Colloques en ligne

Alexandre Moatti

Retour sur quelques interprétations politico-écologiques de Ramuz

Review of a certain number of politico-ecological interpretations of Ramuz

(A la mémoire d’Alexandre Schild, 1951-2022)

1Le sujet des interprétations éco-politiques de Ramuz (ou de l’éventuelle impossibilité de telles interprétations) a déjà été passablement discuté, par d’excellents auteurs1. Nous n’ajouterons rien ici, sauf une remise en contexte de ces interprétations dans l’histoire des idées, en procédant par tableaux divers, nous appuyant sur ces auteurs et sur Ramuz ; tout en ayant à l’esprit, au long de l’article, que Ramuz lui-même a récusé toute forme d’interprétation politique :

On assiste, d’autre part, en politique, à un bizarre phénomène de polarisation […] On est de « gauche » ou de « droite ».

Qu’il le veuille ou non, l’écrivain, aujourd’hui, est immédiatement classé ; par les critiques, par les lecteurs, par ceux-là mêmes qui ne l’ont pas lu, et classé en vertu des « instructions » qu’on trouve chez lui ou qu’on croit y trouver.

La cause de l’indépendant est une cause très solitaire. J’ai mis beaucoup de temps à voir qu’être seul est un grand luxe qui se paie cher […] 2

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2Mais commençons néanmoins, puisque certains l’ont fait, et qu’il y a là matière à analyse. À tout seigneur, tout honneur (nous parlons de la phrase qui suit) : « La nature est à droite, l’homme est à gauche » ; ce leitmotiv, politico-écologique s’il en est, en vient à résumer Ramuz pour certains. S. Pétermann a déjà fait un sort à cette citation erronée et tronquée, en rétablissant la citation complète et correcte3. Il est nécessaire, toujours et encore, de le faire avec lui, et d’en tracer une possible histoire :

L’homme de la grande ville est à gauche, c'est-à-dire que l’homme de la grande ville cherche à s’évader. La terre est à droite ; elle est ce qui retient, elle est ce qui empêche ; par là, elle humilie l’homme de gauche. La terre est conservatrice ; lui, il est révolutionnaire, c’est-à-dire qu’il s’insurge contre les nécessités de la nature humaine4.

3Nous compléterons cependant Pétermann, en dialogue amical avec lui, par une phrase moins élaborée de Ramuz, plus proche de la courte phrase, et plus sujette à raccourcis :

Si je mets la nature à droite et l’homme à gauche : dirons-nous qu’on puisse aller indéfiniment à gauche5 ? 

4À l’heure où Google ni Google Books n’existaient comme moyens de vérification, d’où ont pu venir les raccourcis ? Le personnaliste en chef, Emmanuel Mounier (1905-1950), à l’époque très à la mode, assez influent et lu – lui-même grand lecteur, et ayant sans doute lu les essais de Ramuz récemment publiés, fait le plus grand raccourci, en n’en retenant que la moitié. Du haut de sa trentaine, il écrit en octobre 1936 dans un contexte très marqué :

« La nature est à droite », écrit Ramuz. La mystique du paysan et du retour à la terre que développe l’Allemagne nationale-socialiste n’est pas seulement un moyen de lutte contre l’ouvriérisme marxiste ; elle se rattache à la mystique de la race, que le paysan contribue plus que tout autre à maintenir pure loin des villes : il est la source intacte du sang allemand, le dépositaire de ses vertus et de sa prolificité ; contrairement à l’ouvrier, il n’est pas issu du capitalisme (W. Darré) ; plus encore : il est considéré comme une sorte de prêtre en participation sacrée avec la terre nourricière6.

5Convoquer Ramuz non pas en défense, mais même à l’appui d’une analyse du national-socialisme, dans le même paragraphe que l’idéologue nazi Darré, il fallait le faire... Sans doute faut-il se remettre dans le contexte de 1936 pour l’expliquer, et l’excuser. Et encore.

