Colloques en ligne

Alain Romestaing

Pourquoi sans fin la fin du monde. La question de la nature ramuzienne.

Why endlessly the end of the world. The question of Ramuz’ nature.

Ce besoin d’invitation qui, en temps ordinaire, nous fait rester pendant des heures, fasciné devant le repliement infini des vagues, ou qui nous fait écouter le vent, le simple vent de tous les jours, ou frissonner de plaisir à la voix de la foudre répercutée dans les échos du ciel ; songe, mon fils, comme il nous précipiterait au-devant de l’univers s’il s’écroulait1.

1Que l’on me pardonne, avec cette épigraphe, de situer Ramuz sous les auspices de Jean Giono, mais c’est là une façon d’assumer d’où je viens. Pour être encore plus précis : d’un article consacré à la notion gionienne du paysage2. Cet article se conclut par le constat de la dimension essentielle de l’apocalypse dans le rapport au monde de Giono, dimension conduisant tout droit au présent article. Dans Le grand théâtre (1961), en effet, Giono s’attarde sur « l’oncle Eugène », un personnage vivant une apocalypse personnelle, au sens biblique du terme, avec moult prodiges et catastrophes incommensurables. À la manière des cholériques du Hussard sur le toit, l’oncle Eugène assiste en imagination à des spectacles ahurissants, fascinants, et comme les cholériques, il n’échangerait sa place pour rien au monde, malgré son dénuement extrême. Et Giono d’affirmer à ce propos notre fascination commune pour les apocalypses parce qu’elles dévoileraient la vérité des paysages : elles dévoilent ce qui était caché, selon l’étymologie du mot3, à savoir la finitude du monde. Mais pour que ce dévoilement opère, l’oncle Eugène a dû être « invité », c'est-à-dire être dans le manque et la conscience du manque, et le plaisir du manque associé à sa satisfaction provisoire, partielle, médiée.

2Un peu comme dans Terre du ciel (1925) de Charles Ferdinand Ramuz, où l’on apprend que même au paradis, il est nécessaire de connaître l’ombre qui surligne toute chose, l’apocalypse qui fonde tout ce qui existe : « Il y a eu enfin pour eux tout le ciel quand il y a eu toute la terre de nouveau ; il y a eu pour eux toute la joie quand la souffrance est revenue prendre place à côté d’elle. »4 Il a fallu en quelque sorte rejouer la fin du monde, même pour ces élus déjà revenus d’entre les morts, afin qu’ils sachent « ce qui nous manquait »5, afin que leur soit dévoilé le « noir parmi ses couleurs. »6 C’est ainsi que le personnage du peintre, Chemin, comprend dans le dernier chapitre de l’ouvrage, « pourquoi son tableau n’allait pas» et le reprend pour le composer « en deux parties : une partie d’en haut, une partie d’en bas .»7 Ce n’est pas forcer le texte, me semble-t-il, que d’imaginer que ce peintre représente probablement l’écrivain lui-même, en tant qu’il est confronté également à l’exigence de ne pas rester à la surface éphémère des choses et de les faire apparaître dans leur finitude… qui reflète la nôtre.

3La fin du monde revient beaucoup dans cette œuvre, fin qui se manifeste dans la nature et par la nature : c’est par exemple trop de soleil dans Présence de la mort, pas assez dans Si le soleil ne revenait pas. Certes, on en réchappe parfois (Si le soleil ne revenait pas), parfois ce n’est qu’une illusion : dans Derborence, l’écroulement de la montagne ressemble à la fin de tout, mais le monde demeure. Ou au contraire la fin est accomplie, mais c’est alors que tout commence, dans une nature renouvelée, harmonieuse enfin, paradisiaque. Fin paradoxale que le titre de l’édition romande, Terre du ciel, exprime mieux que le titre de l’édition parisienne, Joie dans le ciel. Le monde ramuzien est hanté par sa fin, celle de toute chose et celle des êtres, celle des individus jetés hors d’eux-mêmes et hors d’une nature dont c’est en quelque sorte la définition, d’être opposée aux êtres humains. Terre du ciel le rappelle sans ambiguïté : la condition humaine sur terre, c’est la guerre. Une guerre que prétendent désormais gagner les êtres humains, car avec l’essor incoercible de la modernité industrielle et urbaine « c’est l’homme qui menace la nature »8.

