Ramuz technocritique. Le paysan séparé de la nature par la machine
A la mémoire de Stéphanie, et de notre amour de Ramuz
1Si Ramuz écrit en 1913 que « toute espèce de progrès mécanique aboutit au rétrécissement du geste et par conséquent diminue l’homme », c’est dans les années 1930 que l’écrivain développe ses propos antimachinistes, signale Vincent Verselle1, et prend acte de la disparition du paysan, conscient de ne pouvoir arrêter le cours de l’histoire. La présente contribution s’attache dans un premier temps à restituer la double focale, antagoniste, de l’écrivain, puis à le faire dialoguer avec différents auteurs, tout en soulignant l’idéalisation d’une ruralité finissante. Nous prendrons soin ensuite de replacer son œuvre dans le contexte technocritique de l’entre-deux-guerres. Tout en interrogeant la pertinence de l’analyse ramuzienne à l’heure de l’Anthropocène, nous questionnerons enfin la singularité de son positionnement face au paradis perdu de l’ordre éternel des champs. Avec Serge Audier, peut-on en effet affirmer que « c’est de Suisse romande que s’élève une protestation solitaire, mais emblématique, d’une sensibilité contre l’industrialisation de Terre » ?2
La fin des paysans
2Pour Ramuz, le paysan vit en symbiose avec les éléments de son milieu. L’un des personnages des Signes parmi nous souligne l’harmonie résultant du génie local :
Regarde pourtant comme tout est tranquille dans le pays ; regarde comme tout y est en ordre, regarde comme tout s’y explique. (...) Et c’est ainsi qu’il s’est trouvé que ce qui est posé sur le sol sort de ce sol, et les dehors et les dedans sont en étroit compagnonnage. (...) C’est ici le pays de la solidité, parce que c’est le pays des ressemblances.3
3Encore majoritaire vers 1850 dans la population helvétique, l’agriculture concentre le tiers des emplois au tournant du siècle. La proportion s’étiole lentement mais régulièrement jusqu’en 1950, où quelque 20% travaillent encore la terre, contre le double en Valais, où le secteur primaire n’est dépassé par les emplois industriels qu’au début des années 1950, soit près de trois quarts de siècle après l’inversion constatée au plan national. L’agriculture de plaine et celle de l’arc jurassien emportées tour à tour par la modernité, subsiste en effet pour quelque temps encore le bastion alpin :
Tel a été le paysan primitif, tel il subsiste dans quelques vallées valaisannes, où d’ailleurs il est en train de disparaître. On voit encore en Valais, dans certains villages reculés ou haut perchés, des paysans qui se nourrissent et s’habillent par leurs propres moyens : c’est-à-dire qu’ils ont bâti leurs maisons avec la pierre de leurs carrières et le bois de leurs forêts, ce qui est le commencement, n’ayant importé du dehors aucun des matériaux qui leur faisaient besoin (…).4
4Le développement de la chimie, de l’aluminium ou des installations hydro-électriques transforme le Vieux Pays. Dans Vues sur le Valais, Ramuz rend compte de l’inéluctable issue du « long Moyen Age » (Jacques Le Goff): « Le paysan est arraché à son ménage primitif et, attiré qu’il est par l’appât d’un salaire supplémentaire, quitte ses chèvres et son coin de vigne pour être enfermé huit heures durant dans de grandes halles mécaniques, faisant ainsi un saut de vingt siècles dans le temps »5. Conservateur et garant du temps immobile, le paysan faillit, impuissant, à sa « mission ».
Un monde rural idéalisé
5« J’ai appris à connaître ainsi ce que c’est que le travail manuel, dont la plupart des intellectuels qui en parlent ignorent tout », tient à rappeler Ramuz à l’aube de la soixantaine6. Si l’adolescent sème, bine ou fauche à la ferme paternelle de Cheseaux, cela suffit-il à lui accorder crédit dans sa façon de peindre la vie paysanne ? Il nous semble au contraire nécessaire de mettre en doute ses représentations du monde agricole conditionnées par sa posture de lettré qui ne lui évitent pas l’écueil dont il tient à se prémunir dans Découverte du monde.
