Colloques en ligne

Henri Scepi

Le dialogue avec la poésie

Dialog with poetry

1En 1860, dans une étude éclairante à plus d’un titre, Émile Montégut affirme que Marceline Desbordes-Valmore est la poésie même. Car, ajoute-t-il, pour saisir toute la pureté et toute la densité de ses poèmes, « il faut avoir l’instinct métaphysique de la poésie, savoir ce qu’elle est en soi, pénétrer jusqu’à son essence » (1860, p. 1000). Selon le critique, dans de tels textes, la poésie s’expose dans son être même, sans écran ni délai, sans intervalle ni déperdition d’aucune sorte. Une telle qualité – qui voudrait que tout soit « à l’état de sentiment pur, d’émotion première » (ibid., 1001) – tiendrait-elle à la prévalence dans cette écriture de ce que Sainte-Beuve, en 1833, avait cerné sous l’angle de l’« instinct », une disposition première, inaliénable, qui porte à considérer « la poésie comme indépendante de tout but » (1833, GF, p. 241), et on serait tenté d’ajouter : de tout intérêt, et qui méconnaît aussi bien les ruses de l’art que les contrefaçons de la raison ? Plus d’un siècle plus tard, Claude Roy n’hésite pas à conférer à Marceline Desbordes-Valmore un titre suprême et à l’élever au rang des poètes musiciens, épris, non des vaines transpositions du chant ou de la mélodie, mais d’un absolu du langage : « Elle a réussi, avec des mots, à nous donner l’équivalent non pas de la carcasse morte que les paroliers proposaient aux musiciens, mais de la musique elle-même » (1993, p. 46). Prodige qui, à en croire l’auteur de cet article, résulte de cette grande « leçon de l’indifférence aux formes », qui inspire de s’emparer des « premières formes venues, les plus banales, les plus avilies » et d’y faire « passer l’électricité de son âme, et la chaleur de la vie » (ibid., p. 47).

2Mais cette essence de la poésie – qu’on se plaît à rabattre sans autre espèce de procès sur les prérogatives propres à une naturalité de la voix – est d’ordre historique ; elle s’inscrit d’abord dans une conscience aiguë d’un temps, individuel et collectif, traversé d’asymétries et de déliaisons, de défauts et de deuils, comme l’atteste d’ailleurs le choix fait par Marceline Desbordes-Valmore, dès ses premiers essais, de l’élégie comme lieu privilégié de déploiement de la parole poétique et cadre d’intelligibilité contextuel de ses valeurs. Je renvoie à ce sujet aux travaux de Pierre Loubier (2013, p. 117 et suiv., et 2020). Il s’agit toujours de célébrer quelque perte – mais surtout une perte irréparable. Le poème est tout entier hanté par cette part d’ombre, cette note sourde, ou bien comme allongée, de la négativité maintenue, cette asynchronie fondamentale qui touche au rythme même de la parole et manifeste en retour la dialectique sans solution de la poésie. Il faut rappeler ici quelques vers décisifs de « La Nuit d’hiver » dans les Poésies de 1830, poème dont l’attaque est : « Qui m’appelle à cette heure, et par le temps qu’il fait ? ». Descendue au « réduit obscur » du poème, la Muse à la « voix douce », sollicite l’écoute et offre ses bienfaits. Mais ce lieu, que recompose une attente incertaine, semble impropre à l’essor de la musique et aux enchantements de la mémoire : « Il est fait pour les pleurs et voilé par l’ennui. / Ce triste balancier, dans son bruit monotone, / Marque d’un temps perdu l’inutile lenteur… » (1983, p. 38). Ce temps qui marche va avec l’allure du poème, il en fixe pour ainsi dire le rythme puisqu’il se replie avec lui dans une sorte d’articulation que rend perceptible le simple effet ligamentaire du déterminant « ce triste balancier », situé entre reprise et annonce, anaphore et cataphore.