4Pourtant, les romans ramuziens racontent à l’envi que « c’est la nature qui menace l’homme »9 et dépeint des personnages qui se débattent contre elle, encore et toujours sous son emprise, malgré la modernité, semblables à ce titre au « vrai paysan » reconnaissable en ce qu’il dépend entièrement d’elle (Taille de l’homme). On est loin de « l’anthropocène » et encore plus loin de « la mort de la nature » qui hantent l’écopoétique aujourd’hui. Il n’empêche que le monde ramuzien semble sans cesse sur le point de cesser et que, tout comme dans le nôtre – inquiet des extinctions d’espèces animales, des pollutions, du dérèglement climatique – le lien avec la nature y est aussi évident que vacillant, angoissant, rongé par le silence et la menace.

5S’il y a sans fin des fins du monde dans l’œuvre de Ramuz, c’est parce qu’il n’y a pas de monde sans fin, parce que celle-ci ourle d’ombre toute chose ici-bas, et qu’elle en fait tout le prix. Encore s’agit-il de savoir de quels mondes on parle : le monde au sens de pays et paysage ? au sens de l’humanité ? au sens de la planète terre ? au sens de la nature ? Il y a un peu tout cela dans les œuvres de Ramuz. Et ces différentes notions sont interdépendantes. Surtout, ce qui est mis en lumière par ces sombres perspectives, c’est la force de notre lien au monde : sa finitude est la nôtre ; elle nous attache.

6Je m’efforcerai donc d’entrer d’abord dans le détail des fins du monde envisagées par Ramuz, avant d’examiner les causes de ces fins ; puis je montrerai le rôle crucial du récit ramuzien comme relation au monde au moins autant que du monde.

I. Quelles fins du monde ?

Diversité des fins du monde

7Je me limiterai à ce que Siba Barkataki appelle – dans un article précisément consacré à la « La catastrophe et [à] la perspective écologique de Ramuz » – « les scénarios explicitement apocalyptiques. »10 Autrement dit : Les signes parmi nous (1919), Présence de la mort (1922), La grande peur dans la montagne (1925-1926), Derborence (1934), Si le soleil ne revenait pas (1937). Je me permets néanmoins d’ajouter à cette liste, dont la longueur est déjà significative en elle -même, Terre du ciel (1925), puisque Ramuz parvient à imaginer – dans une sorte de démonstration a fortiori – une fin du monde après la fin du monde, c'est-à-dire après la mort, dans le pays paradisiaque désigné par le titre du récit. Ces limites précisées, il convient en outre de remarquer la différence d’ampleur entre les diverses fins du monde racontées par Ramuz.

8Il n’y a en effet que Terre du ciel et Présence de la mort qui évoquent de « vraies » fins du monde. Dans le premier texte, tout est déjà accompli pour les personnages qui vont être « appelés » à se mettre « hors du tombeau »11. Dans le second, c’est la planète elle-même qui va se précipiter vers le soleil. Dans les autres ouvrages, il s’agit de fins du monde « relatives ». « On avait un peu perdu la tête »12, nous dit-on, dans Les signes parmi nous : on a seulement eu peur d’un gros orage, en somme, même s’il y a bien une épidémie mystérieuse. L’apocalypse se limite – si l’on peut s’exprimer ainsi, malgré les morts et les blessés – à la fin d’un alpage dans Derborence ; d’un alpage et d’un village dans La grande peur dans la montagne. Enfin, l’apocalypse c’est « seulement » une grande frayeur ravageant un village à l’idée de rester dans la nuit dans Si le soleil ne revenait pas. En d’autres termes, la fin du monde est remise à plus tard, sera reportée, peut-être, en d’autres lieux.

9Si le terme est pourtant employé, c’est afin de souligner une impression d’absolu : ainsi, dans Derborence, l’écroulement de la montagne résonne « comme si c’eût été la fin du monde »13. Et dans Si le soleil ne revenait pas, Anzévui n’y va pas par quatre chemins :

« Eh bien, je vais te dire, parce que tu n’as pas compris. Eh bien, dans le livre, il y a une guerre ; – il y a justement une guerre à présent. Mais il y a aussi une guerre dans la région du soleil. 1896 et 41, ça fait le compte. Il est dit aussi, dans le livre, que le ciel s’obscurcira de plus en plus et, un jour, le soleil ne sera plus revu par nous, non plus seulement pour six mois, mais pour toujours. Revaz demande : « Rien que pour nous ? — Pour tout le monde. » 14

10Quinze ans après Présence de la mort, donc, la planète terre ne se précipite plus sur le soleil, c’est le soleil qui la fuit, si l’on en croit un oiseau de mauvais augure qui communique son effroi à tout un village.

