Colloques en ligne

Melina Staubitz

L’eau ramuzienne : le mirage d’une passerelle vers l’absolu

Ramuzian waters: a mirage gateway to the absolute

1Ramuz, dans un des plans du texte « Le lac », en 1926, écrit en parlant justement du lac : « et là est la base de tout là est le commencement de tout là est l’origine »1. « Le lac », resté à l’état d’ébauche, est un des textes primaires dans le chantier commun de plusieurs romans ramuziens, dont L’amour du monde (1925), La beauté sur la terre (1927) et Le garçon savoyard (1936). Ces textes, rassemblés parfois sous la dénomination de « romans du lac »2, partagent non seulement un cadre, celui du lac Léman, mais se rejoignent également sur la thématique qui constitue leur base : la dichotomie entre une réalité tangible et une réalité autre, située dans un ailleurs, à laquelle un ou plusieurs personnages aspirent de tout leur être. Ce désir naît lorsque les personnages sont mis en présence d’image(s) de cette réalité idéale. Ancrées dans le monde réel mais s’opposant à la suffisance de ce dernier, ces images semblent, aux yeux des protagonistes ramuziens, faire signe vers l’ailleurs, et même le leur promettre.

2Dans L’amour du monde, trois messagers de l’ailleurs se côtoient. C’est, dans leur ordre d’apparition, d’abord un fou qui se prend pour Jésus-Christ, et qui convoque donc l’imaginaire religieux, à travers des récits prévisibles (nous revivons avec lui l’épisode de la rencontre avec la femme adultère, la pêche miraculeuse, etc.). Il amène dans la communauté un ailleurs, celui de la Judée, mais aussi un ailleurs métaphysique : c’est le passé dans le présent, la mort dans la vie. Sa présence suscite chez certains personnages de l’indifférence, chez d’autres une croyance : Mme Reymondin par exemple se laisse prendre au jeu des similitudes entre le fou et l’image qu’elle s’est construite de Jésus Christ et croit en une véritable parousie.

3Le deuxième messager de l’ailleurs est le cinéma que la municipalité installe dans la petite ville, la « machine à images »3 comme le dit Ramuz. Y sont présentés des films et des documentaires qui multiplient les mondes devant les spectateurs. Les images font leur chemin dans la tête de ces derniers, puis sont « projetées par eux dehors »4 et modifient leurs gestes et leurs pensées, comme l’écrit Ramuz dans un plan du roman. Déstabilisés par les images spectaculaires, les habitants en effet construisent un monde où le réel et le fictif se mêlent.

4Le troisième messager de l’ailleurs est Louis Joël, un habitant de la petite ville qui revient chez lui après de longs voyages. Il amène avec lui un ailleurs géographique, qu’il rend vivant aux yeux des enfants, puis des adultes, à travers des récits très imagés. Comme les récits cinématographiques et bibliques, ceux de Joël abolissent le temps et l’espace — mais lui-même s’oppose aux images fictives du faux Christ et du cinéma, et il insiste sur la réalité des siennes, sur leur rôle documentaire. Petit à petit, sa parole prend le relais de celle du cinéma et du faux Christ, puis elle s’élargit, elle passe de bouche en bouche et devient une construction collective. Joël a enseigné l’imaginaire à ses concitoyens.

5Dans L’amour du monde, l’imagination n’est pas une fantaisie, mais un moyen de connaitre le monde : c’est en effet sur un monde fermé, dans une sorte de « prison de l’ici », que les images de l’ailleurs font irruption et qu’elles « ouvrent une fenêtre sur le monde »5, comme l’écrit Ramuz — d’une manière spectaculaire, presque brutale. D’où une confusion pour les habitants qui se retrouvent sur le fil entre réel et fictif.

6Dans La beauté sur la terre, Juliette, une orpheline venue de Cuba pour vivre avec son oncle Milliquet sur les bords du lac Léman, apparait aux yeux des habitants de la petite ville à la manière d’une révélation : elle semble incarner la Beauté. Elle qui est arrivée d’ailleurs semble donc faire signe vers un idéal qui dépasse le monde terrestre. Rapidement, elle devient l’objet de tous les regards et de toutes les convoitises : les hommes, fascinés, rêvent de posséder la Beauté.

