Mondes centrifuges : l’écriture contrapuntique d’André Gide et d’Aldous Huxley
1La polyphonie, notamment en forme de contrepoint, est au cœur de l’œuvre d’André Gide (1869-1951) et d’Aldous Huxley (1894-1963). À partir de formes diverses de la polyphonie musicale, la transposition, l’adaptation et la subversion de ces factures de composition leur permettent, de façons très différentes, de représenter le caractère hétérogène et centrifuge de leur époque tout en révolutionnant le genre littéraire du roman. La comparaison est donc au fondement de leurs créations.
2Les particularités et les différences de leurs œuvres sont préfigurées dans leurs cultures et leurs pratiques musicales respectives. Ainsi, la pratique solitaire du piano conduit Gide vers une conception psychologisée de la polyphonie qui se montre dès Les Cahiers d’André Walter (1891) ; alors que de son coté, Huxley, rompu au chant polyphonique, qu’il découvre dans les collèges d’Oxford aussi bien que dans les salles de concert londoniennes, part d’une polyphonie de nature vocale, plus incarnée et charnelle, qui lui permet de transformer le vieux roman d’idées en fresque sociale vivante et vibrante, et ce dès son premier essai littéraire avec Crome Yellow (1921).
3C’est dans la deuxième moitié des années 1920 que leurs réflexions sur la polyphonie musicale vont pousser les deux auteurs à ouvrir des voies nouvelles au roman : en 1925 paraît Les Faux-Monnayeurs de Gide, dont Huxley s’inspire et se démarque avec son Point Counter Point (1928). Dans notre étude, nous essaierons de développer quelques aspects cruciaux de ces œuvres placées sous le signe de la comparaison intermédiale. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur les influences musicales marquantes pour la vie et l’œuvre des deux auteurs, ainsi que sur l’application de l’idée de contrepoint et de polyphonie dans leurs œuvres critiques et fictionnelles. Après cet aperçu panoramique, on se concentrera sur l’étude des Faux-Monnayeurs et de Point Counter Point.
Polyphonie, contrepoint, fugue – musiques et contextes culturels
4Afin de bien saisir l’impact des formes musicales sur l’œuvre de nos deux auteurs, force est de revenir brièvement sur les trois concepts musicaux de polyphonie, de contrepoint et de fugue tels qu’ils étaient présents dans leurs contextes culturels respectifs.
5La polyphonie est au centre de la redécouverte du patrimoine musical européen du Moyen Âge et de la Renaissance dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Par polyphonie – du grec πολύς, plusieurs, et ϕωυή, voix –, on désigne alors une œuvre de musique vocale à plusieurs voix, où chacune des voix poursuit sa propre trame mélodique à la fois indépendante et en relation avec les autres selon les règles de composition du contrepoint1. En dehors des œuvres de polyphonie vocale du Xe au XVe siècle, on trouve également de la musique polyphonique instrumentale pour orgue et clavecin dans les siècles suivants – notamment parmi les œuvres de Jean-Sébastien Bach. Ce qui surprend l’auditeur du XIXe siècle, c’est l’égalité des voix, qui se démarque complètement de la hiérarchie impliquée par exemple par les concertos – avec l’instrument soliste primant sur l’orchestre –, ou encore par les grandes symphonies, où les voix porteuses de matériau thématique se distinguent clairement du fond sonore des harmonies changeantes. En France, l’École Niedermeyer, fondée dans les années 1850, et la Schola Cantorum, fondée en 1896, sont à l’origine de la redécouverte et de la revalorisation de la polyphonie vocale et instrumentale, et notamment des œuvres de Palestrina et de Jean-Sébastien Bach. Si Gide fréquente de temps en temps les concerts de la Schola2, il préfère toujours l’abstraction des voix dans les pièces polyphoniques pour le piano.
6En Angleterre, la polyphonie vocale connaît une diffusion encore plus large et importante qu’en France. En dehors des sociétés de musique ancienne à Londres et en province, les célèbres collèges et bibliothèques de Cambridge et d’Oxford amassent des collections de plus en plus importantes de partitions de musique ancienne3, qui ne sont pas uniquement étudiées, mais aussi exécutées par les étudiants et leurs professeurs. Ainsi, à Balliol College4, Aldous Huxley – de même que déjà son grand-père – peut assister aux concerts dominicaux de la Musical Society pendant ses années d’études en littérature anglaise. Comme on le verra, cette familiarisation précoce aiguise sa sensibilité à toutes les formes de polyphonie vocale et instrumentale qu’il commente en tant que critique musical pour la gazette de Westminster en 1922-1923.
7La polyphonie a toujours partie liée avec les deux concepts de l’harmonie et de la dissonance, qui régissent les rapports entre les différentes voix. Comme le souligne le musicologue Nicolas Meeùs, la dissonance, quoique souvent prohibée par l’Église, était dès le début un élément expressif nécessaire au développement d’une pièce musicale polyphonique. Car c’est la dissonance qui fait naître et qui exacerbe le besoin de la résolution dans l’harmonie (voir Meeùs, 2004, p. 116-133).
8Chez André Gide, on trouve des réflexions très explicites sur les notions d’harmonie et de dissonance, notamment dans ses premiers ouvrages, où elles lui servent de ligne de démarcation par rapport au symbolisme. Ainsi dans son Traité du Narcisse de 1891, où on lit :
Eden ! où les brises mélodieuses ondulaient en courbes prévues ; où le ciel étalait l’azur sur la pelouse symétrique ; où les oiseaux étaient couleur du temps et les papillons sur les fleurs faisaient des harmonies providentielles […]. C’est un esclavage enfin, si l’on n’ose risquer un geste sans crever toute l’harmonie. – Et puis, tant pis ! cette harmonie m’agace, et son accord toujours parfait. Un geste ! un petit geste pour savoir, – une dissonance, que diable ! – Eh ! va donc ! un peu d’imprévu. (Gide, 2009a, p. 171-172)
9Cette tentative de prendre ses distances avec les harmonies monolithiques et stériles du symbolisme est thématisée dans tous les ouvrages de Gide au début des années 1890. C’est à partir de Paludes (1895) qu’il va abandonner définitivement l’esthétique symboliste pour une écriture plus polyphonique, faite de voix hétérogènes et parfois dissonantes capables de rendre la complexité changeante de la vie. Si les genres de la sotie et de la satire lui permettront d’explorer cette écriture nouvelle dans les décennies suivantes, ce sera cependant avec le genre du roman qu’il atteindra aux sommets et aux limites de cette comparaison créatrice avec la polyphonie musicale.
10Dans les premiers romans de Huxley, la thématique de l’harmonie et de la dissonance, consubstantielle de la polyphonie, est représentée à travers les rapports entre les individus, les groupes de personnages et les positions idéologiques qu’ils incarnent. Aux antipodes d’une musicalité postiche jouant sur les sonorités du langage5, Huxley s’inspire des structures logiques, des processus d’articulation et de figuration des idées qui sous-tendent les genres musicaux, comme la répétition d’un groupe thématique sans développement ni conclusion de la forme rondo, qu’il applique avec virtuosité dans son début littéraire Crome Yellow (1921) pour illustrer la futilité et la stagnation des idées d’une certaine classe sociale. Mais c’est grâce à son activité de critique musical qu’il va acquérir une réelle familiarité avec la forme de polyphonie la plus complexe, qui lui servira de principal point de comparaison poétique : le contrepoint.