6Le discours ramuzien s’inscrit dans la « doctrine ruralisante » ou les « nostalgies agraires »7 qui irradient la culture politique helvétique dès la fin de la Belle Epoque – tel le christianisme social de Leonhard Ragaz du côté catholique – et culminent avec l’Anbauschlacht du conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen. L’Almanach perpétuel de La Forcla, la pastorale d’Albert Sautier (1946)8, mais surtout la loi fédérale sur l’agriculture (1952) en perpétuent l’héritage symbolique et matériel. Alors que Ramuz observe en quasi-ethnographe les travaux et les jours de la communauté de Chandolin dans Le village de la montagne (1908), on s’étonne de ce qu’il n’ait que si peu de mots sur les conditions de travail des hommes de la terre – ses personnages ne s’expriment pas à ce sujet –, dont il s’évertue en revanche à louer l’autarcie, la solidarité, la frugalité. Or, il n’a pas pu ne pas en voir les « duretés »9, ni la pauvreté.
7Comptant parmi les différents subalternes de la discipline historique, les paysans ont laissé peu de traces écrites susceptibles de renseigner sur le vécu de leur quotidien – à une exception notoire s’agissant de la Suisse : la découverte d’une richesse inouïe d’un journal retrouvé par hasard en 2012, contenant 2100 pages tenues par un petit paysan de 1817 à 186610. Il convient donc de mobiliser d’autres sources pour pallier l’absence de réflexivité sur leurs pratiques. « La vie était dure »11, confie à Bernard Crettaz Robert Rouvinez, conteur de son village de Grimentz, qui, au soir de sa vie, ne souhaite toutefois pas un retour en arrière : « Mais alors on ne souffrait pas, on n’avait rien vu d’autre. On avait à manger, on travaillait comme des bêtes du matin au soir »12. Vantée par Ramuz, la structure communautaire n’empêche ni les « convoitises parfois exacerbées »13, ni les écarts de richesse, ni la domination des nantis. La tisserande évolénarde Marie Métrailler dénonce de son côté un monde paysan qui écrase femmes et enfants14.
8A travers le récit d’un anonyme né en 1910 dans un village au pied du Jura, Janine Massard donne dans Terre noire d’usine – au sous-titre particulièrement opportun pour notre étude – une vision plus objective de la réalité agricole. « On a trop souvent privilégié l’image d’un peuple paysan « sain, joyeux, pieux », regrette-t-elle dans son avant-propos, tenant à éclairer « la partie restée dans l’ombre »15. Comme le relève Pierre Bourdieu dans l’une de ses études de sociologie rurale réunies dans son émouvant Bal des célibataires, « dominées jusque dans la production de leur image du monde social et par conséquent de leur identité sociale, les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées »16. Faisant également sienne la démarche de Bourdieu (on peut aussi songer à la caméra de Raymond Depardon et sa trilogie Profils paysans, étalée de 2001 à 2008), l’autrice de La petite monnaie des jours donne la parole aux gens sans histoire. L’alcool est un fléau qui ronge la campagne, et avec lui la brutalité, omniprésente, qui « s’exerçait contre les femmes, contre les gamins, contre les bêtes. Elle se manifestait quand les hommes avaient bu, et beaucoup d’hommes buvaient, et ils buvaient beaucoup et n’importe quoi, souvent »17. Les épouses ne sont rien d’autre que de « vraies esclaves », qui « besognaient comme des forcenées »18, silencieuses, car habituées : « Leurs pères, leurs grands-pères avaient fait pareil. Alors... »19 Les suicides sont légion – « il y en avait, et combien »20. La solidarité vole en éclats, comme ce jour de la cession d’un pré où le vendeur scie les deux pommiers qui s’y trouvent. « Quand on lui a demandé pourquoi il avait fait ça, il a répondu qu’il avait vendu le terrain, pas les arbres »21. Le principal informateur de Massard évoque à plusieurs reprises la pénibilité, elle aussi minorée chez Ramuz, des « culs-terreux » ainsi nommés et méprisés par les citadins : « Il y avait de quoi : tous les travaux se faisaient avec les bras et certains le cul près de la terre, je pense à la récolte des pommes de terre. (...) Si la terre était détrempée après une série de pluies, on faisait ça dans la boue. L’arrachage des betteraves était salissant aussi »22.
