Colloques en ligne

Sabine Monod

Aux sources de l’enquête : autour de L’Hermite de la Chaussée-d’Antin

1L’Hermite de la Chaussée-d’Antin d’Étienne de Jouy est une œuvre constituée de chroniques qui parurent tous les samedis dans la Gazette de France, du 17 août 1811 au 7 mars 1814. Si leur parution dans le quotidien, puis leur édition chez Pillet, connurent un succès considérable, l’ouvrage tomba ensuite dans l’oubli.

2Pour résumer succinctement, l’Hermite – qui n’a de cette fonction que le nom… – est un vieillard bien alerte se réclamant de Voltaire, La Bruyère, Montaigne et des journalistes londoniens du Spectator, qui parcourt sans relâche tous les quartiers de Paris et rapporte chaque semaine ses observations à ses lecteurs. Le personnage traite sans distinction des différents lieux de la capitale, de ses habitants (on assiste par exemple à une savoureuse « guerre des quartiers » entre le Marais et la Chaussée-d’Antin), de ses usages (« La cour des messageries », « La journée d’un fiacre »…), de ses mondanités (« Les courses au Champ de Mars »…) et d’autres divertissements moins louables (« Une exécution en grève »…).

3Tout en se situant au confluent de plusieurs courants littéraires du XVIIIe siècle, L’Hermite de la Chaussée-d’Antin se fait également le précurseur de cette littérature sur Paris qui se développera au XIXe siècle, la « littérature panoramique » (W. Benjamin).

4En créant ce personnage auquel il confère le titre ô combien antiphrastique d’« hermite », Étienne de Jouy se dote d’un précieux instrument pour découvrir Paris et s’immiscer dans l’intimité de sa vie. La ville revêt pour l’Hermite la forme d’un immense laboratoire sur lequel il braque sa loupe à loisir. Observateur par état, ainsi qu’il le précise à de nombreuses reprises, il scrute les faits et gestes des êtres dans leur milieu, au « naturel », pour inviter ensuite le lecteur, à travers les chroniques de la Gazette de France, à se pencher à son tour au-dessus de la loupe.

5Mouvant, multiple, insaisissable dans sa globalité, Paris nécessite une approche à son image. Aussi l’Hermite procède-t-il de deux manières pour envisager la ville : l’une consiste à la concentrer dans un espace restreint susceptible de figurer le plus fidèlement possible la vie grouillante de certains quartiers ; l’autre procède d’une observation dans l’instant, mue par le hasard seul. C’est dans cette dernière optique que l’Hermite se présente comme un personnage préfigurant le flâneur de Paris, individu phare de la « littérature panoramique ». Mais à cette esthétique – propre au flâneur – du « surgissement » d’un savoir tapi au détour des rues, se conjugue dans l’œuvre une ambition de transcrire le réel et l’actuel, d’écrire une Histoire intime des Parisiens, fondée sur des méthodes peu ou prou scientifiques de classification des êtres – et ce presque vingt ans avant les premières physiologies. À travers ses enquêtes dans la ville, L’Hermite inaugure ainsi, en 1811, les premières tentatives d’établissement d’une grille de lecture du monde parisien, en amont des grands romans de Paris du XIXe siècle.

