C. F. Ramuz et la culture helvétique des catastrophes
1Dans les catastrophes dites « naturelles », il n’y a pas que la nature. Bien au contraire : Les catastrophes sont un fait culturel. L’écrivain Max Frisch le formule ainsi en 1979 dans L’Homme apparaît au quaternaire (Der Mensch erscheint im Holozän) : « Seul l’être humain connaît des catastrophes, pour autant qu’il leur survive ; la nature ne connaît pas de catastrophes ».1
2La notion même de « catastrophe » évoque son caractère culturel : elle provient du théâtre grec, de l’acte final d’une tragédie. Aujourd’hui encore, la notion de « scénario catastrophe » rappelle cette origine. Elle fixe et préconditionne ainsi notre perception : Dans la phase finale d’une tragédie, le temps s’accélère, des innocents tout comme des coupables tombent sous le couperet du destin, les héros entreprennent leurs dernières actions vigoureuses, le public est épris de sensations fortes. Quand le rideau tombe, nous avons des difficultés à retrouver le chemin du quotidien. Et ce que nous avons vécu, en tant que spectateurs ou acteurs, conserve une valeur particulière.
3Avec cette notion de « catastrophe », la culture tente de récupérer un événement qui pourtant lui échappe, qui la blesse et la met en question. Car il perce la frontière que nous avons érigée entre ce que nous avons externalisé comme étant la « nature » et ce que nous plaçons du côté de « l’humain » et de la « civilisation ». La notion même de « catastrophe » devient alors un des moyens de colmater la brèche que l’épisode catastrophique a ouverte dans les barrières que la culture a érigées, contre ce qu’elle appelle la « nature ». Pourtant, par les mêmes expériences catastrophiques, nous devons nous rendre à l’évidence que cette frontière est bien artificielle et que nous faisons nous-mêmes partie de cette « nature » qui semble s’imposer, à ces mêmes occasions, comme une force étrangère violente.
4En tant que faits culturels, les catastrophes sont perçues, représentées et interprétées selon des modalités et traditions particulières. Cela est d’autant plus vrai pour les catastrophes helvétiques et leurs articulations littéraires2. Car, en Suisse et pour la Suisse, ces caractéristiques universelles de la catastrophe ont tenu un rôle particulier. Selon une expression de l’historien du climat Christian Pfister, à partir du XVIIIe siècle, la Suisse a développé une « culture des catastrophes » propre3. Le mythe alpestre que la Suisse cultive pour des raisons touristiques et identitaires a pour revers les catastrophes réelles et potentielles. Pas d’idylle sans catastrophes, pas de catastrophes sans idylle. Les horreurs sublimes des Alpes avec leurs avalanches, leurs éboulements, leurs crues commencent à s’ancrer dans l’identité suisse, tout comme les vaches paisibles et le fromage. Cette culture des catastrophes s’installe définitivement au XIXe siècle, en parallèle et en appui fort à l’état national. Les dangers naturels qui menacent la Suisse de l’intérieur, et les conséquences tragiques de certains événements, créent autant d’occasions de prouver la solidarité et l’appartenance, de créer cette communauté de destin et de volonté qui doit définir la Suisse.
5Cette instauration d’une culture des catastrophes va de pair avec l’entretien de l’histoire commune. Elle doit conférer une légitimité à cet état-nation dont l’unité linguistique, culturelle ou ethnique tant convoitée au cours du XIXe siècle fait défaut. A la place, la Suisse dirige son regard vers les montagnes ; elle tourne ainsi le dos à ses voisins qui s’unissent sous d’autres idéaux. Car c’est dans les Alpes qu’elle veut retrouver les origines de l’histoire commune, les mythes fondateurs, tout comme les dangers naturels qui créent ainsi un front commun intérieur contre lequel il faut se battre.
