Colloques en ligne

Agnès Sandras-Fraysse

La folie de l’Enquête : Zola disséqué

1En novembre 1896, la publication dans la Revue de Paris d’un large extrait de l’ouvrage du Dr Toulouse, Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie. Tome I : Introduction générale - Emile Zola1, déchaîne les passions. Articles et chansons se multiplient. Mais de qui ou de quoi parle-t-on, se moque-t-on ? Henri Mitterand dans sa biographie de Zola2, Jacqueline Carroy dans l’article « “Mon cerveau est comme dans un crâne de verre” : Émile Zola sujet d’Édouard Toulouse »3, ont montré que le travail du docteur Toulouse était riche d’enseignements et qu’il s’insérait assez logiquement dans les recherches médicales fin XIXe sur le génie artistique. On pourrait alors supposer que les railleries visent davantage le sujet de l’Enquête, Zola, car on sait combien  l’écrivain naturaliste a été brocardé dans cette période. Mais un examen attentif de la réception de l’ouvrage, au travers de dizaines d’articles et de comptes rendus, révèle que l’enjeu central est constitué par la question de l’enquête : peut-on enquêter sur un seul personnage, vivant de surcroît ? Peut-on enquêter sur quelqu’un qui lui-même pratique des enquêtes ? L’enquêté a-t-il le droit d’intervenir et de juger le travail de son enquêteur ? Derrière l’observation médicale ne se cacherait-il pas une enquête policière ?

2Dans la foulée des travaux de Moreau de Tours et Lombroso, le Dr Toulouse4 désire cerner plus précisément l’essence de la supériorité intellectuelle. Ses prédécesseurs ont voulu démontrer que le génie correspondait à une névrose chez des « dégénérés » – étiquette scientifique et non péjorative –, épileptiques ou autres. Pour ce faire, ils ont étudié les productions d’artistes disparus ainsi que des témoignages. Toulouse, lui, renouvelle la méthode et décide de travailler sur le document  humain vivant. Plusieurs personnes acceptent (Goncourt, Daudet, Mallarmé, Loti, Puvis de Chavannes, Dalou, Rodin, Saint-Saëns, Berthelot, Poincaré) mais la plus enthousiaste et la plus coopérative est Zola qui, pendant un an, va être examiné sous toutes les coutures par le médecin et une équipe de savants. Mensurations diverses, tests, questions d’ordre privé, Zola aurait tout permis et encouragé car précise-t-il dans sa lettre préface : «  je n’ai eu qu’un amour dans la vie, la vérité, et qu’un but, faire le plus de vérité possible. »5 Mais, dans le même texte, Zola provoque les détracteurs potentiels :

Savez-vous que votre étude combat victorieusement l’imbécile légende ! Vous ne pouvez ignorer que, depuis trente ans, on fait de moi un malotru, un bœuf de labour, de cuir épais, de sens grossiers, accomplissant sa tâche lourdement, dans l’unique et vilain besoin du lucre. 6

3La réticence des journalistes devant le travail du docteur Toulouse est quasi unanime. Elle se marque par le vocabulaire employé qui se restreint volontairement au domaine médical : plutôt que d’ « enquête », on parle d’ « observation » – terme employé à maintes reprises dans l’ouvrage – de «consultation »7, d’« étude physiologique »8, et même de « biopsie »9, de « dissection »10, « d’autopsie »11. La presse se juge en effet dépossédée par une manœuvre déloyale du praticien. Après avoir rappelé que Zola était jusqu’alors la célébrité qu’on pouvait interroger à toute heure sur n’importe quel sujet, Jules Chancel déplore :

L’interview Zola vient d’être complètement discrédité sur le marché.

Comment, en effet, les journalistes pourraient-ils lutter avec ce médecin intriguant qui, non content de prendre comme eux une simple conversation aux célébrités, s’est avisé d’appliquer à l’étude des hommes de génie la méthode d’observation directe. Il les palpe, les ausculte, les examine sur toutes leurs faces, il recherche leurs antécédents, relève leurs tares physiologiques, détermine par tout ce que peut donner l’observation la plus rigoureuse, la plus scientifique, leur propre synthèse.