3Loin d’épouser un courant unique et homogène, la déchirure de l’histoire détermine et colore une certaine idée, ou plutôt une conscience de soi de la poésie dont on comprend aisément qu’elle se diffuse dans Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore, moins sous la forme d’exposés concentrés ou d’arts poétiques spécifiquement façonnés, que de manière discontinue et fragmentaire, par réverbérations alternées ou miroitements insistants. Les marques en sont en effet suffisamment visibles, pour qu’un faisceau de valeurs s’y noue et porte au jour du même coup – à l’arrière-plan des poèmes et comme dans le fond de leur chambre d’écho – le grand récit de l’« aimable poésie » (ibid., p. 38), à la fois appelée et révoquée, désirée et tenue à distance, puissance qui fait que la « vie a des ailes » (« XLVIII « L’Impossible », v. 1, GF, p. 175) et que la « Muse à la voix d’enfant » déchire ses « pieds d’ange » sur la « route épineuse » (« XLIV. Lucretia Davidson », v. 1-2, GF, p. 161). Je me recentrerai dans les pages qui suivent sur les modalités qui ordonnent, dans le recueil Les Pleurs, un dialogue continu avec la poésie, en considérant d’abord l’économie des épigraphes qui accompagnent la quasi-totalité des poèmes. J’examinerai quel discours sur la poésie y prend forme, quelle voix collective s’en dégage ; je me demanderai enfin si le dialogue avec la poésie, tel qu’il se cristallise exemplairement dans les poèmes adressés, ne se voue pas surtout à redessiner la communauté idéale des cœurs libres et spirituels dont la polyphonie toujours réalimentée authentifie autant qu’elle révèle les visées de la parole individuelle.

La communauté poétique

4Sainte-Beuve note à propos des Pleurs que le recueil présente la caractéristique d’accrocher « une ou plusieurs épigraphes à chaque pièce : en lisant les poètes dont les écrits ont eu la vogue ces dernières années, ajoute Sainte-Beuve, Mme Valmore s’en est affectée et teinte peut-être à son insu » (1833, GF, p. 242). L’abondance des citations – en vers ou en prose, plus souvent en vers qu’en prose – est cependant moins la preuve d’une influence, subie passivement, que l’attestation d’une confluence : les différentes mentions choisies par l’auteure et placées au fronton de la plupart de ses pièces, manifestent comme un faisceau de voix, un maillage polyphonique appelé à interagir, en cette frange péritextuelle stratégique, avec la voix singulière du poème. Je renvoie à ce sujet à l’étude très fouillée d’Aimée Boutin (2022, p. 39-58). Mon intention n’est pas de revenir en profondeur sur les fonctions de l’épigraphe dans ce recueil mais de m’en tenir à l’examen de sa valeur poétique. Car se retend par là le continu de la poésie, et se réactive l’échange ininterrompu, malgré les brisures de la vie et les blessures de l’histoire, entre les cœurs et les âmes.

5Nul doute qu’un tel dispositif, comme on a pu le montrer, ne reflète à sa manière les formes et les usages d’une certaine sociabilité romantique conférant de la sorte au recueil de 1833 un statut d’album (voir la note 2 accompagnant l’épigraphe de « XXVI. Détachement », GF, p. 101) au centre duquel est venu se déposer, en un étoilement de sentences et de vers mémorables, l’essentiel des propos, conversations socialisées, dialogues intimes ou écrits croisés (comme dans le Keepsake français de 1830), fruit de l’entre-lecture et de l’entreglose, tenues entre poètes. L’agencement concerté – et quasi systématique – des épigraphes et des textes matérialise ainsi une sorte d’unisson des discours, dont on comprend aisément qu’il est pleinement légitimé par l’idée, largement répandue, selon laquelle la poésie est comme une réserve inépuisable d’universaux, qu’en elle et par elle se diffusent les vérités intangibles, que là où les temps, les sociétés et les révolutions passent, elle demeure. Hugo déclare par exemple, dans la préface des Feuilles d’automne : « Les révolutions […] transforment tout, excepté le cœur humain. […] Pour que l’art fût détruit, il faudrait donc commencer par détruire le cœur humain » ([1831] 1966, p. 186). Et quel meilleur écho accorder à ce principe de la permanence de l’être sensible et spirituel que la citation par Marceline Desbordes-Valmore d’une strophe d’un poème célèbre des Feuilles d’automne, en manière de dédicace « Aux petits enfants » dans Les Pleurs (GF, p. 213) ?