6Un événement fondateur de cette culture helvétique de la catastrophe est l’éboulement de Goldau en 1806. Dans le canton de Schwyz, un énorme glissement de terrain enterre tout le village de Goldau. On dénombre plus de 400 morts. Une cellule centrale, originelle de la Suisse est touchée, l’idylle alpestre devient un terrain de dévastation. Pour le nouvel état fédéral, créé en 1803 sous la houlette de Napoléon, c’est une première occasion de prouver sa détermination, sa volonté commune et sa solidarité face aux dangers naturels. C’est ainsi qu’une collecte de fonds est organisée dans toute la Suisse qui comprend également les Cantons nouvellement créés. Dans le Canton de Vaud par exemple, indépendant seulement depuis 1803, une quête de porte à porte est organisée par ordonnance officielle. En fin de compte, on est fier de constater que le canton a collecté davantage que certains cantons alémaniques bien plus proches du drame. Depuis, cet événement tout comme l’effort collectif que l’on peut lui associer est inscrit dans la mémoire collective ; sur le lieu du drame, un musée et un parc animalier avec de la faune alpestre attirent les familles et les courses d’écoles. Le terrain de dévastation, encore parsemé des blocs tombés jadis du Rossberg, est ainsi réintégré dans le paysage helvétique.
7Pour la collecte des fonds, on recourt à des médias modernes. C’est également à ce propos que l’éboulement de Goldau marque un pas décisif dans le développement de la culture moderne des catastrophes. Car le canton de Schwyz engage un peintre officiel de la catastrophe dont les gravures doivent motiver les donateurs. Celles-ci attestent que la catastrophe ne peut pas se passer de représentations, qu’elle est même leur produit. Elle a besoin d’images, car c’est seulement à travers elles qu’une communauté de solidarité peut se créer à une large échelle.
8La Suisse moderne apprend vite ; un mécanisme parfaitement rôdé de la réaction solidaire, nationale face aux catastrophes est installé pendant le XIXe siècle. Il perdure jusqu’à nos jours : en 2000, un éboulement touche le village de Gondo au sud du Simplon et y fait treize victimes. La moitié de ce village alpestre reclus est détruite. S’en suit une collecte nationale importante de la « Chaîne du bonheur ». Six mois plus tard, une majorité de Suisses Romands déclarent qu’ils se sont sentis « Suisses » pour la dernière fois lors de cet événement. C’est symptomatique : Pour ce pays qui se constitue en état-nation moderne, les catastrophes sont l’occasion de se sentir appartenir à une « communauté de destin » et, par cette aide aux victimes, de démontrer qu’il est une « communauté de volonté ». La consécration de cette culture de la catastrophe est acquise en 2018 quand la Suisse obtient l’inscription de ses traditions et compétences en matière de gestion du danger des avalanches dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Même si l’on doit partager cette consécration avec l’Autriche, on veut bien y reconnaître encore une fois le « Sonderfall », le cas particulier, alpin helvétique.
9La littérature fait partie des médias culturels qui créent la catastrophe par la représentation et l’interprétation. Cependant, elle est restée dans l’ombre des médias visuels qui dominent – et pas uniquement de nos jours – la représentation de ces événements spectaculaires. Pourtant, la littérature a un rôle important à jouer. Cela vaut également pour les littératures suisses, et il faut insister sur le pluriel : à cause de leurs appartenances linguistiques et culturelles différentes, elles se tournent plutôt le dos. Mais les catastrophes créent un foyer commun. Et c’est justement cette thématique commune qui permet de les observer dans leur diversité.
10Je propose de les analyser sur le fond de la « culture des catastrophes » helvétique que je viens d’esquisser. Les littératures en font partie intégrante. Cependant, elles l’observent également d’un œil critique, en mettant à l’épreuve sa promesse intégrative. Les littératures suisses réagissent à des catastrophes réelles, les traduisent en récits interprétatifs. Mais elles en inventent également de nouvelles, elles exploitent leur liberté de pousser leur force créatrice et leur imagination catastrophique jusqu’au bout. De l’éventail très vaste de ces scénarios littéraires catastrophiques, je retiendrai ici six aspects, en me référant à chaque fois à Ramuz, qui apparaît ainsi comme l’un de plus importants « catastrophistes » des littératures suisses.