9Nous pouvons faire l’hypothèse que l’occultation de pans entiers du quotidien paysan – souvent circonscrit chez Ramuz à l’agriculture de montagne, alors que dès la fin du xixe siècle le Plateau recense de grandes exploitations – sert un propos « à thèse » : l’enjoliver permet de noircir d’autant plus vivement la critique de l’univers de la machine que celui-ci se trouve au demeurant lui aussi réduit au « territoire » de la seule méga-usine. Dans un « grand petit livre » consacré à la première industrialisation en terre helvétique, Laurence Marti souligne la propension des historiens de la classe ouvrière à « charger » la misère du prolétariat, au prix d’une lecture trop marxisante volontiers misérabiliste, et réhabilite la pénibilité du travail agricole, qui n’a pas retenu une attention équivalente des spécialistes. Comme chez Ramuz, le statut trop idyllique du paysan-ouvrier ne résiste pas à la réalité23. L’analogie avec l’œuvre d’Albert Anker n’apparaît que trop tentante malgré la distance temporelle. Selon Annette Donnier-Troehler, l’artiste bernois représente « une paysannerie en dehors de la réalité rurale de la deuxième moitié du xixe siècle. En effet, le paupérisme, l’émigration et les fléaux tels que l’absinthe (…) sont à quelques exceptions près absents de ses toiles »24. Pour l’ethnologue et historienne d’art, le peintre utilise la figure du paysan à fin d’exprimer une éthique sociale fondée sur « le sens de la famille, le respect de la hiérarchie sociale et (…) la solidarité au sein de la communauté villageoise »25, là aussi fantasmée.
L’ère de la machine : horizons et regards pluriels
10On sait les critiques à l’encontre de la technique et du soviétisme stalinien dans Taille de l’homme, publié à la fin du premier plan quinquennal, lequel vise à faire sortir, des mots mêmes de son auteur, l’URSS de sa « technique arriérée, parfois médiévale »26. C’est le « Grand Tournant ». « La nature est supprimée, elle le sera de plus en plus »27, avance Ramuz, au fait de la transformation pharaonique ou prométhéenne (voies ferrées, routes, grands canaux, centrales hydro-électriques, sidérurgie, mines d’or et de minerais) en cours au-delà de l’Oural. Là où le paysan compose avec son milieu et s’intègre au cosmos, l’Homo novus stalinis trouve en Descartes une filiation putative : la domination et la possession du monde. Un bouleversement rendu possible par le déplacement de la foi vers le Veau d’or de la modernité : « Les Soviets disent : “Il n’y a pas de Dieu ”; c’est pourquoi ils aiment la machine »28. Pourtant, si l’Europe et Ramuz savaient… L’industrialisation à marche forcée de l’URSS repose, en effet sur une formidable régression technique, le retour de l’« âge de la brouette », selon l’expression fameuse de Varlam Chalamov. Dans ses Récits de la Kolyma (1966), l’ancien détenu voit en elle « une défaite, une humiliation qui suscite la haine et le mépris de soi-même »29. Le goulag, au cœur du système économique soviétique, réalise le grand écart entre le progrès auquel concourent les zeks en développant le pays et l’archaïsme de ses techniques. La déshumanisation de ses détenus s’accompagne d’une autre civilisation à rebours. « Si la faucille et le marteau étaient les symboles du Parti communiste soviétique, la pelle, le pic et la pioche, dont l’invention remonte à l’âge de la pierre »30, les grues en bois, l’absence de marteau-pilon ou de tronçonneuse composent le paysage des camps. En 1938, selon une note du vice-ministre des Affaires étrangères, la moitié des tracteurs y sont en panne31.
11« Ni radical, ni même libéral (…), mais d’aucun bord », ainsi qu’il se définit dans une lettre à Henry-Louis Mermod32, Ramuz rejette toutefois l’anticommunisme viscéral d’un Georges Rigassi, rédacteur en chef libéral de la Gazette de Lausanne, qui voit dans le bolchevisme non « une idéologie (…) singulièrement cohérente et complexe »33, mais une « peste sociale » et la « négation de la civilisation chrétienne »34.
12En 1935, Ramuz perçoit dans Questions n’être « qu’au début de cette exploitation industrielle de la nature »35, et s’interroge :
Mais que deviendra le paysan et qu’est-ce que va devenir la campagne quand précisément la culture sera industrialisée ? (…) La ville envahit la campagne et (…) l’envahira de plus en plus avec ses machines et ses habitudes, car les garages qui se répandent le long des routes sont de la ville, les pompes à essence de la ville, et la vitesse des autos de la ville. 36
13L’antagonisme entre le paysan et la machine apparaît nommément dans un article éponyme livré au Figaro en 1942 : au premier la lenteur, l’outil « organique », les aléas météorologiques, la production saisonnière ; à la seconde la vitesse, l’intervention d’un corps étranger, la maîtrise scientiste du ciel et l’affranchissement des contraintes biologiques. Un an plus tard paraît Vues sur le Valais. C’est désormais « l’époque de la grande industrie », caractérisée par le « conflit entre la nature et l’homme » ou, en d’autres termes, le « contraste entre l’élémentaire et les dernières inventions d’une science tout utilitaire (…) »37.