11En musique, le contrepoint désigne l’ensemble des règles qui assurent l’impression d’un tout harmonieux dans et par le contraste et la dissonance des voix multiples au sein d’une pièce polyphonique. Ces techniques de composition tiennent leur nom du système de notation ancien, où les notes ressemblaient à des points : l’ajout d’une voix supplémentaire se faisait ainsi « point contre point » – punctus contra punctum6. Les premières formes de polyphonie primitive « note contre note » consistaient en une seule voix d’accompagnement ajoutée au cantus firmus soit parallèlement à la voix principale (diaphonie) soit dans le sens contraire de la voix principale (déchant7). Dès l’origine, le contrepoint a ainsi une connotation philosophique forte dans la mesure où le punctus contra punctum représente l’hétérogénéité tantôt conflictuelle tantôt harmonieuse des phénomènes multiples de notre monde sous un aspect à la fois visuel et sonore. Au fil des siècles, les voix de plus en plus multiples, différenciées et égalitaires de la polyphonie contrapuntique, qui se nourrissent à la fois des chants religieux et des chansons populaires, apparaissent – sur le fondement d’une comparaison – comme la représentation d’une société de plus en plus différenciée et complexe à l’aube de l’époque moderne.
12Pour Gide comme pour Huxley, le contrepoint constitue un point de repère et de comparaison qui se trouve au cœur de leurs œuvres fictionnelles, critiques et autobiographiques. Ainsi, pour Gide, c’est la répartition des éléments divergents et contradictoires de son moi aux voix multiples dans les personnages de ses romans qui lui permet de mieux se saisir et se comprendre. Voici ce qu’il écrit dans une lettre à Roger Martin du Gard ajoutée à la première partie de Si le grain ne meurt (1926) :
Sans doute un besoin de mon esprit m’amène, pour tracer plus purement chaque trait, à simplifier tout à l’excès ; on ne dessine pas sans choisir ; mais le plus gênant c’est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit. Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman. (Gide, 2001, p. 267)
13Même les rapports entre les différents ouvrages formant le tout polyphonique de son œuvre se laissent résumer sous le concept du punctus contra punctum. Ainsi qu’il le confie à Jean Amrouche au cours de leurs entretiens de 1949, chaque œuvre nouvelle est consubstantielle à l’œuvre précédente, dont elle est « la contrepartie » ou « le contrepoids8 ».
14Quant à Aldous Huxley, le concept musical du contrepoint devient très vite sa métaphore préférée pour appréhender le monde contemporain aussi bien que son moi dans toutes leurs complexités changeantes au gré du temps. Placé au carrefour de modèles scientifiques et artistiques d’appréhension du monde9, Huxley est dès le début fasciné par la question de l’Un et du multiple, et par celle de la relativité synchronique aussi bien que diachronique de toute vérité :
Il est important de souligner qu’il n’y a pas à l’heure actuelle de schéma susceptible de réconcilier tous les faits, ne serait-ce que dans la sphère limitée des investigations scientifiques. Ce qui fait sens dans l’univers subatomique est pur non-sens dans le monde macroscopique. En d’autres termes, la logique nous contraint à tirer une série de déductions de certaines expériences sensibles et une autre, inconciliable avec la première, d’expériences sensibles différentes [At the moment, it is worth remarking, there is no scheme that harmoniously reconciles all the facts even in the limited sphere of scientific investigation. What is sense in the sub-atomic universe is pure nonsense in the macroscopical world. In other words, logic compels us to draw one set of inferences from certain sense experiences and another irreconcilable set of inferences from certain other sense experiences]. (Huxley, [1929a] 2000, p. 303, nous traduisons.)
15Cette pluralité contrapuntique, Huxley la trouve également au niveau psychologique. Préoccupé par la question de la continuité et de la discontinuité du moi, ce lecteur renseigné de William James et de Marcel Proust peut alors écrire :
Ma musique, comme celle de tout autre être vivant et conscient, est un contrepoint, une succession d’harmonies et de dissonances, et non pas une simple mélodie. Tantôt je suis une personne tantôt une autre, « aussi différent de moi-même que des autres », selon les mots de La Rochefoucauld. Et je suis toujours potentiellement et parfois même réellement et consciemment les deux en même temps. Malgré ou plutôt à cause de cela (puisque tout « malgré » est en vérité un « à cause de »), j’ai essayé de prétendre que j’étais surhumainement cohérent et j’ai essayé de me forcer à être l’incarnation d’un principe, un système ambulant. Mais l’on ne peut devenir cohérent qu’en se figeant [My music, like that of every other living and conscious being, is a counterpoint, not a single melody, a succession of harmonies and discords. I am now one person and now another, « aussi différent de moi-même », in La Rochefoucauld’s words, « que des autres ». And I am always potentially and sometimes actually and consciously both at once. In spite or rather because of this (for every « in spite » is really a « because »), I have tried to pretend that I was superhumanly consistent, I have tried to force myself to be an embodiment of a principle, a walking system. But one can only become consistent by becoming petrified]. (Huxley, [1929b] 2000, p. 371, nous traduisons.)
16Plus encore qu’André Gide, qui se sert du contrepoint comme métaphore aussi bien que comme procédé poétique, Huxley va faire du principe contrapuntique le fondement de sa conception du monde. Partant du genre de la fugue, sommet de la technique contrapuntique, Huxley approche chaque phénomène complexe en en distillant le « fugal pattern10 ».
17C’est que les structures de la fugue rendent sensibles les phénomènes dialectiques les plus complexes. Le thème principal d’une fugue est accompagné d’un contrepoint, d’un motif à caractère complémentaire ou opposé. Celui-ci apparaît d’abord comme contrepoids au thème principal, mais peut devenir à son tour thème principal au cours de la pièce. En même temps, le thème principal est lui aussi sujet à des variations, et ce dès la première exposition. Sa première apparition se fait dans la tonalité principale, ses répétitions consécutives dans les autres voix se font à la dominante et à la sous-dominante – ces changements impliquant souvent des modifications au niveau des intervalles. Au cours des différentes expositions qui composent une fugue, le thème principal et son contrepoint sont par la suite présentés sous tous leurs aspects possibles. Selon le degré de complexité de la fugue, on peut trouver non seulement un, mais plusieurs thèmes avec leurs contrepoints respectifs, de sorte que l’auditeur éprouve cette fameuse sensation de fuite – fuga –, les différentes voix porteuses de matériau thématique se pourchassant les unes les autres. Cette impression est encore renforcée par des techniques telles que la strette, à savoir un passage où les reprises du sujet sont de plus en plus rapprochées, de façon à ce que les différentes voix semblent se couper la parole. C’est dans la coda finale que les thèmes sont tous reconduits vers la tonalité principale, ce qui confère un air d’achèvement et de complétude à la pièce.
18Ainsi, la fugue exemplifie des thématiques particulièrement chères à André Gide aussi bien qu’à Aldous Huxley : la complexité synchronique de tout phénomène, et le caractère éternellement changeant de toutes choses. Et dans le même temps, la fugue sert de point de comparaison voire de modèle pour la représentation artistique : car dans ses sons s’incarnent des structures logiques11, de telle sorte qu’elle réussit la synthèse entre sensation et réflexion, particulier et général.
Pratiques et critiques musicales
19Si André Gide et Aldous Huxley peuvent s’inspirer des factures et genres de composition musicale, cette sensibilité est due à leur éducation, chacun d’eux ayant fait des études de piano et ayant acquis quelques notions de base en matière de solfège12. Cette première initiation au piano va de pair avec un goût précoce pour l’analyse et les structures qui mènera chez les deux écrivains à une prédilection pour les formes polyphoniques anciennes – et aussi modernes dans le cas de Huxley –, ainsi qu’à un même dégoût marqué pour les débordements expressifs des appareils orchestraux postromantiques – dont les œuvres wagnériennes13.
20Huxley, qui regrette de ne pas avoir reçu une formation approfondie de pianiste, aiguisera son sens musical pendant son séjour à Oxford, puis au fil des critiques qu’il rédigera pour la gazette de Westminster en 1892-1893. Cette activité de critique se prolonge également dans ses ouvrages littéraires, où l’on rencontre des descriptions saisissantes et novatrices de l’exécution de pièces musicales, lesquelles descriptions sont placées à des endroits charnières pour illustrer des pensées particulièrement complexes.