61. Le laboratoire du Palais-Royal

7Investi d’une mission scientifique de dénombrement de Paris, l’Hermite se doit d’expérimenter tout ce que propose la ville, d’un extrême à l’autre, conjuguant nécessairement sérieux et frivole : il parcourt tous les milieux, s’amuse autant d’un spectacle à la Comédie Française que d’une noce à la Courtille, peut aussi bien évoquer gravement la mort que philosopher gaiement sur sa vie amoureuse révolue, ou encore s’enthousiasmer pour les sciences et se pâmer devant un tableau d’art… et ce jour et nuit, sans distinction. Paris se pose au premier regard comme une ville-étal, favorisant les progrès économiques, sociaux et culturels. Emblème d’une topique spécifique du « voir », le Palais-Royal demeure sans doute le lieu parisien concentrant de la façon la plus nette cette logique de la représentation de Paris. Il offre en effet toutes les conditions nécessaires au rassemblement de ses habitants : un jardin, des galeries publiques, des boutiques et des restaurants. Il n’est donc pas surprenant de le voir faire l’objet d’un chapitre, d’une chronique ou d’un récit dans la plupart des « tableaux de Paris ». Si L.-S. Mercier s’étonne que Lavater n’y ait pas travaillé ses théories sur la physiognomonie, Étienne de Jouy se propose de tenter l’expérience et y envoie l’Hermite. Le personnage entreprend ainsi, durant toute une journée, l’observation de ce microcosme dans le microcosme qu’est Paris, se postant à des endroits stratégiques, se mêlant aux promeneurs et aux badauds. Le Palais-Royal est en effet qualifié de « chambre obscure » en ce qu’il rassemble toutes les espèces de la ville. Si en 1762, lorsque l’Hermite quitte Paris, le Palais-Royal réunit les hommes d’affaires, il est en 1812 un « grand bazar de l’Europe », où se côtoient les désœuvrés et les nouvellistes, et où se développent cafés et boutiques. On mesure ainsi l’importance accordée à ce lieu de « surexposition » que constitue le Palais-Royal. En sa qualité de « chambre noire » de la ville, il offre à l’écrivain-enquêteur la commodité d’unifier, de synthétiser, de concentrer les spectacles de Paris… donc d’en faciliter l’observation. Le personnage dispose ainsi d’un échantillon de la ville se prêtant particulièrement à l’observation « sur le motif ». Il lui suffit de s’asseoir sur un banc, au milieu de l’espèce des lecteurs de journaux, et d’observer puis de commenter la galerie de types qui défilent devant ses yeux, du provincial parisianisant son costume dans les boutiques jusqu’à la grisette enchantée par les vitrines.

8Rapprochant encore davantage sa lorgnette, l’Hermite aime à s’introduire dans un des restaurants les plus courus du Palais-Royal pour en observer la clientèle. Le personnage se trouve ainsi plongé au cœur des conversations des Parisiens et peut exercer son esprit déductif en étudiant les mœurs de près.

[…] Les salles des différens restaurateurs, dont j’ai parlé jusqu’ici, fréquentées chacune par une classe particulière de la société, n’offrent par cela même que des observations partielles ; pour en faire de générales, c’est au Palais-Royal, et particulièrement chez les Frères Provençaux, que je vais de tems en tems braquer en dînant ma lunette. […] c’est là que l’on peut à loisir observer la physionomie mobile de cette grande capitale, et qu’avec un peu d'attention, une oreille fine et quelques jours d’assiduité, on parvient à se mettre au fait des anecdotes du jour, des aventures galantes de la bonne compagnie, des querelles de coulisses, du tarif de la roulette et des mouvemens de la bourse. […] Je m’y trouvais un jour de la semaine dernière : assis près de la cheminée, les pieds sur les chenets, après m’être bien orienté, je fis mettre mon couvert à la table qui me parut la mieux placée et la plus commode pour un homme qui aime savoir ce qui se dit et ce qui se passe autour de lui. […]

Bien établi au centre de mes communications, l’œil et l’oreille aux aguets, je m’arrange […] pour ne rien perdre de ce qui se dit autour de moi, persuadé, comme Figaro, qu’il n’y a rien de mieux, pour bien entendre, que de bien écouter.1

9Ainsi introduit dans l’intimité des conversations de la clientèle, l’Hermite peut établir un compte-rendu aussi précis et fidèle que possible des micro-événements de Paris. Seul un lieu public tel que le Palais-Royal offre la possibilité de se fondre aisément dans la foule des anonymes et de pénétrer dans la sphère privée (les conversations) sans éveiller les soupçons.

102. L’envers parisien

11Donner une vision de Paris ne signifie pas simplement pour le personnage de Jouy observer et décoder les mœurs de la capitale, mais également chercher à en dévoiler la misère tapie dans l’ombre des lieux de spectacle tels que le Palais-Royal. Aussi l’Hermite se plaît-il à enquêter dans les envers urbains pour découvrir, derrière les façades discrètes des hôtels, ce que Frédéric Soulié nommera dans Le Diable à Paris2 « Les drames invisibles », c’est-à-dire le tragique quotidien des familles, afin de révéler aux lecteurs des chroniques la grande figure parisienne de l’oxymore. L’exemple le plus frappant en est sans doute la « maison à six étages », qui détient la particularité de faire cohabiter riches et indigents. Cette maison apparaît pour la première fois dans Le Diable boiteux de Lesage ; on la retrouve ensuite dans Le Tableau de Paris de Mercier3, puis dans L’Hermite de la Chaussée-d’Antin. Lors de la chronique du 4 avril 1812, le personnage se rend rue Saint-Honoré pour visiter ce genre de bâtisse, que l’un de ses amis envisage d’acheter :

[…] le portier, supposant déjà qu’un de nous pouvait devenir son maître, debout à la porte de sa loge, le bonnet de laine à la main, se présenta de la meilleure grâce possible pour me faire l’histoire des locataires : je me gardai bien de perdre une si bonne occasion de m'amuser et de m’instruire. Me voilà donc, nouvel Asmodée (mais sans aucune de ses vertus cabalistiques), initié en un moment dans les mystères de vingt ménages.