1. Mémoire
11Le souvenir de catastrophes vécues peut non seulement accroître le sentiment d’appartenance à une communauté. Il est également essentiel pour la prévention et la gestion de crises qui se répètent dans l’histoire. Pour ces deux raisons, la culture helvétique des catastrophes est une culture de la mémoire. Cependant, comme toute mémoire, cette mémoire est sélective. Dans le cas de Goldau, de nombreuses institutions et des commémorations régulières en ont maintenu le souvenir vivant. Par contre, la ainsi nommée « Débâcle du Giétro » de 1818 a été presque oubliée, sauf au niveau local. Pourtant, la chute du glacier du Giétro et la crue dans le val de Bagnes qui s’ensuivit jusqu’à Martigny avaient l’ampleur et les ingrédients dramatiques requis : la dévastation de toute une vallée, quarante-quatre morts, plus de deux-cents bâtiments détruits, et une collecte de fonds dans toute la Suisse. Malgré tout, l’événement s’est pratiquement oublié jusqu’à la commémoration du bicentenaire, en 2018, qui s’est traduit par des expositions, des manifestations et un film. Les changements climatiques en cours activent certainement la mémoire collective et l’intérêt pour ce type de catastrophes.
12Une autre actualité, encore plus proche est la pandémie COVID-19, qui semble être sans précédent et qui nous a touchés d’autant plus que nous n’étions pas préparés. Pourtant, la grippe dite « espagnole » de 1918/19 aurait été un précédent très instructif. Elle n’est cependant jamais devenue une référence historique et culturelle à part entière en Suisse, car, en tant que pandémie, elle était une catastrophe universelle, sans lien particulier avec l’imaginaire alpin de la Suisse, ne contribuant ainsi nullement à la construction identitaire du « Sonderfall » helvétique. On ne peut pas localiser un virus et ses conséquences, qui sont présents partout, et on ne pouvait donc pas leur attribuer une place particulière sur les cartes mémorielles de la Suisse. On n’a pas érigé de monuments à la grippe. Cela d’autant moins que, en Suisse, la pandémie a coïncidé non seulement avec la fin de la Première Guerre mondiale, mais aussi avec la grève générale de novembre 1918 qui a subitement révélé des conflits sociaux. Le déploiement des soldats contre les grévistes a même aggravé la vague de grippe. Ce ne fut pas un chapitre glorieux de la gestion d’une catastrophe, mais bien au contraire un désastre politique et social. Raison de plus pour oublier au plus vite cet événement désintégrateur qui, par conséquent, n’a été que très rarement représenté. Ce type de crise ne fait donc pas partie de l'ADN helvétique et nous en avons payé le prix fort dans la crise sanitaire qui nous a surpris dès 2020.
13Pour parer à ces amnésies collectives, il y a la littérature, il y a ses narrations historiques et ses fictions, il y a, parmi bien d’autres, Ramuz. Pourtant, l’écrivain ne s’est jamais directement saisi de la débâcle du Giétro, ni de la grippe espagnole, même si, pour cette dernière, des traces en subsistent. En réaction littéraire à la grande rupture de la Première Guerre mondiale, il produit une série de romans au contenu catastrophique dont les principaux sont Les signes parmi nous (1919), Présence de la mort (1922), La grande peur dans la montagne (1926), Derborence (1934) et Si le soleil ne revenait pas (1937).
14Avec ces scénarios de catastrophes qu’il a imaginés, Ramuz maintient présentes leurs menaces dans une période historique où les catastrophes réelles se raréfient – la recherche récente parle même d’un « vide catastrophique » en Suisse entre 1882 et 19764. Les cinq romans de Ramuz paraissent justement pendant ce creux. Ces fictions semblent ainsi vouloir maintenir la conscience des risques, à contre-courant de l’amnésie collective, et l’inscrire dans le paysage mental de la Suisse. Ramuz situe ses tableaux de fin du monde à visée pourtant universelle dans le paysage suisse, alpestre. Son régionalisme affirmé a pu contribuer à la culture helvétique des catastrophes, voire au repliement de la Suisse sur elle-même pendant la « Défense spirituelle » de l’entre-deux guerres.