21Quant à Gide, il conçoit très jeune le projet d’un livre consacré à Schumann et Chopin14, deux compositeurs omniprésents dans Les Cahiers d’André Walter. Même si les références directes aux œuvres et aux factures musicales se font de plus en plus rares dans les œuvres suivantes, l’ensemble de ses soties et satires s’inspire clairement des différentes factures polyphoniques qu’il étudie au piano avec les pièces de Bach, Beethoven et Chopin – la comparaison semblant donc bien essentielle à la création. Il consacre d’ailleurs au compositeur polonais un volume de notes critiques représentant la somme de ses réflexions sur le fait musical – ses Notes sur Chopin (1931). Contrairement à Huxley, qui se place très jeune du côté de la critique, pour Gide, c’est avant tout la pratique du piano qui inspire son écriture. Dès sa prime jeunesse et jusqu’à un âge avancé, son Journal retrace l’influence de cette approche pratique du fait musical. Toute sa vie durant, il pratique de façon aussi enthousiaste qu’irrégulière le piano, sans être cependant le pianiste accompli qu’il aurait voulu être devant la postérité15 : mais ce sont justement ses limites en tant que pianiste qui aiguisent sa sensibilité pour la musique pianistique dans son approche critique et le poussent à chercher des voies pour transposer dans son art littéraire les éléments musicaux qui lui sont chers16, selon le principe de la comparaison créatrice.
Gide au piano
22La description de sa première leçon avec Marc de la Nux, son maître vénéré, que Gide nous livre dans Si le grain ne meurt, cristallise ce processus d’apprentissage où la préformation de l’ouïe est inséparable de l’émergence des éléments fondamentaux d’une poétique originale :
De la Nux s’y prit si bien qu’en quelques semaines j’avais retenu plusieurs Fugues de Bach sans seulement avoir ouvert le cahier ; et je me souviens de ma surprise en retrouvant, écrite en ut dièse, celle que je croyais jouer en ré bémol.
Avec lui tout s’animait, tout s’éclairait, tout répondait à l’exigence des nécessités harmoniques, se décomposait et se recomposait subtilement ; je comprenais. C’est avec un pareil transport, j’imagine, que les apôtres sentirent descendre sur eux le Saint-Esprit. Il me semblait que je n’avais fait jusqu’à présent que répéter sans les vraiment entendre les sons d’une langue divine, que tout à coup je devenais apte à parler. Chaque note prenait sa signification particulière, se faisait mot. (Gide, 2001, p. 237)
23Comme on peut le constater au gré des références religieuses, le contrepoint bachien et son interprétation par la figure prophétique de Marc de la Nux est beaucoup plus qu’un apprentissage technique ou intellectuel. Au-delà de l’équilibre précaire et précieux du particulier et du général, c’est le miracle de l’incarnation de l’esprit en une forme sensible qui est en jeu ici. Véritable communion par l’esprit et la chair, la fugue bachienne, dont notamment L’Art de la fugue17, devient alors la source d’une écriture capable à la fois d’expliquer et de faire ressentir une idée, de lui donner vie et de la transmettre comme mot vivant au lecteur.
24Dès sa première jeunesse, Gide avait été hanté par la contradiction entre vie et forme, incarnation et abstraction. Déjà en 1888 il écrit dans son Journal : « Que de choses pourtant bouillonnent en moi, qui ne demandent qu’à se cristalliser sur le papier. J’ai peur ! j’ai peur en la fixant de flétrir la frêle et fuyante idée, de lui donner la rigidité de la mort, comme à ces papillons dont on étend les ailes sur le bois et qui ne sont beaux que lorsqu’ils volent » (Gide, 1996, p. 13). Presque trente ans plus tard, dans Les Faux-Monnayeurs, c’est le modèle de la fugue que Gide reprend pour surmonter ce paradoxe du papillon qui figure de façon thématique dans la troisième partie du roman. Confrontés aux vers de La Fontaine exemplifiant l’inconstance du papillon18, Olivier et Bernard livrent des interprétations diamétralement opposées. Ainsi Olivier, sous l’emprise de Passavant, voit-il dans le butinage le modèle d’une vie remplie de sensations éphémères plaisantes qu’une étude plus profonde aboutissant à une forme rigide ne pourrait que détruire ; tandis que Bernard, au contraire, ne voit de valeur que dans la profondeur et la rigueur (voir Gide, 2009b, p. 368-369). Mais, planant au-dessus de ses personnages, Gide travaille à sa propre solution au paradoxe du papillon. Révélant la polyphonie de chaque personnage où tantôt l’une, tantôt l’autre voix l’emporte, Gide tente, sur la base d’une comparaison à trois termes (musique, littérature, existence), de recréer la multitude fuyante de la vie humaine dans la forme intemporelle et souple du contrepoint.
Aldous Huxley critique musical
25Pour ce qui est d’Aldous Huxley, ses débuts littéraires coïncident avec l’approfondissement de ses connaissances musicales en tant que journaliste pour la Weekly Westminster Gazette. La musique polyphonique ancienne et contemporaine y joue un rôle-clé. Déjà son deuxième article, « Busoni, Dr. Burney, and Others » (voir Huxley, [1922a] 2000, p. 229-230), consacré à la Fantasia Contrappuntistica de Busoni, esquisse une vision dialectique de l’évolution de la musique occidentale, qui aboutit à une revalorisation du contrepoint. Ainsi, la musique d’un Carl Philipp Emanuel Bach peut être considérée comme une simplification nécessaire et inévitable de l’écriture contrapuntique complexe de son père. Mais les contrapuntistes contemporains de Huxley représentent à leur tour un retour nécessaire et inévitable aux voix claires et distinctes du contrepoint, en réaction au coloriage et au fondu harmonique du romantisme19. Cette position est développée encore plus en détail dans l’article « Mr. Lawrence’s Marchioness », daté du 1er juillet 1922. Partant d’un personnage tiré des œuvres de son ami D. H. Lawrence, qui ne peut écouter plusieurs notes jouées simultanément sans se sentir mal, Huxley formule une critique virulente du postromantisme avec ses exagérations et débordements harmoniques. Aux « grandes masses de sons colorés [great masses of coloured sound] », il oppose le besoin naissant d’une austérité polyphonique et d’une pureté mélodique inspirée des chansons populaires :
Nous nous languissons de la complexité austère de la polyphonie pure. Un régime exclusivement composé de musiques du XIXe siècle est malsain à la longue. Le meilleur remède aux inquiétudes de la pauvre marquise est une dose occasionnelle de chansons populaires et de mélodies pures ainsi qu’un plat régulier de musique chorale du XVIe siècle et de musique contrapuntique du XVIIIe siècle [We pine for the austere complexities of pure polyphony. An exclusive diet of 19th-century music is unhealthy in the long run. The best remedy for the qualms from which the poor Marchesa suffered is an occasional dose of folk-song and pure melody and a regular course of 16th-century choral music and 18th-century counterpoint]. (Huxley, [1922c] 2000, p. 259, nous traduisons.)
26Suit une description détaillée des pièces de polyphonie vocale entendues au concert. L’accent y est mis sur la variation et la richesse mélodique rendues possibles par l’indépendance des voix aussi bien que sur l’idéal d’un juste milieu entre émotivité et plaisirs d’ordre structurel et intellectuel (« Les cinq ou six parties glissent les unes sur les autres, se pénètrent et s’entrecroisent, chacune semblant consciente uniquement de ses propres variations riches en rythmes et en phrases mélodiques changeantes, et toutes ensemble créant, presque accidentellement, une harmonie qui est émouvante et expressive sans être délibérément émotionnelle [The five or six parts slide over and through and across one another, each apparently aware only of its own rich variations of rhythm and changing phrases of melody, and together creating, almost accidentally, a harmony that is moving and expressive without being deliberately emotional]20 » – Huxley, [1922c] 2000, p. 260, nous traduisons).
