Introduction au colloque « Ramuz et la nature. Perceptions et interdépendances ». Le « pays-écrit » de Ramuz.
1Depuis un demi-siècle en Amérique du Nord, dès le début de l’actuel en Europe continentale, la création, le lectorat et la critique littéraire, peu à peu sensibilisés à l’état de la planète, participent par leurs moyens à la reconsidérer et à la sauvegarder. C’est un nouvel engagement de la littérature, qui a créé des thématiques et des poétiques particulières, des sous-disciplines spécialisées (géocritique, écopoétique, écocritique, écoféminisme…), des distinctions (« Prix du roman d’écologie »…), des activités et interventions publiques (observations de la nature conduites par des écrivain.es ou avec leur concours…). Les initiatives sont d’autant plus visibles qu’elles s’inscrivent sous le paradigme général du pragmatisme, qui régit aujourd’hui uniment les sciences, l’économie, le travail, mais aussi l’agir privé, auquel appartiennent les modes et manières de lire : tout est orienté vers l’effet, la réflexivité, le « performatif ». Comme dans bien d’autres aires linguistiques, la lecture littéraire en francophonie est majoritairement enseignée depuis une trentaine d’années comme l’acte d’appropriation d’un texte par un sujet empirique, comme une expérience esthétique dont il attend des connaissances et des émotions, qui ont leur fin en elles-mêmes ou qui sont sources d’actions possibles1. Ce pragmatisme influence les manières de créer et de recevoir les textes littéraires et donc la conception même de la littérature. Visant l’efficacité, conscientes aussi que l’attention du lecteur est difficile à conquérir et à maintenir, nombre d’écritures contemporaines sont directes, transitives, parfois proches des scénarios. La raison instrumentale régnante tend à rabattre la dimension spécifiquement littéraire du texte, la fameuse indissolubilité de la forme et du sens, et à considérer ses énoncés comme factuels, au premier degré et ce d’autant plus que, du côté de son institutionnalisation, la littérature est dans un moment modestement théorique, les idéologies majuscules (existentialisme, nouveau roman, structuralisme…) ne chargeant plus les textes d’autoritaires a priori.
2La manière actuelle de « s’approprier » un livre – les enseignant.es de littérature le savent bien – rend plus ardu, mais surtout plus partiel l’accès à des écritures et des poétiques du passé, une double distance particulièrement forte dans le cas de l’œuvre de Charles Ferdinand Ramuz2. Construite et développée pendant la première moitié du XXe siècle, elle est indubitablement l’une de celles où les relations, dépendances et interdépendances de l’humain avec ce qu’on appelle aujourd’hui l’écosystème sont aussi centrales que cruciales, en ceci que la place de l’homme et l’usage qu’il fait du monde sont constamment interrogés et, s’agissant des actions à entreprendre pour établir des rapports enfin équilibrés avec l’environnement, elle est l’une des pensées les plus cohérentes et l’une des plus radicales, ce qui lui vaut d’être parfois rapprochée de l’écologie dite profonde (deep ecology).
La nature et l’art absolu
3Mais la nature, dans l’œuvre et la pensée de Ramuz, n’est pas seulement un thème majeur, un sujet, elle est intimement liée à un projet d’écriture, à une poétique et à une langue littéraire spécifiques, et ce à un point tel qu’il faut remonter à leur histoire et à la définition de la littérature qui étaient celle de l’auteur afin de comprendre des objectifs qui procédaient d’une haute conception de l’art, pour négocier la distance qui nous sépare d’elles et pour évaluer leur apport aux questions environnementales.
4Les enjeux de l’écriture et de l’esthétique ont été posés très tôt par Ramuz, avant même ses premières publications, sous des formules ou des injonctions variées qui ont en commun d’être ambitieuses malgré la constante modestie affichée. « L’artiste doit être l’humble traducteur de la Nature pour ceux qui ne la peuvent comprendre »3, écrit-il à dix-neuf ans. Traduire, en ce cas, ce serait toujours réparer, car dès avant les temps modernes, précise Ramuz, dès qu’il fallut approvisionner les villes, la terre fut forcée : « L’homme enlaidit la nature en voulant la féconder et perdit le besoin de beauté qu’il portait en lui »4. Immémoriales, cette perte et cette blessure typiquement romantiques motivent et mandatent l’écrivain pour nommer le vivant, relier à lui, le rendre présent : « Il me semble que ces choses [un merle, des voix d’enfants, la lumière dans les roses, une odeur de café…] ne sont rien aussi longtemps que je ne les ai pas décrites »5. Il s’ensuit que les livres, loin d’isoler, « mêlent au monde », entendu comme un espace social ou naturel mais aussi où, symétriquement, le livre est « substance du monde »6.