15C’est notamment le cas de Derborence (1934). Le roman permet d’observer d’une façon exemplaire comment la littérature contribue à la perception et la représentation des catastrophes. De plus, il occupe dans la série des romans-catastrophes de Ramuz une place particulière, car – au contraire des autres fictions – Ramuz y relate un événement réel. Il réunit les deux éboulements du XVIIIe siècle en une histoire qu’il situe d’une manière identifiable dans la topographie helvétique. Le roman nous montre le paysage alpin avec une telle précision et clarté visuelles qu’il n’était pas difficile d’en tirer une version cinématographique, ce que Francis Reusser a réussi en 1985 avec succès. De la sorte, il a pu contribuer à confirmer la « réalité » de l’invention de Ramuz. C’est ainsi que la littérature crée une mémoire collective où les catastrophes obtiennent leur emplacement dans la réalité tout comme les champs de bataille.
2. Solidarité et dissonances
16Par la création de cette mémoire collective ainsi qu’avec l’identification des victimes, la littérature représentant des catastrophes participe activement au premier effet de toute catastrophe : son effet rassembleur, la constitution d’une communauté émotionnelle. Elle peut cependant, dans le sens contraire, révéler des dissonances et des fissures dans le tissu social. A la place des points d’exclamation qui doivent souligner la cohérence sociale, les auteurs placent alors des points d’interrogation. C’est le cas des romans de Ramuz. Dans des scénarios très différents, ils mettent le lien social à l’épreuve d’une menace vitale pour l’ensemble de la société qui provient d’un événement extérieur.
17Un exemple majeur est Présence de la mort, qui, dans une première version, portait encore le titre « La fin du monde ». Le roman part d’une expérience réelle, de l’été caniculaire de 1921. Ramuz en tire un récit prophétique qui imagine comment une société – facilement reconnaissable comme celle de la Suisse – se dissout sous l’effet d’une catastrophe climatique, d’un réchauffement brusque dû à une perturbation d’ordre cosmique. La chaleur augmente et un froid social et émotionnel se répand. Une guerre de tous contre tous éclate, chacun ne pensant qu’à sa survie. Malgré l’intervention de l’armée, on pille même les banques – ce qui est un écho aux mouvements sociaux de l’année 1918 –, et l’on essaie de se réfugier dans les Alpes, lieu d’une mystérieuse résurgence finale. Ainsi, Ramuz met en question la prétendue solidarité qui devrait se manifester face aux catastrophes. À cette société atomisée, sans perspective commune, correspond une forme romanesque éclatée, radicalement moderne. C’est ainsi que Ramuz, sur le fond et par la forme, apporte une réponse critique à la prétendue solidarité helvétique en cas de menaces naturelles et, cent ans avant notre temps, il anticipe de manière spectaculaire les discussions actuelles autour du réchauffement climatique.
3. Personnalisation et focalisation
18La personnalisation et la focalisation sont à la base de toute représentation littéraire d’une catastrophe. En lui attribuant des visages et des destins individuels, la catastrophe, dépassant par définition largement l’horizon singulier, devient intelligible pour tout lecteur. Les perspectives des victimes ou celles des témoins ramènent les événements dans le présent de la lecture. Dans Derborence, ces deux perspectives sont représentées par Antoine, le jeune berger enseveli, et Thérèse, que Ramuz donne comme épouse à cet Adam dans un paradis d’après la chute. Au début de la deuxième partie, le berger Antoine apparaîtra comme un premier homme dans un paysage déshumanisé. Il aura besoin de la femme pour retrouver la famille qui doit encore se créer. Si, dans d’autres scénarios, une catastrophe permet à des amoureux de trouver un lieu en dehors du contrôle social, Derborence nous montre comment l’amour permet finalement de surmonter le traumatisme de la catastrophe. Et si dans les romans précédents de Ramuz la perspective sociétale prédominait, Derborence se focalise sur l’individu. Il est moins sévère dans sa critique de la société et se prête à une identification large, à travers les personnages d’Antoine et de Thérèse.
4. Le paradoxe du spectateur
19Une catastrophe se construit dans le regard du spectateur qui en a été préservé, son empathie s’appuyant sur le fait qu’il aurait pu être victime lui-même. Ce dilemme est une articulation particulière de notre rapport paradoxal à cette externalisation collective d’une « nature » dont nous savons pourtant que nous lui appartenons. Mais sans lui, ce spectateur-témoin, il n’y aurait pas de catastrophe. Le regard du témoin constitue l’événement, assorti d’émotions intenses. Ces émotions, le spectateur veut les partager. C’est ainsi que se forme un collectif face à la catastrophe. Cette communauté émotive, on peut l’élargir par les médias modernes jusqu’à l’échelle globale. Et c’est ainsi que cette communauté de témoins se crée comme une « communauté de destin ».