6Indépendamment de ce contexte, la phrase tronquée (« La nature est à droite, l’homme est à gauche ») poursuivra son chemin, reprise telle quelle sans vérification, d’un auteur à l’autre – et non des moindres : chez des politologues et historiens, René Rémond (Les droites en France (1954-1982), 1e éd. 1954) ou Jean-François Sirinelli (Histoire des droites en France, 1992) ; par Simone de Beauvoir dans un assez faible article polémique (« La pensée de droite aujourd’hui », in Privilèges, Gallimard, 1955)7. Mais c’est surtout l’homme politique socialiste Jacques Delors qui contribuera à la faire connaître dans une émission de télévision française de grande écoute (L’Heure de vérité, 1990), où il mentionne la phrase (tronquée) de Ramuz, en précisant qu’il la cite (trop ?) souvent.

7L’histoire de cette phrase chiasme, si facile, si malléable, est à poursuivre… et elle n’est sans doute pas terminée.

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8Dans notre deuxième tableau, nous quittons le xxe siècle (nous y reviendrons – c’est là que nous nous sentons le mieux), pour examiner d’autres surinterprétations, ou interprétations erronées, dans notre époque récente. Notamment dans la presse suisse, qui invoque le Ramuz national à tout propos écologique. C’est frappant, notamment pour un observateur extérieur – français, ou franco-suisse : et cette répétition devient elle aussi objet d’étude.

9En 2017, le quotidien Le Temps titre « Ramuz et la fin de notre monde »8. À propos d’un appel de quinze mille scientifiques sur l’effet de serre, et la mention de poussières fines toxiques à New Delhi, le journaliste mobilise Si le soleil ne revenait pas (1937), comme une possible fin du monde. L’article n’est pas à une contradiction près : il évoque « les peurs irrationnelles » (au cœur du roman de Ramuz en effet), mais est-ce bien ce à quoi on aurait à faire aujourd’hui ? Autrement dit, l’invocation de Ramuz se fait fort mal-à-propos, puisqu’elle semble qualifier les positions contemporaines du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) et des scientifiques comme des peurs irrationnelles ! L’autre contradiction est que finalement le soleil revient chez Ramuz et tout se finit bien (puisqu’en effet la crainte de ces montagnards était irrationnelle) : or le spectre de la catastrophe écologique demeure, lui, menaçant ! On pourrait difficilement imaginer invocation plus erronée.

10Dans un article de 2019, « C. F. Ramuz avait imaginé une fin du monde caniculaire », 24 Heures, dans la rubrique « Livres »9, Michel Audétat détaille la trame de Présence de la mort (1921, à l’occasion de la canicule de cette année-là). L’ouvrage est mis en parallèle avec d’autres ouvrages évoquant, eux, la pollution et la planète surexploitée… tandis que le roman de Ramuz est fondé sur un accident de gravitation terrestre, qui rapproche notre planète du soleil. L’auteur de l’article rappelle bien évidemment cette cause – somme toute très différente – mais peu importe puisque l’essentiel est finalement d’évoquer… la fin du monde. Disparition du soleil, trop grande proximité du soleil : tout est bon à prendre chez Ramuz.

11En 2020, un article du Temps10 évoque Les signes parmi nous (1919) et la grippe espagnole de 1918-1919, en parallèle à l’épidémie de COVID de 2020. L’article n’encourt pas les mêmes reproches que les précédents : mais il est intéressant de voir la figure de Ramuz, précurseur là aussi, mobilisée par la grande presse suisse.