7Dans Le garçon savoyard, Joseph est fasciné par une acrobate qu’il voit faire son numéro dans un cirque et qui semble s’élever dans les airs et hors du temps. Immédiatement, elle incarne pour lui la perfection idéale, et son image ne cessera de le hanter. D’autant plus que, comme Juliette dans La beauté sur la terre, Miss Anabella appartient à un ailleurs : saltimbanque, elle repart aussitôt qu’elle est venue, on ne sait où. S’installe alors un tiraillement pour Joseph entre l’acrobate et Georgette, la fiancée fermement attachée au réel, l’imperfection sensible. Et, lorsque Joseph rencontre Mercédès, la séduisante serveuse du café où il a ses habitudes, le tiraillement devient triple, car Mercédès représente un degré supplémentaire sur l’échelle du réel à l’idéal : elle existe dans le monde, mais ressemble à s’y méprendre à l’acrobate. Joseph se demande alors : « Car faut-il aimer ce qui est, tel qu’il est ? ou bien faut-il aimer une chose qui n’est pas, à cause de sa beauté plus grande ? Ou encore, est-ce qu’il y a un lieu où ce qui est et ce qui n’est pas se trouvent enfin réconciliés ? »6

8En effet les trois œuvres questionnent, via une réflexion sur le rôle de l’image, la notion d’un passage anagogique d’un monde à l’autre : l’espace qui sépare la réalité sensible et l’idéal entrevu et poursuivi peut-il être franchi ? C’est à l’intérieur de cet espace qu’intervient l’eau (sous ses formes naturelles variées : le lac, les océans, la pluie, …) : dans les trois romans, elle est à la fois la frontière qui définit la polarité entre deux lieux (géographiques, mais aussi métaphoriques : l’ici et l’ailleurs, la réalité et le rêve), mais également la passerelle qui lie ces lieux : par son biais, les images sont amenées dans le réel et, inversement, les personnages peuvent voyager dans le « monde des images »7. Nous allons examiner comment les trois romans retenus déclinent ce motif — mais, avant, un avertissement : l’eau peut, ultimement, devenir un lieu de danger, en raison de sa capacité réfléchissante et donc à semer la confusion. Car, si elle semble avoir la capacité de relier la réalité à l’idéal, il arrive qu’elle ne soit qu’un miroir trompeur, et que les personnages se perdent dans la contemplation des images, au détriment de la réalité.

9Les trois romans mentionnés sont donc autant de lieux de développement de la problématique ramuzienne de l’image de l’idéal. Nous verrons que l’eau, en tant qu’instrument textuel et grâce aux métaphores qu’elle permet (notamment celles de la rive, des profondeurs et du miroir qu’est sa surface), éclaire cette problématique, et nous permet d’en saisir les enjeux.

L’eau comme frontière ou comme passerelle entre l’ici et l’ailleurs

10Dans L’amour du monde, l’eau est présente de manière massive et permet d’expliciter les moments où l’ailleurs côtoie l’ici — nous pouvons distinguer deux rôles principaux endossés par elle : d’abord, l’eau, et plus particulièrement le lac, comme point d’ancrage géographique, partagé par plusieurs temps et plusieurs lieux. Par sa permanence et son universalité (il est le dénominateur commun des différents temps et lieux), il est un point de référence autour duquel tout se meut. En effet, face à la ville fermée sur elle-même, il représente un espace ouvert sur plusieurs dimensions (la profondeur sous l’eau, l’étendue de sa surface et le ciel qui s’y reflète), qui a la capacité de se teindre des couleurs de l’ailleurs. L’eau est, en d’autres termes, le comparé et le comparant dont il permet la réunion. C’est particulièrement frappant dans les scènes « christiques ». Lors de la première apparition du faux Christ, c’est la fontaine qui assume cette fonction : à « double tuyau […] et à double bassin »8, elle se dédouble pour se transformer, dans l’imaginaire de Mme Reymondin qui a vu le fou passer, en puits. Se rejouent alors, sous ses yeux illusionnés, l’Ancien Testament, dans une superposition de l’épisode de la Samaritaine et de celui de la femme adultère. L’eau est le support de croyance de Mme Reymondin, le point de bascule à travers lequel des scènes immémoriales resurgissent dans le réel. Il semble presque que cette première scène préparait la deuxième apparition du faux Christ, qui a lieu au bord du lac. Les femmes qui font la lessive, les enfants qui pêchent, Lugrin qui revient de la pêche : tout le monde est au contact de l’eau. C’est dans ce contexte que le faux Christ arrive, muselant les « petites vagues »9, et que Mme Reymondin croit en son apparition : Ramuz écrit que « pour elle tout a été changé ; l’eau a été changée ». L’eau d’ici, donc, se tait pour faire place à l’eau de là-bas — en d’autres termes, on s’y croirait. Et l’image est tellement forte que Mme Reymondin « n’ose plus regarder ». Une autre fois, c’est la pêche miraculeuse qui est rejouée « tout à fait, pense-t-on, comme une fois, sur le lac de Tibériade, tandis que ceux qui n’étaient pas encore pêcheurs d’hommes pêchaient, mais alors l’Autre était venu »10. La comparaison abolit les temps et les frontières, et réunit plusieurs personnages dans le fantasme, dont Louis Joël, le voyageur récemment revenu au pays. Celui-ci, d’ailleurs, utilise dans ses récits le même procédé : il montre à Juliette, la petite fille qui est son auditrice privilégiée, la Dent d’Oche qui sort du lac dans des vapeurs, et la compare à des volcans qui fument au-dessus de la mer. En quelque sorte, il fait une hypotypose. Le procédé est tellement efficace que Joël se transporte lui-même dans ses souvenirs et, conséquemment, s’absente du réel — il voit passer sur les eaux des hommes en pirogue, « qui l’empêch[ent] de vous voir »11.

