Colloques en ligne

Pilar Andrade Boué

Cosmopolitisme et littérature européenne comparée

Cosmopolitanism and European Comparative Literature

1Le mot « cosmopolitisme » est riche de sens. Il a été promu comme nouveau paradigme pour une approche compréhensive de la réalité, comme démarche pour une théorie politique transnationale, et comme pédagogie intégrant l’altérité et les altérités ; en tant qu’adjectif, « cosmopolite » peut désigner un espace, un écrivain, ou plusieurs genres littéraires (roman, récit de voyage, poème, autofiction...).

2Dans le domaine littéraire, en outre, une méthodologie spécifique a été proposée pour analyser les différents textes cosmopolites. Ainsi, ces deux dernières décennies, et notamment dans la critique anglo-saxonne, plusieurs œuvres ont été abordées à partir des caractéristiques générales du paradigme cosmopolite. Ces caractéristiques seraient, selon Gerard Delanty (2012, p. 41), « la centralité de l’ouverture et le dépassement des clivages ; l’interaction ; la logique de l’échange, la rencontre et le dialogue ; la communication deliberative ; la transformation (transformationnelle) de soi et de la société ; et l’évaluation critique [centrality of openness and overcoming of divisions ; the interaction ; the logic of exchange, the encounter and dialogue ; deliberative communication ; self and societal transformation (transformational) ; and critical evaluation] ».

3Parmi les ouvrages de critique littéraire cosmopolite, nous citerons celui, fondateur, de Timothy Brennan, At Home in the World : Cosmopolitanism Now (1997). Brennan y rapprochait le cosmopolitisme de l’impérialisme et du néolibéralisme occidentaux : le débat qui s’ensuivit montra les implications politiques et éthiques de la notion de cosmopolitisme (pour ou contre la globalisation économique, pour ou contre le nationalisme et/ou le localisme, pour ou contre une certaine notion de l’altérité). Précisons que, en général, la critique anglo-saxonne a relié la perspective cosmopolite au binôme colonialisme-postcolonialisme. C’est pourquoi l’origine du cosmopolitisme est rattachée à la constitution de l’Empire britannique, au XIXe siècle, et le terme en question connaît un regain de vie lorsque l’Empire éclate, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Cela justifie, notamment, les rapprochements entre des écrivains du XIXe siècle, de la fin de siècle et du modernisme anglais d’une part, et des écrivains du postcolonialisme le plus récent d’autre part.

4Amanda Anderson posa les bases de cette réflexion dans son livre The Powers of Distance : Cosmopolitanism and the Cultivation of Detachment (2001). Elle y utilisait le terme « detachment » (qui rappelle en quelque sorte la « disponibilité » de Gide) pour décrire le désir d’un écart, désir encouragé par les écrivains victoriens, et qui permit la mise en perspective et l’examen critique de la doxa. Selon Anderson, Dickens, Arnold, Eliot et Wilde s’interrogèrent, chacun à sa façon, sur la pertinence des normes sociales et culturelles de l’ère victorienne.

5D’autres critiques ont repris l’étude du cosmopolitisme fin-de-siècle et moderniste. Jessica Berman, par exemple, a étudié dans un ouvrage paru en 2001 l’œuvre de James, Proust, Woolf et Gertrude Stein pour montrer leur ouverture à la différence et à une version cosmopolite de la « communauté » ; ce faisant, elle a eu, en plus, le mérite de relier les études sur l’imagination des communautés (dans la lignée de Benedict Anderson ou Jean-Luc Nancy) et sur le communautarisme (dans la continuité de la pensée politique de Chantale Mouffe et d’autres auteurs) aux études sur le cosmopolitisme. Cinq ans plus tard, en 2006 donc, Rebecca Walkowitz a ciblé les textes de Conrad, Joyce et Woolf pour les confronter à des écrivains du dernier tiers du XXe siècle comme Ishiguro, Rushdie et Sebald. De plus, elle a développé une réflexion autour du rapport entre l’écriture et le cosmopolitisme : selon elle, les stylèmes personnels de chaque auteur seraient la marque et la manifestation de leur contestation du monologisme. La subjectivité créatrice deviendrait donc une modalité plurielle du cosmopolitisme manifestant « la capacité de voir et de penser de manière erronée, irrévérencieuse, triviale et momentanée, au détriment de la nécessité de voir et de penser correctement ou avec discernement [the ability to see and think mistakenly, irreverently, trivially, and momentarily over the necessity to see and think correctly or judgmentally] » (Walkowitz, 2006, p. 18).