11Autre expression de la fin du monde dans La grande peur dans la montagne :

On avait beau écouter, on n’entendait rien du tout : c’était comme au commencement du monde avant la naissance de l’homme ou bien comme à la fin du monde, après que les hommes auront été retirés de dessus la terre, – plus rien ne bouge nulle part, il n’y a plus personne, rien que l’air, la pierre et l’eau, les choses qui ne sentent pas, les choses qui ne pensent pas, les choses qui ne parlent pas. On écoutait, il ne venait rien ; c’était une nuit sans vent ; on écoutait encore ; il ne venait toujours rien.15

12C’est ce que l’on ressent au contact direct de la montagne, dans le chalet du pâturage de Sasseneire : il n’y a nulle place pour les hommes, les hommes ne sont rien ou pire, importuns. D’une certaine manière, la fin du monde a déjà eu lieu, comme dans Terre du ciel, c’est-à-dire la fin des hommes – fussent-ils une petite communauté – tandis que perdure la nature.

Cette fin est la nôtre

13Ce serait là, peut-être, la première signification générale de la fin du monde pour Ramuz : les humains ne font que passer, ils ne sont pas grand-chose à l’échelle géologique. « Nous savons que “le monde a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui”, selon le mot […] de Lévi-Strauss »16, rappellent Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro dans leur conférence intitulée « L’arrêt de monde ». Avant d’ajouter :

Mais quand les échelles de la finitude collective et de la finitude individuelle prennent une trajectoire de convergence, cette vérité cognitive devient tout d’un coup une vérité affective difficile à gérer. C’est une chose que de savoir que la Terre et même tout l’Univers vont disparaître dans quelques milliards d’années, ou que, bien avant cela, mais dans un futur encore indéterminé, l’espèce humaine va s’éteindre ; c’est une toute autre chose, bien différente, que d’imaginer la situation que la connaissance scientifique actuelle place dans le champ des possibilités « imminentes » : que les prochaines générations (les générations proches) aient à survivre dans un milieu appauvri et sordide, un désert écologique, un enfer sociologique.17

14Ce ne sont pas des preuves scientifiques que nous apporte Ramuz. Mais sa technique d’écrivain vaut « les preuves radiologiques » qu’un médecin nous montrerait afin de nous faire passer d’un savoir théorique quant à notre mortalité à la conscience que « nous sommes atteints d’une maladie extrêmement grave »18 : le récit ramuzien sait nous faire vivre notre fin à travers celle du monde, si bien que peu importe que finalement le monde disparaisse vraiment ou pas. La leçon nous a été administrée de notre vulnérabilité. « La vulnérabilité est […] le maître mot de la situation de l’homme dans le monde ramuzien », affirme Siba Barkataki. Mais « elle n’est pas représentée comme une faiblesse ou une émotion négative », précise la chercheuse, car : « Se sentir vulnérable, c’est se placer dans le grand ordre de la nature et faire une estimation précise de ses capacités et de ses moyens pour survivre »19. C’est exactement la grande leçon infligée aux personnages de La grande peur dans la montagne ou de Derborence : la montagne leur apprend qu’ils sont sans aucun pouvoir contre elle et qu’ils ne survivent qu’avec de la chance et beaucoup d’attention au monde. Et Siba Barkataki de conclure : « C’est sa vulnérabilité qui permet à l’homme d’accepter sa condition élémentaire et est à l’origine même de son authenticité »20. Ainsi, bien avant les développements de « l’éthique du care »21, la vulnérabilité non seulement n’est pas niée ou reniée mais est considérée comme un fondement permettant la fondation d’un rapport plus vrai et plus juste au monde. Notons que chez Ramuz, cette vulnérabilité positive est aussi bien individuelle que collective. Contrairement à ce qui se passe par exemple dans le récit de Jean Giono, Batailles dans la montagne (1937), ce n’est pas un héros devenu surhumain qui sauve la communauté, mais cette communauté même qui fait le gros dos, sécrétant aussi bien ses cellules cancéreuses ou du moins ses symptômes (Caille dans Les signes parmi nous, ou Anzévui dans Si le soleil ne revenait pas, les vieux, souvent, ou au contraire les jeunes dans La grande peur dans la montagne), que ses globules blancs (la jeunesse dans Les signes parmi nous) qui lui permettent de tenir jusqu’à ce que la catastrophe passe, quand elle passe…

Recommencer ?

