Colloques en ligne

Vincent Verselle

Présence de la mort ou la leçon du lac

Présence de la mort or the lake’s lesson

1« Deux n’est pas satisfaisant, deux irrite, deux est misérable, deux c’est non, deux ça se contredit, deux c’est la destruction de un par un ; je croyais qu’on n’était qu’un : on est deux, on restera deux. »1 Ces paroles, ou plutôt ces pensées rapportées sont celles d’un personnage du roman intitulé Présence de la mort, un jeune homme contemplant la femme qu’il aime, qui s’est faite belle pour lui, et avec laquelle il aspire désespérément à former une unité indivisible, dans une communion des corps et des esprits. Mais, comme tous les autres personnages du roman, il est confronté à la brutale réalité d’une mort collective imminente et inéluctable, à cause d’un bouleversement dans les lois de l’astrophysique qui a pour conséquence que la Terre a dévié de sa trajectoire circulaire et qu’elle fonce tout droit vers le Soleil. De ce fait, en observant celle qu’il aime, le jeune homme est sans cesse balloté entre l’euphorie et le désenchantement, constatant que la communion qu’il souhaite concrétiser ne peut être qu’éphémère et ainsi trompeuse, et que la désunion est au contraire la vérité plus profonde de l’existence humaine, parce que cette dernière aboutit inévitablement à la mort, à la disparition de toute personne et de toute chose auxquelles on se veut relié2.

2Par son anonymat – il est simplement désigné comme « un jeune homme » –, ce personnage représente de façon emblématique une quête universelle – celle du sens à donner dans la relation que l’être humain entretient avec ses semblables et avec le monde qui l’entoure –, une quête que Ramuz représente dans son œuvre sous la figure déceptive d’une séparation apparemment indépassable entre les êtres. Ce motif peut en effet être considéré comme une constante dans les récits de l’écrivain vaudois, thème fondamental – si ce n’est fondateur – dont chaque texte proposerait alors une variation3. C’est en particulier le cas dans les romans dits « du lac », dont les motifs thématiques (cadres, personnages) et les intrigues se ressemblent sous plusieurs aspects, notamment parce que ces différents récits trouvent leurs origines respectives dans un matériau génétique commun4. Or l’un de ces récits livre une indication essentielle pour appréhender ce que Ramuz entraperçoit dans cette recherche inquiète d’une unité et qui expliquerait également pourquoi l’homme est contraint à un échec quasi inévitable. Il s’agit du roman Adam et Eve, dans lequel le personnage central, Louis Bolomey, interprète son état de stupéfaction après que son épouse l’a quitté et l’état plus général de désunion auquel l’homme est condamné à la lumière des premiers chapitres de la Genèse :

Ils sortaient du Jardin ; ils avaient devant eux l’aridité d’un sol pas cultivé. Ils vont avoir faim, ils vont avoir soif, oh ! toutes les différences, parce qu’ils ne connaissaient avant ni la faim, ni la soif. Ils vont connaître la fatigue, et c’est lui, et c’est elle, et c’est nous. [...]

L’homme va devant, la femme est derrière ; Adam va devant, Eve suit ; et il a dû se laisser tomber en avant une première fois, allongeant la jambe et elle de même, et ils tombent et ils se redressent : ils tombent à nouveau, ils se redressent à nouveau.

[...]

[Bolomey] se dit : « C’est ça, la condamnation. » Il fait le compte. Ils étaient maintenant un et un, elle et lui. Un et un, ça fait deux.

Mais c’est ça, la condamnation, parce qu’un et un à présent ça fait deux et qu’avant ça ne faisait qu’un, – et on cherche à comprendre et on ne peut pas comprendre.5

3En d’autres termes, la quête d’une unité indivisible qui agite l’homme devrait être ramenée au rêve de retourner dans un paradis originel nimbé de perfection, soustrait au devenir et par là à la corruption (la mise en mouvement d’Adam et Eve, leur marche, n’est qu’une succession de chutes en avant, par laquelle « [ils] tombent, ils tomberont sans fin, – jusqu’à la fin »6). Mais le problème réside bien entendu dans le fait qu’un Eden mythique reste nécessairement hors de portée – et le chiffre deux s’impose dès lors comme la seule réalité humaine, « la première et la plus radicale des divisions »7.

