir. Vous sçavez assez ma campagne de Mardicq. C’est assurément la maniere dont je l’ai écrite qui vous donne de la curiosité ; et comme je viens de vous le dire, cela m’est fort honorable. Si vous eussiez mis à mon choix de vous envoyer quelque chose de mes mémoires, je vous aurois plûtôt envoyé ma guerre de 1651 et de 1652 que celle de 1646. Je n’étois qu'officier particulier en celle-ci, et j’étois officier general en l'autre. Mais enfin il faut vous satisfaire ; et je vous assure, ma chere cousine, que ce sera toûjours un de mes plus grands plaisirs22.
16Se fabrique l’illusion d’un choix du lecteur, qui se heurte au choix personnel du scripteur, lequel feint de perdre le contrôle de son œuvre, devenue uniquement celle de la réception. Un subtil retournement fait de l’histoire dont vous êtes le héros l’histoire dont je suis le héros. Une fois encore, c’est le plaisir de celui qui lit qui compte, et non pas l’intérêt de celui qui écrit. Or, Bussy-Rabutin a des intérêts très stricts dans l’usage qu’il fait de ses Mémoires et de leur diffusion : il cherche à atteindre le roi pour deux raisons : revenir en grâce et devenir son historiographe. L’auteur insiste même, faisant la publicité d’extraits nouveaux mais aussi suggérant de nouveaux lecteurs :
Je vous dirai que je vous ai écrit à la tête du fragment de mes Mémoires que vous m’avez demandé, de manière que cela seroit bon pour être vu de M. de Pomponne et même du roi, si le cas y échoit. Je vous laisse tout cela à gouverner, mais je vous redirai ici ce que je vous ai dit dans l’autre lettre, que si la campagne de Mardick allait plus loin que le ministre, il faudrait leur donner envie de voir ma guerre de 51 et celle de 52 […] et les lettres que le cardinal Mazarin m’écrivit23.
17Bussy-Rabutin met en évidence ici une caractéristique typographique de sa recopie : en mettant la matière épistolaire « à la tête du fragment », il en permet le découpage, la sélection, pour en favoriser la diffusion.
Les généalogies et les lettres
18Ces effets de découpage qui permettent d’assurer porosité ou au contraire distinction entre les formes d’écriture se retrouve de manière très saillante dans deux éléments des Mémoires : la généalogie et les lettres. Bussy-Rabutin est l’auteur d’une Histoire généalogique de la Maison Rabutin ainsi que de lettres. Un grand nombre de ses lettres sont insérées dans les Mémoires, ou constituent ce qu’il appelle lui-même la Suitte des Mémoires, c’est-à-dire un ensemble de lettres attachées entre elles pour faire Mémoires24. Les écrits de Bussy-Rabutin se constituent en ensemble, comme autant de produits dérivés25 de son récit de vie :
Pendant que j’étais dans la Bastille, je me mis dans la tête d’écrire mes campagnes ; il y a trois ans que je trouvai ce travail assez beau pour m’obliger à l’étendre davantage et faire ce qu’on appelle des Mémoires. […] Comme il y a un an que cela est achevé, il m’a pris fantaisie d’écrire la vie de mon père, dont j’ai vu la fin et dont j’ai appris le commencement par ses papiers. J’en suis venu à bout, et de celle de mon grand-père, de sorte que je remonte présentement jusqu’à mon aïeul, c’est-à-dire par la droite ligne, car pour les collatéraux, je ne les nommerai qu’en passant. Ce sera donc une Histoire généalogique de notre maison, qui sera aussi exacte, moins flatteuse et plus agréablement écrite que si les gens du métier l’avaient faite26.
19Véritable divertissement mondain, autant que science savante, au xviie siècle, la généalogie s’articule aux Mémoires en tant que la promotion des Mémoires sert la promotion du lignage, et vice versa. L’écriture conjointe des deux textes et la publicité que fait Bussy-Rabutin autour de ces textes participent d’un même dessein : assurer son succès social personnel, ainsi que sa présence dans le monde social avec lequel il échange.
20Au cœur des échanges se trouvent aussi les Lettres, qui sont à la fois l’objet par lequel les Mémoires vivent, sont publiés, mais aussi des objets eux-mêmes publiés dans les Mémoires. Bussy-Rabutin présente au duc de Saint-Aignan sa Suitte des Mémoires comme une variation sur les Mémoires, une manière moins ennuyeuse de les approcher, et qu’il adresse plus spécifiquement au roi :
Je vous envoye, monsieur, la suite de mes mémoires que le roi veut voir, avec une lettre que je me donne l’honneur d'écrire à sa majesté. Je croi qu’elle s’ennuyera moins à cette lecture qu'elle n'a fait à la premiere ; car outre qu'elle y verra le récit de ses propres actions, c’est qu’elle les verra dans des lettres, qui est la moins ennuyeuse maniere de conter, et la plus naturelle27.