15Et quand elle passe, tout peut recommencer et l’on ne peut qu’espérer que la leçon ait été apprise, comme le fait Caille qui remercie Dieu, non sans un certain regret, d’en être resté à un simple « avertissement »22. Comme le fait Ramuz lui-même qui, après avoir impitoyablement terrorisé et désespéré ses personnages, tisse magnifiquement le fil lexical du recommencement, à partir du chapitre XII et de la nuit d’amour de deux jeunes gens : « – J’ai peur. – Peur de quoi ? – Crois-tu que c’est la fin du monde ?» Mais il rit et il dit : – C’est le recommencement du monde »23. Alors d’un chapitre, d’un personnage, d’une situation à l’autre, c’est : « Tout qui s’entend de nouveau, tout qui recommence à s’entendre »24.

16Mais, comme pour un ultime rappel de la leçon, Ramuz n’en termine pas moins son récit par une dernière image de disparition, la disparition de l’aimée elle-même qui était pourtant à l’origine, avec son amoureux, de l’élan du recommencement : « Et un tout petit moment encore, elle a été là, dans ce gris de lune ; elle lui a fait signe de la main ; elle n’a plus été là… » 25. En somme, rien n’est acquis, ni la fin ni le recommencement : Ramuz semble ainsi placer la fin du monde à l’origine, l’installer solidement au cœur de la relation des êtres humains avec la nature.

17Il est donc temps d’examiner les causes de la fin du monde dans les ouvrages de Charles Ferdinand Ramuz, car cet examen nous permettra d’aborder la question de cette relation avec la nature.

II. Pourquoi la fin du monde ?

Punition divine ?

18Si l’on s’en tient à la lecture des Signes parmi nous, il y a la fin du monde parce que Dieu a décidé d’en finir avec les hommes. De les punir. C’est la lecture évidente de « Caille le colporteur biblique ». Mais on notera que cette divinité est des plus distante, indéchiffrable, même dans un récit aussi ouvertement inspiré de la symbolique chrétienne que Terre du ciel. Caille est bien seul face à des Signes ambigus, et les élus de Terre du ciel ne semblent pas s’être beaucoup rapprochés du Ciel. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les intentions de Dieu à travers les phénomènes naturels sont des plus obscurs et que les humains ne sont jamais dans le secret de Dieu, pas plus Caille ou Anzévui que les autres…

19En revanche, l’hostilité de la montagne, teinté de diablerie, est beaucoup plus explicite, notamment dans La grande peur dans la montagne. « Et jamais plus, depuis ce temps-là, on n’a entendu là-haut le bruit des sonnailles ; c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés » 26 : tels sont les fameux derniers mots du récit. Montagne maléfique qui semble avoir ses émissaires démoniaques capables de marcher sur le toit d’une bergerie, de vouloir y entrer, peut-être d’y faire « un petit bruit comme si on parlait à voix basse » 27… Montagne diabolique dans Derborence aussi, où elle paraît discuter avec le vieux Plan :

« Toi, tu sais ce qui se passe, tu es au courant… Moi, je sais ; et toi, tu sais, a-t-il dit à la montagne. Et toi, tu sais en te laissant faire. Tu viens en bas. Mais il y a celui qui te pousse, D… I… A… B… Et tu les entends comme moi, la nuit, les pauvres, ceux qu’il retient là prisonniers. […] Comment ils se lamentent et ils se désespèrent, n’ayant pas trouvé le repos. Ayant une forme de corps, mais rien dedans, et c’est des coques vides ; seulement elles font du bruit, la nuit, et on les voit, pas vrai ? … » La montagne s’est mise à rire, de nouveau.28

20En d’autres termes, la fin du monde menace les hommes quand ils ont l’outrecuidance de ne pas respecter les lieux interdits de la montagne.

Revanche de la nature ?

21Mais cette personnalisation de la montagne nous a fait passer de la punition divine à l’incarnation d’un nature prenant sa revanche après avoir été trop malmenée par notre espèce. Car il y a d’un côté, l’agression de la nature par « l’homme pirate », incarné dans Taille de l’homme par l’attitude bolchévique mais qui caractérise plus largement l’homme moderne ravagé par « la folie utilitaire »29 :

L’homme pirate : l’homme jeté avec ses appétits vers ces rivages inconnus où l’or attend, c’est-à-dire la nature sans défense qui attend l’homme, le voyant approcher dans ses canots, avec toute espèce d’instruments inconnus d’elle, bien qu’il les lui doive, mais il ne lui en témoigne aucune reconnaissance.30