6En 2008, Mads Rosendahl Thomsen a à son tour employé le terme « cosmopolitisme » dans son livre Mapping World Literature : International Canonization and Transnational Literatures. Pourtant, plutôt que de saisir le cosmopolitisme en tant que proposition théorique ou méthode analytique, il le présente comme associé aux littératures migrantes, et notamment aux modernistes migrants. D’ailleurs, dans un excès de générosité (nous semble-t-il), il cite Michel Houellebecq comme « l’auteur français contemporain le plus transnational [the most transnational contemporary French author] » (Thomsen, 2008, p. 95). Thomsen semble avoir oublié, entre autres, le prix Nobel Le Clézio... De plus, dire que Houellebecq est cosmopolite semble un peu abusif, le cosmopolitisme supposant un éthos qui insiste sur l’ouverture positive à l’altérité et sur une démarche constructive. On pensera à ce propos à la citation de Delanty rapportée ci-dessus et aux mots de Urf Hannerz : « idéalement, les cosmopolites devraient être des renards plutôt que des hérissons [cosmopolitans should ideally be foxes rather than hedgehogs] » (Hannerz, 1990. p. 239).

7Berthold Schoene (2010), pour sa part, a proposé l’étiquette de « roman cosmopolite » pour désigner les textes qui représentent et font le portrait non d’une nation, mais du monde. L’espace mondial serait donc la cible de ce nouveau genre littéraire, auquel appartiendraient des textes d’auteurs assez connus comme James Kelman ou Ian McEwan, et d’auteurs de l’extrême contemporain en langue anglaise (David Mitchell, Arundhati Roy ou Jon McGregor entre autres). L’analyse de Schoene, qui s’appuie sur la théorie nancyenne de la communauté désœuvrée, met l’accent sur la thèse de l’indétermination anti-téléologique du réel mondial, réel où l’écrivain doit « survivre [survive] » (Schoene, 2010, p. 27) ou auquel il doit « commencer à se mêler [start mingling] » (Schoene, 2010, p. 29), même si, à partir de cette situation, il reconfigure une représentation du monde.

8Tanya Agathocleus, de son côté, a repris en 2011 le corpus de Walkowitz et a élargi la perspective vers la description de la ville. Elle a mis en valeur un réalisme urbain cosmopolite chez les écrivains anglais (depuis Wordsworth et Dickens), qui auraient tracé une image de la ville simultanément dans sa fragmentarité et dans sa totalité. Cette image aurait permis d’intégrer les changements de la nouvelle réalité urbaine, modifiée par l’impérialisme, le capitalisme et la technologie.

9Robert Spencer, quant à lui, insiste sur le lien qui unit les études et les corpus postcoloniaux et cosmopolites ; il veut explorer « les façons dont l’écriture postcoloniale [...] peut engendrer des modes d’être qui méritent d’être qualifiés de cosmopolites [the ways in which postcolonial writing [...] can engender modes of being that deserve to be called cosmopolitan] » (Spencer, 2011, p. 6). Son analyse est circonscrite aux œuvres de Yeats, Coetzee, Rushdie et Thimoty Mo, et met l’accent sur le contenu éthique des textes (post-impérialisme, solidarité communautariste, anti-globalisation, etc.). De plus, Spencer affirme la précellence d’une « lecture cosmopolite [cosmopolitan reading] », dont l’intérêt surpasse celui de la fixation d’un corpus de textes cosmopolites.