5Avant d’être exprimée, cette idéalisation de l’écriture a d’abord été sentie et expérimentée – le pragmatisme, déjà ! – par Ramuz. C’est en lisant et relisant Rousseau qu’il a le mieux décrit ses effets. Comme bien de ses contemporains, il ne prise guère le philosophe et le pédagogue de la bonté naturelle et il est fatigué par « la maladie d’une époque »7, par « le sentimentalisme de romance »8 de la nature que Jean-Jacques a mondialement répandu. Toutefois, il attribue à sa prose, à sa prosodie, l’étonnant mais avéré pouvoir de restituer un fragment du monde naturel dans ce qui est davantage qu’une simple analogie : une ressemblance.
6En 1901, déplorant que tout lui apparaisse comme discontinu au point que sa propre écriture s’en ressente – de la juxtaposition au lieu de relations, ce qui fait que les « phrases elles-mêmes se débandent aisément » –, il loue Rousseau, « si merveilleusement adroit à nouer solidement les mailles de ses phrases »9, à décrire la nature « en phrases harmonieuses, en périodes sonores et lentement déroulées comme les vagues du lac sous la brise douce du matin »10.
7En novembre 1904, Ramuz précise ce rapport entre langue et nature. Après avoir constaté que son prédécesseur n’avait pas vraiment connu la montagne, car observée de trop loin, Ramuz ambitionne, lui, de « l’étreindre et la pénétrer », afin « que la pensée, les mots et la langue même se pliassent à ses enseignements profonds »11. Ceux-ci ne sont pas esthétiques (le pittoresque), pas hédonistes (l’effort de l’alpiniste), ils résultent de l’expérience métaphysique du sublime, qui révèle l’unité du vivant, fragile et en perpétuel changement, quelles que soient ses apparences. « Ces rochers nos frères »12, peut-il donc écrire. Avec une violence verbale rare chez lui, Ramuz poursuit son rêve de connaissance en pointant non plus seulement le monde, mais aussi la langue, l’écriture :
J’étreindrai la langue et, la terrassant, lui ferai rendre gorge jusqu’à son dernier secret, et jusqu’à ses recherches profondes, afin qu’elle me découvre son intérieur et m’obéisse et me suive rampante, par la crainte, et parce que je l’ai connue et intimement fouillée13.
8Sous des fantasmes de conquête virils, qui expriment pour partie le contentement d’avoir, après quelque mille cents poèmes d’apprentissage, édité un premier recueil (Le petit village, 1903), puis d’avoir achevé la rédaction de son premier roman, Aline, il rêve de toucher par la langue ce qu’il a parfois appelé, après Novalis, l’« âme », l’« âme universelle », la « substance » et il constate que la création d’une langue littéraire, d’une poésie, qui serait ajustée au monde exige un service assidu de l’écrivain, qui sacrifie sur son autel bien des ambitions communes (emploi rémunéré, disponibilité sociale…). Écrire est une lutte, une peine souvent exprimées dans le journal de celui qui ne vivra que de sa plume, se faisant au besoin auto-éditeur. Intimement enseigné par la nature, l’écrivain investit, fouaille, tord à son tour la langue afin d’en forger une en rapport analogique avec la nature. Arriverait-il à plier cette langue sur l’image d’un paysage ? « Alors tout me sera donné, le ciel, la mer, et les espaces de la terre – et tout le cœur de l’homme »14.
9Pratiquement, quand Ramuz est à sa table d’écrivain, aux prises avec les mots, un tel vœu d’adéquation de la langue avec le relief alentour se traduit, en plus de l’exploitation et des effets de l’harmonie imitative et de la prosodie sur lesquelles se fondaient ses premières comparaisons, par des choix lexicaux et sémantiques et, à leur suite, par des considérations éthiques sur les habitants du lieu. Cette étape plus formelle se commente une fois encore par l’exemple de Rousseau. Dans Un coin de Savoie (1909), qui est un compte rendu d’excursion, « suivant Jean-Jacques, jusqu’à Annecy », Ramuz, « pour la dixième fois » relit « ce beau Livre III des Confessions », qui sera pour lui une introduction à la région autrement plus complète qu’un guide touristique, puisque la prose sobre et musicale de Rousseau contient une parfaite définition physique de la Savoie et enchâsse un portrait moral de ses habitants.