Ah ! que nous voilà distanciés, nous autres pauvres interviewers !  Ce n’est pas nous qui aurions pu décider M. Zola à aller se faire mensurer par M. Bertillon comme le dernier des criminels, à envoyer à Londres l’empreinte de ses doigts. 12

4Dans la même veine, L’Echo de Paris reproche au médecin de s’être servi du mot « science » pour exercer une concurrence déloyale :

Ce mot ouvre à M. Toulouse l’alcôve, la table de nuit, la cuisine, les cabinets, le cœur et le corps de l’homme connu. […] « Maintenant, maître, je désirerais vous voir tout nu ». De la part d’un reporter littéraire, ce serait de l’impudente curiosité. De la part du reporter scientifique, c’est de l’investigation savante.13

5Lorsqu’il est employé, le terme d’enquête prend donc une connotation négative. Le médecin est soupçonné d’avoir cherché la réclame. Roger-Milès glisse dans l’Eclair: « le titre est un peu long, mais il contient tout un programme nourri d’allèchements ». 14 Paul Brulat, dans L’Evénement,  insiste sur les effets pernicieux d’une mode voyeuriste :

Nous sommes en un siècle où l’enquête est à la mode, ne recule devant rien. Et c’est aussi, souvent, d’une excellente réclame pour celui qui l’entreprend comme pour celui qui en est l’objet. 15

6Arsène Alexandre synthétise ces critiques en accusant le médecin de cabotinage. Edouard Toulouse, jeune médecin d’origine provinciale, est en effet soupçonné de vouloir conquérir la capitale par un coup d’éclat :

L’enquête du docteur Toulouse n’est qu’une amusette médicale, destinée à faire quelque bruit, mais point de besogne. […] Aujourd’hui la science, elle-même un peu cabotine, profite de la folie de cabotinage qui s’est emparée de notre société. Chacun brûle de se mettre en avant.16

7Enfin, pour Léo Marchès, dans le Siècle, cette « très curieuse enquête » met en relief une autre vogue :

Nos modernes psychologues affirment aujourd’hui que l’homme de génie est un fou ou tout au moins un névrosé. Aimez-vous la névrose ? On nous en met partout. Le mot est à la mode plus encore que la chose – ce qui n’est pas peu dire – et M. Jules Lemaître, en sa subtile étude des différentes espèces de snobisme, omit de nous parler des snobs de la névrose. 17

8Il faut ici lire entre les lignes. Quatre ans plus tôt, Guy de Maupassant, après une tentative de suicide, a été interné à la clinique du Dr Blanche. La presse a  multiplié les informations plus ou moins fantaisistes sur l’état de santé du romancier et les articles sur les névroses des gens de lettres. Quelques amis de Maupassant, indignés par ces multiples atteintes à la vie privée, ont obtenu l’aide de Joseph Reinach qui dans son quotidien, la République française, a demandé à ses collègues de revenir à plus de dignité18. Les journalistes ont respecté cette requête mais les médecins ont rapidement rouvert la boîte de Pandore, dès le décès de l’écrivain,  en publiant plus ou moins ouvertement sur sa maladie19. Le travail du Dr Toulouse constitue donc une brèche supplémentaire dans une déontologie fragile. Mais le médecin s’est entouré des précautions nécessaires puisque Zola lui donne haut et fort son autorisation, une autorisation qui constitue une attaque contre une certaine partie de la presse qui l’a mis à mal des années durant. Ne pouvant s’insurger contre une violation du secret médical, les chroniqueurs vont critiquer les méthodes du psychiatre. La Revue scientifique rappelle qu’une étude comparative implique l’observation de plusieurs sujets, y compris des sujets normaux20, et reproche au Dr Toulouse de limiter son projet aux personnalités dites « supérieures », de consacrer son étude à Zola sans aucun point de comparaison. J.H. Rosny, dans LEvénement, formule violemment la même observation :