6On mesure ainsi combien l’expérience d’un seul est l’expérience de tous, et cette communion à la même source des affects partagés – des grands deuils et des grandes douleurs comme saura le rappeler le Hugo des Contemplations – constitue la clef éternelle de la poésie et garantit son actualité. Assurément l’une des propriétés proprement énonciatives qu’on est en droit de reconnaître à un tel agencement est bien de faire entendre l’harmonie des accents et des valeurs, la note tenue et prolongée d’une seule et même voix, dans le dialogue affiché avec la poésie et avec les poètes. Abordé sous un angle que je qualifierai d’extérieur et de passablement neutralisé, on pourra dire que ce répertoire commun ou collectif – où cohabitent Delphine Gay, Edmond Géraud, Henri de Latouche, Béranger et Lamartine, entre autres – s’ordonne à la gamme des passions amoureuses, des tourments de l’attente et des déceptions de l’espérance, des supplices du cœur soumis aux tortures infligées par l’inconstance de l’aimé – bref l’indémodable drame sentimental dont deux vers d’une idylle de Chénier, cités en épigraphe du poème « V. Amour » (GF, p. 51), rappellent la ligne d’horizon (« Trop faibles que nous sommes ; / C’est toujours cet amour qui tourmente les hommes ») et pour l’évocation duquel, à en croire Hugo et Sainte-Beuve, Marceline n’a pas d’égale (1833, GF, p. 242).

7C’est pourquoi, schématiquement, il est permis d’observer que le champ de résonance ouvert par le jeu épigraphe-poème fait valoir deux dimensions principales : celle de la lucidité ou du principe de réalité – qui veut par exemple que l’amour ne soit jamais synonyme de bonheur – et celle de l’aveuglement consolateur, de l’illusion perpétuée, ainsi que l’attestent les deux épigraphes suivantes : la première, empruntée au poème « XIII. Le Songe », est une citation d’Henri de Latouche qui affirme que « Oui, l’amour vit d’erreurs et de pressentiments » et que « ce tyran passager / À son frêle avenir ne voit rien d’étranger » (GF, p. 75). L’autre provient du poème « XXX. La Crainte » et laisse résonner la sagesse de l’Imitation de Jésus-Christ, où plus d’une âme égarée et plus d’un cœur meurtri peuvent trouver le vulnéraire espéré : « Non, tout n’est pas perdu quand une chose arrive contre votre attente. C’est moi qui connais les peines cachées ; quand vous vous croyez éloigné de moi, souvent je suis le plus près de vous » (GF, p. 114). Oui et non, donc : un consentement et un refus, un abandon et une relève. Ce balancement ou ce « balancier » est caractéristique du geste élégiaque – à condition qu’on y ajoute cette conscience du poids aggravée de l’absence, que résume à sa façon, gnomique et définitive, la citation d’André Chénier qui figure au seuil du poème « XI. Malheur à moi ! » : « Ah ! ce n’est pas aimer que prendre sur soi-même / De pouvoir vivre ainsi loin de l’objet qu’on aime » (GF, p. 71).

Continuation de la poésie

8On ne s’étonnera pas, dès lors, de cette congruence éloquente entre les voix et les textes. Au service de cette confluence agissent plusieurs mécanismes qui peuvent être identifiés et analysés. Je me bornerai à indiquer ici quelques pistes de réflexion.

9Je distinguerai d’abord un mécanisme simple qui articule de façon ouvertement continue la citation placée en exergue et le poème proprement dit – mais encore une fois il serait plus sage de considérer que l’épigraphe fait partie du poème, qu’elle est intégrée à son espace énonciatif et participe de sa dynamique pragmatique – j’y reviendrai. L’impression qui s’en dégage est celle d’un effet de suite, tout se passant comme si le texte se faisait la chambre d’amplification d’un thème, d’un argument ou d’une idée que la citation initiale a charge d’exposer. Par exemple, le poème « IX. Minuit » donne à lire un vers d’une élégie de Nodier : « Je veux vivre dans l’air qu’a respiré ta bouche », que le poème se propose d’emblée de reprendre sous la forme d’un constat inversé, mais sur le mode de la variation et de la paraphrase inventive :

Quand je sens entre nous la cité tout entière,
Ses ténèbres, ses feux, ses jardins, et le port,
Et le fleuve, et l’église, et le froid cimetière,
Je ne respire plus.
(v. 1-4, GF, p. 66).