20La Suisse moderne s’est particulièrement définie par ce rôle. Car elle se construit et se comprend comme spectatrice des catastrophes historiques dans le monde qui l’entoure. Un manifeste fondateur de cette attitude est le célèbre discours de Carl Spitteler de 1914, Notre point de vue suisse (Unser Schweizer Standpunkt). Face aux menaces d’une scission interne de la Suisse pendant la Grande Guerre, il définit le « point de vue suisse » comme celui d’un spectateur neutre dans un théâtre représentant les conflits des autres, ramenant par cela même la notion de la « catastrophe » à ses origines dramatiques.
21Cette doctrine a déterminé la position du pays face aux conflits mondiaux jusqu’à nos jours. Les littératures suisses ont souvent relevé les incohérences de cette posture. En réponse indirecte au célèbre discours de Spitteler, Ramuz, dans une chronique parue le 15 octobre 1916 dans la Gazette de Lausanne, exprime le désarroi du spectateur qui doit, tout de même, se reconnaître acteur dans le théâtre du présent :
Spectateurs et acteurs, à la fois, mais acteurs passifs, nous connaissons la double angoisse d’être conscients, tout ensemble, et de subir. En d’autres temps, on eût pu regarder, et ne pas subir, et d’autres, à cette heure, subissent, mais sont aveugles : le « neutre » et le neutre malgré soi est dans la position particulièrement tragique d’avoir les yeux ouverts et de rester inactif. Ses élans mêmes le détruisent, parce qu’il ne peut pas leur céder. Il s’use plus que personne, pour peu qu’il soit sensible.5
22La position ambiguë du spectateur devient elle-même tragique, s’il est assez sensible et réfléchi. C’est à cette sensibilité-là que l’intellectuel est prédestiné et qu’il se fait un devoir d’exprimer. C’est pourquoi dans ses romans d’après-guerre, Ramuz fait surgir les catastrophes au sein même de notre société, refusant ainsi le confort de la prétendue neutralité ménagée que procure à la Suisse officielle son fauteuil de spectateur.
5. Le silence dans la tempête des mots
23Dans la littérature, la lutte à la frontière entre culture et nature se traduit par une opposition entre la parole et le silence. La rupture catastrophique introduit dans la civilisation un silence originel, un silence attribué à la nature. C’est ce silence que l’écrivain fait entendre à travers ses mots. Tout comme la langue peut signifier son contraire, le silence, la littérature peut représenter la nature, en étant bien consciente qu’elle se situe elle-même du côté de la culture.
24C’est pourquoi, le silence est un motif fréquent dans les représentations littéraires des catastrophes, le silence d’avant ou d’après la tempête, le silence hivernal d’où jaillit le grondement des avalanches ou le silence mortel planant sur les dévastations après une crue. Dans l’œuvre de Ramuz, le silence est particulièrement omniprésent6. Les catastrophes ouvrent les écluses du silence qui envahit le discours humain et le texte même. C’est le silence de la nature pour laquelle l’écrivain prend la parole, et par là-même, il rend compte des limites de toute représentation par le langage.
25Derborence peut l’exemplifier. Dès son ouverture, le roman donne à entendre ce silence qui émerge quand les hommes se taisent :
Ce fut tout ; il s’était tu. Et, à ce moment-là, Séraphin s’étant tu également, on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement ; alors, pour peu que par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l’oreille, on entend seulement qu’on n’entend rien. On avait beau écouter maintenant : c’était comme si aucune chose n’existait plus nulle part, de nous à l’autre bout du monde, de nous jusqu’au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide, une cessation totale de l’être comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde.7
26Ce silence est tout autre chose qu’un interstice dans la conversation humaine. Pourtant, il ne peut qu’être représenté dans le texte à travers un énorme effort verbal, un flot de mots qui, par la négation, doivent évoquer et créer ce qui doit leur échapper. De la sorte, la rhétorique de Ramuz crée un espace du silence dans lequel il nous introduit, nous les lecteurs, par le « on » qui caractérise toute son écriture. Cet espace doit figurer un monde au-delà du temps et du langage humain qui ne connaît pas de limites entre l’homme et la nature. Pour l’oreille et l’imaginaire, cette frontière artificielle devient perméable. Cette représentation « acoustique » que Ramuz privilégie, la catastrophe peut la rompre facilement. Alors qu’il n’y a plus de mise à distance visuelle, il n’y a non plus pas de position d’un spectateur ménagé. C’est ainsi que le grand éboulement peut maintenant, après que Ramuz a ouvert cet immense espace de silence, y pénétrer avec fracas.