12Nous suivons ainsi pas à pas l’Hermite dans sa visite, et plus l’on monte aux étages, plus les richesses des locataires diminuent : le rez-de-chaussée est occupé par un mercier vaniteux et un triste notaire, le premier étage par un célibataire septuagénaire tyrannisé par sa gouvernante, le deuxième par une actrice de vaudeville capricieuse, le troisième par un employé du trésor public ; au quatrième loge un jeune homme aux prises avec des créanciers, et le cinquième est habité par un peintre un peu ivrogne et son modèle, une grisette ; enfin, un cordonnier industrieux et un fou occupent les mansardes. Ce récit est l’occasion de montrer un Paris de surface, qui cache, derrière le luxe de ses façades, de riches premiers étages jouxtant des mansardes miséreuses.

13On retrouve dans L’Hermite, avec la chronique des « Gens en bonnet de nuit », qui s’apparente davantage à un conte merveilleux qu’à un article de journal, le fantasme de la figure d’Asmodée, cette divinité qui soulevait le toit des maisons. En effet, Jouy nous y présente un objet magique, une lorgnette donnée à l’Hermite par un bonze japonais lors d’un voyage en orient, et qui détient la singulière faculté de permettre à son utilisateur de voir à travers les murs. L’objet constitue une véritable aubaine pour l’observateur puisque, grâce à lui, il peut surveiller en toute impunité la vie de ses voisins de l’immeuble situé en face du sien, et pénétrer dans l’intimité des familles, souvent moins riante que la face publique. Car l’oxymore parisien ne procède pas seulement d’une opposition sur un plan strictement social (de pauvres hères dissimulés par l’éclat des richesses), mais montre aussi le malheur tapi dans les hôtels les plus fortunés. Il s’agit bien d’outrepasser le prestige urbain pour pénétrer au-delà des portes cochères et dévoiler les misères enfouies de Paris.

14La maison à six étages, l’Hôtel-Dieu, le départ de la chaîne pour le bagne à Bicêtre, autant de lieux cristallisant la noirceur d’un Paris inconnu que l’Hermite se fait un devoir de mettre en lumière. Ses enquêtes dans la ville procèdent par extraction de faits minimes observés dans des endroits-clés, puis donnés à voir par le biais des chroniques :

Il n’est peut-être pas de ville au monde, sans en excepter Pékin et Lahor, où les différentes classes de la population vivent dans un plus grand isolement qu’à Paris ; et c’est principalement de cette différence de mœurs et d’habitudes qui fait en quelque sorte de chaque quartier une nation à part, que se composent le caractère général des Parisiens et la physionomie particulière de cette grande cité. Le meilleur, ou plutôt le seul moyen de parvenir à la bien connaître, est donc d’en examiner, comme je le fais, chaque partie isolément ; d’opposer sans cesse les mœurs de la Chaussée-d’Antin à celles de la Courtille ; les habitudes du Marais à celles du faubourg Saint-Germain ; de visiter alternativement le palais du grand seigneur, l’hôtel du financier, la maison du bourgeois et la masure du pauvre ; d’apprendre aux uns ce qui se dit, ce qui se fait chez les autres ; d’épier et de signaler les vices, les travers, les ridicules, les vertus mêmes qui les distinguent, d’établir entre eux, dans mes discours, un point central de communication.4

15Ainsi investi d’une mission de dénombrement et de dévoilement de Paris, l’Hermite cristallise en lieux symboliques les deux pendants de l’oxymore parisien, afin de faciliter l’observation des mœurs la capitale.

163. L’enquête au fil du trottoir, ou la naissance du flâneur

17Outre l’usage de la technique consistant à s’introduire dans des lieux stratégiques pour l’observation, l’Hermite se propose d’aborder Paris tel qu’il se présente, informe et grouillant. En effet, « Paris a crée le type du flâneur »5. L’Hermite, en 1811, préfigurait déjà ce personnage de la littérature sur Paris, à la fois lecteur et traducteur de la ville, rendu incontournable par Walter Benjamin. Ses promenades se font au gré du hasard, dans l’attente des petits riens de la ville, du spectacle de ses passant-spectateurs.