4J’ai affirmé plus haut que ce thème de la séparation quasi inéluctable entre les êtres était un thème fondateur chez Ramuz ; c’est qu’il est également au centre de la conception que l’écrivain échafaude à propos de la fonction de toute entreprise artistique, et de la poétique en particulier, ainsi qu’il l’exprime par exemple dans son essai Besoin de grandeur :

Les hommes sont posés les uns à côté des autres : le poète voudrait faire que les hommes ne soient plus posés les uns à côté des autres et pour cela il sculpte, il peint, ou il écrit ; il écrit (des vers, de la prose ou de la musique), espérant que de ses vers, de sa prose, ou de sa musique, sortira quelque jour peut-être une communion des hommes [...].8

5Rien ne dit que l’artiste réussira dans son entreprise (« peut-être ») ; mais cette victoire sur la séparation – et sur ce qui en est la cause, le devenir, la disparition – est ce qui doit donner sens à son activité. Par là, Ramuz situe sa vision de l’art dans la perspective de l’absolu littéraire. Comme le souligne Noël Cordonier, la pensée esthétique de Ramuz se coule en effet dans cette « doctrine qui date du romantisme allemand, qui s’est étendue à tout l’Occident, qui a duré du XIXe jusqu’à nos jours, où elle compte encore passablement d’adeptes », et qui consiste fondamentalement en un « transfert des valeurs autrefois transcendantales ou religieuses dans l’activité artistique, une activité estimée seule capable de racheter toute l’inauthenticité ou toute l’imperfection de l’existence ordinaire »9.

6Ce n’est donc pas étonnant si, dans l’ensemble des récits ramuziens, c’est le roman intitulé Passage du poète qui offre une issue euphorique à cette quête d’une communion retrouvée entre les hommes, ainsi qu’avec la nature environnante. Toutefois, dans les fictions de l’écrivain romand, c’est là une des rares occurrences d’un dénouement positif à cette recherche ; au contraire, comme on l’a dit, alors même qu’en tant qu’artiste Ramuz se sent le devoir de créer par son action les conditions pour qu’une communion puisse advenir, il ne cesse de représenter dans ses récits l’échec désespérant d’une telle quête et le caractère tragique d’une séparation qui continuellement s’impose. De fait, pour en revenir au roman Présence de la mort, celui-ci est certainement le récit qui offre les images les plus saisissantes de ce qui semble être une fatalité de l’existence humaine ; ce n’est en effet pas simplement un personnage central – un Louis Bolomey (Adam et Eve) ou un Joseph Jacquet (Le Garçon savoyard) – qui souffre de cet état de fait, mais bien l’humanité entière, embarquée dans un même cataclysme planétaire. Suivant en cela une visée propre aux romans de « fin du monde » et au genre postapocalyptique10, Ramuz convoque l’effet révélateur de toute crise majeure pour mettre au jour ce que le vernis de la civilisation masque, et représenter, chapitre après chapitre, les étapes de la dissolution de toute relation significative entre les êtres, dès lors que l’imminence de la mort universelle abolit les tabous moraux et rend caduc le respect des valeurs qui fondent une société humaine. Cette désagrégation lente et méthodique aboutit alors à un tableau effrayant, lorsqu’une foule hébétée, écrasée par la fournaise, cherche un reste de fraîcheur dans le lac, dont l’eau est maintenant « couleur de terre mouillée », une vase luisante dans laquelle disparaissent de temps à autre des corps, sans que cela ne déclenche de réaction : « Personne, voyez-vous, ne se dérange plus pour personne, et quand bien même ceux-là auraient appelé au secours, personne ne se serait dérangé. [...] ça ne regarde que chaque individu et son débat n’est plus avec les autres individus. »11