27Cette description semble résumer les principes esthétiques qui sous-tendent les romans publiés et encore à venir21 de l’auteur lui-même – ce qui confirme, là encore, les vertus créatrices de la comparaison intermédiale. Ainsi, le premier grand « moment musical » de Point Counter Point, une exécution de la Suite en si mineur pour orchestre BWV 1067 de Jean-Sébastien Bach dans l’hôtel particulier des Tantamount, consiste en une variation plus élaborée et imagée de la description précédente :
Dans le largo d’ouverture, Jean-Sébastien avait donné, avec l’aide du museau de Pongileoni [le joueur de flûte] et de la colonne d’air, une profession de foi : dans ce monde, il y a des rois grandioses et des choses nobles ; de vrais conquérants, souverains intrinsèques de la terre. Mais d’une terre qui est, oh ! complexe et multiple ainsi qu’il avait continué de méditer dans l’allegro fugué. On semble avoir trouvé la vérité ; claire, définitive, nette, elle est annoncée par les violons ; on la détient, on la tient triomphalement. Mais elle nous glisse entre les doigts pour se présenter sous un aspect nouveau parmi les violoncelles et encore une fois dans les termes de la colonne d’air vibrante de Pongileoni. Les parties vivent leurs vies séparément ; elles se touchent, leurs chemins se croisent, elles se mélangent pour un moment afin de créer une harmonie fallacieusement finale et parfaite, mais c’est seulement pour se séparer de nouveau. Chacune est toujours seule, distincte et individuelle [In the opening largo John Sebastian had, with the help of Pongileoni’s snout and the air column, made a statement : There are grand kings in the world, noble things ; there are men born kingly ; there are real conquerors, intrinsic lords of the earth. But of an earth that is, oh ! complex and multitudinous, he had gone on to reflect in the fugal allegro. You seem to have found the truth ; clear, definite, unmistakable, it is announced by the violins ; you have it, you triumphantly hold it. But it slips out of your grasp to present itself in a new aspect among the cellos and yet again in terms of Pongileoni’s vibrating air column. The parts live their separate lives ; they touch, their paths cross, they combine for a moment to create a seemingly final and perfected harmony, only to break apart again. Each is always alone and separate and individual]. (Huxley, [1928] 2004, p. 30, nous traduisons.)
28Cette scène chez les Tantamount qui se cristallise dans les chapitres 2 à 5 autour de l’exécution de la Suite de Bach rassemble pour la première fois l’ensemble des personnages principaux, qui sont introduits d’une manière inventive : en décrivant la pièce musicale en focalisation interne, depuis la multitude des points de vue – ou plutôt d’ouïe – incarnés par les personnages, Huxley, selon un procédé hautement comparatif, fait de la polyphonie musicale la mise en abyme du processus même de l’écriture.
29Voyons donc à présent quel profit André Gide et Aldous Huxley tirent de leur familiarité avec les concepts musicaux de la polyphonie, du contrepoint et de la fugue pour la rédaction de leurs ouvrages respectifs : Les Faux-Monnayeurs (1925) et Point Counter Point (1928). Malgré sa grande aversion pour André Gide, qu’il rencontre pour la première fois en Angleterre en 191822, Aldous Huxley, très féru de littérature française, lit Les Faux-Monnayeurs en 192723, alors qu’il s’est déjà attelé à la rédaction d’un « roman ambitieux24 » qui sera publié en 1928 sous le titre Point Counter Point. Si Huxley apprécie peu les ouvrages gidiens et goûte les Faux-Monnayeurs pour des raisons que l’auteur n’aurait certainement pas approuvées25, Gide va encore plus loin dans la critique de l’œuvre contrapuntique de son confrère, qu’il désigne à maintes reprises comme illisible, ennuyeux et insignifiant26. Si l’orientation sexuelle est pour beaucoup dans les différends qui opposent les deux auteurs, il y a également une différence d’ordre poétologique qui les oppose à un niveau fondamental et qui se cristallise justement dans leurs ouvrages contrapuntiques respectifs.
La fugue comme référence explicite et modèle structurant
30Dès les premiers essais d’écriture consignés dans le Journal des Faux-Monnayeurs (1926), Gide conçoit cette œuvre naissante comme le lieu du conflit et de la synthèse d’une multitude de faits contraires dans le style contrapuntique27. Si les paires d’oppositions retenues dans le Journal des Faux-Monnayeurs renvoient déjà au principe du punctus contra punctum, Gide renforce ce lien générique par une référence explicite dans le troisième chapitre de la deuxième partie des Faux-Monnayeurs. Rompu dès sa jeunesse aux jeux de – fausses – pistes avec le lecteur comme avec les acteurs du champ littéraire, l’auteur nous fait dire par le biais du romancier Édouard, à la fois son double et son repoussoir : « Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme L’Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique, serait impossible en littérature… » (Gide, 2009b, p. 315) À la fois rapprochement par l’intention professée et détachement par le vague de l’objectif à atteindre, cette comparaison explicite au genre musical de la fugue semble peu fructueuse. Et quand Édouard parle de « cette formidable érosion des contours » (Gide, 2009b, p. 311), idéal esthétique de son roman à venir, ce modèle se situe aux antipodes de la fugue, qui, comme on l’a vu ci-dessus, est un genre caractérisé par l’articulation précise de ses différentes voix.
31La référence extrêmement floue de l’écrivain Édouard trouve son contrepoint dans les propos du vieux professeur de piano La Pérouse, double grotesque de Marc de la Nux. Confronté à un monde de plus en plus hétérogène et changeant, le vieil homme rêve d’un accord harmonieux parfait et immuable :
Avez-vous remarqué, que tout l’effort de la musique moderne est de rendre supportables, agréables même, certains accords que nous tenions d’abord pour discordants ?
— Précisément, ripostai-je ; tout doit enfin se rendre et se réduire à l’harmonie.
— À l’harmonie ! répéta-t-il en haussant les épaules. Je ne vois là qu’une accoutumance au mal, au péché. La sensibilité s’émousse ; la pureté se ternit ; les réactions se font moins vives ; on tolère, on accepte… […]
« Vous ne prétendez pourtant pas restreindre la musique à la seule expression de la sérénité ? Dans ce cas, un seul accord suffirait : un accord parfait continu ».
Il me prit les deux mains et, comme en extase, le regard perdu dans une adoration, répéta plusieurs fois : « Un accord parfait continu ; oui, c’est cela : un accord parfait continu… Mais tout notre univers est en proie à la discordance », a-t-il ajouté tristement.
Je pris congé de lui. Il m’accompagna jusqu’à la porte et, m’embrassant, murmura encore : « Ah ! comme il faut attendre pour la résolution de l’accord ! » (Gide, 2009b, p. 297-298)
32L’idéal de pureté du vieux La Pérouse se présente aussi stérile que l’indécision et le flou qui habitent Édouard. Rappelons que « l’accord parfait » est également la métaphore sous laquelle Gide résume et rejette la stérilité de l’esthétique symboliste dans son Traité du Narcisse de 1891, en lui opposant la dissonance comme expression de la vraie vie.