11Le second rôle que prend l’eau de L’amour du monde est celui de transition, de passerelle entre le réel et le « monde des images ». L’exemple le plus frappant est celui de Joël, ce voyageur revenu chez lui un soir de vagues : pendant son périple, il avait été pour sa mère « comme s’il avait été tout à fait ôté de dessus la terre »12 — et le voilà ramené à la réalité par l’eau des mers qu’il a traversées et par celle du lac Léman. Petit à petit, il se met à raconter ses voyages et, à chaque fois, il transporte ses auditeurs dans ses images par le biais du bateau : d’abord la petite Juliette, qu’il place dans la cabine de la lingère direction New York, puis les deux fils Lugrin dans une pirogue, sur des rapides, et enfin les hommes, sur le pont d’un bateau dans le détroit de Gibraltar. C’est comme de vrais voyages, avec pour point de départ les rives du lac Léman, et pour destination le monde des images. La plupart des personnages finissent par prendre la mer avec Joël, qui crée pour eux des visions presque réelles, qu’il leur semble vivre vraiment. Le mouvement inverse se vérifie aussi : lorsque la mère de la petite Juliette vient l’enlever à Joël, la petite pleure : le retour forcé à la réalité se fait aussi à travers l’eau, comme une barrière qu’elle franchit dans l’autre sens.

12Quant au cinéma, il amène le monde « par inondations, comme quand, au fond d’une galerie de mine, on crève une poche d’eau avec le pic »13. Les films multiplient les images aquatiques, qui envahissent l’imagination des spectateurs avec force, et leur donnent l’impression qu’il n’y a plus de séparation entre l’ici et le reste du monde, celui que les images très nombreuses montrent. Comme le dit un des personnages, « ça balance, il ne faudrait pas avoir le mal de mer… »14

13Notons cependant la différence qui sépare les personnages entre eux : certains sont crédules, et voient les images, alors que d’autres, ceux qui se satisfont du réel, sont incapables de concevoir autre chose que leur propre monde. C’est le cas de Suzanne, la fiancée de Joël : quand celui-ci entend dans le bruit des peupliers un bruit d’eau, elle ne perçoit qu’un bruit de poêle à frire.

14Dans La beauté sur la terre, l’eau souligne aussi les moments où l’ici et l’ailleurs sont mis en lien, et ce de plusieurs manières. Premièrement, et comme dans L’amour du monde, elle marque les seuils et permet de les franchir. Milliquet accepte d’accueillir sa nièce cubaine, Juliette, récemment devenue orpheline. Afin de se représenter la région où elle vit et le trajet qu’elle va entreprendre pour le rejoindre, il ouvre un atlas et voit que Cuba se trouve « au fond d’un golfe, dans une île »15 : Juliette vit entourée d’eau, au fond du monde — et, pour l’instant, au fond de l’atlas, c’est-à-dire dans un monde d’images. C’est d’ailleurs, aux yeux des personnages vaudois, un lieu tellement imaginaire qu’ils se représentent « ces autres eaux sans fin, découpées à ras du ciel comme avec des ciseaux dans de la toile bleue »16 — donc comme un décor. Pour arriver dans le monde « réel », Juliette aura à parcourir tout un chemin maritime, d’îles en îles, de mers en océans — elle devra même traverser la pluie qui l’accueille dans le canton de Vaud, comme un « rideau »17. Toutes ces eaux, c’est une suite de seuils, qui soulignent le moment de transition depuis l’altérité et le lointain. A son arrivée, voici la vision que Milliquet a d’elle : « de toutes ces mers et ces îles, de tous ces pays entrevus (et de ses espérances aussi, il faut le dire, parce que Rouge et l’atlas avaient fini par lui fouetter l’imagination) — il n’est plus resté sur le quai, devant lui, qu’une pauvre petite chose grise »18 : Juliette est née des mers et de l’imagination, comme une seconde Vénus anadyomène, ou Vénus sortie des eaux, qui enflammera les cœurs des hommes. Ramuz l’explicite dans un plan du texte « Le lac », dans lequel il écrit : « Vénus, Vénus revenue […] née de l’écume »19. Juliette est donc venue d’un ailleurs à la fois géographique et métaphorique, presque mythique.