18Plongé dans Paris, le flâneur est un être fondamentalement dispersé, qui marche et regarde de façon aléatoire, offre ses sens aux événements de la rue : « […] j’aime à sortir de ma cellule, à rôder au hasard, à me promener sans but ; je vois, j’écoute, j’examine […] »6. L’Hermite est tout entier dans l’attente des petits riens de la ville, des fragments de scènes, des bribes de conversations ; là encore resurgit l’image du scientifique observant le microcosme parisien, véritable réserve naturelle où les types s’offrent – à leur insu – à l’expérience. Le flâneur observe sur le motif, au cœur de la foule, puis analyse. Il se présente donc comme un personnage actif ; en cela, il se rapproche et s’oppose à la fois au type passif du badaud, qui se profile sous les traits du « Bourgeois du Marais » dans L’Hermite et que l’on retrouve chez Balzac à travers la figure du « Rentier de Paris »7. En effet, l’enquêteur étant véritablement immergé dans le milieu à observer, il se doit d’adopter une attitude discrète, propre à ne pas éveiller les soupçons des Parisiens quant à l’entreprise qu’il envisage – à dessein bien entendu de ne pas parasiter leurs réflexes naturels. Pour ce faire, le flâneur présente à ses concitoyens une façade indolente ; sa ressemblance avec le badaud devient alors un atout qui lui permet de maquiller son observation en oisiveté, et ainsi de s’insérer discrètement dans l’effervescence parisienne.

19La ville doit pour l’Hermite être envisagée en profondeur ; le spectacle qu’elle offre est l’occasion d’une observation intelligente et d’une expérience active. Le personnage mobilise Paris et ses acteurs pour créer son propre spectacle, qu’il prend souvent plaisir à inscrire, par un jeu de mise en abyme, dans un « spectacle de rue » à proprement parler : la méthode consiste à interrompre sa promenade sur le boulevard pour se mêler au public d’un quelconque théâtre de rue ; mais c’est moins le drame se déroulant sur la scène qui intéresse le flâneur que celui que crée le spectateur lui-même, à son insu. En bon observateur, le flâneur, invisible, ne participe pas à l’effervescence des rues : immobile, il scrute les mouvements de la foule.

20L’Hermite excelle dans l’art du camouflage et de la position stratégique : tantôt il usurpe la fonction d’un écrivain public et devient « le témoin invisible » de l’intimité des clients8 ; tantôt il se met discrètement à table avec les cochers à dessein d’en tirer des observations (« Le dîner n’était qu’un prétexte ; j’étais resté là pour voir et pour écouter »9), ou se place de manière à ne rien perdre de ce qu’il advient alentour. L’œil devient un organe hypertrophié, vif et exercé. Il est l’instrument obligé du flâneur-observateur ; lorsque le regard ne suffit plus, l’ouïe prend le relais. « Le personnage du flâneur préfigure celui du détective », poursuit W. Benjamin10. L’Hermite a en effet tout du détective : il sait se poster stratégiquement, interroge des témoins de façon habile (il offre par exemple du vin à un cocher pour l’entendre raconter sa journée), ou tire des déductions d’infimes indices. Mercier, déjà, soulignait le parallèle entre son travail d’observateur et celui de la police. Objet emblématique de l’espionnage, le rideau apparaît à plusieurs reprises dans L’Hermite :

À trois heures du matin, dans cette saison, Paris […] est enseveli dans un calme profond ; les rues désertes et silencieuses, qu’éclairent faiblement les réverbères qui brûlent encore, ressemblent aux longues galeries d'un monument funèbre : tout dort, excepté les amoureux et les voleurs, qui rôdent dans l’ombre, et se rencontrent quelquefois sur le même balcon. Que fait là cette voiture à la porte d’un petit hôtel de la rue de Ménars ? Examinons : à travers les rideaux de pourpre d’une fenêtre de l’appartement du premier, j’aperçois une faible lumière, et l’ombre qui se promène sur le rideau trahit la présence d’un homme éveillé. Le cocher, qui attend son maître en se promenant à côté de sa voiture, enveloppé dans son vitchoura, a l’air d’en avoir pris l’habitude ; mais les chevaux, serviteurs moins dociles, battent la terre d’un pied très-impatient : la porte s’ouvre, un gros homme en sort, soutenu sur les bras d’un laquais : je cherche à deviner qui ce peut être... À peine la voiture a-t-elle tourné le coin de la rue, qu’un jeune homme, blotti dans l’angle d’une porte cochère en face, vient frapper trois coups à une fenêtre basse. La porte s’ouvre pour la seconde fois, le jeune homme entre, et un moment après je vois deux ombres au lieu d’une sur le rideau délateur ; je passe mon chemin, en priant Dieu, en bon chrétien, pour les fripons et pour les dupes.11