22De l’autre côté, la nature attend son heure, malgré son apparent asservissement dû aux incontestables réalisations du progrès technique et scientifique. Mais « sous le triomphe apparent de l’homme », la fin est déjà là, à commencer par la faim : « […] voilà la famine, voilà les privations de toute sorte, voilà la guerre politique ou civile, voilà le désordre, voilà de toute part l’impossibilité de vivre »31. Voilà aussi qui ressemble fortement aux situations décrites par nos récits de fin du monde : celle-ci résulte de l’hybris de la modernité, comme une nouvelle Némésis émanant de la Terre et non plus des dieux :

La nature laisse faire longtemps, sa victoire est modeste, elle ne la proclame pas, il ne semble même pas qu’elle soit en cause ; on ne voit pas tout de suite les rapports qu’il y a entre telles catastrophes et son propre refus. La nature opère dans l’ombre avec une amère douceur : tout à coup les conséquences de son opposition éclatent, nées peu à peu et de toute part.32

23Ainsi la Némésis terrestre rétablit l’équilibre. Elle est incarnée par la montagne, le climat, le soleil.

Dérèglements naturels

24Mais Ramuz ne recourt pas toujours au fantastique ou à des personnifications métaphysiques pour « justifier » ses fins du monde : on ne sait pas pourquoi le soleil ne reviendrait plus dans Si le soleil ne revenait pas, ni pourquoi la terre « retombe au soleil et tend à lui pour s’y refondre »33  dans Présence de la mort. Il faudra se contenter comme explication, toute platement « scientifique », « d’un accident survenu dans le système de la gravitation »34. Ce qui importe, c’est que « Les grandes paroles » cessent de passer inaperçues, ces paroles qui affirment que :

[…] tout va tellement changer pour tous les hommes qu’ils ne se reconnaîtront plus eux-mêmes, mais en attendant rien ne change ; tout reste si tranquille, si extraordinairement tranquille sur les eaux, avec une aube qui se lève et devant sa belle couleur blanche fume la cheminée d’un grand navire qu’on ne voit pas.35

25C’est qu’il est difficile de croire à la fin du monde, difficile de lire les signes à moins d’y avoir intérêt parce qu’on espère, comme Caille, être un élu qui sera sauvé. Difficile de relier les signes – qu’on finit quand même par constater – à une signification pour l’humanité. Difficile d’admettre non pas tant que l’on sera puni, ce qui reste à l’échelle humaine, mais plutôt que l’on est ignoré, que l’on est parfaitement insignifiant. Car il y a la fin du monde que l’on a « bien cherchée » malgré les avertissements (c’est Derborence ou La grande peur dans la montagne), et la fin du monde qui est une donnée objective, littéralement inhumaine. Le monde, en effet, n’est pas un sein maternel, bon ou mauvais (même si on le croit parfois, Ramuz le premier36) :

Nous voyons la nature avec nos petites vies : ce qui fait qu’elle nous apparaît stable et placée en dehors de l’insécurité humaine comme le refuge et le lieu même de la sécurité ; toute parée de fruits, de fleurs, de verdure, peinte de belles couleurs, plaisante à voir ; la bonne grande mère auprès de qui dans les mauvais jours se réfugier […] ; et puis on finit par voir qu’on n’est nulle part tranquille ; qu’elle est elle aussi un entassement de ruines, une accumulation d’essais inaboutis, de tentatives avortées, d’inventions de toute espèce une première fois portées au jour, puis abandonnées ; qu’elle n’est elle-même, et par rapport à elle-même, tout entière qu’insécurité.37

26On voit combien la lecture de Darwin approfondit la conception ramuzienne de la nature, et ce que nous pouvons en déduire quant à la notion de fin du monde. On pourrait désormais se poser la question suivante, en effet : et si l’apocalypse n’était qu’une « tentative avortée », un essai d’espèce, la nôtre, en passe d’être abandonnée ? Comme l’écrit Max Frisch : « Seul l’être humain connaît des catastrophes, pour autant qu’il leur survive ; la nature ne connaît pas de catastrophe »38. La nature, ajouterons-nous, se contente d’évoluer. Et les hommes doivent donc s’efforcer de le faire aussi. Notamment en retrouvant le lien qu’ils ont perdu avec le reste du monde vivant, alors qu’ils ont tellement voulu, au contraire, rompre leurs attaches et imposer leur monde au détriment du monde naturel. Presque un siècle avant l’urgence climatique à laquelle nous sommes confrontés, Ramuz nous avertissait déjà : « […] il faut que l’homme ou bien consente à son propre suicide, ou bien tout à coup tienne compte de certaines nécessités naturelles qu’il avait commencé par nier »39.