15Ce qui nous amène à la seconde manière qu’a l’eau de souligner la présence de l’ailleurs dans l’ici : on pourrait presque dire, comme pour une déesse, que l’eau est l’attribut de Juliette — le roman nous montre plusieurs moments épiphaniques, durant lesquels la jeune femme semble donner un sens et une unité à la nature qui l’entoure. Or, tous ces moments ont lieu lorsque Juliette est sur l’eau, sur sa barque éponyme. Au début du roman, Juliette arrive dans un contexte où l’eau est « presque morte »20, sans courant, silencieuse. Au fur et à mesure que la jeune femme entre en contact avec elle, naviguant dessus à bord de la petite barque, l’eau se réveille, elle jaillit « dans le beau soleil »21 et les poissons y dansent. Et c’est réciproque : la « petite chose grise » devient petit à petit lumineuse. Penchons-nous sur le détail de deux de ces scènes : lors de la première, il est dit que l’eau « appelle »22 Juliette de ses reflets brillants — Juliette alors prend sa barque et se met non seulement à briller elle aussi, mais à redoubler la brillance de l’eau. Juliette et l’eau réalisent le potentiel l’une de l’autre : toutes les choses « se font belles » « à cause d’elle » et elle devient un reflet jaune et brillant parmi les reflets du lac. Elle ne fait plus qu’un avec lui. Une autre fois, ramant de la force de tout son corps dans la petite barque-passoire qui laisse s’infiltrer l’eau, Juliette communie avec le lac qui semblait l’attendre pour s’exprimer à travers elle : « un grand beau mouvement a couru encore le long d’elle, comme quand les vagues se lèvent et se poussent l’une l’autre »23. Juliette est devenue eau en donnant à cette dernière son corps comme lieu d’expression — comme si elle traduisait le langage de l’eau en un langage humain. Et, quand Juliette sort de l’eau, « les vagues se taisent », elles cessent de parler aux hommes.

16Ce n’est donc pas étonnant que ce soit au bord de l’eau que Juliette soit au plus proche de trouver sa place sur terre. C’est d’abord chez Rouge le pêcheur, où elle reconnait un peu de sa vie cubaine : tous les jours, elle pêche et elle nage, partageant la vie de ces « gens de l’eau », comme dit Rouge. Alors celui-ci se dit qu’il a réussi à trouver une place pour la Beauté. Mais, après s’être illuminée pendant un temps au contact de l’eau, Juliette tombe à nouveau dans l’apathie. C’est qu’elle n’est pas libre, c’est que chaque virée sur le lac est obligatoirement suivie par un retour sur terre. Or, le passage à travers les roseaux qui mènent du lac à la maison de Rouge est ressenti par Juliette comme un « mur »24. Quoi qu’en dise Rouge, la liberté des « gens de l’eau » n’est pas suffisante pour Juliette. Ajoutons qu’elle est sans cesse observée, le lac se transformant souvent en véritable scène. Alors elle suit Urbain, le joueur d’accordéon à la musique aquatique (ses notes « montent et descendent comme le jet d’eau qui s’élève et il retombe en même temps »25 et « il vous attirait les vagues depuis l’autre bout du lac, […] et encore qu’elles ne venaient pas quand elles voulaient, ni comme elles voulaient, mais seulement quand et comme il voulait »26 : Urbain a un pouvoir similaire à celui de Juliette, et il est une figure d’étranger, comme elle — d’où une certaine connivence entre les deux personnages). Partant, Urbain propose un jour à Juliette de l’emmener « chez eux »27 — sur le chemin, qui bien sûr suit le cours de la rivière, Juliette retrouve sa joie de vivre et l’eau se réveille et recouvre sa parole. La demeure que se trouvent Juliette et Urbain est un terrain en surplomb, complètement séparé du monde, où l’unique point de vue porte sur l’eau, dans toute son étendue : une sorte d’ailleurs qui n’est pas nommé. Tout le long du roman, l’eau fait donc office, pour Juliette, de seuil, de passerelle, d’attribut, de demeure : en bref, elles se donnent la vie mutuellement.