21Telle est donc la technique investigatrice de notre flâneur-enquêteur : déambuler au hasard, à n’importe quel moment du jour ou de la nuit (d’où le petit tableau des « rues désertes et silencieuses » au début du passage), attendre l’événement (ici le manège devant l’hôtel de la rue de Ménars et derrière le « rideau délateur »), et s’offrir comme spectateur invisible des secrets parisiens.

221. La flânerie signifiante

23Tous ces spectacles ne demeurent pas vides de sens, puisqu’ils deviennent l’occasion d’instaurer entre Paris et le flâneur une relation fondée sur le savoir. La ville, pour le marcheur-observateur, se déploie sur deux plans : horizontal (en arpentant les rues), mais aussi vertical, dans le sens où le personnage pénètre au-delà des façades des édifices et décèle, à partir d’infimes indices, les secrets de Paris. Il s’attache à rendre les lieux urbains signifiants, obéissant à un principe de pulsions d’érudition aléatoires. Un des soucis de l’Hermite est d’exposer au grand jour la ville et son histoire, à grand renfort de vestiges entretenus et de plaques commémoratives : que tous les Parisiens accèdent à la profondeur de leur cité, dont les monuments possèdent une valeur à la fois historique et philosophique. Le personnage s’évertue donc à faire du moindre indice l’occasion d’une lecture de la ville : une promenade débouchant par hasard sur la Place de Grève sera ainsi l’occasion d’exposer aux lecteurs un petit historique des malheureux qui y achevèrent leur vie. Des éléments plus infimes font également l’objet d’un développement érudit : par exemple, la présence d’une borne dans une rue donne lieu à un discours sur l’architecture moderne12. Et pour cause, ainsi que le souligne W. Benjamin, l’« espace lance des clins d’œil au flâneur : de quels événements ai-je bien pu être le théâtre ? »13. Le flâneur appréhende donc la ville comme un objet mouvant dont il faut à la fois épouser les mutations et montrer les traces anciennes, car « La rue conduit celui qui flâne vers un temps révolu »14. La visite de l’Hermite au cimetière de Montmartre15 est l’occasion d’une découverte du lieu, apparemment misérable (donc forcément inconnu des lecteurs), mais pittoresque. Très vite, la description du cimetière prend un caractère aventurier, et l’on suit les explorations archéologiques de l’Hermite, cheminant entre les ronces de tombeau en tombeau : « […] les fleurs qu’on avait plantées autour de ces tombeaux sont devenues sauvages, et la ronce a couvert le chemin qui y conduisait. Je cherchais à découvrir quelque tombe honorée par d’illustres dépouilles […] ». Les sépultures permettent la naissance d’une « aventure herméneutique » où se délecte l’Hermite, devenu « sémiomane déambulatoire »16.