10Plus révélateur encore apparaît le procédé de la citation continuée, soutien elle-même de ce mécanisme simple dont nous parlons. On aura remarqué que le poème « XII. La Jalouse » comporte une nouvelle citation de Nodier, deux vers extraits de la même élégie que précédemment. S’y exprime cette fois la motivation de l’aveuglement rassérénant, car il s’agit de « tromper » son cœur : « Pour la dernière fois, je veux tromper mon cœur, / L’enivrer d’espérance, hélas ! et de mensonges ! » (GF, p. 73). À quoi le poème se fait écho, comme il se doit, qui ratifie la dure loi de l’indifférence de l’aimé. Le poème « XV. Serais-tu seul ? » offre une troisième occurrence : nouvellement mise à contribution l’élégie de Nodier, toujours portée par le même élan volitif, donne le thème autant que l’impulsion du poème : « Je veux revoir l’espace où plongea ta pensée / Et les sentiers de fleurs que tes pieds ont touchés » (GF, p. 79).

11Ces quelques exemples attestent que le recours à la citation placée en épigraphe obéit pleinement à l’espace du poème, avec lequel elle fait corps ; elle ne constitue nullement une mention marginale ou un motif décoratif, elle concourt à lancer le texte singulier et à le situer dans le continuum d’un discours sur la poésie, ses visées et ses valeurs. C’est sans doute la raison pour laquelle le mécanisme simple qu’on vient d’examiner – et dont les formes sont observables dans la plupart des poèmes des Pleurs – peut, en certaines occasions, s’enrichir de nouveaux raffinements. Nous avons alors affaire à un mécanisme complexe. Sainte-Beuve l’avait bien remarqué : « une ou plusieurs épigraphes », dit-il, signalant par là quelque chose comme un surcroît surprenant, voire une surcharge. En fait, l’économie des voix, au sein de la communauté poétique, se fait multiple, sans être redondante. On relèvera ainsi quelques cas où deux citations se suivent et décident, dans leur juxtaposition même, d’une double orientation du poème, ou plutôt d’une seule et même perspective mais compliquée de deux points focaux. Dans le poème « XIV. Ne viens pas trop tard ! », André Chénier se partage avec Béranger la zone péritextuelle de l’épigraphe : deux citations qui préparent et organisent la topique de l’attente esseulée, elle-même divisée en deux absences en quelque sorte, celle de l’amante solitaire et celle de l’aimé livré au languissement. Les affects circulent et passent d’un lieu à un autre, ne formant plus qu’un seul et même lieu, celui du poème défini comme cadre propice au ressaisissement des motifs de la séparation et de la perte. Si les quatre vers de Chénier recondensent ainsi les traits dominants d’un mouvement de retour – immédiatement réorchestrés par les premiers vers du poème de Marceline – en revanche, la citation de Béranger introduit, sur fond d’expérience carcérale, le motif plurivalent du feu – à la fois indice de veille, source de réconfort, et force mobilisatrice et transformatrice, au rayonnement politique indiscutable. Si bien que le vers 13, qui évoque « le soir » et le « foyer [qui] s’allume » (GF, p. 78), reprend et exploite toute une imagerie qui, d’étincelle en flambeau, aboutit au lever d’une aurore : « Viens aussi… ne viens pas trop tard / Rendre le jour à ma paupière » – vers par lesquels on comprend que cette restitution est l’acte qui délivre de la cécité et de l’obscur dans lequel l’être solitaire est enfermé, comme le prisonnier dans sa geôle. Plus que jamais s’impose ici, dans ce concert des voix subtilement entrelacées, une commune éthique du poème, qui tient à la fois à l’inventaire des maux et des manques et à l’espérance d’une libération.