27La question posée par la fin du monde est donc devenue : comment relier les êtres humains à la nature ? Question qui n’est pas technique mais existentielle. Question qui est à mettre en récit.

III. Le récit pour relier

Contre la coupure culture/nature

28Bien avant les analyses de Michel Serres (Le contrat naturel), de Bruno Latour ou de Pierre Descola, pour ne citer que quelques grands noms, Ramuz – avec d’autres dans les années trente, dont Jean Giono – constate l’isolement de l’homme moderne, cette créature occidentale de plus en plus coupée de son environnement au point de vivre dans une apparente autarcie à la surface de la planète, retranchée dans ses cités, hors-sol. C’est par exemple le bolchévisme que l’auteur de Taille de l’homme condamne pour son approche purement instrumentaliste :

La nature est-elle autre chose pour lui, par exemple, que beaucoup de pétrole dont on n’a pas encore tiré tout le parti qu’on aurait pu, ou d’immenses forces hydrauliques qu’il va s’agir d’utiliser, ou du blé considéré simplement comme moyen d’échange ?40

29Mais ça pourrait être aussi bien l’Américain capitaliste ou n’importe quel individu moyen de la planète, un « type d’homme tout abstrait, l’homme standard, un homme dont on n’a retenu et qui ne représente qu’une valeur quantitative […] : un homme tout à fait en somme antinaturel »41. Aussi Ramuz (tout comme Giono) leur oppose-t-il les paysans, plus susceptibles d’échapper à « la folie utilitaire »42, parce qu’ils sont

mêlés […] à l’élémentaire […], tout soumis encore aux grandes forces naturelles dont ils tiraient leurs moyens d’existence : celles qui résident dans la terre et au ciel, celles qui s’expriment par la germination, par le retour des saisons, le soleil et la neige, la foudre et les pluies, l’hiver et l’été ; et des hommes là-dedans […], – l’homme permanent […]43 

30Ces hommes naturels font immanquablement penser à Jean Giono qui, une année auparavant, dans Le poids du ciel (1938), décrit le paysan comme un « homme entièrement naturel » « revêtu de forêts qui lui recouvrent les cuisses, les hanches, montent le long de sa poitrine, recouvrent son épaule comme une peau d’ours »44, pour l’opposer lui aussi aux âmes modernes, pourrissantes parce que détachées de la sève du monde. Et tout comme chez Giono, ils servent de modèles dans un monde déboussolé, de remède à la modernisation à marche forcée en tant qu’elle sépare l’humanité de la nature.

31Nous étions dans les années trente. Mais l’idée fait écho avec le « ré-atterrissage » chère à Bruno Latour45. Car nous sommes désormais confrontés à la nécessité d’atterrir littéralement, symboliquement, existentiellement, politiquement. Peut-être même que la catastrophe – comme celle du coronavirus, par exemple – nous force-t-elle à nous reconnaître comme essentiellement terrestres, comme l’espère le même Bruno Latour dans Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres :

Il me semble que l’intrusion de Gaïa ne se manifeste pas seulement par un intérêt pour la « Nature », mais par une incertitude générale sur nos enveloppes protectrices. Si la mauvaise nouvelle est celle du confinement, la bonne est celle de la remise en cause des notions de frontière. Nous perdons d’un côté l’étrange idée de nous échapper hors de toute limite, mais nous gagnons de l’autre la liberté de nous mouvoir d’enchevêtrements en enchevêtrements. D’un côté, la liberté est brimée par le confinement, de l’autre, nous nous libérons enfin de l’infini.46

32Retour sur cette terre que nous n’avions jamais quittée, sauf dans certains de nos récits, au sens littéraire mais aussi sociologique du terme.

Récits pour relier

33Mais les récits de Ramuz s’efforcent au contraire de nous relier au sens le plus fort du terme :

Nous ne sommes plus reliés à rien. […] Nous sommes séparés de la nature par la connaissance que nous en avons ou que nous croyons en avoir, par les pouvoirs nouveaux que nous en avons tirés et qui nous donnent le pas sur elle. […] La peur s’en est allée peut-être, mais l’étonnement s’en va, le respect s’en va, la vénération s’en va, et l’adoration s’en va ; car il y a beaucoup d’hommes, à cette heure, pour qui le sacré n’a même plus de sens, bien qu’il soit le principe même de toutes les religions […] Il n’y a pas de poésie sans religion. La poésie est l’introduction en toute chose du sacré. La poésie elle aussi relie. La poésie est résonnance, elle est retentissement, elle fait participer les plus humbles choses à la circulation universelle.47