Il est puni de tout ce qu’il y a de vain, de faux, d’artificiel dans sa manière de rassembler à la hâte les éléments scientifiques d’une œuvre, avec le seul souci d’une lourde abondance. Sa méthode, qui fait enrager tout artiste respectueux de soi, on la retrouve entière dans cette science de contrebande, appliquant à un objet ridicule les modes d’investigation mis en usage par nos plus grands génies scientifiques. 21

9Mauvais choix de l’objet, pléthore de documents, tout cela aboutit inéluctablement, selon la presse, à un corpus peu fiable. Mais le plus surprenant sans doute pour Zola a été la réaction de son ancien disciple, Henry Céard. Les deux hommes, pour des raisons d’ordre privé, étaient en froid depuis quelques années mais la brouille n’était pas publique. Or Henri Céard attaque durement dans un premier article de L’Evénement, le 7 novembre. Selon lui, les prochains objets d’enquête vont mentir car, échaudés par l’expérience zolienne, ils redouteront les répercussions possibles de l’Enquête :

Il est donc à craindre que dans les confessions qu’il va provoquer à la suite de la confession de M. Zola, l’éminent docteur ne recueille que des aveux calculés et d’une sincérité secondaires […] ils se dissimuleront. 22

10Pire encore, cette accusation se retrouve dans la bouche de Binet, le célèbre psychologue dont Toulouse avait pourtant cité et utilisé les tests. Il déclare à un journaliste du Figaro :

Je n’étudie il est vrai que les documents laissés sur les personnes, et non les personnes elles-mêmes ; et si ma méthode indirecte est moins rigoureuse que celle de mon distingué confrère, elle est peut-être plus à l’abri des fraudes de l’orgueil. 23

11Déclarations frauduleuses, confessions fabriquées… L’idée est reprise par Edouard Drumont dans un article de la Libre Parole intitulé: « Emile Zola ou la nécessité de la confession » :

Transposez cette Enquête médico-psychologique du docteur Toulouse, dépouillez-la de ce jargon scientifique, de ce vocabulaire spécial qui fait tant d’impression sur les badauds, et vous aurez le Manuel du Confesseur. Ce qui revient tout simplement à dire que pour juger un homme il faut le connaître, et que pour le connaître il faut l’interroger. 24

12L’enquête du Dr Toulouse est donc vidée de sens par les chroniqueurs : méthodes discutables, choix erroné, et bientôt conclusions faussées. Après s’être exclamé « Miséricorde ! quelle enquête !... Ah ! quelle enquête !... », dans un article intitulé « L’idéal et le réel »,  Emile Bergerat  feint de se réjouir : « Votre enquête est décisive, elle chante à l’honneur de la sainte illusion, elle rabat pour l’Idéalisme et va nous amener du monde. »25 Nombreux sont les journalistes qui interprètent, volontairement ou non, de manière excessive la conclusion du docteur Toulouse. Celui-ci a en effet reconnu que Zola n’était pas un fou et a exprimé clairement ses doutes à la fin de l’Enquête :

M. Zola n’est pas épileptique. Il n’est pas non plus hystérique, ni suspect d’aliénation mentale, bien qu’il ait des troubles nerveux multiples […] Faut-il le dire atteint de dégénérescence mentale ? Je crois que cette étiquette ne lui convient pas tout à fait, à moins de ranger M. Zola dans la catégorie des dégénérés supérieurs (Magnan), chez lesquels, à côté de brillantes facultés, il existe des lacunes psychiques plus ou moins grandes. Mais encore où sont ces lacunes ? Sa constitution physique et psychique est en somme pleine de force et d’harmonie. […] Toutefois il n’est pas niable que M. Zola soit un névropathe, c’est-à-dire un homme dont le système nerveux est douloureux. 