33Ainsi, c’est dans la dialectique des deux positions contrapuntiques incarnées par les deux personnages du roman que l’œuvre de Gide va tenter de trouver sa vérité. Car si la comparaison formelle avec le genre de la fugue ne sera pas d’une grande utilité pour l’analyse des Faux-Monnayeurs28, c’est l’esprit même du contrepoint qui habite l’ouvrage et trouve ainsi une expression littéraire (car n’oublions pas que la comparaison intermédiale, dans la mesure où elle se veut ici créatrice, implique une transposition). S’inspirant de L’Art de la fugue BWV 1080, dont le thème principal – BACH29 – est justement le nom de son créateur30, Gide distribue les différentes parties de lui-même dans les différents personnages du roman, comme le compositeur répartissait les différents thèmes dans les voix de son œuvre. Si les trois parties des Faux-Monnayeurs, divisées de façon symétrique en 13, 7 et à nouveau 13 chapitres, ne comportent qu’une très vague ressemblance structurelle avec une fugue à deux expositions séparées d’un interlude, c’est dans le jeu avec les différents niveaux de réalité et de vérité que Gide transpose l’esprit contrapuntique dans le roman. Ainsi, l’imbrication de pages du journal de l’écrivain Édouard aussi bien que les interventions très explicites du narrateur omniscient ajoutent deux niveaux supplémentaires à la réalité fictionnelle, lesquels niveaux sont à leur tour dépassés par le Journal des Faux-Monnayeurs, que l’auteur veut consubstantiel à son œuvre. De la sorte, les plans ontologiques se télescopent à l’infini, de façon à ce que le lecteur ait – et ce malgré la simplicité structurelle du roman – l’impression d’une réalité éminemment centrifuge.
34Ce télescopage des niveaux ontologiques se prolonge également à l’intérieur du roman, avec en particulier la métaphore même du faux-monnayage. Contrairement à l’homme probe qui « rend » un son harmonieux et entier, le menteur et l’homme de mauvaise foi emploient des mots sonnant creux ou faux. Ainsi, Gide exemplifie ce faux-monnayage moral en faisant circuler les mots et les idées d’un personnage à un autre, dans des contextes d’énonciation différents où ils sont tantôt en accord tantôt en désaccord avec l’état du personnage. C’est cette polyphonie du langage gidien qu’on examinera plus loin.
35Venons-en maintenant à Point Counter Point, dont les trente-sept chapitres réalisent exactement la promesse du titre : ce roman n’est rien d’autre que la tentative de mettre punctus contra punctum tous les milieux sociaux et toutes les idéologies de l’époque tout en s’attaquant, à travers l’exemplification de ce contrepoint idéologique dans l’écriture, aux principes mêmes de la représentation artistique et de ses relations contrapuntiques complexes avec la vie naturelle et sociale – ce qui signifie que la comparaison fonctionne ici à deux niveaux, l’un pratique (celui de la poétique du roman), l’autre théorique (celui de la réflexion sur les relations entre le roman et la vie). Sans tenter un pastiche de la forme fugue ou une musicalisation du langage littéraire au détriment de la précision sémantique, Huxley développe néanmoins une écriture d’une complexité inouïe qui réalise le paradoxe d’une simultanéité de plusieurs thèmes qui semblait réservée à l’art musical.
36Contrairement à ce qui a lieu dans le roman de Gide, la musique n’est pas seulement chez Huxley un modèle d’écriture, elle devient elle-même un objet majeur de la représentation littéraire. Ainsi, le contrepoint est exemplifié dans un jeu complexe de miroirs qui fait ressortir des phénomènes de co-médialité entre les arts aussi bien que le hiatus entre vie et idéal artistique. Le roman de Huxley comporte en effet trois références musicales importantes pour la structuration du récit.
37Tout d’abord, dans l’évocation de la soirée mondaine chez les Tantamount, la description de la Suite pour orchestre en si mineur de Bach se fait en focalisation interne depuis une multitude de points de vue – voire d’écoute –, introduisant ainsi la polyphonie à la fois des personnages et des idées qu’ils incarnent, tout en exhibant un premier exemple d’organisation éminemment contrapuntique du texte littéraire. Au dernier chapitre du roman par ailleurs, c’est le quatrième mouvement du Quatuor opus 132 de Beethoven, « contrepoint de sérénités [counterpoint of serenities] » (Huxley, [1928] 2004, p. 564, nous traduisons), qui structure et informe le récit. Entre les deux, au chapitre 22, placé stratégiquement au milieu des deux grandes épiphanies musicales (Bach et Beethoven) qui ouvrent et closent le roman, nous est donné à lire un extrait du journal de l’écrivain Philip Quarles. Contrairement aux allusions vagues d’Édouard dans Les Faux-Monnayeurs, Philip Quarles se réfère explicitement et de façon très précise aux œuvres de Beethoven comme point de comparaison et modèle pour un renouveau de l’écriture :
La musicalisation de la fiction. Non pas à la façon des symbolistes, en subordonnant le sens au son. (Pleuvent les baisers des astres taciturnes. C’est seulement de la glossolalie.) Mais à une grande échelle, dans la construction. Il faut méditer sur Beethoven. Les changements de mode, les transitions abruptes. (Le majestueux alternant avec le facétieux, par exemple, dans le premier mouvement du Quatuor en si bémol majeur. Le comique faisant soudain allusion à des solennités prodigieuses et tragiques dans le scherzo du Quatuor en do dièse mineur.) Encore plus intéressantes sont les modulations, non seulement d’une tonalité à une autre, mais de mode en mode. Un thème est énoncé, puis développé et poussé hors de sa forme, imperceptiblement déformé jusqu’à ce que, quoique toujours reconnaissable comme lui-même, il soit devenu très différent. Dans une suite de variations, ce processus va encore plus loin. Ces incroyables Variations Diabelli par exemple. Toute la gamme des pensées et sensations, mais tout cela en un rapport organique avec une petite mélodie de valse parfaitement ridicule. Mettre cela dans un roman. Comment ? Les transitions abruptes sont assez faciles. Tout ce dont on a besoin est de suffisamment de personnages ainsi que d’intrigues parallèles, contrapuntiques. Pendant que Jones est en train de tuer sa femme, Smith pousse son déambulateur à travers le parc. On alterne les thèmes. Les modulations et variations sont plus difficiles. Un romancier module en reproduisant des situations et des personnages. Il montre plusieurs personnes qui tombent amoureuses, qui meurent ou qui prient de façons différentes – apportant des solutions diverses au même problème [The musicalization of fiction. Not in the symbolist way, by subordinating sense to sound. (Pleuvent les baisers des astres taciturnes. Mere glossolalia.) But on a large scale, in the construction. Meditate on Beethoven. The changes of moods, the abrupt transitions. (Majesty alternating with a joke, for example, in the first movement of the B flat major Quartet. Comedy suddenly hinting at prodigious and tragic solemnities in the scherzo of the C sharp minor Quartet.) More interesting still the modulations, not merely from one key to another, but from mood to mood. A theme is stated, then developed pushed out of shape, imperceptibly deformed, until, though still recognizably the same, it has become quite different. In sets of variations the process is carried a step further. Those incredible Diabelli Variations, for example. The whole range of thought and feeling, yet all in organic relation to a ridiculous little waltz tune. Get this into a novel. How ? The abrupt transitions are easy enough. All you need is a sufficiency of characters and parallel, contrapuntal plots. While Jones is murdering his wife, Smith is wheeling the perambulator in the park. You alternate themes. More interesting, the modulations and variations are also more difficult. A novelist modulates by reduplicating situations and characters. He shows several people falling in love, or dying, or praying in different ways – dissimilars solving the same problem]. (Huxley, [1928] 2004, p. 384-385, nous traduisons.)
38Ce modèle des « solutions diverses au même problème » peut être observé dans tous les chapitres du roman. De la fuite de Walter, qui laisse derrière lui sa maîtresse enfermée, à la juxtaposition finale si déchirante du désespoir de Spandrell et de la gaieté pleine de mauvaise foi de Burlap, chaque chapitre présente au moins deux positions contrapuntiques. Les grandes scènes de conversation, en outre, comportent une multitude de voix différentes qui abordent les mêmes idées avec non seulement leurs opinions, mais aussi leurs idiolectes et leurs particularités phonétiques31. Avec cette attention méticuleuse accordée à toutes les nuances sémantiques et sonores du langage, Huxley va beaucoup plus loin que Gide dans le degré d’incarnation de ses personnages, accusant ainsi l’influence de la polyphonie vocale.
