Colloques en ligne

Romain Jalabert

Marceline Desbordes-Valmore et Lamartine

Marceline Desbordes-Valmore and Lamartine

1La rencontre la plus remarquable entre Lamartine et Marceline Desbordes-Valmore a lieu dans Les Pleurs. Elle est le fruit d’un quiproquo. Le poème « À Monsieur A. de L*** », adressé à Aimé de Loy, publié dans le Mercure du XIXe siècle en 1830, dans Le Mémorial de la Scarpe en 1831, et, sous le titre « La nacelle » avec une dédicace « À M. A. de Loy », dans L’Almanach des muses en 1832, figurait également dans le Keepsake français de 1831, avec un titre, « À l’auteur des Harmonies1 », qui était le fait de l’éditeur, Giraldon-Bovinet. Lamartine, trompé par le keepsake et non par sa fatuité, comme Sainte-Beuve le prétendit2, adressa à la poète une lettre de remerciement, le 25 janvier 1831, dans laquelle il exprimait sa gratitude, tout en plaignant ses difficultés matérielles, une situation « indigne3 » d’elle, dont Pierre-Simon Ballanche l’avait entretenu quelques mois plus tôt4, mais qu’il connaissait déjà, selon Sainte-Beuve :

Un jour (vers 1828) qu’il s’entretenait avec M. [Antoine] de Latour, comme celui-ci avait amené dans la conversation quelques noms contemporains de femmes poètes, Lamartine s’était écrié : « Mais il y a bien autre chose au-dessus, bien au-dessus de tout cela ! Cette pauvre petite comédienne de Lyon… comment l’appelez-vous ? » Et lui-même avait aussitôt retrouvé le nom5.

2Dans sa lettre de janvier 1831, Lamartine célébrait « l’admirable et touchant génie poétique », qui lui avait causé « le plus d’émotion »6, et envoyait un poème, « À Madame Desbordes-Valmore », qu’il fit paraître dans Le Mémorial de la Scarpe en 1831, dans L’Émeraude et dans ses Œuvres en 18327. Dans sa réponse, Desbordes-Valmore évoquait le poème de Lamartine comme l’« événement de sa vie » qui l’avait saisie « de plus d’étonnement et de la joie la plus profonde »8. Elle mentionnait ses larmes (« si vous m’aviez vue pleurer en silence9 »), en adoptant une rhétorique de l’admiration dont Anne Vincent-Buffault a étudié la valeur sociale et les significations esthétiques à l’époque romantique10. Elle pointait amicalement la méprise sur le destinataire du poème (« Je n’ai jamais eu la hardiesse d’attacher votre nom à des vers trop faibles pour vous les offrir11 ») et offrait un nouveau poème, « À Monsieur Alphonse de Lamartine ». Les trois poèmes figurent dans Les Pleurs, dans un ordre qui ne suit pas la chronologie de la méprise, de sorte que le lecteur n’est pas tenté d’associer les initiales « A. de L. » au poète du Lac12.

3Dans sa réponse datée du 3 mars 1831, qui venait clore l’échange, Lamartine s’estimait « payé au centuple13 » et s’inquiétait de nouveau des embarras d’argent de la poète. Il exprimait le vœu que la fortune lui accordât enfin un « sort indépendant » et « digne »14. Il savait peut-être que les Trois Glorieuses avaient fait perdre à la poète sa pension obtenue grâce à l’appui de Juliette Récamier, en 182615, que ses éditeurs avaient fait faillite après la révolution et que les revenus de son mari étaient devenus aléatoires, à Lyon, en raison d’une crise de la fréquentation du Grand Théâtre causée tout autant par le climat politique que par le vieillissement du répertoire16. Il évoquait explicitement ces préoccupations matérielles, ainsi que les pérégrinations de la vie des acteurs, aux strophes 14 et 15 du poème « À Madame Desbordes-Valmore », à travers le motif poétique de la « pauvre barque » que la vague « ballotte » sur l’« océan incertain », et celui de l’« oiseau sans asile », qui va « glanant de ville en ville / Les miettes du pain étranger »17. Le poète tirait ensuite parti de l’oiseau pour glisser du thème de l’errance vers celui du chant, et esquisser, dans les quatre dernières strophes du poème, un art poétique de la souffrance organisé autour de l’image de la lyre brisée, qui constituait une sorte de point de rencontre entre les inspirations lamartinienne et valmorienne. Dans « À Monsieur Alphonse de Lamartine », Desbordes-Valmore faisait écho au thème de l’oiseau « glanant » sa nourriture « de ville en ville »18, à travers la figure de l’« indigente glaneuse19 ». Peut-être par pudeur, elle n’utilisait pas cette figure pour peindre sa situation sociale, comme l’avait fait le poète des Méditations poétiques, mais pour situer sa « voix20 », dans le champ de la poésie du temps, et pour rappeler que l’élégie se plaçait en dessous de l’hymne, dans la hiérarchie des genres lyriques.