12Dans un tout autre registre, politique notamment, et en France, Ramuz a récemment été mobilisé par des revues conservatrices antimodernes classées à droite, comme Limite revue « d’écologie intégrale », ou Philitt Philosophie et Littérature, avec des titres comme « Charles Ferdinand Ramuz : véritable écrivain des gens ordinaires ? »11, ou « La métaphysique paysanne de C. F. Ramuz »12 – ce dernier article tirant l’interprétation de Ramuz vers « une foi ramuzienne » ou « un matérialisme pieux », mâtinés d’un paganisme souvent cher à ces tendances de droite radicale, qui viennent trouver ce qu’elles cherchent chez Ramuz. À l’inverse, le philosophe Olivier Rey, parfois proche de ces courants, propose Une question de taille (2014), où il convoque Illich, mais non Ramuz dont le titre Taille de l’homme (1933) et la problématique qu’il développe – très proche de la sienne – eussent pu l’inspirer.

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13Quittons ce ton volontiers persifleur, très xxie siècle lui aussi, pour revenir à notre cher xxe siècle – celui qui a produit Ramuz et son œuvre. Notamment à l’article de 1937 de Bernard Charbonneau « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire ? », qui contient cette phrase, quasi assimilable à la Genèse : « À l’origine, il y a Ramuz.13 » En fait, la partie de l’article de Charbonneau concernée est « le sentiment de la nature dans la littérature contemporaine »: sans doute ne faut-il pas, là encore, surinterpréter Charbonneau comme lecteur en 1936-37 des récents essais de Ramuz – plutôt de ses romans, antérieurs (il évoque « les héros de Giono et Ramuz »).

14Mais, indépendamment de Charbonneau, ce qui nous importe ici est le fond de cette phrase. Ramuz peut-il vraiment être considéré comme étant à l’origine ? Oui et non, et d’ailleurs peu importe : la question est plus importante que la réponse, et nous amène à faire une généalogie des idées à propos de celles exprimées par Ramuz. Elles concernent plus son rapport à la technique que la nature stricto sensu ; cependant ces deux plans ne sont pas isolés l’un de l’autre, et sont même assez étroitement dépendants. Nous avons dressé dans notre article de 201914 la généalogie de certains de ces arguments, précisons-la ici, sous forme d’énumération :

La guerre, devenue technique, est menée par des hommes invisibles pressant un bouton là-haut ou ailleurs (ex. avions bombardiers, drones télécommandés) ; Ramuz (1943, Journal, 1939-1942), Charbonneau 1945, Bernanos 1947.

L’humanité n’a plus besoin de génies, la technique c’est celle de l’homme moyen, de M. Tout-le-Monde ; Ramuz (Remarques 1928-30), Ellul 1954.

Car les besoins sont infinis. On les fait naître les uns des autres ; Rougemont 1928, Ramuz 193115, Bernanos 1947.

La machine (du tracteur mécanisé des années 1930 au microscope électronique des labos de recherche des années 1990) est médiate pour l’homme, le coupe de ses perceptions im-médiates (via l’outil, p. ex.) (« pouvoirs premiers ») (« l’outil est la continuation de la main ») ; Ramuz (Remarques 1928-30), Guénon 1945, Biagini & Carnino 2007.

L’homme ne s’aperçoit pas de ce qu’il perd avec le progrès technique ; pourtant tout gain se paie par une perte ; Rougemont 1928 ; puis Ramuz (Remarques 1928-30), Charbonneau 1937, Vaneigem 1967.

15On le voit, les filiations existent, et les ascendances sans doute aussi. Il est un autre argument majeur, qui nous avait échappé, et qui entre dans cette série généalogique ; c’est celui de la centralisation et de la concentration par la technique. Ramuz stigmatise la concentration géographique et de commandement induite par les centrales électriques, les industries… Ellul théorise cette idée la même année : « le moyen de réalisation de la concentration est la technique16 ». Ramuz insiste, percutant, avec un argument plus fort encore :

[…] la société tend à faire dépendre de plus en plus la vie des individus qui la composent de quelques « centrales » qui sont entre ses mains17 [nous soulignons]

16Les catastrophes humaines liées aux barrages hydroélectriques, en France et ailleurs, n’ont pas fait mentir cet argument. Et celui-ci reste un des arguments majeurs brandis par une gauche radicale anti-nucléaire (la possibilité pour un pouvoir de faire disparaître une partie de sa propre population, par mégarde ou non).