10On retrouve cette prédominance de la lecture dans un essai de Cyrus Patell publié en 2015, où l’auteur adopte, dans une approche cosmopolite, différents points de vue critiques, comme la zoopoétique, les trauma studies ou l’épistémocritique. Pour Patell (2015, p. 7), le cosmopolitisme est surtout une méthode analytique qui fait du texte un objet servant les fins d’une lecture à perspective omnicompréhensive : « quel rôle la littérature peut-elle jouer au service d’un cosmopolitisme pratique ? [what role might literature play in the service of practical cosmopolitanism ?», se demande-t-il ainsi

11Nous dirons, pour récapituler ce survol des publications (principalement anglo-saxonnes) sur les rapports entre cosmopolitisme et littérature, qu’elles proposent plusieurs approches : l’approche opérationnelle, qui examine le cosmopolitisme comme un outil conceptuel utilisé par certains écrivains pour forger une critique sociale (Anderson) ; les approches éthiques, qui considèrent le cosmopolitisme en tant que perspective idéologique1 que la littérature met en place (Berman, Schoene, Spencer) ; l’approche stylistique, qui prend en compte les caractéristiques différentielles de chaque écriture (Walkowitz) ; l’approche thématologique ou simplement thématique, qui cherche le cosmopolitisme dans le sujet développé au sein des textes (Schoene) ; et l’approche relationnelle, qui met le cosmopolitisme en rapport avec d’autres méthodes critiques (Agathocleus, Patell).

12Dans le contexte français, néanmoins, la question de la possibilité et de l’efficacité du cosmopolitisme critique se pose autrement. Car tout d’abord, si le cosmopolitisme moderniste mettait en question l’idéologie dominante, les textes cosmopolites français de l’entre-deux-guerres (comme les romans de Dekobra ou de Morand), en revanche, sanctionnent le statu quo. Corollairement, il serait difficile d’établir un rapport entre eux et la littérature postcoloniale française ; il est possible, par contre – on le verra tout à l’heure –, de voir des liens entre le cosmopolitisme des années 1920 et un néocosmopolitisme très contemporain, qui propose un retour à une tradition au sein d’une radicale nouveauté hybridée.

13Par ailleurs, la question du cosmopolitisme en milieu français est liée à celle de l’universalisme ; celui-ci, hérité des Lumières et des encyclopédistes, est au fondement de la constitution de la République et a été un élément nodal dans la formation de l’identité culturelle collective en France. Le débat autour des rapports entre universalisme et cosmopolitisme est donc profondément politique, comme le montrent par exemple les réflexions d’Alain Badiou ou d’Étienne Balibar. Et de même, cosmopolitisme et nationalisme sont deux termes qui s’opposent aujourd’hui en une vive confrontation politique dont témoignent des livres comme celui d’Yves Zarka, Refonder le cosmopolitisme (2014), ou celui de Pierre Milloz, Le Cosmopolitisme ou la France. L’idéologie cosmopolite, voilà l’ennemi (2014).

14D’autre part, parmi les monographies françaises consacrées au cosmopolitisme littéraire, outre le célèbre livre de Joseph Texte (1895) sur les relations franco-anglaises au XVIIIe siècle, il faudrait citer le riche ouvrage de Nicolas Di Méo, Le Cosmopolitisme dans la littérature française de Paul Bourget à Marguerite Yourcenar (2009). Y est examinée, outre l’idée de cosmopolitisme, l’articulation des notions de décadence, de patriotisme, de différentialisme et d’universalisme durant la première moitié du XXe siècle. Di Méo opère dans le champ de l’histoire des idées, et par conséquent ne choisit pas son corpus en fonction de son côté éthique, mais de son rôle dans la formation des mentalités.

15La revue Tumultes, de son côté, a publié en 2005 un numéro sur les « citoyennetés cosmopolitiques », dont trois articles étaient consacrés à la littérature (abordée via les concepts saïdiens), et s’intéressaient aux figures d’Anacharsis Clootz, de Lou Andreas-Salomé et de Joseph Conrad2. Ces travaux examinaient le cosmopolitisme subjectif des auteurs, c’est-à-dire un cosmopolitisme biographique, traversé par la géographie, la sociabilité, la politique et la psychanalyse.