21Ce statut particulier de la lettre met une fois encore en évidence la plasticité de l’ensemble. Corbinelli, qui lit les Mémoires de Bussy-Rabutin, lui donne le conseil suivant, pour faire œuvre d’historiographe :
Je n’approuve pas le récit fort en détail du combat que vous fîtes contre cet officier d’infanterie28 ; je voudrois me contenter de la lettre que vous écrivez à Lenet, où vous en parlez encore, et c’est un sujet qui convient mieux à une lettre qu’à un récit historique ; je dis récit, car ce n’est pas un fragment d’histoire, et c’est ce qu’il nous faudroit pour faire juger de votre style pour l’histoire29.
22On observe ici un paradoxe : le meilleur récit historique est celui pris sur le vif, présent dans une lettre qui fait document, plutôt que dans une reconstruction. La notion de récit s’oppose ainsi à celle de fragment d’histoire. En définitive, Bussy-Rabutin supprimera sa lettre à Lenet de ses Mémoires, allant à rebours du conseil de Corbinelli, et unifiant sa prose plutôt que de donner deux versions d’un même fait.
Lecteurs choisis, influenceurs ciblés ?
23On le voit, dans les échanges mentionnés ci-dessus, Bussy-Rabutin choisit ses lecteurs. On le voit aussi, ses lettres et ses Mémoires ont un but précis : faire la preuve de sa fidélité au roi et de ses qualités d’écriture. Les Mémoires et les fragments qui circulent ont un « usage », pour reprendre le terme qu’emploie Sévigné elle-même :
Nous avons lu avec beaucoup de plaisir le papier que vous m’avez envoyé. Je ne puis pas présentement en faire l’usage que je voudrais, parce que, comme vous savez, la cour n’est plus ici. Mais en général, soyez persuadé que je ne perds nulle occasion de faire mon devoir. Notre ami Corbinelli vous écrit pour vous dire son avis de votre style, qui est admirable pour des mémoires particuliers, mais qui ne peut donner aucune connaissance de celui que vous auriez pour l’histoire30.
24Sévigné se fait le relais des écrits de Bussy-Rabutin auprès de la cour, et plus généralement se constitue autour de la correspondance du mémorialiste un réseau d’influence, j’irai jusqu’à dire d’influenceurs. Car c’est de cela dont il s’agit : Bussy-Rabutin assure le succès de ses écrits en sélectionnant des intermédiaires, qu’il flatte, pour qu’eux-mêmes lui rendent en retour le service d’une publicité gratuite. La parole de l’épistolier se fait même subtilement oraculaire. Il écrit, par exemple, à Bouhours :
Vous allez donner une étrange envie à tous ceux qui vous liront de voir mes Mémoires ; ils croiront que l’ouvrage est admirable dont ils verront de si agréables fragments, ne sachant pas que le jour que vous leur avez donné augmente leur mérite31.
25L’ironie de Bussy-Rabutin ici ne laisse personne dupe : c’est une invitation de l’exilé au critique, influent, qu’on invite précisément à « donner une étrange envie à tous ceux qui le liront de voir ses Mémoires ». La parole prophétique a presque une valeur injonctive, ou à tout le moins persuasive.
26Les correspondants de Bussy sont nombreux à participer à ce jeu qui cherche à « faire percer » ou « faire buzzer » les Mémoires : Marie-Madeleine de Scudéry, Rapin, Bouhours, La Chaise, etc., sont autant de portes d’entrée dans la société dont le mémorialiste est exclu. De même que sa scandaleuse Histoire amoureuse des Gaules avait percé – à son grand désarroi – par des voies officieuses de circulation du livre, Bussy-Rabutin cherche à rejouer ces voies de circulation pour un même succès, cette fois-ci réhabilitant. Et alors que Louis XIV avait été le lecteur accidentel de l’Histoire amoureuse des Gaules, il doit cette fois-ci devenir le lecteur désigné des Mémoires. Son entreprise rencontre un certain succès puisqu’il est lu, semble-t-il, par Maintenon :
Pour moi, je crois qu’une dame de mes anciennes amies, qui passe réglément deux heures dans son cabinet, pourrait bien lire avec lui vos mémoires, et vous seriez en assez bonne main32.
Vous croyez, dites-vous, qu’une de vos anciennes amies lit mes mémoires avec le roi : je le crois aussi, et je le souhaite ; car j’estime son cœur et son esprit infiniment33.
27Cet aboutissement est le fait d’une décomposition et d’une recomposition du texte sous diverses formes, adaptées à des lectorats variés. En somme, les Mémoires de Bussy-Rabutin sont bien pluriels, et c’est peut-être aussi de cette manière qu’on doit entendre le pluriel de « Mémoires » : ils ne sont jamais les mêmes, tout en renvoyant à un même objet. C’est aussi en vertu d’une stratégie publicitaire consommée : l’art du teasing et du spam, ou la manière de publier sans publier.