39Après cette première analyse des références musicales explicites ainsi que des caractéristiques structurelles des deux romans, nous pouvons affirmer que l’écriture contrapuntique dans Les Faux-Monnayeurs comme dans Point Counter Point, loin de pasticher à la lettre la forme musicale à laquelle elle se compare et se réfère, se situe à deux niveaux. Il y a d’abord le contrepoint formé par la trame narrative et les réflexions poétologiques sur la nature même du récit romanesque. Ce contrepoint, qu’on peut qualifier d’ontologique, est accentué par les interventions directes de l’instance narrative, dans les préceptes poétiques articulés par des figures d’écrivains ainsi que dans un journal accompagnant la genèse du roman dans le cas de Gide. À cela s’ajoute l’agencement contrapuntique des groupes de personnages incarnant certains points de vue idéologiques. Comme on le verra, ces constellations sont elles-mêmes développées dans leurs polyphonies et sujettes à un traitement contrapuntique.
Contrepoints – idées et personnages
40Chez Gide comme chez Huxley, les personnages incarnent des positions idéologiques qui, à travers leurs constellations changeantes, sont confrontées punctus contra punctum et traitées comme les motifs musicaux dans une fugue32.
41Ainsi Gide, au début du Journal des Faux-Monnayeurs, constate-t-il d’abord la difficulté de représenter une multitude de positions différentes simultanément au sein d’une seule œuvre, et évoque-t-il notamment le problème que pose le fait de devoir « démêler les éléments de tonalité trop différente » (Gide, [1926] 2002, p. 13-14) – problème auquel il trouve la solution quelques pages plus loin quand il écrit : « Je tâche à enrouler les fils divers de l’intrigue et la complexité de mes pensées autour de ces petites bobines vivantes que sont chacun de mes personnages » (Gide, [1926] 2002, p. 26-27). À travers les pages du Journal des Faux-Monnayeurs, le lecteur peut alors suivre le processus de cristallisation des pensées dans les personnages et la dynamique qui sous-tend leurs groupements et oppositions changeants au cours du roman.
42Chez Huxley, on constate une attention encore plus grande aux apports et écueils d’une comparaison créatrice résultant en une composition contrapuntique d’ordre littéraire. Dans une lettre à son père d’octobre 1926 (soit pendant la rédaction de ce qui sera Point Counter Point, mais avant d’avoir lu Les Faux-Monnayeurs), il écrit (on l’a vu dans la note 24) :
Je suis très occupé à préparer et à écrire des bribes d’un roman ambitieux dont le but sera de montrer une tranche de vie, non seulement d’un bon nombre de points de vue individuels, mais aussi sous ses aspects variés tels que scientifique, émotionnel, économique, politique, esthétique, etc. La même personne est simultanément une masse d’atomes, une physiologie, un esprit, un objet avec une forme qui peut être peinte, un rouage dans une machine économique, un électeur, un amant, etc., etc. Je tâcherai à tout prix d’inclure l’existence des autres catégories de l’existence derrière les catégories ordinaires qu’on emploie pour juger notre vie émotionnelle au quotidien. Ce sera difficile, mais intéressant [I am very busy preparing for and doing bits of an ambitious novel, the aim of which will be to show a piece of life, not only from a good many individual points of view, but also under its various aspects such as scientific, emotional, economic, politic, aesthetic etc. The same person is simultaneously a mass of atoms, a physiology, a mind, an object with a shape that can be painted, a cog in the economic machine, a voter, a lover etc. etc. I shall try to imply at any rate the existence of the other categories of existence behind the ordinary categories employed in judging everyday emotional life. It will be difficult, but interesting]. (Huxley, 1969, p. 275, nous traduisons.)
43Et dans l’extrait du journal de l’écrivain Philip Quarles, au chapitre 22 de Point Counter Point, Huxley reprend et développe encore ces préceptes esthétiques :
Un romancier module en reproduisant des situations et des personnages. Il montre plusieurs personnes qui tombent amoureuses, qui meurent ou qui prient de façons différentes – apportant des solutions diverses au même problème. Ou vice-versa, des gens semblables confrontés à des problèmes dissemblables. De cette façon, on peut moduler à travers tous les aspects de son thème, on peut écrire des variations sur tous les modes possibles. Encore un autre moyen : le romancier peut assumer le privilège créatif divin et décider simplement d’aborder les événements de l’intrigue sous leurs aspects variés – émotionnels, scientifiques, économiques, religieux, métaphysiques, etc. Il va moduler de l’un à l’autre – comme de l’aspect esthétique à l’aspect physico-chimique des choses, de l’aspect religieux à l’aspect physiologique ou financier [A novelist modulates by reduplicating situations and characters. He shows several people falling in love, or dying, or praying in different ways – dissimilars solving the same problem. Or, vice versa, similar people confronted with dissimilar problems. In this way you can modulate through all aspects of your theme, you can write variations in any number of different moods. Another way : the novelist can assume the god-like creative privilege and simply elect to consider the events of the story in their various aspects – emotional, scientific, economic, religious, metaphysical, etc. He will modulate from one to the other – as from the aesthetic to the physic-chemical aspect of things, from the religious to the physiological or financial]. (Huxley, [1928] 2004, p. 384-385, nous traduisons.)
44Ainsi, pour Huxley, le principe contrapuntique ne régit pas uniquement les rapports entre les personnages, mais se prolonge au sein de chaque personnage dans la multitude des voix et idées qui l’habitent et des perspectives dans lesquelles il s’inscrit. Beaucoup plus qu’une forme gratuite imposée par un caprice d’artiste, la forme contrapuntique est alors la seule expression adéquate et intersubjectivement communicable capable de rendre notre monde dans toute sa complexité changeante.
45Chez Gide comme chez Huxley, on peut alors constater deux niveaux dans l’organisation contrapuntique des personnages : tout d’abord, il y a les oppositions idéaltypiques33 entre positions idéologiques – modèles scientifique, religieux, bourgeois, artistique, etc. – voire entre groupes sociaux – vieux contre jeunes, hommes contre femmes, prolétariat contre bourgeoisie, artistes contre économistes, etc. ; mais l’intérêt principal réside dans les évolutions et les changements des personnages, où les deux auteurs révèlent la polyphonie psychologique de l’homme moderne.
46Comme dans une pièce de polyphonie ancienne, c’est tantôt l’une tantôt l’autre des voix cohabitant au sein d’une même psyché qui se démarque et domine ponctuellement les autres : Gide et Huxley visent à démontrer les mécanismes de l’inconscient qui font qu’une accumulation de petits faits insignifiants peut faire basculer un habitus acquis au fil des années et faire ainsi adopter à une personne l’exact contraire de sa conduite jusqu’alors. Ainsi, la presque totalité des personnages des Faux-Monnayeurs, mais surtout de Point Counter Point connaît des transformations importantes. Chez Huxley, par exemple, les scientifiques et nihilistes se mettent à la recherche de la preuve de l’existence de Dieu. Ou encore, chez Gide comme chez Huxley, les hommes et femmes de foi se perdent dans le désespoir et le péché, dont seuls quelques-uns sont capables de revenir. On se souviendra aussi de deux figures dostoïevskiennes du nihiliste par amour déçu du Beau, du Vrai et du Bien – Armand Vedel chez Gide, Spandrell chez Huxley –, qui basculent dans le meurtre et l’autodestruction tandis que leur grand potentiel de sensibilité et d’empathie aurait pu faire d’eux, dans d’autres circonstances, de grands artistes.