24Le personnage du flâneur ne se présente ainsi pas simplement comme un arpenteur des rues qui engrangerait des visions multiples de la ville ; il s’attache également à l’étudier en profondeur, à se saisir adroitement de ce qu’elle recèle, ce qui nécessite une appréhension intelligente. Chaque image, chaque scène de Paris devient un indice à décrypter, une lecture à traduire ; le flâneur est celui qui sait parce qu’il a cherché à savoir. Paris s’observe dans la rue, à raz de terre, au gré de la marche, pour qui veut s’éloigner du relevé topographique et en traduire la vie. De ces enquêtes pérégrinatoires résulte une lecture à double détente : lecture de la ville de la part de l’Hermite marchant, regardant, écoutant ; lecture sémiotique de la ville dans les chroniques de L’Hermite. W. Benjamin voit « la ville se scinder en deux pôles dialectiques. Elle s’ouvre à lui [le flâneur] comme paysage et elle l’enferme comme chambre »17. Cela est exclusivement inhérent à la grande ville, s’offrant comme microcosme ou échantillon et dans toute sa diversité, sa pluralité, qu’il faut envisager. L’Hermite reprend à son compte cette dialectique en ramenant Paris dans sa cellule, par le biais de ses notes et le souvenir de ses rencontres. D’où par ailleurs le titre antiphrastique d’Hermite de la Chaussée-d’Antin, voire l’antithèse qu’il présente (la Chaussée-d’Antin, à l’époque comme aujourd’hui, n’étant pas l’endroit idéal pour l’établissement d’un ermitage…), qui met en évidence la conjugaison de l’ouverture et de l’enfermement propre à Paris. En effet, ainsi que l’expliquent Daniel Oster et Jean Goulemot dans la préface de leur ouvrage, « […] l’écrivain de Paris est un nomade enfermé dans une enceinte, l’être à la fois le plus mobile et le plus immobile qui soit »18. Littérature et flânerie sont donc étroitement liées, et l’une ne va pas sans l’autre. On retrouve largement cette idée dans l’article des Français peints par eux-mêmes écrit par Auguste de Lacroix : « Le talent n’existe, dans l’espèce, que comme conséquence ; l’instinct de la flânerie est la cause première. C’est le cas de dire, avec une légère variante : littérateurs parce que flâneurs » ; et de citer le « prétendu ermite de la Chaussée-d’Antin [comme] un flâneur émérite qui n’a pu renoncer encore à ses habitudes de jeunesse »19. L’Hermite revêt ainsi une véritable fonction sociale d’enquêteur-traducteur de la ville, comme en témoigne l’un de ses interlocuteurs : « vous-même (qui par état devez connaître Paris mieux que personne) […] »20. Le flâneur, par le biais de ses enquêtes, confère à Paris une vie en tant qu’objet littéraire tout autant qu’il lui doit son existence (« Paris appartient au flâneur par droit de conquête et par droit de naissance »21), existence qui perdure tout au long du XIXe siècle, notamment chez Balzac et Baudelaire. Le flâneur devient l’observateur, le connaisseur et l’écrivain de Paris.

252. Révéler l’Histoire intime de Paris

26Ce souci de transmettre dans ses chroniques une forme de lisibilité de Paris révèle chez Jouy le désir de présenter un projet tout à fait novateur et particulièrement ambitieux, puisqu’il s’agit, à travers son personnage, de réduire l’opacité de Paris. Voici les premières lignes de la lettre envoyée par l’Hermite aux rédacteurs de la Gazette de France, dans les premières pages de l’ouvrage :

Messieurs, quand vous me connaîtrez mieux, vous ne serez pas étonnés que je sois instruit de l’objet qui vous occupe en ce moment. Vous avez formé le projet de mettre sous les yeux de vos lecteurs un Bulletin hebdomadaire de la situation de Paris ; vous ne savez pas encore à qui vous en confierez la rédaction ; sans autre préambule, je vous offre mes services. Quelques mots sur ma personne, mon histoire et mon caractère, vous prouverons, je crois, que j’ai sinon le talent, du moins l’instinct de la tâche que je veux entreprendre.22 

27« Observateur par état », grand connaisseur et amoureux de Paris, l’Hermite se fait fort de donner à son enquête une prétention qui dépassera finalement ce projet initial de « bulletin hebdomadaire ». En effet, le personnage découvre que seule l’observation scientifique et la mise à plat systématique de la ville et de ses types lui octroiera peut-être une chance d’accéder à une forme de lisibilité de Paris. En cela, L’Hermite de la Chaussée-d’Antin dépasse largement le Tableau de Paris de L.-S. Mercier et préfigure très nettement les ouvrages des années 1830-1840 de la « littérature panoramique ». Certes, Mercier nous offre des tableaux de la vie et du paysage de Paris ; mais ces peintures demeurent en général furtives : à peine le temps de s’en représenter l’idée que l’auteur est déjà passé à une nouvelle vue de la ville, à un nouvel événement, sans avoir développé le précédent. L’Hermite, nous l’avons dit, s’attache quant à lui à observer de façon systématique, à extraire des tableaux délimités et détaillés sur le plan pictural et dramatique, révélant la naissance de la logique taxinomiste des physiologistes à venir. Chaque rencontre, chaque objet, même – et surtout – anodins, sont susceptibles de devenir sujets de toute l’attention de l’Hermite, celui-ci s’emparant d’infimes événements de la vie courante pour développer un tableau ou une théorie des mœurs humaines. Ainsi naissent des chroniques sur « La loterie », le « Gâteau des rois », « Les almanachs »23, et prolifèrent les représentations de types (la femme de ménage, les valets, le bourgeois chasseur24…). Voici pour exemple l’introduction de Mme Choquet, « modèle accompli des commères parisiennes » selon l’Hermite (un de ses meilleurs indicateurs…), dont il présente « un échantillon sous les yeux de [s]es lecteurs » : il ne s’ensuit pas moins de sept pages de transcription du discours de la brave femme, au style direct – l’Hermite nous explique qu’il a pris soin de prendre des notes durant le monologue en question… –, offrant les aspects typiques du langage de Mme Choquet. Ainsi fusent les « Dame ! » et les « à Dieu ne plaise ! », les maximes hiératiques (« mais à quelque chose malheur est bon » ; « chacun pour soi, Dieu pour tous »), les lois régissant la bienséance, dont Mme Choquet se fait le garde-fou (« Une jeunesse de dix-huit ans, ça n’a pas d’expérience ; ça ne sait pas la différence qu’il y a entre la veille et le jour des noces »), et, bien sûr, les noms propres. L’Hermite procède à peu près de la même manière pour décrire tous les types qui l’intéressent : justification sur le choix du sujet, recours au style direct pour mieux caractériser l’objet à l’étude, bref, description de l’animal et de son biotope, à des fins humotisco-scientifiques bien sûr, mais également politiques.