14On retrouve des traces de la critique de l’industrialisation sous l’angle de la défense du monde agricole dès le dernier tiers du xixe siècle. Elisée Reclus craint que les changements qu’il observe dans les immenses exploitations de plaine du Grand-Ouest américain et qui bouleversent le rythme des travaux agricoles n’atteignent l’Europe à terme. « On vous attachera à quelque machine de fer, fumante et stridente, et tout enveloppés de la fumée de charbon, vous aurez à balancer vos bras sur un piston dix ou douze mille fois par jour. C’est là ce qu’on appellera l’agriculture », prophétise-t-il en 1872 dans à mon frère le paysan, au moment où la révolution des transports ferroviaires et maritimes met en concurrence les régions productrices de céréales et de chair animale du monde entier.
15L’année même où se fonde en France la Société pour la protection des paysages (1901), Edouard Rod nourrit une réflexion annonciatrice du Heimatschutz sur les séquelles de la ville industrielle pour la survie de l’agriculture de montagne. Le tourisme
a créé une industrie dont le rapide développement transforme du tout au tout les conditions d’existence des populations montagnardes. (…) Quels affreux massacres (…), quels insolents défis jetés à la nature (…)! (…) La création de ces « stations » (…) est suivie, à bref délai, de la construction de chemins de fer (…). Quand on aura transformé nos cantons alpestres en faubourgs de grandes villes, avec des boulevards où les cars électriques se succèderont comme à New-York et des usines aux pieds des cascades.38
16Comme chez Ramuz, la beauté est indigène, et c’est l’extérieur – ici les Etats-Unis – qui la menace. Lors du 2e Congrès international pour la protection des paysages, tenu à Paris en 1909, le délégué allemand pointe lui aussi du doigt « les extravagances du capitalisme et de l’américanisme »39. En 1925, Stefan Zweig déplore que Paris soit « aux trois quarts américanisée ». L’Europe n’est plus que colonie américaine, et la machine dénature son essence : « In Wirklichkeit werden wir (…) Knechte einer der europäischen im tiefsten fremden Idee, der maschinellen »40. Dans Le cancer américain (1931), Robert Aron et Arnaud Dandieu traitent le Nouveau Monde – cette « civilisation de techniciens, où le savant n’est qu’un outil comme les autres, tout au plus une machine-outil » – de « pays élu du productivisme béat »41. En 1932, le chansonnier Gilles désigne lui aussi délibérément le Nouveau Monde dans Dollar : « Autos, phonos, radios, machines, / Trucs chimiques pour faire la cuisine / Chaque maison est une usine / Standard. » En 1933, un commerçant français de retour de l’Oural renvoie dos à dos les deux figures de la modernité dans la presse helvétique : « Le dieu soviétique n’est ni Marx, ni Lénine, mais bien Ford, le père de la production de masse, d’une mécanique déchaînée, désordonnée. Saint-Dynamo et Saint-Tracteur, voilà les nouveaux saints soviétiques. (…) Les communistes les plus purs emploient les méthodes du capitalisme le plus excessif (…) »42.
17Il y aurait lieu de questionner spécifiquement la centration (certes relative) de Ramuz sur le machinisme soviétique. S’agit-il d’une simple question de chronologie, la « nouveauté » à l’Est attirant davantage l’attention que l’« usine mère » américaine ? de la fascination exercée par l’URSS en Europe continentale, notamment auprès d’une partie de l’intelligentsia ? du poids de l’anticommunisme en Suisse ?