7Toutefois, est-ce là véritablement une fatalité ? Cette déception permanente est-elle le signe du tragique de la condition humaine ? Ou est-elle plutôt révélatrice d’une impasse dans laquelle l’Homme s’entête à se diriger, obstination qui l’empêche de voir une autre manière de concevoir une communion entre les êtres et avec le monde, qui donnerait plus de sens à son existence ? Le désir de fusion, de dissolution du deux pour qu’il ne reste que l’un censément originel est en effet problématique à plus d’un titre, et l’extrait de Présence de la mort auquel on vient de faire référence le montre de façon tout à fait manifeste. « L’eau est couleur de terre mouillée, avec des traînées blanches, comme où la limace a passé »12 : à travers les procédés analogiques mobilisés à deux reprises dans ce bref segment descriptif, le discours représente le lac à la manière d’une « boue originelle », ou d’un univers d’avant le troisième jour de la création, quand l’eau et la terre n’étaient pas encore séparés. Auparavant, dès les premiers changements produits par le cataclysme cosmique, l’eau vient à se confondre avec un autre élément fondamental, ce que signale là aussi un procédé analogique : « Les eaux sont devenues semblables au ciel par leur éclat et leur immobilité, on ne voit pas la différence. »13 Ainsi, par une syntaxe qui articule au sein d’une phrase des propriétés sémantiques a priori très dissemblables, le texte nous donne à voir un monde où les éléments divers ne se séparent plus, dont les caractéristiques semblent s’être interchangées et entrelacées pour constituer une seule unité aux contours indistincts. Mais le résultat d’un tel mélange n’offre pas l’image d’un paradis retrouvé : bien au contraire, c’est un univers entièrement régressif que le texte s’emploie à représenter au moyen des catapultages lexicaux réalisés par l’analogie, qui souligne la perte de forme spécifique, la perte de distinctivité entre les éléments basiques du monde14.

8Rien de surprenant à cela, et la fin du premier chapitre de ce roman indiquait d’emblée que les retrouvailles avec une unité supposément primordiale n’auront jamais rien d’euphorique : « Par un accident survenu dans le système de gravitation, rapidement la terre retombe au soleil et tend à lui pour s’y refondre. / Alors toute vie va finir. »15 Par la fiction d’une fusion retrouvée entre les deux astres (comme le marque le préfixe re-), le fantasme du retour vers l’unité originelle est montré comme mortifère, parce qu’il ne peut que mener à un anéantissement dans un grand tout informe.

9Ainsi, le drame cosmique puis existentiel que construit Présence de la mort représente à sa manière le mouvement que Freud désigne comme étant la pulsion de mort, concept qu’il décrit notamment dans son essai Au-delà du principe de plaisir paru en 1920 (à peine deux avant la publication de Présence de la mort) comme cette exigence interne pour « tout ce qui vit [de retourner] à l’état inorganique »16. Or on sait également qu’il en va de même du désir de fusion du « deux en un », dans lequel se niche le fantasme immature de revenir à l’état « idéal » des premiers temps de l’enfance, quand règne encore l’indifférenciation entre soi et l’autre. De fait, même si c’est par un immense « amour », le rejet de la dualité et l’espérance obtuse d’une unité retrouvée par le seul biais de la fusion inscrivent bien la « présence de la mort » au cœur de l’existence des hommes, mais en raison d’une pulsion psychique primordiale, et non pas d’une cause extérieure à eux.

10Là encore, le roman manifeste la force de ce désir d’un retour à l’indistinction à travers quelques séquences significatives par certains paramètres de leur mise en forme, en particulier dans les épisodes qui relatent les violents débordements d’une foule issue des quartiers ouvriers et populaires, décidée à ne plus se plier aux règles de la loi et de la morale. A l’ordinaire, à cause du travail, les ouvriers connaissent eux aussi l’état de désunion : « La fatigue vous pèse sur les choses de dedans la tête, comme un presse-papiers sur des papiers. Manger, puis boire. Et séparés. »17 Mais cette fatigue se dissipe soudain lorsque gonfle en eux « le goût de la destruction »18, pour être remplacée par une étrange joie :

Ils prirent sur la route dans la direction de la ville, pendant que l’intérieur du café était en train de brûler. Soudain, une flamme sortit par la fenêtre, comme ils virent, s’étant retournés ; – alors ils se mirent à chanter, chacun chantant un chant à soi, mais ça faisait quand même un chant à tous, c’est ça qui est beau ; s’étant donc mis à chanter, se soutenant les uns les autres, s’aidant les uns les autres, se poussant en avant les uns les autres ; étant nombreux, n’étant qu’un seul – c’est ça qui est beau ; – étant plusieurs, n’étant qu’une seule personne.19

11Même si la beauté de cette solidarité retrouvée est affirmée par deux fois, le contexte empêche de considérer comme véritablement valorisée cette abolition des séparations qui voit le multiple se dissoudre dans l’unique (le discours du narrateur cède en effet par places la parole aux personnages). Au contraire, cette communion apparaît comme illusoire, ainsi que l’indique le connecteur quand même, soulignant une profonde incohérence dans la tentative d’articuler « chacun chantant un chant à soi » et « un chant à tous » – une disharmonie fondamentale persiste sous l’apparence d’un mouvement unique. En effet, les contours de cette seule personne formée de plusieurs êtres sont destinés en réalité à s’effacer dans une masse indistincte – précisément à un moment où l’un des membres de cette foule aimerait affirmer une spécificité, une différence, en montant sur une table pour se tenir au-dessus de la foule, et brandir à bout de bras la jeune femme qu’il aime :

Puis : pan ! un seul coup de fusil.