13Le docteur Toulouse a donc eu l’humilité d’admettre que l’expérience n’était guère probante, et qu’il lui était difficile de cerner les origines de la supériorité intellectuelle de Zola. Or les journalistes ne retiennent que l’expression « dégénéré supérieur »26 pour s’en donner à cœur joie. Les uns vont feindre de s’inquiéter à l’idée que la Société des gens de lettres ou l’Académie française puissent honorer un dégénéré, les autres s’exclament qu’ils aimeraient bien être des dégénérés supérieurs. Henri Céard s’indigne devant une phraséologie mise à la disposition d’un public ignare :

Quand M. Toulouse, par exemple, écrit que M. Zola est un dégénéré supérieur, il reste bouche bée, en grand embarras de comprendre. Dégénéré ? il veut bien. La constatation d’une tare chez un  homme de talent étant bien faite pour réjouir la malignité ; mais dégénéré de qui ? de quoi ? La comparaison manque, et il voit une critique là où il cherchait une preuve.

Vient « dégénéré supérieur ». Comment un dégénéré peut-il être supérieur ? A quoi, à qui est-il supérieur ? Que signifie supérieur accolé à dégénéré ? La contradiction apparaît comme flagrante […] les malins s’avisent que supérieur devient seulement une épithète de prudence, la précaution oratoire d’un homme adroit à corriger par un compliment les dures constatations auxquelles il ne saurait se dérober, par amour pour la vérité. 27

14La porte est donc ouverte à toutes sortes de plaisanteries. On ironise sur la pollakiurie de Zola (il urine dix à 15 fois par jour), sur ses difficultés digestives, sur sa méconnaissance des grandes œuvres littéraires puisqu’il n’a pas su identifier les textes qui lui étaient proposés… y compris les siens !  Mais les plaisanteries sur Zola restent courtoises car la cible principale est le Dr Toulouse. On lui reproche des conclusions fantaisistes ou du moins peu faciles à comprendre et qui n’étaient pas à mettre à la portée de tous. Ainsi, Arsène Alexandre dénonce dans le Figaro « la science chez la portière » et souligne :

Ils n’en retirent pas plus de profit que s’ils avaient étudié le premier malheureux venu au plus profond d’un hôpital, et [qu]’en revanche ils livrent à la curiosité des imbéciles des choses qui ne regardent personne.28

15Plusieurs journaux  brodent sur les conséquences possibles de cette enquête. Dans l’Echo de Paris, Graindorge met en scène un  jeune homme qui consulte le médecin pour savoir s’il a des chances de devenir un grand homme. Le praticien le fait entièrement déshabiller, et lui ayant trouvé la mâchoire de Voltaire, la respiration de Zola, les cheveux de Mounet-Sully, diagnostique une névrose et la célébrité dans dix ans.29 Dans L’Evénement, Henri Second suggère que les gens qui souffriront de maux de ventre devront non plus s’inquiéter mais se réjouir car leurs difficultés digestives les prédisposent au génie.30 Enquête sans objet, sans méthode, aux conclusions fantaisistes et pourtant mises à disposition du public. C’est donc l’auteur et non l’objet de l’enquête qui est discrédité. Jacques Ferny conclut sa chanson « L’Emile Zola d’Edouard Toulouse » par cette strophe :

Si Zola, ni gentil,

Ni p’tit,

Ni grand, ni sot, ni fin,

Enfin,

En mal, en bien,

N’a rien,

Depuis qu’on le connaît,

Que n’ait

Autrui

Comm’lui,

L’Docteur

Auteur

Ne prouv’donc rien du tout,

Sauf qu’il s’est fichu d’nous… 31

16De la même manière, un dessin du Journal pour tous, « Le critérium du génie » met en scène un Dr Toulouse ridicule dans sa prétention à mesurer le génie à partir du contenu des pots de chambre, et non pas Zola32. Face à ces objections et ces moqueries, le médecin reste parfaitement calme. Quelques chroniqueurs parviendront à l’interroger et à lui faire regretter posément l’attitude de la presse. Il déclare, par exemple, à Sorgue, journaliste de la Petite République :