28 Aussi le dessein de L’Hermite rejoint-il peu ou prou celui énoncé par Jules Janin dans l’introduction aux Français peints par eux-mêmes. Il s’agit, en sus de l’interprétation de l’Histoire par les historiens, qui se penchent après coup sur les événements, d’établir une Histoire de l’intime (« cette chose qu’on appelle la vie privée d’un peuple »25), d’anticiper les recherches futures, de leur ôter toute ambition de figement erroné d’une société en perpétuelle mouvance : « Chaque siècle, que disons-nous ? chaque année, a ses mœurs et ses caractères qui lui sont propres ; l’humanité arrange toutes les vingt-quatre heures ses ridicules et ses vices »26. D’où une exposition massive de types précis, achalandée par de nombreux écrivains-enquêteurs. Cette exposition de l’Histoire de l’intime est d’autant plus ancrée temporellement dans L’Hermite qu’elle se présente sous l’égide de la chronique, ce qui permet une datation précise. Elle offre en outre la possibilité de voir émerger de nouveaux actants de l’époque (qu’il s’agisse de 1811-1814 ou de 1841), ordinairement délaissés par l’Histoire. Mettre en lumière l’anodin, le futile, l’insignifiant, c’est opposer aux récits de grandes batailles et d’événements politiques la « Journée d’un commissionnaire » ou les « Mœurs des comédiens ambulants », et par là jouer sur un parallèle entre l’individualité imposante de Napoléon et le pluralisme des types parisiens. À l’ambition mégalomane et stratégique de l’Empereur s’oppose la figure du flâneur-enquêteur, plongé de plain-pied dans la foule anonyme des Parisiens.

293. L’ébauche d’une littérature

30Ainsi s’établit déjà une grille de lecture sociale du monde parisien, fondée sur l’étude à ambition plus ou moins scientifique des mœurs et des habitants de Paris (citons notamment la physiognomonie, à laquelle s’adonne joyeusement l’Hermite). Plus loin dans le siècle se cristalliseront les types, jusqu’à prendre un nom et devenir personnages de romans : le petit commissionnaire introduit dans L’Hermite27 figure l’embryon du « gamin de Paris », qui deviendra Gavroche avec Hugo, puis Poulbot, l’enfant montmartrois. L’enquête dans Paris, aboutissant au figement de certains types, permet ainsi de créer une sorte de « laboratoire » pour l’élaboration du roman parisien, tâche qui laisse entendre ses premiers balbutiements avec L’Hermite. Si Mercier, en tentant d’exprimer la ville, inaugure le « genre » (qui n’en est pas encore un) du « tableau de Paris », Jouy demeure sans doute un des premiers à permettre à la ville elle-même de s’exprimer. De fait, Mercier reste finalement à ce que l’on pourrait appeler un « premier niveau » de lisibilité de la capitale ; en revanche, Jouy parvient à dépasser largement l’ambition de son aîné en ce qu’il hisse son discours sur Paris à un deuxième niveau de lecture. En effet, L’Hermite de la Chaussée-d’Antin reprend les topoï du Tableau de Paris pour y faire se mouvoir les figures parisiennes. Par exemple, cela est patent si l’on place en regard le traitement du quartier latin dans les deux œuvres. Dans le chapitre intitulé « Pays latin »28, Mercier présente le quartier : « On nomme Pays latin le quartier de la rue Saint-Jacques, de la montagne Sainte-Geneviève et de la rue de la Harpe. Là sont les collèges de l’Université, etc. » ; dans L’Hermite, ce n’est pas à l’endroit lui-même que l’on s’intéresse, mais au type de l’étudiant qui l’habite, à la vie qu’il y mène, à la chambre qu’il y occupe.