12Il est permis d’étudier dans une perspective comparable d’autres occurrences de double citation placée en exergue (voir par exemple GF, p. 111, p. 134, p. 177, p. 201). On peut isoler les cas où les deux citations portent au jour un effet explicite d’imitation, comme l’illustrent par exemple les vers du « Pêcheur » de Goethe, immédiatement suivis de ceux de son imitation par Latouche au seuil du poème « Une ondine » (GF, p. 201). Toutes ces occurrences, quoi qu’il en soit, démontreraient que le dispositif complexe, loin de manifester des discontinuités ou des disparités entre les œuvres et les auteurs, contribue au contraire à faire valoir une homogénéité de principe qui résulte précisément de cette conviction énoncée plus haut, selon laquelle la poésie est la discipline noble par excellence, capable d’élévation et de sublimation. Le réseau des voix – des épigraphes aux textes – s’adresse sans nul doute « au peu d’hommes restés fidèles à un culte délaissé », comme l’écrit Henri de Latouche en 1819, à « ces esprits qui n’ont pas déserté les champs de l’imagination » (1819, p. X). Il travaille ainsi à une transparence maximale du dire, et à une visibilité non moins marquée de la poésie comme idée.

Essor de la voix propre

13Ces dispositifs polyphoniques et intertextuels sont fréquents dans la pratique de l’épigraphe telle qu’elle se répand dans la poésie du premier quart de siècle. Hugo en use dans Les Orientales (1829), comme dans Les Feuilles d’automne (1831). Il n’est pas un poème de ces deux recueils qui ne soit accompagné d’une mention en épigraphe : citations d’auteurs, classiques ou modernes, devises, proverbes, extraits de chroniques, tout conspire à affecter des répondants aux poèmes. De Virgile à Byron, en passant par Lucain, Ovide et Chénier, Hugo réunit toutefois et en premier lieu la phalange des géants, avec lesquels il se propose de converser. De là dans Les Feuilles d’automne les poèmes hommages, qui célèbrent et glorifient : « À M. Louis B. », « À M. David, statuaire », « À M. de Lamartine ». Parmi les membres de la communauté poétique que convoque le recueil Les Pleurs, Aimé de Loy s’est aussi illustré, dans ses Préludes poétiques (1827), à l’exercice de l’hommage et du poème adressé. Non seulement il entreprend de louer les talents de Delphine Gay (6e prélude), qu’il sait en capacité de labourer « les champs de la poésie » (1827, p. 33), mais de plus il voue à Lamartine, « dieu des vers » (ibid., p. 34), un culte sincère et ne résiste pas à l’honneur de lui élever un véritable monument : « Le siècle, avec respect, redit le nom d’Elvire, / Et pleure la beauté que célébra ta lyre… » (ibid., p. 41). Dans « L’offrande des préludes », il prophétise : « Un jour mon laurier doit fleurir / Près du laurier de Lamartine » (ibid., p. 111). C’est là sans doute le tribut à payer pour l’obtention d’une parcelle de gloire. Mais ce que nous enseignent ces pièces votives, c’est que la louange n’est pas seulement un exercice imposé, obéissant à des règles rigides ; en élevant le dire à un niveau supérieur, elle situe l’entreprise poétique entre filiation et élection, et témoigne ainsi de la valeur du poétique.

14Si Marceline Desbordes-Valmore semble plus modeste dans son ambition de rassembler autour d’elle quelques noms illustres et protecteurs, elle n’en est pas moins solidaire de ce rituel d’affiliation dont la propriété légitimante n’est plus à démontrer. Encore faut-il distinguer parmi les poèmes adressés que comporte le recueil ceux qui se vouent à l’évocation enthousiaste de poètes amis et pour quelques-uns regrettés – comme Aimé de Loy que nous venons de citer, Delphine Gay ou Edmond Géraud –, ceux qui isolent et glorifient un poète contemporain, considéré comme un maître (Lamartine et Béranger) et ceux qui se font un devoir de chanter des figures consacrées par la tradition poétique, telles que Louise Labé, par exemple ou, devenues célèbres grâce à leur génie précoce, comme Lucretia Davidson, ou encore virtuoses dans leur art, comme Paganini. Je me concentrerai dans les lignes qui suivent sur ces derniers, et en particulier sur ces deux dernières. Ce sont là des portraits d’artistes, touchant à la légende. Ils se prêtent moins à l’imitation proprement dite – fût-elle détournée – qu’à l’invocation d’une puissance et à l’évocation apitoyée tout autant qu’élogieuse d’un destin exemplaire. Le dialogue avec la poésie y prend un tour tel qu’il n’échappe pas à la reconduction de certains invariants, ou lieux communs. Dans tous les cas, a fortiori pour Louise Labé et Lucretia Davidson, il importe de déplorer les rigueurs d’un séjour terrestre écrasant et de célébrer, en contrepartie, les vertus émancipatrices d’un génie qui est d’ordre divin, ou angélique. De Louise Labé, Marceline écrit :