Il [le Livre III] s’associe dans mon esprit, exactement, au paysage. C’est la même rareté du motif, la même simplicité du détail, les mêmes grandes lignes calmes ; et je n’analyse pas plus loin, je me laisse aller à ce charme, sans rechercher pourquoi telle période me rappelle le dessin de la grève blanche, ourlée de gris en transparence, et si mollement flottante et d’un si souple contour. Il y a peut-être chez nous [= le bassin romand du Léman] un peu trop de richesses, quelque chose d’un peu trop gras et nourri, quelque chose de plus en dehors aussi : ici [= la Savoie] l’aspect est plus sobre et le sens plus enfermé15.
10Bien que Rousseau décrive peu ces paysages naturels ou cultivés et peu les mœurs des habitants, Ramuz s’interroge sur les étonnants effets que ses phrases produisent en lui : « Y a-t-il rien de raisonnable dans ces rapprochements que nous faisons presque malgré nous ? »16. Car, en plus de définir une contrée et ceux qui y vivent, la prose de Rousseau se replie sur l’auteur lui-même et l’identifie à ce lieu. Ainsi, pour Ramuz, Rousseau le Genevois est en réalité un Savoyard, au sens historique du Duché de Savoie du XVe siècle : des rivages suisse et français du Léman, de Clarens et de Meillerie, et de leurs arrière-pays. Rousseau n’est donc plus seulement dans ses livres, mais il est intégré dans cet espace géographique et social, une affirmation que Ramuz maintiendra bien au-delà de sa période de formation : « Et tous ces pays sont encore la Savoie, ou l’ont été. […] C’est là qu’il faut chercher Rousseau – le nôtre ; non dans les archives ou les livres. Un visage de femme et le reflet des montagnes dans l’eau. Un matin de printemps, les cerisiers en fleurs […] »17.
11La conclusion et les conséquences de ces relations langue-nature-société ont été exprimées par Ramuz dans deux textes programmatiques :
12La nouvelle crypto-biographique « Retour aux lieux aimés »18 suit un écrivain qui, dans un moment charnière et difficile de sa vie, voit ses tourments de cœur et de positionnement social s’apaiser lorsqu’ils se trouvent mêlés aux bruits de la vie courante, aux rumeurs et plaisanteries de café. Ses propres peines changent de registre, elles deviennent des prétextes, des raisons d’agir en vue de fins liées : ex-primer le pays, révéler par lui, à ses habitants, leur identité propre, émouvoir et ainsi justifier, légitimer l’écrivain.
13Résumant et parachevant les réflexions et essayages formels et stylistiques entrepris depuis près de vingt ans, Raison d’être (1914), manifeste du retour de l’écrivain en Suisse romande après ses années parisiennes, se clôt sur un célèbre acte de foi en la littérature, estimée apte à restituer, nommer un pays, – sa morphologie, son climat, les mœurs de ses habitants – dans une ressemblance qui, en le fondant en nature et en vérité, accomplirait l’artiste.
Nous affirmerons l’unité de l’homme ; et […] à quoi on tentera d’aller, c’est à la ressemblance supérieure de tout ce qui vit. […]
Se régler alors là-dessus. Que la dualité de l’objet ressenti et du sujet qui ressent s’absorbe en une unité nouvelle. […] Qu’on oppose notre régime politique, notre religion ou notre morale à celui et à celles des pays voisins, c’est ne voir toujours que l’objet « en soi ». Et notre chemin va dans l’autre sens.
Personne le suivra-t-il jusqu’au bout ? c’est ce que nous ne pouvons savoir. Mais qu’il existe, un jour, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits que chez nous, parce que copiés dans leur inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part, si on veut, entre Cully et Saint-Saphorin, – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.*
*[variante :] Le mot a paru trop marqué ; d’autres le jugeront impropre. On le laisse pourtant subsister, à cause d’une idée de derrière qu’il exprime elliptiquement. Il faut faire son salut.19
14Dite « supérieure » ou « métaphysique », la ressemblance du paysage et de l’écriture n’est évidemment pas vériste. Toute description réaliste « est fausse parce qu’elle est exacte »20. La ressemblance
doit contenir et comporter toutes les autres […], mais avec une ressemblance de plus, et plus haute, celle qui n’est que la traduction d’une émotion devant une présence, c’est-à-dire l’aveu, par-delà cette présence et par-delà soi-même, d’une origine commune et par conséquent d’une parenté.21
15Avouant n’avancer qu’en tremblant de telles remarques qui étendent la ressemblance à tout objet du monde exprimé, Ramuz conclut, en conformité avec l’une des raisons classiques pour expliquer la création artistique, sur « ce besoin profond de l’homme, qui est, devant le phénomène passager et le perpétuel écoulement des formes, d’essayer de fixer l’objet, comme si en le fixant il allait le sauver pour toujours de cette mort définitive à laquelle il est condamné »22.