4Pour Sainte-Beuve, la « pauvre barque » du poème de Lamartine, métaphore du « destin21 » de Desbordes-Valmore, en plus d’un lieu commun de poésie, était un souvenir personnel, une « pauvre barque comme il en avait tant vu dans le golfe de Naples », pendant ses séjours italiens de 1810-1811 et 1820-1821, une « barque de pêcheur dans laquelle habite toute une famille, et qui, jour et nuit, lui sert d’unique asile et de foyer »22. Christine Planté a montré le rôle fédérateur de la métaphore de la navigation dans les poèmes d’hommages composés dans le contexte de l’« Orage du romantisme », et l’originalité de Desbordes-Valmore, qui « préférerait ne pas embarquer »23. Cette « pauvre barque » exprimait peut-être également l’intérêt plus récent du poète pour la question sociale, au moment où celui-ci s’apprêtait à entrer en politique avec des idées proches du courant catholique libéral, à l’occasion des élections législatives de juillet 1831 (à la même époque, Lamartine noue des amitiés à « gauche », notamment « Béranger, Thiers, Quinet, Michelet, Pelletan »24). Les allusions à la précarité de la poète des Pleurs la rattachait, en outre, à la « clientèle mondaine, littéraire, politique », que Lamartine eut « toujours le goût d’entretenir »25. Marceline Desbordes-Valmore s’en souvint et le sollicita plusieurs fois, par la suite : le 5 mars 1835, elle lui demandait d’intervenir auprès du ministre du Commerce, Tanneguy Duchâtel, afin de procurer à Prosper Valmore un emploi stable dans l’administration d’un théâtre parisien26 ; en août 1849, elle lui fit plusieurs visites pour attirer son attention sur le sort de la romancière Jenny Bastide, qui souffrait de paralysie27. Enfin, en mai 1840, les deux poètes se retrouvèrent dans un combat politique commun en faveur de jeunes forçats condamnés notamment pour « exaltation politique28 », dont ils cherchaient parallèlement à obtenir la grâce.

5À la fin de sa vie, Marceline Desbordes-Valmore suggérait à son amie Pauline Duchambge que Lamartine souffrait des préjugés de son temps. Désireuse de recommander un jeune compositeur anglais, protégé de son vieil ami Antoine-Gabriel Jars, à Alfred de Musset, elle réfléchissait à un intercesseur et ajoutait dans sa lettre : « Il faudrait que ce fût un homme […] ; car si c’est une femme, lui, M. de Lamartine et d’autres, ne manquent pas de dire : “Encore une amoureuse !” Je t’assure que cela m’a été raconté29. »

Deux poètes de « la même famille »

6Desbordes-Valmore fut une lectrice attentive de Lamartine. Les épigraphes des poèmes « Solitude » et « L’âme de Paganini », dans Les Pleurs, empruntées à « Ischia » et au « Poète mourant », dans les Nouvelles Méditations poétiques, signalaient que la poète appréciait son lyrisme sensuel, et qu’elle partageait sa conception du génie poétique comme inspiration divine, exprimée notamment dans le vers : « L’homme n’enseigne pas ce qu’inspire le ciel30 ». Elle avait recopié, dans l’un des albums manuscrits conservés à la bibliothèque de Douai, un extrait de l’« Avertissement » de La Mort de Socrate, qui proposait une réflexion comparable :

ce qui est beau dans tous les genres n’est pas l’état naturel, n’est pas de tous les jours ici-bas, c’est un éclair de cet autre monde où l’âme s’élève quelquefois, mais où elle ne séjourne pas31.

7Elle avait également conservé une définition de la « philosophie de Socrate32 », dans laquelle elle voyait peut-être un enseignement moral :

elle était humble ; elle était douce ; elle était tolérante ; elle était résignée33.