17Dans Le garçon savoyard, comme dans les romans qui le précèdent, l’eau endosse le rôle de point de passage entre les lieux, à la fois géographiques et métaphoriques. En cela, elle souligne la polarité et accentue la tension entre les espaces qu’elle sépare ou relie. Joseph Jaquet, le garçon savoyard, parce qu’il travaille dans les barques, est forcément amené à faire des allers-retours entre les rives. Et c’est ce que Ramuz exploite de manière métaphorique, plaçant Joseph au centre de tiraillements entre sa réalité et son fantasme — voyons-le dans le détail du texte. Un jour, à Lausanne, Joseph suit la foule et se retrouve dans un cirque. Pour y arriver, il passe par un certain nombre de seuils : il doit d’abord traverser le lac pour arriver à Lausanne, à bord d’une barque comparée à une femme, puis il passe devant une fontaine arborant une statue de femme, et enfin à travers du brouillard. Ce faisant, il est entré dans un monde d’images, littéralement : sur de grandes toiles, des peintures représentent l’eau du pôle Nord et un jet d’eau en Inde — jet d’eau qui se met soudain, sous les yeux de Joseph fasciné, à se mouvoir, comme la danseuse peinte à côté de lui. Puis, à l’intérieur du cirque, il assiste au numéro d’une acrobate, Miss Anabella : c’est pour Joseph la révélation de la beauté idéale. Il voit « sa chair par place se soulever, puis s’abaisser, se renfler à nouveau, décroitre comme sur le lac les petites vagues un jour de beau temps. Elle n’a plus été que musique, avancements et puis retours ; fuites, passages, vapeur, nuée »28 : la chair de l’acrobate est eau, son corps est un lac. Petit à petit, elle perd sa consistance, et son passage à l’abstraction se fait à travers une métaphore de l’évaporation de l’eau. Joseph sortira du cirque fasciné, et obnubilé irrémédiablement par cet idéal aussitôt apparu que disparu, et qu’il va vouloir poursuivre. Ne retrouvant pas Miss Anabella, il passera le plus clair de son temps à revivre en pensée ses souvenirs. Voilà donc le pôle de l’idéal défini ; situé à Lausanne, il fait de la ville le lieu de l’ailleurs.

18De l’autre côté du lac, sur la rive savoyarde, se trouve Georgette, la fiancée bien réelle de Joseph, qui passe son temps à l’attendre en regardant l’eau qu’elle ne franchit jamais : elle appartient au pôle de la réalité. Si Joseph souffre de la disparition de la danseuse idéale, Georgette se trouve dans une situation parallèle. On lit, dans l’un de ses moments d’attente, que « les eaux s’étaient retirées de vous avec tout ce qu’elles portent et balancent amoureusement sur leur sein »29 : pour Georgette, le lac porte Joseph ; les deux personnages vivent donc le départ de l’être aimé. Alors, ayant « tout le temps le lac en vue »30, Georgette s’y représente son fiancé sur sa barque, et son imagination est aidée par l’eau qu’elle voit : elle « a rempli d’eau la cuvette, puis prend son linge qu’elle y trempe par le bout. Ça clapote doux contre le bordage ; ça fait un bruit de bouche, c’est comme des baisers »31 : l’eau familière, d’ici, parle métaphoriquement de l’eau qui porte l’être aimé. Georgette, comme Joseph, se sert des images pour voir celui qui lui manque.

19Deux pôles sont donc circonscrits, que le lac omniprésent met en tension. D’un côté, c’est l’ici, la réalité, et de l’autre l’ailleurs, le rêve — Joseph passe de l’un à l’autre par le lac. Mais bientôt s’ajoute une troisième donne : le garçon savoyard rencontre Mercédès, la serveuse du café le Petit Marin. La première fois qu’il la voit, c’est « une femme qui était toute noire devant le lac faiblement éclairé »32, donc une simple silhouette devant l’eau, comme une toile vierge à remplir. Et c’est ce que feront ensemble Joseph et Mercédès, elle se façonnant sous ses yeux à l’image de l’acrobate, et lui se laissant prendre au jeu. Si Anabella est l’idéal, Mercédès en est la reproduction — elle se situe donc sur la même rive que Georgette, du côté du réel. Mais une gradation se met tout de même en place, de Georgette (qui est terrestre) à Mercédès (qui est sur le bord d’un autre monde) jusqu’à Miss Anabella (située sur une rive lointaine).

La fatalité de l’eau

20Or, rappelons notre avertissement : si l’eau parait créer un pont entre le réel et l’ailleurs, c’est bien souvent une illusion. Car l’ailleurs n’est, la plupart du temps, pas rejoint et, à la place, les personnages se perdent dans le monde des images, où les satisfactions ne sont qu’hallucinatoires. Les trois romans finissent en effet de manière tragique, et l’eau, grâce aux métaphores qu’elle permet (notamment celles de la rive, des profondeurs et du miroir qu’est sa surface), révèle cette dynamique déceptive.