6. Création catastrophique
27Cet espace vide et silencieux peut se transformer en l’espace d’une création potentielle, une page blanche pour une écriture nouvelle. Cette page blanche a été souvent remplie par les littératures suisses. La culture des catastrophes leur procure des motifs multiples qui dressent, eux aussi, leur chevalet au cœur même des scènes de désastre, mais non sans cependant réfléchir à leur propre position. Celle-ci ne se résume pas à celle d’un spectateur : La représentation de la fin d’un monde entier appelle la création d’un monde nouveau. La grande parenthèse biblique entre la Genèse et l’Apocalypse, particulièrement présente dans la littérature protestante romande selon la thèse de Sylviane Dupuis8, suggère une proximité significative entre l’auteur divin et l’auteur littéraire, dans leur œuvre de création tout comme dans la création destructrice qu’est le tableau d’une catastrophe imaginée. Un maître en est Friedrich Dürrenmatt, le fils de pasteur avec la veine du démiurge, qui donne à sa toute première comédie-catastrophe, écrite pendant la guerre, le titre Untergang und neues Leben, Désastre et nouvelle vie (1951). Sa posture est celle du « Grand Vieux » divin comme il est désigné dans son dernier roman, Val Pagaille (Durcheinandertal), (1989) : un dieu
qui aimait sa création sans l’estimer, qui l’avait créée dans une joie extrême, et qui la détruirait dans une joie non moins extrême, sa création qui ne cessait de se créer et de se détruire elle-même.9
28A cet égard, on peut situer Ramuz à côté de Dürrenmatt, comme catastrophiste-créateur dans une scénographie helvétique. Ramuz opère cependant à une échelle moins élevée. Il renonce souvent à introniser un narrateur omniscient au-dessus de ses créations. Dans Présence de la mort par exemple, le narrateur-écrivain s’est établi au milieu de son monde en décomposition. C’est de là qu’il s’attribue lui-même la force de recomposer le monde, en témoin et en peintre « poétique ».
Ô vous ! pays qui êtes peints, mais vous serez dépeints, alors je cherche vite à vous peindre à nouveau. […] J’ai le son, le mot, la couleur. J’ai les lignes, j’ai les surfaces : je mets en place, je fais tenir droit, je fais s’élever, je fais agir, je fais cesser d’agir, comme je veux.
Choses, allez-vous-en seulement, je vous ai assez vues, vous me ne contenez plus, c’est moi qui vous contiens, c’est mon tour.10
29Sous le regard de ce narrateur, le monde représenté devient lui-même une image qu’il peut effacer comme un tableau noir, en vue de la réécrire à neuf, avec ses propres couleurs. La catastrophe, dès lors, n’est que l’éponge qui efface le tableau. Et sur le plan sonore, elle crée ce silence qui peut devenir l’espace d’une parole nouvelle. Si cet écrivain, lui aussi, est un dieu qui se manifeste à travers le déchainement des éléments naturels, ce n’est pas au nom d’une morale punitive, même s’il touche bien des aspects problématiques de la culture helvétique des catastrophes. En premier lieu, il génère dans ses tableaux de destruction ses propres espaces de création.
30L’exemple de Ramuz peut nous l’apprendre : Si des catastrophes réelles obligent la société à inventer de nouvelles parades, si elles deviennent des moteurs d’innovation, cela vaut également pour la littérature. Car dans la perception, la représentation et l’interprétation des catastrophes, beaucoup de routines se sont installées. Les littératures nous les présentent d’une autre manière, novatrice : Les énergies destructives de la catastrophe sont redirigées vers la création. La culture des catastrophes devient alors le ferment d’une nouvelle créativité.