18À trop se focaliser sur la pensée antimécaniste, indispensable vu la dissymétrie socio-historique des points de vue mais négligeant le rapport de force réel, l’analyse court le risque d’une lecture réductrice. En l’absence regrettable d’un tableau sur la réception diachronique du progrès en Suisse, nous revendiquons l’impératif d’un regard pluriel. Politicien radical, professeur de chimie, cofondateur de la Chronique agricole (1888), Ernest Chuard, futur directeur de la Station viticole de Lausanne puis de l’Ecole d’agriculture vaudoise (et élu surprise au Conseil fédéral en 1919), fait œuvre de vulgarisateur et fait office de contrepoint à Rod en estimant en 1901 que
l’industrie des machines fournit [au paysan] à des conditions inespérées, un outillage avec lequel il réussit à vaincre même les difficultés de notre sol irrégulier. Les faucheuses sont devenues populaires, les faneuses le deviendront aussi et d’autres machines ensuite, permettant de diminuer toujours plus ce facteur inquiétant du prix du travail. 43
19Dans Terre noire d’usine, Massard rend compte de son côté du scepticisme sinon du sarcasme de la population des campagnes vis-à-vis des inventions techniques. « Au village, quand les vieux voyaient passer une bagnole, ils disaient : “Hé, voilà une voiture sans chevaux ! ” Une voiture sans chevaux, avec des pneus qui crevaient pour un oui, pour un non. Entre ça et l’allumage, elles avaient bien du mérite à circuler, ces bagnoles-là. » Quant au goudronnage de la route, il « avait été la cause de nombreuses disputes entre partisans et ennemis du progrès. (...) Les plus pauvres étaient les plus hostiles : ils n’y voyaient que diableries et compagnie »44. De quoi corroborer le constat d’Henri Mendras, dans son ouvrage classique La fin des paysans, sur les réticences à l’innovation dans le monde rural, en lien notamment avec la pression du groupe : « L’essai d’une nouveauté par un paysan créait à proprement parler un scandale : il se croyait donc plus habile que ses pères, plus malin que ses voisins (…) »45. Un ethos dont les racines plongent au Moyen Age. Selon Jacques Le Goff, nul secteur sans doute « où (…) l’horreur des « nouveautés » n’ait agit avec plus de force antiprogressiste que dans le domaine technique. Innover était (…) un péché. Il mettait en danger l’équilibre économique, social et mental »46 : une stabilité que Ramuz promeut lui aussi.
20Sans le réduire à un écrivain de la ruralité, nous formulons l’hypothèse que Ramuz se montre technocritique quand la machine impacte le paysan, mais progressiste (en tous les cas bien plus ambivalent) s’agissant des rapports entre modernité et société. Songeons au cinéma (L’amour du monde, 1925), au chemin de fer (pour Rouge, « ça va quand même rudement vite, ces trains électriques, ça fonctionne bougrement bien ! »47), au béton armé (« le syndic Busset aimait ce qui est durable »48) et à l’électricité dans La beauté sur la terre (1925), ainsi qu’à la radio, « invention sublime »49 qui abolit les distances entre la Suisse neutre et sa voisine occupée, et permet ainsi de (re)créer cette Rhodanie à laquelle il aspire tant : « Jusqu’où aujourd’hui [la voix] ne peut pas atteindre grâce au miracle de la TSF ? » interroge-t-il précisément au micro, tout en regrettant paradoxalement la lourdeur du dispositif technique que nécessite la radio, qui altère en outre la voix du locuteur50. Recenser l’ensemble de son rapport à la technique dans son œuvre romanesque permettrait de tester l’hypothèse, mais représente une étude en soi.
L’entre-deux-guerres et la société technicienne : un pessimisme critique
21A différents égards, la Grande Guerre constitue la matrice du xxe siècle. Une guerre industrielle, synonyme de « brutalisation » (George Mosse), où l’on meurt dans les tranchées comme on produit dans les usines : à la chaîne, qui recourt massivement à la mécanique comme à la chimie, et à l’issue de laquelle les opinions sur la société technicienne se multiplient. Dès avant la guerre, Walter Rathenau prophétise « Die Präponderanz der Technik als wichtigste Erscheinung unseres Lebensalters », rapporte Zweig, pour lequel « wird der stahlfarbene Kolben des mechanischen Betriebes, die moderne Weltmaschine, sichtbar. (…) Seien wir uns klar darüber ! Es ist warscheinlich das brennendste, das entscheidenste Phänomen unserer Zeit. »51
22Nihil novi sub sole : depuis la première industrialisation, « parallèlement à l’enthousiasme et à la célébration des techniques, la méfiance, la crainte et la haine n’ont cessé de s’exprimer », même si « pendant longtemps, l’histoire héroïque des techniques s’est intéressée exclusivement aux réussites, aux innovations victorieuses et aux nouveautés, alors que ce sont souvent les échecs et la persistance d’objets anciens qui l’emportent », démontre François Jarrige dans Technocritiques52, auquel nous recourons abondamment. C’est dans ce contexte socioculturel élargi dans l’espace comme dans le temps qu’il s’agit en effet de comprendre le développement de la pensée ramuzienne dans les années 1930.