34L’objectif est clair : inlassablement, le texte ramuzien cherche à nous rapprocher du monde en nous en disant la beauté, l’âpreté, la fragilité, la puissance, la finitude. La puissance et la finitude en même temps, que réunit le thème de la fin du monde. C’est pourquoi un chapitre de Présence de la mort est particulièrement significatif à la fois de cette idée de la finitude du monde et du rôle de l’art pour rendre présentes la mort et la vie dans le monde, inextricablement mêlées :

Et, tout à coup, la vie fut là, mais en même temps la mort fut là, qu’il n’avait pas connue encore, parce qu’il n’avait pas connu la vie.
L’une ne vient pas sans l’autre. L’une vient, l’autre vient aussi. L’une n’était pas encore venue, c’est pourquoi l’autre non plus.48

35Celui qui comprend cela, c’est le personnage de Jules Gavillet, pourtant agent d’affaire qui n’a habituellement la tête qu’aux chiffres, mais qui découvre soudain que le monde est là sous le double coup de boutoir de l’annonce de la fin du monde et du cinéma :

Il y a le monde, il fut éteint. Une lumière cessait. Une autre se ralluma. On vit que la salle était presque vide. Mais déjà, de nouveau, se mettait à parler le monde, tu un instant, et qui est une grande chose, qui est une grande belle chose, qui vient, qui veut se faire aimer. Qui est plein d’amour-propre, qui est orgueilleux de sa force, qui dit : « Tu ne me connaissais pas ». Qui est beau, qui est doux, qui est âpre, amer, cruel, grand, qui est laid. Qui est désert, qui est plein d’hommes, vide d’hommes, qui est peuplé, qui ne produit rien, qui produit tout. Avec des villes, avec point de ville.49

36On notera que ce monde mêle la nature et les hommes, les champs et les villes. Noël Cordonier et Jean-Louis Pierre montrent en effet que Ramuz n’oppose pas comme Jean Giono l’a beaucoup fait « ville et nature »50. Surtout, l’art apparaît clairement comme un moyen de relier au monde. Puisqu’on ne peut pas être tous paysans (même quand on est agriculteur), c'est-à-dire capables d’éprouver « un obscur sentiment de fraternité de l’homme avec tout ce qui l’entoure », « un certain sentiment d’amitié et de parenté pour tout ce qui existe naturellement »51, il faut des récits pour y contribuer.

Récits de la peur

37Encore que la fraternité, ce n’est pas forcément l’amitié. Il est des frères ennemis. D’un côté, Ramuz semblerait presque annoncer notre idéologie contemporaine du localisme et de l’économie de proximité :

L’homme est venu ; l’homme lui a dit : « Que veux-tu produire ? » Le pays a dit : « La vigne. » L’homme a planté la vigne. Et plus haut, le pays a dit : « Le blé. » Et l’homme a semé le blé.
L’homme et le pays sont ici en étroite correspondance ; regardez nos maisons, elles ont été bâties sur place avec des matériaux pris sur place ; ainsi il s’est trouvé que même ce qui est posé sur le sol sort de ce sol, les dehors et les dedans en étroit compagnonnage.
[…] C’est ici le pays de la solidité, parce que c’est le pays des ressemblances. Regarde, tout y tient ensemble comme dans le tableau d’un grand peintre. »52

38Ou comme dans le récit d’un grand écrivain… Mais, d’un autre côté, cet écrivain n’oublie jamais l’ombre qui ourle la beauté. Un peu plus loin les maisons seront décrites comme des soldats :

Et quand même ça reste arrangé, et ils ont tout bien arrangé, comme quand des soldats sont en ligne, utilisant le plat pour lieu de rassemblement ; des compagnies de toits sur plusieurs rangs de fantassins, avec le clocher gris de l’église qui dépasse et domine, comme un qui serait à cheval.53 

39Bataille contre quoi ? Contre la nature qui peut trahir, mentir ? Terre du ciel le rappelle sans ambiguïté : la condition humaine (avant la résurrection vécue par les personnages),

c’était sous un ciel ennemi de nous et jaloux, c’était contre toute la nature. C’était contre la terre fâchée qu’on la touchât, contre la plante ayant ses idées. Contre les animaux, contre les hommes, tous ennemis les uns des autres, jaloux les uns des autres et en guerre toujours entre eux.54