Le garçon et la fille dégringolèrent ensemble. Ce qui était en bas se souleva seulement un peu comme pour recueillir ce qui venait d’en haut, et qui fut recouvert. Il n’y eut plus que comme quand les vagues viennent, se suivant l’une l’autre, sans se dépasser.20

12Les expressions désignatives spécifiantes ont disparu elles aussi, le temps d’une phrase, pour faire place au pronom démonstratif neutre : la personne unique s’est à son tour « déformée » au point de ne plus constituer un ensemble identifiable – le retour à l’inorganique est à un point d’aboutissement, comme le marque encore la comparaison avec l’élément liquide21.

13Puisqu’il est fondé sur cette même dynamique de fusion vers l’indistinct, il n’y a aucune raison de croire que l’élan d’empathie ou d’amour qui tend à la pleine communion ne réalise pas la même erreur mortelle dès lors qu’il veut se concrétiser dans une équation aberrante où un plus un égalent à un. Eros doit trouver un autre chemin afin de construire un lien à autrui ou un lien au monde qui soit véritablement source d’harmonie, un lien qui, pour cela, doit maintenir intacte la distinction entre les êtres ou les choses qui pourtant communient. Or cette autre forme d’amour se manifeste dans Présence de la mort, lorsque le narrateur se met en scène à travers une première personne du singulier, et qu’il tisse une relation d’interlocution avec la nature environnante qu’il a sous les yeux, et plus particulièrement avec le paysage lacustre, auquel il s’adresse directement : « Ayant soif de vous, encore une fois, ô belles eaux, me mettre à aller contre vous et vous sentir venir et fuir, vous parcourant de bas en haut. Les choses qu’on devra quitter, peut-être : alors les aimer davantage encore, les mieux connaître »22. Face à la nature, face aux montagnes, face au lac, les première et deuxième personnes restent nécessairement distinctes, puisque les entités prises dans cette relation d’interlocution ne peuvent s’assimiler l’une l’autre ; elles viennent au contact tout en gardant leur identité propre. Mais cette relation tissée par l’interlocution contient bien en germe une « communion » d’une essence particulière, en raison d’une caractéristique propre au langage humain et au système des pronoms personnels. C’est ce que montre la linguistique de l’énonciation développée notamment par Emile Benveniste :

Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours. De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est à « moi », devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu. La polarité des personnes, telle est dans le langage la condition fondamentale, dont le procès de communication, dont nous sommes parti, n’est qu’une conséquence toute pragmatique. Polarité d’ailleurs très singulière en soi, et qui présente un type d’opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage, l’équivalent. Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie : « ego » a toujours une position de transcendance à l’égard de tu ; néanmoins, aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre ; ils sont complémentaires, mais selon une opposition « intérieur/extérieur », et en même temps ils sont réversibles. [...]

Ainsi tombent les vieilles antinomies du « moi » et de l’« autre », de l’individu et de la société. C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le fondement langagier de la subjectivité.23

14Dans la relation d’interlocution, et grâce aux pronoms je et tu que celle-ci implique, la dualité peut en d’autres termes s’expérimenter non pas comme la marque d’une désunion insurmontable, d’une « destruction de un par un »24, mais comme un fragile équilibre entre distinction et ressemblance, dès lors que les pronoms personnels, tout en différenciant deux personnes singulières, signalent que ces personnes sont l’« écho » l’une de l’autre, parce qu’ils s’appellent, parce qu’ils permutent, parce que chaque entité est, par cette relation, simultanément je et tu, « moi » et l’« autre ». De cette sorte, l’altérité signifie la possibilité d’un prolongement de moi-même en cet autre qui n’est pas moi, et un prolongement de cet autre en moi-même, pour la seule raison que nous nous reconnaissons mutuellement comme des personnes.