23Le pessimisme et un profond désarroi, marginaux à la Belle Epoque, gagnent alors le champ intellectuel, y introduisant une rupture dans la représentation jusque-là héroïque des techniques. Au dire de Paul Valéry, la science est « déshonorée par la cruauté de ses applications »53, cependant que pour l’historien Jules Isaac elle a fait de l’homme un « titan » qui a pris « possession du globe soudainement rétréci »54. Romain Rolland publie La révolte des machines (1921), qui asservissent les hommes, un an après que le dramaturge tchécoslovaque Karel Capek crée Rossum’s Universal Robots, où le néologisme apparaît. L’inquiétude atteint également des penseurs isolés aux Etats-Unis, tel Lewis Mumford (Technics and Civilization, 1934), cinq ans avant le succès fulgurant des Raisins de la colère de John Steinbeck, qui souligne l’aspect monstrueux des molosses motorisés comme de leurs conducteurs, qui font corps avec l’engin :
Les tracteurs (…) [,] monstres camus qui soulevaient la terre, enfonçant le groin, qui descendaient les champs, les coupaient en tous sens. (…) L’homme assis sur son siège de fer n’avait pas l’apparence humaine ; gant, lunettes, masque en caoutchouc sur le nez et la bouche, il faisait partie du monstre, un robot sur son siège. (…) Derrière les herses, les longs semoirs, douze verges en fer incurvées (…) au viol méthodique. (…) Le conducteur était (…) fier du tracteur qu’il ne possédait ni n’aimait, fier de cette puissance qu’il ne pouvait contrôler.55
24Si l’Amérique fascine, elle s’attire également l’hostilité des contempteurs du gigantisme et des dérives de la société de consommation. Le cinéma de Fritz Lang (Métropolis, 1927) ou de Charlie Chaplin (Les temps modernes, 1936) rejettent la société technicienne et font office de premiers chefs-d’œuvre du genre. La littérature d’anticipation (Aldous Huxley, A Brave New World 1932, George Orwell, Quai de Wigan 1937) participe de ce mouvement et atteint aussi le champ littéraire français. Dans Les hommes de bonne volonté (1932), Jules Romains fait dire au narrateur qu’« on ne trouve presque plus un imbécile capable de croire qu’une invention scientifique ou industrielle est un bienfait »56, alors que Georges Duhamel (Scènes de la vie future, 1930), dépeint la société américaine comme une incarnation de l’enfer (« Sur la querelle du machinisme », 1933).
25Jarrige distingue un autre courant, en quête de spiritualité, et s’exprimant à travers « la littérature régionaliste à son apogée ». Une œuvre « composite » produite par des membres d’une « aristocratie rurale réactionnaire » craintive que le progrès nuise à leur monde « patriarcal », mais aussi par des « écrivains-paysans »57. Ainsi Jean Giono (Lettre aux paysans, 1938) regrette-t-il que les hommes aient substitué, « à la conscience de leur propre grandeur, (…) la conscience de la grandeur des machines ». Henri Pourrat (L’homme à la bêche, 1939) invite de son côté le monde paysan à « renoncer à la mécanisation mortifère »58. Complétant Jarrige, Philippe Pelletier, géographe anarchiste, s’est intéressé aux non-conformistes, et notamment à L’Ordre nouveau, fondé en 1930 à Paris par Robert Aron et Arnaud Dandieu. Le groupe rassemble des jeunes intellectuels déçus du parlementarisme mais rebutés par le bolchevisme, qui créent le slogan « ni droite ni gauche » dans leur revue à l’été 1933. Leur critique du productivisme rejoint celle d’une fraction de La Jeune Droite, dissidente de l’Action française. Elle publie son manifeste dans Réaction d’avril 1930. « L’industrialisme, faisant du rendement la norme de toute chose, a jeté l’humanité moderne sous l’écrasante loi de la quantité et de la matière : or et machine. La liturgie de l’Homme-Dieu cède à la liturgie de la machine. »59 Aron et Dandieu en appellent, eux, à une « révolution spirituelle »60. Zweig s’inquiète lui aussi : « Die wahre Gefahr für Europa scheint mir im Geistigen zu liege. »61. Nous discuterons en conclusion dans quelle mesure Ramuz peut être ou non inclus dans cette déclinaison-là de la critique technicienne.