21Dans L’amour du monde, Thérèse se rêve à l’image d’une héroïne de film. Se rappelant les scènes vues à l’écran, elle se maquille et se coiffe pour ressembler à son modèle, et met sur pied un plan extravagant qui lui permettra de quitter la ville. Il est intéressant de noter que toutes les images du film qui lui reviennent à l’esprit sont portées par l’eau : c’est une île, un naufrage, la mer, l’héroïne qui nage parmi les vagues, etc. L’eau fait donc office de passerelle imaginaire pour Thérèse, lui amenant les images ; mais l’eau est aussi une barrière. Car Thérèse, justement comme son héroïne, « seule survivante »33 d’un naufrage qui l’a jetée sur une île, ne semble pas vivre sur la même rive que ses concitoyens. Elle nous apparait presque sans aucune relation avec eux ou avec la ville : derrière ses volets fermés, métaphoriquement entourée d’une eau qu’elle ne franchit pas, elle s’isole dans les images et se perd dans son fantasme ; elle finit par quitter l’ici avec, pour seule destination, la pleine mer. On ne saura pas ce qu’il adviendra d’elle.

22En un mouvement similaire (c’est-à-dire une interprétation littérale de l’image qui pousse le personnage à essayer de la reproduire dans le réel, en s’imaginant ainsi se créer un chemin vers l’ailleurs rêvé), les deux fils Lugrin, dont les esprits ont été fouettés par les récits de voyage de Joël, volent la barque de leur père et s’engagent sur le lac, dans l’idée de rejoindre l’ailleurs. Ils testent ainsi la capacité de l’eau à être une passerelle — et seront vite rattrapés par les adultes qui les ramèneront au réel, les sauvant d’un péril certain.

23Quant à Joël, à force de revivre par la pensée ses voyages, il s’absente de plus en plus de la réalité. Lors d’un épisode qui montre la mère de Joël essayant de communiquer avec lui, on lit : « elle continuait à venir avec des paroles, seulement il était trop loin, il ne pouvait plus être abordé : comme quand des vagues entourent une île et on s’approcherait dans une trop petite barque »34 : Joël devient une île séparée du continent, il perd progressivement sa capacité à entendre et à voir le réel — à la place, il s’enferme dans le monde des images (car ce n’est pas l’ailleurs qu’il rejoint, mais uniquement ses souvenirs). À tel point qu’à la fin du roman, même Calamin qui recueille Joël et qui s’identifie à lui (car lui aussi trouve l’ailleurs, au fond des bouteilles de vin) ne peut plus l’atteindre : « il devait parler fort et répéter ses phrases, comme quand on s’entretient avec quelqu’un par-dessus un large cours d’eau »35 : Joël est définitivement resté sur l’autre rive, maintenant inatteignable. L’eau, auparavant passerelle, est devenue cloison : il semble qu’il n’y ait qu’un nombre limité d’allers-retours possibles entre le réel et le fictif avant que le passage ne se ferme une bonne fois pour toutes.

24Au fur et à mesure que Joël se plonge dans le monde des images, sa parole s’émancipe, se répandant dans la ville « comme un ruisseau »36, mêlée aux images du cinéma qui elles aussi sortent de la salle. L’entrecroisement de tous ces imaginaires finit par submerger les habitants et par créer une confusion générale qui les effraie : c’est trop, on ne sait plus où est le réel et où est le fictif, et la fin du roman prend des airs apocalyptiques. La résolution s’accomplit sur le quai, sous l’orage et dans le bruit du lac qui se déchaîne. La petite Juliette meurt sous la pluie, dans un ultime franchissement de la passerelle. Quant à Suzanne, la fiancée, elle qui n’a pas su s’interposer entre Joël et les images, elle pousse le gendarme Penseyre à tuer Joël — il se suicide directement après son acte. Après les trois enterrements, c’est le retour au réel, et on lit : « on a un petit monde à nous […] c’est tout ce qu’il nous faut, à nous autres, […] mis devant une belle eau »37 : sans les messagers de l’ailleurs, l’eau n’est plus que de l’eau.