16Le groupe Thalim3, pour sa part, a organisé en 2015-2016 un séminaire de recherche et un colloque (voir Bridet et al., 2019) portant sur la littérature et le cosmopolitisme, afin d’approfondir la notion de lecture cosmopolite en prenant en compte l’expérience de l’étranger et une mondialité en partage. L’un des buts de ces événements scientifiques était d’allumer des contre-feux à la tentation d’un repli national. Nous observons donc que les enjeux politiques de ces démarches sont de taille, et concernent non seulement l’objet « France », mais aussi l’objet « Europe ».

17L’ouvrage collectif Studies in Comparative Literature. Cosmopolitanism and the Postnational : Literature and the New Europe (2015), édité par César Domínguez et Theo D’haen, a justement abordé assez récemment le sujet du cosmopolitisme littéraire européen. Le volume comporte des réflexions théoriques autour des spécificités du cosmopolitisme européen, ainsi que des analyses de textes littéraires. John Crosetti, par exemple, étudie des textes relevant de la littérature policière autour du trio Poe, Gadda et Simenon, et montre comment, grâce à l’introduction de personnages très différents et de leurs particularités linguistiques, le cosmopolitisme et le nationalisme se combinent dans la prose de Poe, bien plus que chez les deux autres auteurs (qui, au contraire, parcourent de préférence des lieux culturels nationaux). Pour sa part, Birgit Mara Kaiser examine les processus d’orientation et d’identification des personnages dans un recueil de nouvelles de l’auteur turc Emine Sevgi Ózdamar, et souligne les aspects relationnels de ces processus inscrits dans une expérience de migration de la Turquie vers l’Allemagne. Dorothy Odartey-Wellington, elle, se penche sur l’écriture migrante guinéenne hispanophone pour étudier le cosmopolitisme européen et combattre l’idée de littérature nationale. Ce combat est aussi celui de Margarida Esteves Pereira et d’Aseygul Turan, qui analysent des romans de Hanif Kureishi, Zadie Smith, Monica Ali et Gautam Malkani.

18En ce qui concerne les études théoriques du volume, elles creusent la dichotomie postnationalisme-cosmopolitisme et essaient de dégager les traits différentiels de la nouvelle littérature européenne. Ainsi, Helena Carvalhao reprend la critique de l’eurocentrisme et du présentisme développée par Dussel, Dainotto et Damrosch, et rappelle que l’histoire de l’Europe a été marquée par une perspective transnationale, dont la littérature de témoignage (relative à la Shoah et au postcolonialisme notamment) est un exemple marquant. Sǿren Frank, de son côté, prolonge implicitement cette réflexion en mettant en contact les notions de globalisation, de World Literature4, d’écriture migrante, d’Europe et de cosmopolitisme, et en les appliquant au roman Partir de Tahar Ben Jelloun. Pour Maria Di Battista, par ailleurs, le local et le global européens se joignent dans la catégorie de « cosmopolites de naissance [native cosmopolitans] », ou d’écrivains européens « enracinés [rooted] » ou vernaculaires.

19Parmi ce qu’ils considèrent comme les caractéristiques d’une nouvelle littérature européenne, les auteurs du volume mettent l’accent sur la promotion des valeurs du continent, mais aussi sur la traversée des frontières (avec notamment les écritures migrantes intra-européennes), sur la réflexion autour des mythes fondateurs, sur la thématique de la peur et sur le souci de sécurité. En outre, ils insistent sur la nécessité d’élaborer une histoire littéraire non classique, non présentiste et non essentialiste.

20Nous voudrions à présent proposer des outils de recherche permettant de faire le lien entre la critique cosmopolite européenne et l’étude comparatiste de la littérature en langue française. Concernant les éléments thématiques, en premier lieu, et pour compléter ce qui a été dit auparavant, la critique cosmopolite ferait un pas en avant si elle prenait la peine de détailler une galerie de personnages-types ou typifiés – le voyageur, l’employé transnational, l’étranger bien sûr, ou le migrant, ouverts à l’altérité et aux contacts avec la différence : depuis le début du XXe siècle, les personnages de ce genre se multiplient dans les récits de voyage européens et dans les récits autofictionnels, entre autres. Par ailleurs, il nous semble que la critique cosmopolite européenne gagnerait à privilégier les textes à dominante interculturelle (postcoloniale ou autre). Enfin, la méthodologie cosmopolite devrait s’intéresser à l’image (au sens large) et à la représentation du modèle communautaire de l’Europe, au moins sous trois formes :

  1. D’abord, en tant qu’ensemble culturel avec une évolution historique cohérente (dans le domaine de la langue française, Denis de Rougemont fut une figure paradigmatique de ce type de recherches).