8Les vers peu nombreux de Lamartine que Marceline Desbordes-Valmore a recopiés dans ces albums permettent d’esquisser le portrait d’un poète plus élégiaque que philosophe. La poète des Pleurs n’était pas indifférente à la veine métaphysique du « Désespoir » ou de « La Foi » : dans une lettre à Léonie Allard datée de juillet 1856, elle évoquait la « gloire » de Lamartine, « haute comme le temps et douce comme Jésus-Christ », en exprimant le vœu de « rester pour toujours dans le calme infini d’une telle lecture »34. Il est probable qu’elle ait choisi de conserver du poète, de préférence, dans ses carnets, tout ce qui était susceptible de nourrir son inspiration personnelle. D’un développement sur Homère dans Le Dernier Chant du pèlerinage d’Harold, par exemple, elle retenait quatre vers, qui plaçaient l’aède à l’origine de la tradition élégiaque :

Homère, tu fus homme, on le sent à tes pleurs !
un Dieu n’eut pas si bien fait parler nos douleurs :
il faut que l’immortel qui touche ainsi notre âme,
ait sucé la pitié dans le lait d’une femme35 !

9Les feuillets 43 et 44 d’un des albums offrent un intéressant rapprochement entre deux poèmes et une image sur le thème de l’amour, qui exprimait peut-être également le sentiment de Desbordes-Valmore d’appartenir à la génération du premier romantisme. Ces feuillets comportaient le poème « Invocation » de Lamartine recopié en intégralité le « 3 octobre 182936 », deux vers de « Toi ! Me hais-tu ? », copiés une seconde fois car ils figuraient déjà dans un brouillon du poème, au feuillet 19 :

quand je sens tes doux yeux brûler sur ma paupière,
Dis ! N’est-ce pas ton cœur qui regarde mon cœur37 ?

10et une gravure anonyme, collée le « 23 novembre38 », illustrant un épisode de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, avec la légende : « Paul donne à Virginie le portrait de son patron, et elle lui jure un amour éternel39 ».

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Desbordes-Valmore, [s. d.], f. 43 [verso]-44.

© Photo personnelle, prise avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque Marceline-Desbordes-Valmore (Douai).

11Marceline Desbordes-Valmore conservait, dans le même album, trois fragments des Harmonies poétiques et religieuses. Un extrait de « L’hymne au Christ » évoquait le thème élégiaque de la fuite du temps :

Cent ans passent. Le temps comme un nuage vide,
Les roule avec oubli sous son aile rapide.
Quand il a balayé cette poussière aride,
Que reste-t-il du siècle ? Un mensonge de plus40 !

12Les deux autres fragments étaient extraits du « Tombeau d’une mère ». Ils ne suivaient pas l’ordre de la lecture. Ils figuraient probablement dans l’album de la poète pour des raisons intimes. En effet, l’amour que Lamartine y exprimait pour sa mère entrait en résonance avec la vénération que Marceline Desbordes-Valmore portait à la sienne, tandis que l’allusion à l’enterrement (« Je lui creusai moi-même une étroite demeure41 ») lui rappelait peut-être qu’elle était toute seule à celui de sa mère, en Guadeloupe, en 1802 :

Heureux l’homme à qui Dieu donne une Sainte Mère !
En vain la vie est dure et la mort est amère ;
Qui peut douter sur son tombeau42 ?

Je lui creusai moi-même une étroite demeure,
une porte à l’autre séjour !
Là dort dans son espoir celle dont le sourire
Cherchait encor mes yeux à l’heure où tout expire,
Ce cœur, source du mien, ce sein qui m’a conçu,
Ce sein qui m’allaita de lait et de tendresses,
Ces bras qui n’ont été qu’un berceau de caresses,
Ces lèvres dont j’ai tout reçu43 !

13Enfin, dans une lettre à Pauline Duchambge datée du 11 mai 1857, Marceline Desbordes-Valmore citait « le plus beau vers de M. de Lamartine44 » :

Rien ne reste de nous, sinon d’avoir aimé45 !