25La conclusion de La beauté sur la terre semble être que celle-là n’a pas sa place sur celle-ci : les hommes ont tout tenté pour installer Juliette sur leur territoire, fût-il lacustre — mais l’idéal que représente Juliette ne peut pas s’ancrer dans ce monde. Plus encore, son séjour en terre vaudoise finit par devenir dangereux pour elle : Ravinet, le Savoyard qui convoite la jeune femme, la poursuit un jour dans l’espoir de s’en emparer. Heureusement, l’eau vient au secours de Juliette, lui offrant une issue dans la rivière, où Ravinet ne parvient pas à la suivre, ou du moins pas assez rapidement. Mais la rivière/douve ne le retient pas longtemps et, dès qu’ils se retrouvent tous deux sur la terre ferme, il la saisit. C’est alors comme si le monde entier réagissait dans un grand chaos renversant le haut et le bas… Finalement Juliette parvient à rejoindre à nouveau la rivière, qui éclabousse Ravinet de son eau et qui finit par se mettre entre eux. Urbain propose alors à Juliette d’exploiter cette échappatoire de l’eau : « On prendra votre bateau, Juliette. On s’en va […] on passe l’eau et, là-bas, c’est un autre pays et ils ne nous pourront plus rien, là-bas »38. La proposition est simple : repasser le seuil en sens inverse, à bord de la Juliette, et aller au-delà de l’eau afin de se séparer des hommes destructeurs. Juliette accepte, et il semble que l’eau aussi : « Il y a toute une préparation quand même […] qui se fait sur l’eau »39. Le lac se fait d’abord beau, puis, le jour de la fuite, l’orage arrive et crée des vagues décrites comme une cavalerie se mettant en selle : l’eau se prépare au départ. Cependant, à la fête du village, Juliette danse au son de la musique d’Urbain, récoltant de l’argent pour leur voyage. Une forte pluie se met à tomber, le tonnerre et les éclairs allument et éteignent la lumière par intermittences, et Juliette se volatilise. Celle qui est venue de l’ailleurs a fini par quitter la petite ville vaudoise pour poursuivre sa route vers un autre ailleurs, inconnu de tous.

26Pendant ce temps, Ravinet, jaloux de n’avoir pu posséder la beauté, met le feu à la maison de Rouge. La plupart des participants à la fête se précipitent vers l’incendie, aveuglés et bousculés par la pluie violente, s’y noyant presque. Le feu destructeur des hommes se mêle à l’eau, l’élément de Juliette, pour créer un chaos final qui va rincer les hommes jusqu’aux os, et qui les laissera sous une petite pluie grise, les pieds dans l’herbe mouillée. La pluie grise est la même que celle du début du roman, le jour de l’arrivée de Juliette : la boucle est bouclée, et « c’est comme si le monde recommençait à être et il n’est plus le même qu’avant »40. Le monde humain renaît mais, contre toute attente, il n’a pas trouvé son unité grâce à Juliette — les hommes restent aussi séparés qu’avant sa venue, si ce n’est plus. Ravinet est parti après avoir dépouillé Rouge de toutes ses possessions et Maurice, un jeune homme fasciné par Juliette, a fini par se perdre dans son rêve : après le départ de la jeune femme, il reste « dans une petite pluie grise qui pend partout entre l’espace et vous »41 et qui l’empêche de rejoindre la réalité. Ni dans l’espace, ni complètement lui-même, il est coincé sur le seuil de la fascination.

27Dans Le garçon savoyard, si l’eau a été pour Joseph un premier point de passage, l’amenant au début du roman à rencontrer la femme idéale, elle sera aussi son ultime conduit. Après avoir cherché Miss Anabella partout, Joseph rate la barque du retour et se voit obligé de prendre un bateau qui l’amène loin de chez lui : c’est son premier retour manqué au réel, il ne repasse le seuil qu’à moitié — tandis que toute une part de lui reste perdue dans ses rêveries. Alors, il n’est pas étonnant qu’il se laisse un instant convaincre par l’image que représente Mercédès : au café, un soir, cette dernière est annoncée dans une scène qui reproduit celle de l’annonce de Miss Anabella au cirque. Quand elle arrive enfin, le vieux Pinget entonne sa « chanson des barques », celle qui dit « j’irai suivant ta trace »42 : et c’est ce que fait Joseph, qui voit en Mercédès comme un avatar de l’acrobate. S’il ne peut pas avoir son idéal, il aura du moins celle qui lui ressemble. Mais le garçon savoyard est trop jaloux dans sa recherche de la femme idéale, et les hommes le punissent en le jetant dans le lac ; voilà le premier avertissement, qu’il n’écoute pas : détrempé, il suit Mercédès dans son « lit bateau »43, et se laisse embarquer avec la « fausse perfection » dont il se contente. Au réveil, c’est le désenchantement, et Joseph en vient à la conclusion que « ça ment, ce qui existe »44 : car le maquillage de Mercédès n’a pas tenu. Les réflexions du jeune homme le portent alors à se convaincre que la vérité se trouve hors de la réalité — dans une sorte d’ailleurs idéal, dont Miss Anabella serait la star. Éperdu, ne pouvant atteindre l’absolu, il tue Mercédès, celle qui a bafoué son idéal, afin de se débarrasser de la fausseté. Alors, il ne lui reste plus qu’à trouver le moyen de rejoindre celle qu’il recherche.