Mais tu vivais d’une flamme
Raillée en ce froid séjour ;
Et tu pleurais de ton âme,
Ô Salamandre d’amour !
(v. 40-44, GF, p. 154)

15Et de Lucretia Davidson :

Tu pleurais de l’entrave attachée à tes ailes,
Toi ! replongeant ton vol dans le ciel étoilé,
Sur ton astre tremblant aux pâles étincelles,
Tu consolais tes yeux d’un sommeil envolé.
(v. 13-16, GF, p. 162)

16Mais au-delà de cette évocation de l’envol spirituel des âmes pures, par quoi la femme poète accède à sa condition éthérée d’ange, au-delà de cette divinisation cérémonielle des défuntes mémorables, il y a la promesse d’une perpétuation, la foi dans le continu du génie poétique épars dans le monde, et donc toujours susceptible d’être senti et cueilli. Il n’est pas indifférent ainsi que le poème consacré à Louise Labé s’achève sur le petit tableau d’inspiration quasi ovidienne du rivage des nymphes et des amas de roseaux – tout lecteur y retrouvera, à peine crypté, le récit tacite et profondément remanié de l’invention de la flûte de Pan, et donc l’assurance que la poésie, malgré la mort ou en raison de la mort, a quelque chance de durer, de demeurer ici-bas, moins d’ailleurs comme le chant triste, le thrène, de la poétesse enchaînée « dans les fleurs et les eaux » que comme écho ou réverbération de la camera oscura du poème reportés sur l’univers sensible même : « Oui ! l’âme poétique est une chambre obscure / Où s’enferme le monde et ses aspects divers » (« XLII. Louise Labé », v. 87 et 99-100, p. 157). Plus étonnante et plus singulière également, la pièce en hommage à Lucretia Davidson s’offre au regard comme un montage : le poème se poursuit par une courte note nécrologique en prose et la traduction, également en prose, du poème « The Star » de la poétesse américaine. C’est dire assez que les voix ici s’associent, se jouxtent sans se confondre cependant : à chacune revient donc une part du dire et l’espace poétique résonne ici de ce partage, qui vaut affiliation.