16Renommer, recréer le monde dans le détail de ses éléments et de leurs relations et sauver l’artiste : théorisée par les philosophes allemands, des frères Schlegel à Heidegger, largement diffusée en Europe au moins jusqu’au milieu du XXe siècle, reposant sur un imaginaire surtout masculin (pénétrer, fouailler, créer, laisser une trace de sa vie), recyclant des valeurs religieuses, l’idéologie de l’art absolu23 à laquelle Ramuz est resté fidèle le tient pour une activité supérieure, estimée capable de compenser ou corriger certaines imperfections de la vie courante : élévation spirituelle, renforcement des relations humaines, rapprochement complice avec le monde, en révélant sa présence, en saluant sa beauté et en approchant son mystère. Cette faculté de pénétration, de compréhension et d’amour du monde singularise l’artiste, le distingue du commun.
Le « pays-écrit »
17Rapportées à nos manières actuelles et plus concrètes de restituer et commenter l’environnement et de définir l’art, les formes que l’idéalisme esthétique de Ramuz a créées peuvent être dites « l’empreinte qu’une œuvre littéraire a pu recevoir d’un paysage »24, d’un fragment de nature, lequel est lui aussi modifié par l’écriture qui le décrit. Si l’on admet donc qu’il existe une « certaine continuité entre l’expérience de l’espace et le langage »25, le « pays-écrit » ramuzien semble se présenter ainsi :
18La langue, le matériau qui le construit, le déplie et l’organise, procède d’un mode de perception et de description empirique, concret, le plus souvent lié au visible, ce qui exclut le vocabulaire conceptuel ou abstrait, dans les textes de fiction et la poésie, mais également dans les essais. Cette écriture édifie son univers grâce à la répétition, phonique et lexicale, elle combine l’allant de la prose que Ramuz estimait toutefois fragmentée et contingente à la « fermeture » et la densité qu’il reconnaissait au vers, à la poésie. Le monde écrit est rendu par des points de vue multiples, mobiles, mêlés qui sont ceux des personnages, d’une instance de narration invisible ou d’une communauté, voire d’une caméra.
19Du point de vue conceptuel, et considérant que les textes non fictionnels et non poétiques de Ramuz ont été le commentaire et l’appui de son œuvre de fiction, son « pays-écrit » est un milieu déterminant au sens de Taine et un milieu en concurrence au sens de Darwin. La liberté, l’autonomie de l’individu sont conditionnées par son ancrage ; et son rôle et sa place dans l’univers sont contraints par les autres formes d’existence. Néanmoins, malgré ces fortes limitations, Ramuz, aspiré par la téléologie de son écriture, est un évolutionniste spiritualiste, il croit à un possible perfectionnement de l’humain, qui n’est pas cautionné par un Dieu créateur mais par une finalité seulement intrinsèque : « J’ai banni Dieu […] mais je chercherai […] à me le représenter répandu dans les nuages d’or, dans les molécules du soleil […] »26.
20Ramuz n’est toutefois pas panthéiste. Il ne sacralise pas la Terre et ne donne pas dans la mystique autoritaire que craignent les (ultimes ?) anti-écologistes radicaux de notre temps, ne serait-ce que parce qu’elle est pour lui, on l’a vu, immémorialement blessée. « Granuleuse » et corpusculaire, la matière modélise symboliquement les rapports entre tous types de corps, inanimés et animés : attraction vs répulsion, un vs multiple, point vs lié, seul vs autrui. L’écrivain la figurera par la notion d’atome quand celle-ci passera dans le grand public : Que dit la nature « à propos du Dieu transcendant que ces amis de la nature croient découvrir dans la nature [?] » « [E]lle dit qu’elle se suffit. Elle dit qu’elle est elle-même éternelle et d’une autre espèce d’éternité, qui est l’éternité dans le temps, parce que l’atome dans le temps est éternel »27.