14Ce vers ne se trouve nulle-part chez Lamartine. En revanche, Marceline Desbordes-Valmore avait formulé la même idée en prose, en se demandant en passant qui en était l’auteur, dans une lettre à Prosper Valmore datée du 8 novembre 1839 : « La vie a de la grâce et du soleil tant qu’elle a de l’amour. Qui a dit cela : “Rien ne reste de la vie si ce n’est que d’avoir aimé”46 ? »

15Pour forger le plus beau vers de Lamartine, à partir d’un souvenir de lecture confus, Marceline Desbordes-Valmore a pu mélanger et reformuler deux vers de Hugo. Dans « Ô mes lettres d’amour ! », une élégie des Feuilles d’automne, le poète se remémore les « temps de rêverie, et de force, et de grâce ! » passés à « Attendre tous les soirs une robe qui passe ! », et regrette les années qui ont « fui si vite »47. Pour composer son alexandrin de 1857, Marceline Desbordes-Valmore a emprunté un hémistiche à la méditation sur la vanité des choses, qui conclut le poème :

Rien ne reste de nous ; notre œuvre est un problème
L’homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur48 !

16La deuxième partie de l’alexandrin de Lamartine se trouve dans deux vers de « Soirée en mer », dans Les Voix intérieures. Ce sont les deux vers que Marceline Desbordes-Valmore citait approximativement à son mari, en les reformulant en prose, dans sa lettre de novembre 1839 :

Que reste-t-il de la vie,
Excepté d’avoir aimé49 !

17Pour conclure, rappelons que Desbordes-Valmore et Lamartine, selon Sainte-Beuve, qui exprimait une opinion partagée, avaient de « grands rapports d’instinct et de génie naturel », et faisaient partie « l’un et l’autre de la même famille de poètes »50. Leur inspiration lyrique commune et leur romantisme chrétien affleure à la lecture des poèmes. Les deux poètes partagent également un certain nombre de tropismes comme les lieux et les paysages de l’enfance, l’écho, la sainteté, étudiés par Aimée Boutin51, le thème de la maison natale52, la vénération pour la figure maternelle, le deuil de l’enfant, la tendance à arranger le passé et à l’idéaliser, une autre tendance à fondre tous les deuils en un seul, l’équivalence entre le poème et la prière, la nature divine de l’inspiration, le refus de l’érudition, l’expression poétique versifiée et spontanée, etc. Les divisions de l’« Essai de classification des motifs d’inspiration de la poésie de Marceline Desbordes-Valmore » de Robert de Montesquiou : « Amour », « Tendresse-Tristesse », « Foi », « Nature », « Éternité », conviendraient parfaitement à Lamartine, à l’exception peut-être de la section « Maternité »53. Et il faudrait ajouter, pour les deux auteurs, une division « Politique ».

18Cependant, les deux poètes n’étaient pas mis sur le même plan. Marceline Desbordes-Valmore, qui avait « renoncé à chercher l’exceptionnel54 », selon la formule d’Yves Bonnefoy, n’avait en effet, aux yeux de ses contemporains, « rien de l’ampleur ni de la volée du grand cygne55 ». Hugo exprimait une idée comparable en 1821, dans Le Conservateur littéraire, à l’occasion de la publication des Poésies : « Mme Desbordes-Valmore n’a encore obtenu que la moitié du triomphe réservé à un talent tel que le sien ; ses vers passionnés vont au cœur : qu’elle leur imprime un caractère religieux, ils iront à l’âme56. » Barbey d’Aurevilly, grossissant le trait en 1860, lors de la publication des Poésies inédites, faisait de la poète la « Cendrillon57 » de Lamartine et de Musset. À Baudelaire qui affirmait : « Jamais poète ne fut plus naturel58 » que Marceline Desbordes-Valmore, Barbey opposait Lamartine, qui était le « naturel dans l’Idéal » ou « pour mieux et plus exactement parler, l’Idéal dans le naturel »59.

19Les préjugés à l’égard des femmes, qui figuraient à l’arrière-plan de ces considérations critiques, sont indéniables et aujourd’hui bien étudiés60. Mais ces préjugés recouvraient une autre asymétrie, au sein de la poésie lyrique, entre les genres de l’ode ou de l’hymne, qui étaient le domaine réservé de Lamartine, et les genres de l’élégie ou de la romance, où Marceline Desbordes-Valmore aimait « [s]e cacher61 ».

20Poètes d’inspiration commune, Desbordes-Valmore et Lamartine ne composaient pas dans le même genre poétique.