15Or ce n’est pas un hasard si le narrateur a cette intuition que l’harmonie et l’unité peuvent être trouvées en instaurant avec la nature cette relation d’interlocution, en la considérant comme un « écho » de soi-même, alors qu’il fait face au paysage lacustre. C’est que ce paysage-là offre un signe par lequel le chiffre deux se révèle être non pas le sceau d’un destin fatal mais l’ouverture d’une voie alternative à celle de l’impasse d’une quête d’unité fusionnelle. Porté vers cette nature interpellée à la deuxième personne comme un écho de son je, voilà en effet que le narrateur fait glisser son regard sur « le miroir du lac »25 :

Toute cette eau à moi, à parcourir d’abord de l’œil, et, élevant peu à peu l’œil, la dérouler, jusqu’à ce que je me heurte aux cailloux de l’autre grève, faisant alors monter les deux gros pieux, usés par la corde, d’un débarcadère, son plancher, puis les petites maisons carrées à toits de tuiles plats, sans gouttières, et dont la base plonge dans un recommencement d’elles-mêmes et leur propre image à l’envers.26

16A travers le miroir du lac – grâce auquel l’un devient deux –, l’observateur amoureux du monde fait l’expérience du caractère bénéfique d’une dualité où ressemblance et différence se conjuguent pour révéler une réalité non plus marquée par l’inévitable fin, mais par le « recommencement » – par ce même jeu d’écho qui se produit dans la polarité interlocutive entre je et tu. La surface réfléchissante du lac apparaît alors comme un modèle dont s’inspirer afin de concrétiser une communion qui ne soit pas une régression vers l’informe, mais une progression vers l’harmonie des formes distinctes : plutôt que de viser à l’unité en niant les différences entre moi et autrui, c’est-à-dire en niant l’altérité, il faudrait rechercher au sein de cette altérité irréductible ce qui malgré tout s’y reflète de soi – un « recommencement » de soi dans l’autre, comme ce qui se produit dans la communication verbale.

17C’est cette leçon du lac qui se présente à certains personnages de Présence de la mort, dans les deux derniers chapitres du roman. Ce texte de Ramuz a cela de singulier qu’il propose deux conclusions à ce récit d’apocalypse, l’une totalement dysphorique, consacrant la disparition des hommes, et l’autre euphorique, où un petit groupe d’élus réfugiés dans une église a droit au salut divin et accède à ce qui semble bien être le paradis promis. Toutefois, même contraires, voire contradictoires, ces deux conclusions mobilisent le motif de toute évidence crucial du dédoublement, du reflet qui instaure deux réalités distinctes et simultanément semblables. Voici ce qu’un aviateur désespéré parti à la recherche d’un peu d’air frais découvre quand il commence à redescendre en direction du sol :

Mais alors, c’est ce désert, c’est ce silence qui sont venus. [...] Il y cherche une réponse ; il se cherche comme une réplique à lui-même. [...] Et il descend toujours, à la poursuite d’une ressemblance et comme d’une symétrie. [...] rien pourtant n’est venu que, vaguement et à travers comme de la cendre, l’immense étendue d’un lac à présent. Elle lui a présenté l’absolu désert de ses eaux, lisses comme un métal, immobiles comme un métal, parfaitement silencieuses et fixes, nues, sans aucun reflet, sans nulle image, sans nulle réponse.27

18Ainsi, on constate sur quoi repose en grande partie la trajectoire de sens réalisée par le roman Présence de la mort : partant du rêve illusoire de fusion du deux en un pour retrouver un Eden soi-disant perdu, l’être humain constate que ce dont il a réellement besoin est un alter ego, littéralement, d’un autre être qui lui ressemble sans pour autant se confondre avec lui, aussi distinct de lui que l’est un point symétrique à un autre. Pour l’aviateur, cette prise de conscience ne débouche sur aucune joie, puisque les conditions du monde physique ont été altérées de telle sorte qu’aucun « miroir naturel » ne peut encore exister. En revanche, d’autres personnages font une expérience euphorique de cet équilibre entre le même et l’autre ; ils se sont réfugiés dans une petite église d’un village perché dans la montagne et, alors qu’ils attendent sereinement la fin du monde, voici qu’une « voix » les appelle et les convie à entrer dans « l’autre espace » qui s’est ouvert dans « l’espace imparfait »28. Et voici ce que ces quelques « élus » découvrent devant eux :

Ils ont pu s’avancer encore, ils se sont mis à regarder. Longuement ils ont regardé, s’étant tournés à droite, à gauche : ils ont été bien étonnés...

Comme si c’était davantage, mais en même temps c’était ça ; comme si c’était ce qu’ils n’avaient pas avant, mais aussi ce qu’ils avaient déjà ; comme si, tout en connaissant, ils reconnaissaient [...].

[...]