A l’heure de l’Anthropocène, la modernité de Ramuz en question
26Si, pour paraphraser Marc Bloch, il n’y a d’histoire que contemporaine, la critique ramuzienne de la modernité n’a peut-être jamais résonné si fort que depuis que le climat s’est invité, en discours et non en actes, à l’agenda politique, économique ou médiatique. Le titre du présent colloque en est le reflet. La destruction dramatique de la biodiversité, la déforestation, l’épuisement des ressources naturelles, l’appauvrissement des sols, l’acidification des océans comme le dérèglement climatique permettent de relire l’écrivain vaudois à l’aide de lunettes actuelles. A ce titre, il s’inscrit pleinement dans son époque tout en la dépassant totalement62, à la façon d’un Friedrich Dürrenmatt dont Peter Brook disait qu’il était « un homme de son temps et de tous les temps »63.
27Après avoir exprimé sa défiance dans le progrès, Ramuz s’interroge dans Questions : « Mais jusqu’où la nature va-t-elle se laisser forcer ? est-ce qu’elle ne se vengera pas un jour ? »64. Il réitère ses doutes quelques années plus tard : « Il est impossible de prévoir encore les conséquences d’une révolution (car c’en est une) qui n’en est qu’à ses débuts. Jusqu’où, d’ailleurs, la nature va-t-elle se laisser faire ? »65 Sa dénonciation du matérialisme – « la nature n’est plus qu’utilité et profit »66 – le conduit à accuser un « homme pirate » se livrant à une authentique prédation de toute forme de vie, « la terre, la mer, le ciel, et tout ce qu’ils contiennent, minéraux, plantes et animaux »67.
28La lucidité de Ramuz témoigne d’une prise de conscience aujourd’hui encore largement minoritaire des enjeux liés à la technique saisie comme « fait social total ». La 5G, la mobilité électrique ou l’incantation au numérique – annonciatrices de nouvelles calamités environnementales – échappent à une compréhension holistique du système technique dans son rapport au monde social, et continuent à être perçus comme des solutions au problème écologique, alors qu’ils l’accentuent. La nature vengeresse n’est plus une figure de style, mais une réalité : feux de forêt (d’aucuns parlent de Pyrocène), assèchement des cours d’eau, inondations, éboulements (la « grande peur dans la montagne » prend désormais une tout autre signification), détachements de glaciers, pandémie forment désormais le quotidien terrien. Qu’aurait pensé de Ramuz de la Révolution verte et plus généralement de l’agro-industrie ultramécanisée, libre-échangiste, intensive, à hauts rendements, recourant massivement à la chimie, épuisant les sols et épuisant les nappes phréatiques, détruisant la santé des travailleurs agricoles et proposant des produits nocifs sur le plan sanitaire, standardisés et sans saveur ? En prise directe avec l’actualité politique nationale, quelle aurait été sa position vis-à-vis des initiatives anti-pesticides ou contre l’élevage industriel ?
29Sa hauteur de vue le range assurément parmi les visionnaires de la modernité, à l’instar d’un Albert Camus dès Hiroshima. Mais grande est la tentation de l’anachronisme, et, depuis la position confortable de celui qui connaît la « fin de l’histoire » – l’illusion rétrospective –, de récupérer sa « sensibilité pré-écologiste »68 pour en faire l’un des hérauts avant l’heure de l’écologie – le classerait-t-on dans la catégorie des écologistes politiques ou celle des environnementalistes ? – ou de la décroissance. D’une part, en matière d’écocide, les « jeux ne sont pas faits » de son vivant. Conceptualisée tout récemment69, la « Grande Accélération » ne démarre qu’après la Seconde Guerre mondiale. En outre, Ramuz meurt avant d’avoir pu bénéficier des apports des premiers écrits importants de l’histoire environnementale (notion elle-même récente), dus à Fairfield Osborn (La planète au pillage, 1948), à Roger Heim (Destruction et protection de la nature, 1952), à Rachel Carson (Printemps silencieux, 1962) ou à Jean Dorst (Avant que nature meure, 1965). D’autre part, et/ou en conséquence, il est permis de faire l’hypothèse que sa Weltanschauung, nonobstant la justesse de ses observations et son « regard d’épervier » (ici, on l’a vu, pris à défaut puisqu’orienté sinon déformant) résulte davantage de la conjonction d’une sensibilité, d’une intelligence et d’une rhétorique que d’un savoir proprement scientifique auquel ni sa formation (ni ses lectures ?), ni l’état des connaissances en son temps ne lui donnent accès. A la Chute d’un monde paysan dont il prend congé fait écho le regard désabusé de Zweig devant la mécanisation de son époque, qui parle de « Niedersturz » (déchéance)70.