J’ai trouvé dans son récit une peinture fidèle des mœurs et des habitudes de cette classe vraiment estimable de jeunes gens dévoués à l’étude, et qui peuplent silencieusement un quartier de la capitale, auquel les collèges, la Sorbonne, les pensions de l’ancienne Université, et plusieurs réunions savantes ont fait donner le nom de Pays latin. 29

31Une des facettes de la ville est ainsi mise en scène à travers le personnage de Charles d’Essène (l’étudiant en question), et par là le discours sur Paris devient discours de Paris. Il ne s’agit plus pour l’Hermite de mobiliser ses enquêtes pour en extraire un simple relevé topographique ou un compte-rendu événementiel, mais bien de donner l’occasion à la ville de s’exprimer, en l’investissant à son tour du pouvoir du dramaturge. Jouy compose dans son ouvrage un tableau vivant de Paris, dans une sorte d’hypotypose filée ; on trouvait bien sûr déjà cela chez Mercier, mais sans la part de fiction qui prévaut dans L’Hermite. Il est en effet dans cette dernière œuvre une seconde dimension fictive, liée à celle que met en scène Paris lui-même, une « fiction-cadre » autorisée par l’invention du personnage de l’Hermite. Cette enveloppe fictive des chroniques, cette « sur-histoire », permet à notre flâneur d’acquérir une liberté que ne possédait pas le « piéton de Paris » qu’était Mercier. Les rencontres et les témoignages les plus inattendus, les récits les plus invraisemblables (Jouy déguise par exemple l’Hermite en soldat et l’envoie, à 73 ans, en reportage à Montmartre, la nuit du 30 mars 1814 – date de la prise de Paris par l’armée prussienne) obtiennent ainsi une forme de caution. L’auteur tend à s’effacer de plus en plus de son œuvre (même si Jouy et son Hermite présentent un certain nombre de points communs) pour laisser parler la ville elle-même. D’où plus tard dans le siècle une floraison d’ouvrages collectifs tels que les Français peints par eux-mêmes, le Diable à Paris ou le Livre des Cent et uns (pour ne citer qu’eux), permettant l’introduction d’une véritable polyphonie propre à refléter Paris, à laquelle s’essayait déjà l’Hermite dans ses enquêtes. L’Hermite est en effet constitué en une matière modelable à souhait ; si Jouy est seul à son ouvrage quand Ladvocat convoque cent et uns littérateurs, son personnage peut, lui, revêtir cent et uns costumes et offrir les représentations des drames parisiens dans toute leur bigarrure.

32À l’ambition sociologique d’offrir un « bulletin » de Paris solidement ancré dans l’actualité s’ajoute ainsi une dimension proprement littéraire, moins évidente mais tout à fait passionnante à observer, car L’Hermite, œuvre-éprouvette où se mêlent confusément les embryons des physiologistes, des flâneurs, et de toutes les espèces littéraires de Paris, ouvre la voie aux romans d’Hugo, de Balzac, de Zola et de tant d’autres…

33L’étude des enquêtes de l’Hermite permet de mettre en lumière toute la dimension novatrice de l’ouvrage de Jouy. D’une part, la démarche enquêtrice du personnage, qu’elle procède d’une faction au Palais-Royal ou d’une incursion dans la « maison à six étages », témoigne à la fois d’une ambition sérieuse de démocratisation de la vision urbaine, et d’un geste plus désinvolte ou humoristique – mais rigoureux tout de même – de classification des espèces parisiennes ; de fait, L’Hermite de la Chaussée-d’Antin préfigure nettement la démarche qui sera celle des physiologistes dans leurs textes.

34D’autre part, l’autre manière d’observer de l’Hermite que nous avons exposée, celle du flâneur, révèle également l’aspect innovant de l’œuvre, qui s’éloigne, pour accéder à la profondeur de la ville, des simples relevés topographiques ou constatations événementielles que nous livrait Mercier. Chasseur de signe, être entièrement voué à l’herméneutique, l’Hermite lit et traduit la ville, creusant ainsi les fondations d’un monument à la gloire de Paris, à la fois sociologique, politique, historique et dramatique.