Et ils ont dit :

 Mais c’est chez nous !29

19Cette exclamation sur laquelle se clôt le récit fait de l’Eden un reflet de la terre familière, sans les failles de celle-ci ; il faut, en quelque sorte, traverser le miroir, aller à la rencontre du reflet pour faire l’expérience d’une communion « paradisiaque » avec le monde et avec les êtres. Mais cette relation tendue vers le même dans l’autre ne conduit pas pour autant à une superposition, à une fusion qui gommerait toute trace de distinction entre deux entités ; au contraire, la dualité de ce qui est néanmoins semblable ne doit cesser d’être affirmée et reconnue pour que le sentiment euphorique d’une communion face au monde et face à ses semblables puisse persister30.

20Les personnages de Présence de la mort passent ainsi à côté de cet enseignement crucial que le lac devant eux avait à leur transmettre – ce n’est qu’aux prémices de la disparition de toutes choses que ce motif du reflet s’inscrit enfin dans la conscience de certains d’entre eux. Mais tout n’est pas perdu, cependant, car le narrateur, lui, grâce à l’attention qu’il a portée à la nature qui l’environne, a saisi ce que le lac pouvait bien lui signifier. Rappelons-nous que, selon Ramuz, l’artiste doit chercher des moyens pour restaurer l’harmonie entre les hommes et avec le monde. Or c’est toujours et encore le geste de démultiplication que le lac va inspirer au narrateur, que l’on peut décidément assimiler à une figure d’artiste :

Double côte pierreuse avec de l’eau dans l’entre-deux, qui est devant mes yeux ici, puis je vais la chercher plus loin par la pensée, je l’ai continuée à ses deux bouts par la pensée, et je me la peins au-dedans de moi encore une fois.

Salut ! encore une fois, salut, la réelle ! Et salut l’imaginée, celle que j’imagine encore, comme quand le potier fait son vase, l’ayant d’abord façonné, lui aussi, dans sa tête [...].

Parce que vous êtes là, parce que vous êtes à moi, parce que je vous tiens devant moi ; et encore une fois, dans votre écoulement, je vous arrête, je vous fixe.

Oh ! vous, pays qui êtes peints, mais vous serez dépeints, alors vite vous peindre à nouveau.

[...]

Choses, allez-vous-en seulement, je vous ai assez vues, vous ne me contenez plus, c’est moi qui vous contiens, c’est mon tour, vous êtes à moi suffisamment.

Enseigné d’abord par vous, à présent vous enseignant.

Oh ! enseigné par toi, et depuis longtemps, je sais bien ; [...] je te voyais déjà quand je ne savais pas voir, Rhône-lac, et toi déjà là ; – venant avec une cadence le jour et la nuit, m’instruisant de l’accent, m’instruisant des retours, m’instruisant des longueurs ; avec une cadence, la mesure de tes vagues [...].

[...]

Tu m’as enseigné le retour du rythme ; alors, à présent, je peux aller de mon côté.

[...]

Lames de feu, pluie de gouttes, huile bouillante, poêle à frire.

Avec une dernière voix et jusqu’à ma dernière voix.

Miroir comme celui qu’il y a dans la chambre d’une belle fille, un jour qu’il fait clair dans son cœur.

Miroir, pendule.31

21Le chiffre deux ne cesse de revenir dans ce segment où le narrateur rend hommage au lac qui l’a instruit, et à qui il peut maintenant rendre ses bienfaits en lui offrant des prolongements poétiques. Cela commence avec la « double côte pierreuse », et cela se prolonge dans le dédoublement entre la côte « réelle » et celle qui est « imaginée » dans le miroir de la conscience de l’artiste. On saisit ici à quel point le lac a pu fonctionner comme signe d’une route esthétique à suivre afin de restaurer une harmonie. Plus encore, dans ce segment, le motif du miroir voisine avec celui de la pendule, incarnation de la cadence, du rythme imprimé par le retour des vagues, et dont un écrivain a besoin pour déployer sa langue. Or ce motif est le pendant sonore du motif du miroir pour ce qui touche au domaine visuel : en effet, aucun rythme ne peut naître si l’on se cantonne au chiffre 1 ; le rythme ne survient que grâce au multiple, que par la succession de deux accents au moins. Ainsi, que ce soit à travers le va-et-vient de ses vagues ou sa surface réfléchissante, le lac ne cesse d’indiquer à ceux qui veulent bien y prêter attention qu’il ne peut y avoir de beauté et d’harmonie dans l’existence hors de la dualité.