Deux rapports à la nature
21« Le lac et la montagne m’obsèdent par ce qu’ils offrent de général »28 : Lié de naissance à tel milieu (le bassin du Rhône), Ramuz a élu deux paysages métonymiques, le lac et la montagne, qui établissent deux modalités, le tempéré et le rude, façonnant des habitants particuliers, des psychologies et des modes d’expression singuliers (les « races », qui peuvent être de très petites unités, reprises à Taine), que deux types résument, le paysan et le vigneron.
22Dans une vision plus esthétique que réaliste, et compte non tenu ici de ses variantes, tel le paysan français, porteur des valeurs pérennes de la nation ou tel, à l’inverse, le paysan soviétique dénaturé par la planification productiviste, le paysan est l’homme du pain, du besoin premier, l’homme fixé à la terre (ce qui rend le pêcheur secondaire). Son insertion dans la chaîne du vivant est ajustée, ses besoins n’excèdent presque pas ceux de sa subsistance. Il gratte le sol, il a domestiqué l’animal dont il dépend, mais qu’il domine et tue. Sa version la plus radicale est le paysan de montagne, celui qui transhume le long de la pente à cause de la pauvreté des sols et du climat, celui qui a dû collectiviser une partie de la terre et certains travaux. C’est l’homme élémentaire, un fataliste et fruste métaphysicien malgré lui. Pas diverti par les objets et le bruit du monde, axé, orienté par la montagne qui lui assigne sa taille, il subit quasi sans médiation et ses propres pulsions et les coups du sort que rien n’explique, sinon le dogme catholique, qui l’a certes élu roi de la nature et patriarche mais qui lui enseigne la soumission à son état actuel, plus quelques légendes auxquelles il ne croit plus guère. En simplifiant encore, on pourrait dire que la ligne fataliste des nombreuses narrations ramuziennes qui affecte l’individu ou la collectivité est l’œuvre de ce qui, de la nature au sens physique et métaphysique, reste un déterminisme aveugle et muet.
23Secondaire au pain, accessoire, le vin peut aménager un rapport à ce fatum, desserrer son autorité, et même lier au monde et à autrui. Mais les tâches pour produire cet allègement sont particulièrement lourdes et le résultat aléatoire, surtout dans le vignoble emblématique que Ramuz élit, celui des terrasses de Lavaux. Quand l’écrivain s’y intéresse de plus près, dès 1914, la viticulture s’extrait des crises dues à la première mondialisation qui a apporté des maladies cryptogamiques nouvelles (oïdium, 1851 ; mildiou, 1885), des parasites (phylloxéra, 1885) et un marasme économique (récoltes médiocres en 1907-1910, concurrence des vins étrangers), crises qui ont réduit de moitié les surfaces viticoles et de deux-tiers le nombre de vignerons, professionnalisés depuis qu’ils ont abandonné l’exploitation agricole annexe. Son vigneron est donc déjà celui de l’économie internationale, qui a dû intégrer les méthodes modernes pour produire, telle la pyrotechnie pour tenter d’éloigner la grêle et surtout la chimie pour lutter contre les nouvelles maladies fongiques. Ramuz décrit réalistement – et avec les connaissances d’époque sur leur nocivité29 – les désagréments sur le sulfateur. Mais avant même que le rapport à la modernité ne les distingue, le vigneron ramuzien différait déjà depuis longtemps du paysan : il a agi bien plus fortement sur le paysage que celui qui a défriché pour aménager des champs et des pâturages. Industrieux, exerçant trois métiers en un (la vigne, la cave, le négoce), les vignerons de Lavaux ont lentement édifié au cours des siècles une immense sculpture collective, ils ont raboté les collines, élevé des murs, tracé des chemins, canalisé l’eau et ils remontent tous les ans la terre. S’ils sont autant courbés sur le sol que les paysans, quand ils se redressent, ils apprécient le résultat de leur alliance tempérée et avec le monde physique et avec la mondialisation30. Contrairement au paysan, le vigneron est donc intervenu, lentement mais résolument, sur un biotope, puis il a dû accepter l’économie qui s’internationalisait et s’accommoder de cette ambivalente modernité. « Ici est le règne de l’expression modeste, quotidienne, limitée, mais directe, de qui en effet travaille dans le limité, mais transforme le limité »31.