17Enfin, sur un autre plan, il est un argument que nous avons pu approfondir – nous le décrirons par l’oxymore La nature, terre d’industrie ?. Nous nous étions demandé dans notre article de 2018 s’il n’y avait pas une contradiction interne chez Ramuz quand il critique l’industrie (bolchévique ou capitaliste), sauf… en Suisse romande, où les fabriques horlogères et chocolatières seraient les meilleures, basées sur la qualité de la main d’œuvre (pour l’horlogerie) ou des herbages et laits (pour le chocolat). Sans dénouer la contradiction, et en guise d’explication complémentaire, on peut voir à nouveau à l’œuvre l’argument de la nature artificialisée par l’homme – c’est elle qui est bonne, et non la Nature originelle, plutôt mauvaise : argument marxien souligné par Alexandre Schild, et qui pourrait s’appliquer ici, au moins pour le chocolat – la Nature n’y est pour rien (la machine non plus !), c’est la nature artificialisée par l’homme (herbages, bovins) qui conduit à la qualité de la barre chocolatée.

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18Une dernière tentation de l’analyse d’un Ramuz précurseur pourrait être dans la phrase « N’avons-nous pas à craindre quelque terrible retour de manivelle ?18 ». Belle phrase, et belle image – d’autant que la manivelle est l’outil qui met en marche l’automobile, vecteur fordien par excellence de la modernité ; symbole, comme la locomotive, de la machine visible par tous.

19Et l’on pourrait compléter cela d’autres phrases de Ramuz, où l’homme est accusé de forcer la nature, qui n’est vue qu’en termes de ressources à piller, par « l’homme pirate19 » ; avec l’abolition des saisons en agriculture, et les engrais, qui de naturels deviennent chimiques. Alors l’on irait chercher à nouveau chez Ramuz, comme d’autres, ce qu’on souhaite y trouver, dans ce cas les phrases d’un précurseur, d’un « lanceur d’alerte » (pour parler xxie siècle) :

Jusqu’où la nature va-t-elle se laisser faire ?

[…] alors il faut que l’homme ou bien consente à son propre suicide, ou bien tout à coup tienne compte de certaines nécessités naturelles […]20

20C’est le propre de toute grande œuvre de pouvoir être interprétée à souhait – nous l’avons récemment souligné à propos de Jules Verne21. Mais enfin il faut choisir. Car Ramuz lui-même ne nous enjoignait-il pas de ne pas chercher à le récupérer, à l’interpréter politiquement ? C’est d’ailleurs la première Question qu’il se pose – qu’il nous pose – assez longuement, en 1935 ; peut-être la seule à laquelle il donne une réponse affirmée.

21Certes, la complexité et la subtilité de son œuvre, romans ou essais, sont telles qu’on peut l’interpréter de nombreuses manières. Que ses idées aient eu de multiples descendants, et de nombreuses confirmations, c’est indéniable ; comme elles avaient des ascendants, de Rousseau à… Marx.

22Mais donc, car il faut choisir, nous obéirons à Ramuz et n’irons pas plus loin dans cette voie de recherche d’un Ramuz « précurseur », « à l’origine », « lanceur d’alerte ». Lui préférant l’idée plus riche d’un homme libre, difficilement classable politiquement – penseur hors du commun, ayant saisi son époque dans nombre de ses dimensions, et grâce à cela visionnaire. Penseur est à nos yeux un qualificatif bien au-delà de philosophe, ou de romancier/essayiste, que nous n’appliquerions qu’à un certain nombre d’esprits choisis du xxe siècle, indépendants, non universitaires, souvent poètes, et non classables politiquement : Ramuz à l’égal d’un Romain Rolland, d’un Péguy, d’un Audiberti, ou outre-Manche d’un Orwell.