40Ramuz – même quand il célèbre la beauté de ce monde au point que le paradis ne pourrait que la prolonger (« Il y avait déjà tant de beauté dans cette terre d’autrefois – que celle d’à présent [de la résurrection] n’avait pas pu ne pas lui ressembler »55) – n’oublie jamais ce qui menace les harmonies les mieux établies, les plus solides. Son époque s’y prêtait, même vue d’une Suisse qui n’était pas belligérante, avec deux guerres mondiales, la guerre d’Espagne, la grippe espagnole... Pour notre époque – qui est assez bien lotie – Jean-Christophe Cavallin affirme que « ce dont nous avons besoin, ce sont des récits d’immanence – c'est-à-dire de moins d’imminence (péril, anticipation) et de plus de relations »56. Des récits permettant d’affronter les temps extrêmes qui sont les nôtres, temps d’urgence climatique et d’érosion de la biodiversité. Or, Cavallin donne l’exemple de son père terrifié par la forêt et par la nuit, faute du « viatique » ou du « sauf-conduit »57 des contes. Car ses parents « n’avaient pas été nourris des légendes et des coutumes dont le patois de la région colportait les vieux savoirs à la barbe de l’instituteur et au grand dam du curé. Ils travaillaient en silence une terre qui se taisait, et, acculé dans la nuit, laissaient le gamin de huit ans trembler d’une peur inculte »58.

41D’où l’importance des récits que l’on pourrait dire écologiques, au sens où ils prennent au sérieux l’intensité de nos rapports avec la nature : de fraternité peut-être, mais aussi d’hostilité, de terreur, d’admiration, de respect ; tout ce qu’éprouve ce « primitif » que Ramuz place plus haut que les hommes modernes :

Le primitif ne dispose pas de moyens rationnels pour s’expliquer le monde ; il ne dispose que de raisons affectives, mais qui du moins lui permettent de donner un sens à ce qu’il perçoit, étroitement relié par là à ce qui est, car tout s’anime, la terre, l’eau, l’air, le feu ; et s’il ne connaît pas le monde, du moins le monde le connaît. Le primitif « communique », nous ne communiquons plus.59

Conclusion

42D’où l’importance de récits qui font – ou refont – de cette relation au monde une affaire de vie ou de mort, de vie et de mort, qui racontent le monde comme si c’en était la fin. « La peur s’en est allée peut-être »60, regrette Ramuz, mais c’est de moins en moins sûr. Et comme son « primitif », nous sommes peut-être en train de réapprendre à craindre la nature. Du moins à lui rendre la considération qu’elle exige. Les récits de Ramuz sont poétiques au sens où, comme il le dit : « La poésie est l’introduction en toute chose du sacré. La poésie elle aussi relie »61. Ils reviennent donc inlassablement à ce point abyssal de la « fin du monde », fin littérale ou existentielle, fin qui relance la question de la nature ; ils reviennent encore et encore sur cette nature comme pour tenter de mieux nous y relier, anticipant ainsi sur les récits d’aujourd’hui soucieux eux aussi de nous (re)mettre au monde, saisis qu’ils sont par l’urgence de s’accorder avec l’inaccordable, d’adapter le logos à une nature acculée au chaos et nous y acculant. C’est parce que le monde est au bord de l’abîme et la nature ennemie qu’importe à ce point dans cette œuvre le « religieux », au sens large évoqué par Jacques Chessex dans sa préface à La grande peur dans la montagne, quand il donne « à ce mot son sens le plus vaste et le plus riche : religieux, de religare, ce qui nous relie au panique, au mystère, au non-dit, à la transcendance »62. On sait combien cette peur panique inspirée par le monde était importante aussi pour le Giono des années trente, auteur notamment de la trilogie de Pan, et confiant volontiers, dans Présentation de Pan ou dans la préface à l’édition « Les Exemplaires » de Colline, avoir été marqué par la « terreur divine » infligée par le dieu en son « cœur de petit berger bénévole »63.

43Pourquoi sans fin la fin du monde ? Pour que soient ravivés l’étonnement, le respect, la vénération, l’adoration, avec la peur, parce que communiquer avec le monde, comme le primitif de Ramuz, ce n’est pas embrasser des troncs. C’est trembler au rythme du grand tremblement de la nature constamment en évolution. Les œuvres de Ramuz, en invoquant la fin du monde, disent à la fois notre intrication avec le destin de la terre et notre terreur de l’être. Mais elles offrent des récits : des formalisations, une narration soucieuse notamment du collectif et remettant l’homme à sa place, le considérant souvent en tant qu’espèce luttant dans le grand chaudron de l’évolution. Leur « résonnance », leur « retentissement » dépassent ainsi leur époque et touchent avec force le cœur de la nôtre.