  2. Ensuite, en tant qu’ensemble qui se définit dynamiquement par son rapport – faussé ou pas – aux autres continents. Il s’agirait de poursuivre le chemin ouvert par Edward Saïd et le postcolonialisme. Mathias Énard a fourni un bel exemple de néo-européisme5 dans ce sens, avec son roman Boussole, qui tente de reconstruire des ponts entre l’Orient et un Occident un peu déboussolé. En effet, ce « roman-wikipédia », comme on a pu le définir, propose une nouvelle méditation sur le monde arabe portée par deux personnages d’érudits orientalistes européens. Leur continent est considéré comme une fenêtre sur l’Autre oriental, ou plutôt, « toutes les villes d’Europe sont des portes d’Orient. Tout est cosmopolite, interdépendant » (Énard, 2015, p. 361). Les pistes se brouillent, selon Énard, lorsqu’on essaie d’établir qui hérita de qui : « ce que l’on considère comme purement oriental est en fait, bien souvent, la reprise d’un élément “occidental” modifiant lui-même un autre élément oriental antérieur, et ainsi de suite ; […] l’Orient et l’Occident n’apparaissent jamais séparément, […] ils sont toujours mêlés, présents l’un dans l’autre et […] ces mots – Orient, Occident – n’ont pas plus de valeur heuristique que les directions inatteignables qu’ils désignent. J’imagine qu’elle [Sarah] parachèverait le tout par une projection politique sur le cosmopolitisme comme seul point de vue possible sur la question. » (Énard, 2015, p. 187-188) Rappelons d’ailleurs que Boussole est éloquemment dédié aux Syriens6.

  3. Enfin, en tant que territoire cartographiable quoique mouvant. Cette cartographie devrait tenir compte de l’action de ceux qui parcourent l’Europe et le monde pour essayer de susciter des décentrements. Nous nous référons ici, non pas aux approches cartographiques critiques, comme celle de Franco Moretti, avec son atlas de 1997, mais plutôt aux textes littéraires où l’on arpente des espaces européens. Julia Kristeva, par exemple, a donné dans son roman Meurtre à Byzance (2004), polar « métaphysique », une vision percutante et enjouée de l’histoire européenne, pour montrer – entre autres choses – comment, lors des croisades, des hordes de déguenillés en migrance se déversaient sur la ville de Byzance terrifiée. Ce mouvement lié à une première tentative d’unification européenne est comparé à la mobilité des nouveaux Européens, quoique chez ceux-ci ce ne soit plus « la brutalité des Croisés qui monte des profondeurs », et qu’ils soient « non plus à la recherche du tombeau du Sauveur, mais en quête d’une communauté possible » (Kristeva, 2004, p. 162-163). La cartographie de l’Europe peut être déclinée également sous la forme de portraits de villes. Lorsque celles-ci sont présentées sous l’angle pluriculturel, habitées par des étrangers, des migrants (fréquemment subalternes), ou des gens de toutes cultures, cela peut donner lieu à une écriture cosmopolite. Patrick Modiano a présenté, dans Dora Bruder (1997) notamment, un tableau du Paris sous l’Occupation où pullulent les parias et les émigrés européens aux noms étranges – rappelons que la guerre, ainsi que l’a dit Thomsen (2008, p. 103), est un déclencheur de transculturalité.

21Un autre cas intéressant pour la critique cosmopolite est celui des auteurs à qui l’on prête le statut d’Européens « noirs ». Peut-on parler d’écriture minoritaire à leur propos ? Marie N’Diaye décrit dans En famille (1991) l’odyssée d’une jeune fille à la recherche de sa tante, odyssée qui cite implicitement l’intertexte kafkaïen du Château : ici l’arpenteur serait cette fille noire reniée par sa famille blanche, rejetée comme un élément aliénigène malgré son appartenance au pays et au continent. N’Diaye, utilisant avec sagesse la prétérition, nous parle d’une attitude familiale (française) très anti-cosmopolite.