L’art du teasing : publier sans publier.
Bussy-Rabutin : teaser et spammeur ?
28À y regarder de près, Bussy-Rabutin, d’apparence loin de la société, détaché de ses contingences et de ses nouveautés, est en réalité très au fait de stratégies commerciales, qu’il emploie non pas dans un but de promotion commerciale, mais pour une promotion de sa persona mémorielle.
29Les Mémoires de Bussy sont l’objet d’un teasing impressionnant :
Pour ce qui est de mes mémoires, je les ferai voir au roi, et à quelques-uns de mes amis connoisseurs quand je serai à la cour, mais point auparavant, à moins qu'on ne vienne ici me les entendre lire. Vous me flattez quand vous dites que personne en France ne peut corriger ce que j’écris ; il y a mille gens qui en sçavent plus que moi : cependant je vous avouerai que mes mémoires sont quelque chose d’assez amusant34.
30En 1670, les échanges de Bussy-Rabutin avec Mme de Scudéry concernent beaucoup ses Mémoires. Il les a annoncés et il refuse de les montrer. Toutefois, il suscite l’envie, il crée chez sa correspondante un besoin de les lire. Exposant le lectorat auquel il destine son ouvrage – le roi, des amis connaisseurs – il propose implicitement à Scudéry d’en faire partie. Sous couvert d’un « aveu », de connivence avec sa lectrice potentielle, il vend son propre ouvrage – « quelque chose d’assez amusant ». Il offre une bande-annonce à ses Mémoires. En outre, son refus maintes et maintes fois répété de les laisser lire les rendent précieux, plus précieux en tout cas que d’autres écrits de circonstance :
Au reste ce ne sont pas des mémoires de la cour que j’ai écrits, ce sont les miens dans lesquels je parle de la cour et de la guerre, suivant que je m’y rencontre. Donnez-vous patience, madame, jusqu’à mon retour. [Il lui écrit un rondeau sur Mme de Montglas pour la faire patienter…] Ceci n’est pas comme un rondeau dont on mande son avis, et sur lequel on replique en huit jours. L’ouvrage est grand, et des années entières de considérations sur lui, peuvent à peine suffire pour le bien examiner ; mais de toute nécessité il faut qu’il s’examine devant moi, car je résoudrois une difficulté en un moment, qui dureroit six semaines en mon absence35.
31Rendant ses Mémoires précieux, Bussy-Rabutin les érige en produit de luxe, réservés à des personnes qui les méritent et qui méritent aussi qu’on leur remette par des voies personnelles. Paradoxe absolu, le mémorialiste fait de la non-publication de son ouvrage un événement. La date annoncée – son retour à Paris – suscite une attente :
Pour vos Mémoires, monsieur, si en me promettant de me les montrer, vous me mandiez : « j’ai parole de revenir bientôt ! », j’attendrois avec joie ; mais, hélas ! qui sait le temps de votre retour ? J’avois regardé vos Mémoires comme un moyen qui pourroit servir à avancer ce retour en les montrant au roi, car cela auroit donné lieu à vos amis de dire mille choses en votre faveur.36
32Le sacrifice de quelques rares fragments à des lecteurs triés sur le volet suscite l’envie :
Vous devriez m’envoyer quelques morceaux de vos mémoires. Je sais des gens qui en ont vu quelque chose, qui ne vous aiment pas tant que je fais, quoiqu’ils aient plus de mérite37.
J’ai pour le moins autant d'envie de vous montrer mes mémoires, que vous en avez de les voir, mais il nous faut donner patience. Je suis plus proche de mon retour que je n’étois l'année passée. Tout finit, les disgraces aussi-bien que les bonnes fortunes ; il ne faut que vivre pour voir cela, et je me porte le mieux du monde38.
33Plus que leur propos éminemment répétitif, c’est leur répétition qui importe. Non seulement, Bussy-Rabutin met son lecteur futur en appétit par des effets d’annonce, mais il les répète à n’en plus finir. Ce publipostage auquel il se livre confine même à ce qu’on appelle aujourd’hui du spam. Chaque courrier est l’occasion de glisser un mot sur les Mémoires, pour en dire l’indisponibilité, mais pour en rappeler l’existence.
Conclusion
34En définitive, Bussy-Rabutin est un exemple quasi parfait et particulièrement moderne de tentative de s’assurer un succès social en se fondant sur les recettes du succès commercial. Un véritable système marketing, qui établit une chaîne – prise à rebours dans cet article – allant du teasing à la présentation d’un produit ultra-valorisé, au feedback ou à l’illusion de la possibilité d’un feedback par les lecteurs, à la publicité assurée par une série d’échantillons distribués à des influenceurs en échange de leurs discours, et enfin, par l’aboutissement du succès dans un espace paradoxalement privé : le cabinet du roi, seul à faire ou à défaire l’unique succès auquel doit prétendre un aristocrate français : être en grâce, être à la cour, exister aux yeux du roi.