47Il en va de même pour la dialectique des couples bourreau/victime : ainsi, Vincent Molinier, chez Gide, détruit la vie de Laura en l’engrossant puis en la délaissant pour Lady Griffith, dont il devient le jouet à son tour, pour s’échapper ensuite avec elle dans un pays exotique où ils finiront par s’entretuer. Chez Huxley, c’est Walter Bidlake qui quitte sa maîtresse – également enceinte – pour tomber dans les griffes de Lucy Tantamount, qui se lasse assez vite de lui et le délaisse pour un amant sadique qu’elle idolâtre à son tour.
48Chaque fois, l’intérêt du changement consiste dans sa préparation souterraine, psychologique. Comme Gide le formule dans le Journal des Faux-Monnayeurs, « les sources de nos moindres gestes sont aussi multiples et retirées que celles du Nil » (Gide, [1926] 2002, p. 86). C’est que chaque personnage porte déjà en lui-même une polyphonie de voix conflictuelles qui peut à tout moment – et ce malgré la fonction stabilisante de l’habitude – basculer en faveur de l’une d’entre elles.
49Grâce au recours, via la comparaison avec la musique, à la polyphonie psychologique, Gide et Huxley se rapprochent de leur objectif de créer, dans la conscience du lecteur, une simultanéité des idées semblable à la simultanéité des thèmes et contresujets dans une fugue.
Point d’orgue, strette, coda : la fugue comme ressort de la narration
50La fugue, en tant que fuite – fuga34 – de quelque chose et aussi vers quelque chose, est également omniprésente comme sujet de la narration, et est mise en abyme dès l’incipit des deux romans. Ainsi, chez Gide, Bernard Profitendieu découvre sa bâtardise et décide de quitter le foyer de celui qu’il sait désormais ne pas être son père. Cette fuite de Bernard, une des trames narratives majeures du roman, affectera d’autres personnages, qui se mettront à fuir à leur tour leur situation actuelle – notamment son ami Olivier, ainsi que l’écrivain Édouard et son amie Laura, les deux compagnons de son voyage à Saas-Fee dans la deuxième partie du livre.
51Chez Huxley, le premier chapitre sert de véritable prélude au roman en introduisant de façon fallacieusement libre et associative la fugue comme sujet – Walter Bidlake fuyant sa maîtresse Marjorie – et comme modèle d’écriture – avec la représentation simultanée de deux flux de conscience comme polyphonie contrapuntique.
52Quand Walter réussit enfin à s’extirper de l’appartement exigu, sa liberté nouvellement gagnée a pour contrepoint les appels incessants de sa mauvaise conscience :
Walter ferma la porte derrière lui et sortit dans l’air frais de la nuit. Un criminel échappant au spectacle de sa victime, fuyant la compassion et les remords, n’aurait pas pu se sentir aussi profondément soulagé. Dans la rue il inspira profondément. Il était libre. Libre du souvenir et libre de l’anticipation. Libre, pour une heure ou deux, de refuser d’admettre que le passé et le futur existassent. Libre de vivre seulement maintenant et ici, à l’endroit où se trouvait son corps à chaque instant. Libre – mais l’exultation fut vaine ; il continua de se souvenir. S’échapper n’était pas si facile. La voix de sa maîtresse le poursuivait. […] « Je devrais rentrer », se dit-il. Mais au lieu de cela, il pressa le pas jusqu’à ce qu’il courût presque dans la rue. Il fuyait sa conscience en même temps qu’il se hâtait dans la direction de son désir [Walter shut the door behind him and stepped out into the cool of the night. A criminal escaping from the spectacle of the victim, escaping from compassion and remorse, could not have felt more profoundly relieved. In the street he drew a deep breath. He was free. Free from recollection and anticipation. Free, for an hour or two, to refuse to admit to the existence of past or future. Free to live only now and here, in the place where his body happened at each instant to be. Free – but the boast was idle ; he went on remembering. Escape was not so easy a matter. Her voice pursued him. […] « I ought to go back », he said to himself. But instead, he quickened his pace till he was almost running down the street. It was a flight from his conscience and at the same time a hastening towards his desire]. (Huxley, [1928] 2004, p. 8-9 et p. 14, nous traduisons.)
53Tout au long de sa fuite, deux voix concurrentes s’affrontent ainsi dans la conscience de Walter avec une rigueur contrapuntique. À chaque fois, l’entrée de la voix opposée est marquée par un « mais [but] » bien reconnaissable :
« Mais après tout, c’était moi qui avais insisté pour qu’elle vienne avec moi. »
« Mais elle aurait dû avoir la décence de refuser. Elle aurait dû savoir que cela ne pourrait durer pour toujours. »
Mais elle avait fait ce qu’il lui avait demandé de faire. Elle avait renoncé à tout, accepté la disgrâce sociale pour son bien. Un autre élément de chantage. Elle le faisait chanter avec ses sacrifices. Il lui en voulait pour l’attrait que ses sacrifices exerçaient sur son sens des convenances et de l’honneur.
« Mais si elle avait de la décence et de l’honneur », pensa-t-il, « elle n’exploiterait pas les miens. »
Mais il y avait le bébé.
[« But after all, it was I who insisted on her coming away with me. »
« But she ought to have had the sense to refuse. She ought to have known that it couldn’t last forever. »
But she had done what he had asked her ; she had given up everything, accepted social discomfort for his sake. Another piece of blackmail. She blackmailed him with sacrifice. He resented the appeal which her sacrifices made to his sense of decency and honour.
« But if she had some decency and honour », he thought, « she wouldn’t exploit mine. »
But there was the baby.] (Huxley, [1928] 2004, p. 5, nous traduisons.)
54Encore plus que Gide, qui reste relativement conservateur dans la représentation de la fugue humaine, Huxley s’essaie à une écriture contrapuntique serrée où il juxtapose, comme dans une strette, sur un espace très restreint provoquant alors l’impression d’une simultanéité absolue, les différentes positions de quelques parties vis-à-vis du même sujet. N’oubliant pas que la comparaison intermédiale suppose une véritable transposition, il ne tâche pas d’imiter les sonorités musicales par un langage chantant et vague, mais traduit les structures logiques du contrepoint en termes langagiers.
55Au cours des chapitres suivants, centrés sur l’exécution de l’« allegro fugué [fugal allegro] » (Huxley, [1928] 2004, p. 30, nous traduisons) de la Suite pour orchestre en si mineur de Bach chez les Tantamount, Huxley semble avoir encore peur des conséquences de la comparaison sur laquelle est fondée sa création romanesque quand il écrit : « Dans la fugue humaine, il y a dix-huit cent millions de parties. Le bruit qui en résulte dit peut-être quelque chose au statisticien, mais pas à l’artiste. C’est seulement en considérant une ou deux parties à la fois que l’artiste peut comprendre quoi que ce soit [In the human fugue, there are eighteen hundred million parts. The resultant noise means something perhaps to the statistician, nothing to the artist. It is only by considering one or two parts at a time that the artist can understand anything] » (Huxley, [1928] 2004, p. 31, nous traduisons). Si plusieurs passages comprennent en effet seulement un contrepoint simple entre deux positions bien reconnaissables, Huxley est capable d’intégrer une multitude de voix situées dans des contextes et des lieux différents dans un seul passage d’écriture contrapuntique serrée. Loin d’être une pure juxtaposition de propos, ces rapports contrapuntiques entre les interventions des différentes voix créent un tout complexe. Ainsi du passage mettant en scène une discussion animée et arrosée entre de jeunes artistes et mondains regroupés au club Sbisa, lequel passage trouve son contrepoint dans les échanges du vieux Tantamount enfermé dans son laboratoire avec son assistant Illidge. Parmi les jeunes, il y a Spandrell, le nihiliste, le couple formé par Mark Rampion, le peintre, et sa femme Mary, Lucy Tantamount la séductrice mondaine, ainsi que quelques amis sans conséquence.