22Ces écrivains « négro-européens » (comme on les appelle parfois) posent, à travers leurs fictions, des problèmes autres que ceux que soulèvent les écrivains post-migratoires. Et ces problèmes ou questionnements suscitent justement une attitude cosmopolite, une lecture inclusive qui pose peut-être les fondements d’un nouveau concept d’Europe. Il s’agirait donc maintenant de réfléchir à cet autre vecteur de la critique cosmopolite qui concerne la lecture cosmopolite.

23Nous prendrons comme exemple de lecture cosmopolite et comparatiste européenne celle qui est suggérée par les textes de Régis Fayette-Mikano, ou Abd al Malik, ainsi qu’il s’est fait rebaptiser lors de sa conversion à la religion musulmane. Abd al Malik, rappeur noir né à Paris, grandit à partir de six ans dans le quartier du Neuhof, à Strasbourg. Précisons que ce quartier multiculturel – Alsaciens, Maghébins, Turcs, Congolais, Zaïrois y cohabitent (voir Abd al Malik, [2004] 2014, p. 19) – est une des « zones » ou cités sensibles du pays, où sévit la drogue et où les jeunes meurent de surdose, ou assassinés – Abd al Malik a dressé une liste de vingt de ses meilleurs amis morts ainsi prématurément (voir Abd al Malik, [2004] 2014, p. 51). Lui-même s’en est sorti miraculeusement, si l’on peut dire, grâce à son éducation dans une école privée, à son intelligence et à sa conversion, d’abord à la religion musulmane, puis au soufisme. Remarquons d’ailleurs que, comme Kafka, Abd al Malik cumule les marginalités : il est noir, soufi, il a grandi dans un quartier défavorisé, et son métier de rappeur-slameur le place parmi les idiots du système. Mais Abd al Malik demande à être considéré comme un Européen, et comme le « dernier Français », pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages (2012). Se considérant comme le débiteur de Camus et de Schwarz-Bart, il se réclame d’une position universaliste, omnicompréhensive :

Comment faire pour que, dans un monde globalisé, chacun de nous puisse être un, sans se défaire de sa différence singulière qui fait le multiple dans l’un et la beauté du lien ? [...]
Et si je parle de ma cité, je parle de la France.
Et si je parle de la France, je parle de l’Europe.
Et si je parle de l’Europe, je parle de l’Afrique.
Et si je parle de l’Afrique, je parle du monde. (Abd al Malik, 2010, p. 161)

24On le voit, Abd al Malik pose la question (cosmopolite) de la jonction entre particularité et totalité, et il parcourt les cercles concentriques qui mènent le moi cosmopolite vers le genre humain conçu comme une totalité7 – ce qui signifie que, par eux-mêmes, ses textes appellent une lecture comparatiste.

25Mais ce qui nous frappe, dans le cas d’Abd al Malik, c’est surtout son statut d’Européen à part entière, explicitement affirmé et acquis à travers sa formation, ses lectures, ses goûts intellectuels : ayant fait des études supérieures de philosophie et de langues classiques, il dit apprécier tout spécialement Camus (à qui il a consacré un livre en 2016), Saint-Augustin, Aragon, Alain, René Char (voir Abd al Malik, 2010, p. 173). Il est vrai qu’il cite aussi parmi ses livres préférés des titres portant sur le soufisme, sur la pauvreté mondiale ou sur le hip-hop, mais ceux-ci correspondent à sa recherche personnelle d’un point de vue continental. Et c’est aussi à partir de ce point de vue qu’il juge l’Afrique, où il a vécu pendant son enfance, et dont il parle avec tendresse et reconnaissance, sachant que ces premières années lui ont offert « une stabilité affective et le respect des adultes, dont [il a] tant de fois lu l’absence dans le regard de certains de [s]es amis noirs des cités de France, ceux qui n’avaient jamais connu l’Afrique » (Abd al Malik, [2004] 2014, p. 13). Soulignons trois nuances d’importance dans cette phrase : d’abord, la mention des amis des cités, c’est-à-dire les véritables amis, noirs français ; ensuite, la perception de l’Afrique comme lieu de l’enfance, mais où l’on ne fait pas sa vie ; puis, cette même Afrique devenue dépositaire d’une tendresse qui manque à la France. Adb al Malik reviendra sur cet aspect sous toutes ses variantes pour affirmer son désir, en tant que Français, d’aider à la guérison des banlieues pauvres – ou des pauvres des banlieues.