24« Vigneron, moi aussi »32, Ramuz a régulièrement mis en abyme son propre travail d’écriture par celui des transformateurs anonymes d’une région, estimée encore peu polluée avant l’application des produits de synthèse, des pesticides. À la différence toujours du paysan qui n’y touche que rarement, le vigneron peut atteindre un certain bonheur, un équilibre paisible entre les désirs et les réalisations, les actions sur le monde et les effets du monde sur lui. Les collines « entre Cully et Saint-Saphorin », que Ramuz a prises pour comparant du double mouvement de son écriture, qui se veut informée par le monde auquel elle donne forme, sont celles qui ont été sculptées par l’homme au cours des siècles.
25Ces deux types, le paysan très contraint par la nature et le vigneron, plus dégagé parce qu’il a patiemment négocié avec elle et parce qu’il est déjà traversé par le monde contemporain, forment les pôles des rapports au donné naturel auquel se mesure ou est mesuré, activement ou passivement, tout le personnel romanesque, féminin et masculin, de Ramuz. Les rivés au sol et les mobiles ; les campagnards et les citadins ; les bourgeois établis ou les chemineaux et les exclus ; les sédentaires et ceux happés par l’horizon ; les étrangers, du village voisin ou des grands lointains, porteurs de beauté, de différences, de conflits ou d’amour ; les commerçants, artisans, artistes, ceux qui sont fascinés et parfois détruits par l’imaginaire, classique (le récit) ou moderne (le cinéma) ; ceux encore enracinés dans le local et ceux déjà changés par les informations et modes de vie venus du global.
Réceptions, effets
26Le « pays-écrit » ramuzien, cette langue qui se voulait légitimée par l’espace qu’elle exprimait, ainsi que ses aspirations idéalistes qui souhaitent relier les humains entre eux et les relier au monde ont engendré des réceptions parallèles aux changements générationnels de ces quelque cent dernières années. Elles ont d’abord loué le Poète majuscule, dont l’univers créé sublime le référent réel, le singularise, l’accomplit. De deux manières : dans une compréhension identitaire étriquée célébrant la région : c’était au temps du régionalisme ; dans un sens élargi par Cézanne à ce qu’il y a d’universel dans le singulier. Puis, avec Heidegger, on a été rendu attentif à tout aspect de la nature, à son être-là, sa présence mais aussi à sa dénaturation par le modernisme. A la suite, grâce à la phénoménologie de Merleau-Ponty, le lecteur s’est trouvé à côté du personnage qui cocrée le monde dans lequel il baigne et qui le fonde en sujet.
27Ces réceptions historiques, qui ont encore toutes des adeptes, ainsi que la lecture la plus pratiquée aujourd’hui, celle d’une expérience esthétique faite par un Sujet lecteur concret, sont aujourd’hui retendues par la réalité du monde, les crises liées, environnementale, humanitaire, politique et philosophique qu’annonçait l’écrivain il y a plus de quatre-vingts ans :
L’homme sans doute peut aller longtemps contre la nature, elle a l’air de se laisser faire, elle se tait, il la croit vaincue, parce qu’elle se tait, il croit l’avoir pliée à ses idéologies ; mais, sous le triomphe apparent de l’homme, c'est elle qui est en train de triompher déjà, parce que voilà la famine, voilà les privations de toute sorte, voilà la guerre politique ou civile, voilà le désordre, voilà de toute part l’impossibilité de vivre : alors il faut que l’homme ou bien consente à son propre suicide, ou bien tout à coup tienne compte de certaines nécessités naturelles qu’il avait commencé par nier33.
28Relu dans ce contexte à l’aide des propositions écopoétiques, le «pays-écrit» de Ramuz incite le lecteur singulier à sortir de sa clôture pour rejoindre la littérature, considérée comme un bien commun, une « relationalité34. » Il invite également, tantôt à réenchanter ce qui peut encore l’être du monde, tantôt à l’éprouver dans une « écopathie » cathartique35. Dans tous les cas, bien que sa pensée ne puisse pas toujours être prise au pied de la lettre à cause des restrictions de champ, de l’esthétisation de la condition paysanne ou de croyances comme la prégnance survalorisée du sol sur les psychologies, Ramuz mesure infatigablement les rapports de l’humain et du monde à une loi-mère : le privilège de le penser (de le définir, d’en user, de le modifier) est toujours raisonné par la conscience d’être pensé (formé, limité, déterminé) par lui.