56Loin de la dissolution des contours que Gide souhaite pour son œuvre, Huxley s’attelle à la tâche prométhéenne de ramener cette polyphonie idéologique et psychologique à une coda susceptible de l’englober et de la dépasser. Au dernier chapitre – 37 –, Spandrell, personnage dostoïevskien qui par amour déçu du Vrai et du Beau bascule dans le crime et l’autodestruction, veut prouver à un groupe d’amis – mais surtout à lui-même – que le Bien absolu existe en leur faisant écouter le mouvement lent du Quatuor opus 132 de Beethoven. Mais, comme le souligne Mark Rampion, le peintre, cette musique, « un contrepoint de sérénités [a counterpoint of serenities] » (Huxley, [1928] 2004, p. 564, nous traduisons), est d’une pureté et d’une intensité telles qu’elle ne pourrait servir de modèle à la vie humaine, qui est caractérisée par ses impuretés, ses ruptures et ses contradictions. La comparaison comme recherche de modèles est donc ici tenue en échec, mais la comparaison comme accentuation des différences semble en revanche triomphante, puisque cette épiphanie finale sur la condition humaine conduit à trois comportements différents : tout d’abord, celui de Mark Rampion, incarnation du modèle héroïque huxleyen de l’« adorateur de la vie [life-worshipper] », qui accepte l’impureté et la polyphonie de l’existence humaine et s’en inspire pour ses créations qui célèbrent l’élan vital en tant que valeur et but en soi ; ensuite, celui de Spandrell, le radical aspirant à l’absolu sous toutes ses formes, que l’impossibilité d’une vie pure désespère et qui organise sa propre mise à mort à l’issue de l’écoute de la pièce beethovénienne ; enfin, en guise de résolution ironique, celui de l’écrivain et éditeur Burlap, incarnation de l’hypocrisie et de la mauvaise foi, insensible au sublime musical, qui ne cherche pas à atteindre la trinité platonicienne du Bien, du Beau et du Vrai, mais qui cherche toujours – et ce avec beaucoup de succès – l’agréable (ainsi, l’épilude du roman nous le montre allant vers sa maîtresse en sifflotant la mélodie mendelssohnienne Sur les ailes du chant tout en pensant gaiement à son employée importune qu’il vient de pousser au suicide).
Coda – représentation musicale et représentation littéraire
57Dans un cours donné à Oxford en 1921, Huxley déclarait :
La musique est un art superbe qui se suffit à lui-même ; ses possibilités uniques sont infiniment au-delà de la portée du langage. L’écrivain qui se permet d’être distrait par les possibilités musicales du langage est comme un chien qui a laissé tomber l’os pour son reflet dans l’eau [Music is a superb and self-sufficient art ; its unique possibilities are utterly beyond the range of spoken language. The writer who allows himself to be distracted by the musical possibilities of language is like the dog who dropped the bone for the watery shadow]. (Cité d’après Cupers, 1985, p. 178-179, nous traduisons.)
58La comparaison créatrice serait donc une chimère. Et pourtant, avec Les Faux-Monnayeurs et Point Counter Point, Gide et Huxley réussissent tous deux l’exploit d’une écriture innovante qui s’inspire des factures musicales aussi bien que des propriétés médiales de la musique sans jamais tomber dans le pastiche maladroit.
59Forts de leurs expériences musicales en privé et en public, en tant que pianiste amateur pour l’un, en tant que critique musical pour l’autre, tous deux visent à transposer les propriétés logiques et sensibles qu’ils trouvent dans les pièces de musique polyphonique, notamment dans le contrepoint et son aboutissement, la fugue.
60Ainsi, les deux auteurs imbriquent des réflexions poétologiques sur le renouveau du roman dans la trame narrative, incorporant la genèse de l’œuvre en tant que contrepoint à l’œuvre finie – ici, Gide va encore plus loin en rédigeant son Journal des Faux-Monnayeurs, qui est censé être lu en même temps que le roman (voir Gide, [1926] 2002, p. 52). La thématique de l’hypocrisie et de la mauvaise foi – représentée surtout via la métaphore de la fausse monnaie chez Gide – fait également l’objet d’un traitement contrapuntique dans les deux œuvres, qui explorent méticuleusement tout le nuancier des demi-vérités et mensonges. Car c’est avant tout dans le développement contrapuntique des personnages que les deux auteurs explorent la psyché de l’homme moderne. Sans Dieu ni foi, ce dernier est constamment tenté par le Diable et habité par une polyphonie de voix concurrentes dont tantôt l’une tantôt l’autre l’emporte, telles les voix dans une pièce de polyphonie ancienne.
61Huxley, qui va le plus loin dans ses interrogations sur la représentation musicale et littéraire, parvient à transposer non seulement une structure logique, mais une qualité médiale propre à la musique dans le domaine de la littérature. C’est qu’il réussit, tel un compositeur faisant apparaître des thèmes dans plusieurs voix à la fois, à rendre simultanément présentes plusieurs thématiques dans la conscience du lecteur. Au gré de passages contrapuntiques agencés en forme de strette, il place ainsi une même idée agglutinée autour d’un mot ou d’une image dans des contextes de représentation différents. Perçue à travers le paradigme d’un milieu social ou d’une situation personnelle ou professionnelle, avec toutes leurs préformations et déformations perceptives, l’idée est ainsi éclairée sous des jours souvent insolites. En même temps, ce sont les mécanismes de la vie sociale et psychique mêmes qui se trouvent exemplifiés au gré des schémas perceptifs illustrés par des jargons et des imaginaires que le lecteur peut ainsi saisir dans leurs différences, mais aussi dans leurs ressemblances surprenantes – ce qui est au fond le principe même de la comparaison, à telle enseigne qu’on assiste à une sorte d’emboîtement des comparaisons, le contrepoint n’étant plus seulement un point de comparaison pour le romancier, mais semblant appeler par lui-même la comparaison entre les différentes voix qu’il fait entendre.
62Cela étant, malgré l’omniprésence du principe contrapuntique, les deux ouvrages se distinguent radicalement de leurs modèles musicaux – la comparaison devant mener à une transposition, sous peine d’être inopérante du point de vue de la création. Là où le contrepoint traditionnel réunit l’ensemble des voix dans un tout harmonieux où toute dissonance tend à se résoudre dans l’harmonie, Gide et Huxley se heurtent aux contradictions de leur temps. En fin de compte, Gide se dédouane en décidant de laisser la conclusion au lecteur35, jugeant qu’il ne peut y avoir de solution que personnelle. Quant à Huxley, condamnant à la fois la force musicale enchanteresse des paroles de l’homme politique et la séduction intellectuelle de la musique trop pure, trop absolue pour aboutir à un existentialisme héroïque, il nous fait dire à travers son double, le peintre Rampion :
Personne ne vous demande d’être autre chose qu’un homme. […] Ni un ange ni un démon. Un homme est une créature sur une corde tendue, avançant délicatement, équilibré, avec son esprit, sa conscience et son entendement d’un côté de son balancier, et son corps, ses instincts, et tout ce qui est inconscient, terrestre et mystérieux de l’autre. Équilibré. Ce qui est diablement difficile. Et le seul absolu qu’il puisse jamais comprendre est l’absolu de l’équilibre. L’absolu de la relativité parfaite [Nobody’s asking you to be anything but a man. […] Not an angel or a devil. A man’s creature on a tight rope, walking delicately, equilibrated, with mind and consciousness and spirit at one end of his balancing pole and body and instinct and all that’s unconscious and earthy and mysterious on the other. Balanced. Which is damnably difficult. And the only absolute he can ever really know is the absolute of perfect balance. The absoluteness of perfect relativity]. (Huxley, [1928] 2004, p. 530, nous traduisons.)