26Peut-on donc parler, pour le situer dans le champ littéraire, d’identité post-migratoire à propos d’Adb al Malik ? Nous ne le croyons pas. Ses œuvres, à forte implication autobiographique, ne traitent pas les thèmes habituels de cet architexte : situation des immigrés en France, évocation nostalgique du continent africain comme repère absolu, déracinement dans le registre de la post-mémoire, ou tiraillement identitaire. Abd al Malik se présente comme un Français de souche. L’originalité de sa position est donc dans sa minorité (au sens deleuzien), jointe au fait d’être soufi. Et notons que l’écrivain ne tient pas la religion de sa mère, fervente catholique, mais qui a accepté sans hésitation la conversion de son fils (voir Abd al Malik, [2004] 2014, p. 85) ; ainsi, la religion ne renvoie pas à une Afrique regrettée, mais à un Maghreb ou à une Asie Mineure qu’Abd al Malik découvre dans sa jeunesse. D’ailleurs, plutôt que la religion, Abd al Malik invoque la spiritualité, la Voie qui « a pour finalité de nous permettre de réaliser l’ensemble des possibilités inhérentes à l’état humain par le rétablissement de notre perception de la divinité » (Abd al Malik, 2010, p. 74) ; et l’on retrouve dans cette Voie aussi bien la mystique rhénane que l’Évangile de Saint Jean (voir Abd al Malik, 2010, p. 126-127). Abd al Malik prend soin de la distinguer de la religion musulmane pratiquée par les gens du tabligh, qu’il a d’abord rejointe, puis reniée, car elle véhiculait, à son avis, un message trop simpliste, d’une part, et antioccidental, de l’autre, et qui finalement, « à force de promouvoir un idéal, avait développé des conduites d’exclusion » (voir Abd al Malik, [2004] 2014, p. 116). Le soufisme, au contraire, lui a appris la valeur universelle de l’homme, à travers, entre autres, Hamadou Hampaté Bâ, l’écrivain malien, et Abd el-Kader, le chef de la résistance algérienne face à l’armée française au XIXe siècle.

27Ce que propose en outre Abd al Malik, à partir de son expérience, c’est d’envisager la spiritualité comme source de guérison pour les « banlieusards » désœuvrés. Le seul remède possible à un style de vie centré sur l’argent et la vénalité est à son avis la spiritualité. Soulignant la vertu du soufisme ou d’autres spiritualités dans les milieux « sensibles », il propose d’étendre ce modèle « thérapique » à l’Europe entière. Mieux encore, et comme corollaire, Abd al Malik affirme le rôle non périphérique, mais au contraire prééminent de la banlieue à l’intérieur de l’Europe (d’une new Europe, peut-être ?) : le quartier défavorisé serait « le lieu du début et de la fin de la quête de tous ceux qui sont à la recherche de la paix perdue » (Abd al Malik, 2010, p. 167).

28Est-ce aller trop loin ? En tout cas, c’est très cosmopolite. Et si nous appliquons aux textes d’Abd al Malik une logique lectorielle transnationale, inclusive et informée par un éthos propre au cosmopolitan reading, il faut bien convenir au moins que ces textes comportent des enjeux très saisissants, et très européens. Ce qui irait dans le sens de cette idée, que l’un des axes forts du comparatisme (ou de l’intracomparatisme) de l’avenir pourrait (devrait) être le développement d’une lecture cosmopolite de textes mettant en valeur des postures, ou mieux, des situations minoritaires ou marginales qui portent en elles-mêmes un dynamisme qui les inscrit dans des trajectoires (on pourrait dire aussi des diagonales, ou des transversales) cosmopolites.