Face au déclassement anthropologique, un humanisme organique et utopique ?
30Dépositaire de la « durée » et la « continuité »71, le paysan d’Hésiode et de Virgile participe à travers son tour de main ancestral à la poétique du monde et se soumet avec humilité au cycle des saisons. L’avènement de la machine signifie l’entrée en lutte de l’homme avec la nature et son harmonie. Depuis le mitan du xixe siècle, la Suisse s’est engagée dans la voie progressive mais irrémédiable de l’industrialisation. Face au sentiment d’une rupture d’ordre civilisationnel croît la propension de lorgner, nostalgique ou non, un âge d’or paysan antérieur. Pour Gaston Cherpillod, Ramuz, « haïssant le présent, redoutant le futur, (…) se retourne vers le passé et (…) se désole »72, car le technicisme, communiste ou non, retire à l’homme « sa taille et sa grandeur »73, le « déclasse » et provoque une « perte irréparable »74.
31Séduit par ce qui s’inscrit dans le (très) long cours, mais tenant à échapper à l’estampille de réactionnaire75, Ramuz livre une analyse désenchantée – « Vous allez, assure-t-on, disparaître »76, lance-t-il aux paysans – laquelle, pour Audier, « se déploie dans un horizon religieux » et s’y limite77. La perte du sacré se manifeste dans les changements rapides qu’il rapporte dans Vues sur le Valais. « [Le paysan] qui maniait la fourche ou le sécateur sous le soleil du bon Dieu, le voilà maintenant sous cet autre soleil, les lampes électriques qui sont le soleil des hommes »78. L’ère des machines dégrade et métamorphose la transcendance. « Elevés avec l’idée que la terre était sacrée », les paysans condamnent l’arrivée du premier tracteur dans un village nord-vaudois en 1932. Vu son poids, il va « massacrer la terre, elle sera maudite »79. Ramuz conclut résigné et appelle de ses vœux à une cohabitation empreinte de « quelque respect » et de « quelque vénération même » entre l’homme et la nature80. Là où selon le marxisme la machine devait libérer l’homme, elle incarne ici un antihumanisme et induit une « séparation de l’homme au monde »81, littéralement, on l’a dit, « arraché à son ménage primitif » ou « à la tradition »82. Près d’un siècle plus tôt, Charles Baudelaire prophétise dans Fusées (1867) que « le monde va finir. (…) La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien (…) ne pourra être comparé à ses résultats positifs »83. Zweig trouve, lui, un modus vivendi entre tradition et modernité : « Séparons-nous à l’intérieur, mais non à l’extérieur : (…) reprenons toutes les commodités de la technique, (…) mais pas dans une résistance stupide et impuissante au monde »84. Sinon unique, la critique ramuzienne apparaît à tout le moins singulière, assurément religieuse, probablement inclassable : organique, panthéiste, cosmologique ? Et si elle rejoignait l’utopie libératrice de Chantal de Crisenoy, et sa condamnation d’un camp communiste qui ab ovo partage l’imaginaire capitaliste d’une agriculture hypermécanisée et sans paysans :
(…) Depuis plus d’un siècle maintenant, (…) au nom du progrès, les idéologues de la bourgeoisie, mais aussi la plupart des marxistes, prédisent un « monde sans paysans ». (…) Une même limite les borne : celle de la grande industrie. (…) L’homme déqualifié, déstructuré, normalisé, l’homme taylorisé (…) Le paysan est bien l’opposé (…). Il dit le temps passé où le producteur direct n’était pas encore séparé de ses outils. Mais il dit aussi le temps futur où les travailleurs se seront réapproprié les moyens de production, où le travail associé remplacera l’ordre des chaînes. »85
32Quelques mois avant la tenue du colloque qui nous a réunis au printemps 2021 est paru dans l’éclairante collection « Anthropocène » un ouvrage collectif (paysans, syndicalistes, militants de la coopérative) aux titre et sous-titre significatifs86, qui déploie un argumentaire visant à la mise en œuvre d’un idéal que la catastrophe sanitaire, sociale et environnementale de l’agriculture industrielle rend chaque jour plus nécessaire et urgent, et dont Ramuz peut revendiquer à titre posthume sa part de paternité.