28Le vieux Pinget lui fournit une piste. En effet, pendant que Joseph se perdait dans sa recherche, Pinget appelait au secours : entonnant sa chanson, il essayait d’annoncer à ses concitoyens ses envies de suicide. Mais personne ne l’écoute et, un jour, il passe à l’acte. Joseph et deux hommes partent à sa recherche et le retrouvent grâce à des corbeaux qui remontent « de la profondeur comme portés par une immense vague à la cime de laquelle ils tournoyaient »45 : Pinget s’est jeté dans le vide au bout d’une corde, au-dessus du lac que les trois hommes voient sous la pluie comme strié de chemins et de routes : si Miss Anabella s’était évadée dans la verticale vers le haut, vers le ciel, Pinget a fui vers le bas, à travers les voies de passages du lac. Et Joseph, qui explique la mort du vieux par la chanson qu’il chantait, croit comprendre que ces voies servent à « sortir du monde », comme le dit le chant.

29Après ces deux morts, celle de Pinget et celle de Mercédès, Joseph s’enfonce encore plus dans ses rêveries — comme Joël dans L’amour du monde, il devient aveugle à la réalité. Georgette, qui le retrouve dans la montagne et met sur pied un plan d’évasion à deux, n’y pourra rien. Joseph se met à réciter les paroles de la chanson de Pinget, se l’appropriant : « J’irai… jusqu’au bout de l’espace. J’irai, dit-il, j’irai jusqu’au fond de la nuit »46. Et soudain, le lac lui apparaît comme le lieu « de tous les possibles »47 : il y court, vole un bateau et s’embarque : les regardeurs le voient comme « un homme qui est monté dans son bateau et déjà l’homme s’éloigne sur l’eau rose »48. Puis il n’est plus qu’un point noir sur l’eau : Joseph perd donc doucement son identité, qu’il laisse derrière lui pour rejoindre Miss Anabella, elle qui n’a plus de nom non plus, seulement désignée par le pronom « elle ». Georgette, sur le flanc de la montagne, appelle son fiancé qui, en guise de réponse, entonne la chanson des barques : « A l’autre bout du monde, s’il faut, vivant ou mort ; et, si la terre est ronde, on sortira dehors ». Obéissant à la chanson, il perce un trou dans le plancher de son bateau, et voit alors au-dessus de lui « qu’un fil a été tendu […] d’une pointe de montagne sur l’une des rives à une autre pointe sur l’autre » : c’est l’acrobate à nouveau, et l’hallucination se reflète dans le miroir du lac : « En même temps qu’il descend et s’enfonce, il voit qu’il se rapproche d’elle davantage […] Et elle n’a plus été vue, mais, lui, il n’a plus été vu, parce qu’il avait crevé l’eau en même temps qu’elle crevait l’air ». A travers une verticalité confuse, Joseph passe le seuil du lac : enfin, tout en chantant la chanson qui fait passer du côté des morts (on peut penser à Charon), il se voit rejoindre son idéal.

Conclusion

30Pour conclure, un mot peut-être un peu défaitiste : dans les trois romans, non seulement le premier passage entre le monde de l’ailleurs et le monde de l’ici amène le chaos, mais en plus, aucun des personnages des trois romans ne parvient à rejoindre son idéal — la plupart se perdent en chemin, dans le monde des images. Alors, quelle est la leçon de Ramuz ? Parmi plusieurs hypothèses, en voici une : l’amour du monde, l’amour des choses d’ici-bas, est possible, et peut-être même satisfaisant, si l’on accepte l’humilité du réel. Alors peut-être qu’il devient possible de célébrer les choses et d’y trouver son idéal. Ramuz écrit, dans ses notes pour « Le besoin des choses » :

On a méprisé les choses : est-ce qu’on ne voit pas qu’elles sont parfois la vraie nourriture. Le plongeur ne remonte à la surface de l’eau que quand il a touché du pied le fond. Il nous faut ce fond. Malgré tout et pouvoir dire : voici de la terre. Et qu’on remonte alors si haut qu’on veut, et tant qu’on veut. Qu’on remonte, mais après être descendu et après s’être assuré d’une assise. Après s’être assuré par là qu’on est vivant et par là qu’on existe encore. Au sein de l’universel chaos et parce qu’on y a parfois trop docilement consenti, rien ne vaut pour se retrouver un jeu de quilles sous la tonnelle. 49

31L’eau aura donc fait office de révélateur. Une autre hypothèse pourrait constituer une nouvelle piste d’exploration : et si les personnages des romans n’étaient que des pions dans la véritable recherche de l’idéal, celle du romancier qui, avec chaque roman, rapproche un peu plus son œuvre de la vérité ? Car Ramuz écrit, dans son Journal : « des essais, essayer sur cet extrême bord de la vérité et en risquant tout le temps de tomber dans le vide » – et, plus tard : « le relatif devient absolu par répétition »50. Laissons cette question ouverte pour le moment.