17Car que révèle au juste ce texte si important, qui soit de nature à éclairer cette conscience de soi de la poésie prenant forme sous nos yeux ? Deux choses principalement. Tout d’abord – et ce n’est pas le moindre des enseignements – cet hommage est l’occasion de redessiner les contours de la communauté poétique au sein de laquelle se situe Marceline et prend sens son travail. Amable Tastu (auteure des Poésies en 1825 et citée en épigraphe, p. 56), Delphine Gay, nommément mentionnée (« XLIV. Lucretia Davidson », v. 53, GF, p. 163) et Pauline Duchambge sont appelées à se tenir – formant cercle ou cénacle – autour de la figure géminée de Lucretia et de Marceline. Qu’est-ce à dire sinon qu’au-delà de tout ce qui, en cette matière parfois convenue, peut encore relever des lieux de la rhétorique encomiastique, dans un contexte à dominante funèbre, au-delà donc de la consolation recherchée auprès des femmes présentes, poètes et artistes, se renoue le lien ligamentaire et je serais tenté de dire testamentaire qui rassemble les membres de la communauté filiale au centre du poème. Car, et c’est là la deuxième grande leçon de ce texte, il appartient à ces vivantes-là – et d’abord à Marceline elle-même qui le démontre par le fait de son poème – de maintenir la mort dans la vie, de faire advenir, par la poésie, ce qu’est la poésie même : « d’une vie effleurée […] le livre entr’ouvert » (ibid., v. 68-69, p. 164). Une vie en raccourci, saisie au bord du tombeau – malade de la vie (voir v. 11, ibid., p. 162). La continuité se marque ainsi entre ce qui toujours apparaît comme un exemple de cette mort jeune traversant et emportant la vie – « Vivre et mourir au même lieu » (L. « Jamais adieu », v. 5, 11 et 17, GF, p. 182) – et la voix poétique dont on sait que Les Pleurs interroge, à la faveur de chaque vers ou presque, les conditions de possibilité. Les premiers développements du poème à Lucretia Davidson l’énoncent clairement : évoquant cette irrésistible aimantation qui la porte vers les « malheureux », Marceline écrit : « Je suis leur écho triste où leur plainte m’arrive ; /Près de moi, loin de moi, j’ai des larmes pour eux ! » (« XLIV. Lucretia Davidson », v. 7-8, GF, p. 163). Autant dire que la poésie est la forme mobile de cette écoute et de cette résonance, par quoi se continue le dialogue avec les morts et avec les vivants.

18Rien n’étonne moins dès lors, dans le poème « À M. Alphonse de Lamartine », que ce don de la voix – ou de la lyre – sur fond d’élévation quasi biblique. On remarquera que les termes choisis par Marceline dans ce contexte concourent à rabattre sur le champ de l’énonciation les insignes symboliques prêtés à Lucretia Davidson : la parenté est manifeste en effet entre « l’indigente glaneuse / Qui d’un peu d’épis oubliés / A paré sa gerbe épineuse » (XXXVIII « À M. Alphonse de Lamartine », v. 91-93, GF, p. 138) et la « fugitive glaneuse », perdue sur la « route épineuse », et dont les « épis indigents » « Nourrirent [les] destins frêles et gracieux » (« XLIV. Lucretia Davidson », v. 1-4, GF, p. 161). Le récit de l’inspiration élective obéit à des règles de lisibilité telles qu’il ne peut aboutir qu’à un couronnement qui vaut institution dans la douleur, promotion dans l’épreuve et la traversée du négatif. La poésie y affirme là son essence proprement divine – mais à la seule condition que, dans ce scénario destinal, une filiation soit révélée et illustrée, comme l’a montré Aimée Boutin dans son étude sur les rapports de Marceline à l’auteur des Méditations poétiques (2001). Si donc, dans ce texte, Lamartine est promu au rang d’un ange, voire d’un dieu, doué du pouvoir de régénérer et de ressusciter la foi dans la poésie – et ce par l’effet d’une « voix puissante » (XXXVIII « À M. Alphonse de Lamartine », v. 46, GF, p. 136) ou l’offrande d’un « nom » –, son rayonnement ne vaut que par sa capacité à fédérer une communauté, à renouer une alliance. Plus que jamais la voix propre, c’est-à-dire appropriée et ajustée, se rend solidaire de celles des autres, des semblables, des frères et des sœurs, en un mot, de ceux et de celles qu’unit le même sceau, le même accord ou la même entente, comme l’atteste la figure exemplaire de Béranger telle qu’elle se dessine sous la plume de Marceline, c’est-à-dire d’abord comme l’unisson des rythmes et des cœurs, malgré l’absence, la distance ou l’incarcération :

Et quand nos vœux soulevaient ton lien,
Nos cœurs serrés battaient contre ta porte
Pour écouter les battements du tien.
(« LV. Béranger », v. 38-40, GF, p. 197)

19Le dialogue avec les poètes invite à l’écoute, voire à l’auscultation, de ces battements transfuges qui prouvent, s’il le fallait encore, que, comme l’écrivait naguère Michel Deguy, « la poésie n’est pas seule », faisant « l’épreuve de l’affinité, se retenant de s’identifier […] à son modèle tout en entrant dans l’attirance d’un modèle » (1987, p. 143).