Certes, je n’aurais jamais cru que mes recherches scientifiques fussent destinées à dilater la rate des publicistes boulevardiers, à les faire rigoler, s’esclaffer, comme s’il s’agissait de la chose la plus cocasse, la plus burlesque du monde. C’est extraordinaire, ils n’ont même rien trouvé qui soit digne de remarque dans mon analyse psychologique de Zola, où on pouvait relever pourtant nombre de particularités curieuses, se bornant à attirer l’attention des lecteurs sur quelques détails qui leur ont paru drôles de l’analyse physiologique. 33

17Mais le batailleur Zola n’y tient plus et réagit le 24 novembre, soit trois semaines après la publication de la Revue de Paris. Volontairement, il donne à sa chronique un titre apparemment neutre et scientifique : « L’Enquête du docteur Toulouse».  Zola rappelle avec quel sérieux le praticien a travaillé, totalement détaché des conséquences possibles, « avec une ingénuité de sauvage dans une forêt vierge ». Expression qui pour l’écrivain naturaliste donne à l’enquêteur ses lettres de noblesse. L’observé, lui, se doutait bien des réactions à venir et riait déjà :

Et c’était ce qui, par avance, soulevait en moi une gaieté secrète et formidable. Lui, dans son examen, ne semblait pas se douter que son travail pouvait être incompris, méconnu, plaisanté. Mais moi ! moi qui savais par expérience, moi qui connaissais nos bons critiques et nos bons chroniqueurs, ah ! je devais me bien tenir, pour ne pas céder à l’irrésistible joie de la bombe qui allait éclater, ravageant le bon sens et l’esprit gaulois de notre presse, petite et grande. Et, naturellement, ainsi que je m’y attendais, elle a éclaté, la bombe. 34

18Et Zola de cerner les raisons de cette hilarité collective. Selon lui, la Revue de Paris a publié les extraits les plus aptes à séduire le public, en omettant en revanche toutes les explications scientifiques. Alors pourquoi  Zola intervient-il ? Ce ne sont pas les rires qui le dérangent, il y est habitué. Mais le voilà  déçu par une aventure dont il attendait une éclatante vérité.  Il rappelle dans cet article qu’il souhaite que l’Enquête du docteur Toulouse devienne un modèle de document humain. Or, dans les articles des semaines précédentes on a ironisé sur l’observateur Zola à son tour observé, sur l’enquêteur devenu objet d’enquête. A travers la mise en cause de la méthode de Toulouse, c’est la méthode zolienne, la collecte de documents,  qui est moquée. La participation à l’Enquête est présentée comme un passage obligé pour le chef de file naturaliste. Maurice de Fleury, médecin et écrivain, évoque une attitude héroïque :

Il ne voulait pas se dérober à cette rude étreinte de la science qu’il a toujours prônée ; le maître du naturalisme, le père du  « document humain » ne pouvait fuir à l’appel de la vérité. 35

19Mais sous la plume de nombre de chroniqueurs, le choix de Zola est perçu comme une provocation ultime et malsaine d’un pontife littéraire prêt à tout pour assurer le succès de son mouvement artistique :

Or M. Emile Zola était le seul homme qui pût et qui dut se présenter à ces expériences. En acceptant de les subir et de les laisser rendre publiques, il était dans la logique de sa vie et de son œuvre. L’écrivain qui a consacré ses efforts à imposer la méthode expérimentale dans la littérature, qui a prêché avec une sorte d’ardeur apostolique la foi au document humain, ne pouvait refuser à un chercheur de documents le plus important de sa collection, c’est-à-dire lui-même. 36

20D’où la gaieté de certains rédacteurs, tel Maurice Spronck qui s’exclame : «  La voilà bien, la « tranche de vie » ! Le voilà, l’authentique « document humain » ! 37 Emile Bergerat file la métaphore en la corsant du piment naturaliste pour persifler encore 38:

Le naturalisme atteint ici à son comble, – et à un comble ! Il est évident que son chef, en se prêtant à un pareil examen, a poussé jusqu’à l’héroïsme la logique de sa doctrine. Il est assez drôle que vous soyez aujourd’hui la victime de ce procédé d’analyse. 39

21Et Rosny se lance dans une déploration qui doit profondément toucher le maître du naturalisme :

Ah ! M. Zola, puisque vous nous servez d’enseigne, tenez-le donc un peu plus haut notre pauvre étendard, ne le laissez pas traîner dans la boue. 40

22Lui, Zola, qui se veut une force, est donc décrit tel un observé, un expérimenté, une victime passive. Il n’est donc pas étonnant qu’il réagisse au lendemain de l’attaque de Drumont qui le montre tel un homme ayant eu besoin de s’épancher comme tout un chacun et non pas en tant que collaborateur actif d’une enquête intelligente. Mais a-t-on déjà vu un enquêté se mêler des résultats, les commenter lui-même, voire contester les conclusions que d’autres peuvent en tirer? On avait déjà sourcillé lorsqu’il avait évoqué dans la préface sa relecture, soi-disant pour validation, des propos de Toulouse. Les rires vont donc changer de nature et se faire plus agressifs envers Zola. Dans la Vie parisienne, par exemple :

À voir la manière dont M. Zola travaille, ses innombrables fiches venant s’enchâsser les unes dans les autres, ses innombrables observations (et de quelle qualité, parfois !) copiées et recopiées avec soin : à voir sa besogne s’accomplir avec régularité, chaque matin, aux mêmes heures, sans ardeur et sans joie, même presque sans « pensée » (jamais il ne songe à son livre après avoir quitté la plume), on croirait voir un honnête comptable, ou Bouvard et Pécuchet tels que voulait nous les montrer Flaubert à la fin de son livre, copiant, copiant, copiant… Et sans croire à « l’inspiration échevelée », il y a entre cette besogne littéraire et la manière dont elle est faite, un contraste d’une jolie saveur de comique. 41

23La critique la plus violente vient à nouveau d’Henry Céard qui, dans un second article de LEvénement, déclare :

Et d’ailleurs, amertume ou envie, en quoi les critiques adressées à M. Le docteur Toulouse peuvent-elles avoir tant de retentissement en M. Emile Zola ?

Il n’est ici qu’un cadavre  soumis à une dissection dont il est permis de contester la méthode et la conclusion. Un cadavre a-t-il jamais pris parti pour ou contre son anatomiste ? A moins qu’ici le cadavre se trouvant être un individu vivant, n’ait soufflé à l’observateur déférent des conclusions auxquelles il tient, et que M. Emile Zola, en défendant les idées du docteur Toulouse, ne défende ses idées propres, entreprise généreuse, mais qui donne une piètre idée de l’indépendance du spécialiste. 42

24Cadavre, dissection… des mots étranges à propos d’un homme bien vivant. Mais des termes employés par plus d’un chroniqueur et qui nous orientent vers une autre réception, inconsciente, de l’Enquête du Dr Toulouse. Celle-ci, par le vocabulaire et les méthodes employés, a entraîné les journalistes à user des images de l’enquête policière. Il est vrai que le Dr Toulouse a procédé avec Emile Zola comme avec un véritable criminel. Il n’est qu’à voir les illustrations de son ouvrage, où nous retrouvons d’une part les empreintes digitales de Zola  mais également sa photographie prise précisément dans les locaux de l’identité judiciaire de la préfecture de police, de face et de profil, avec la pose demandée aux assassins. D’autre part, les observations, expertises graphologiques et tests s’apparentent  à une enquête policière. Ainsi Zola est-il sommé de livrer des détails sur sa famille, sur son emploi du temps, sur les circonstances qui l’ont conduit à sa carrière littéraire. Apparemment troublé par sa culpabilité, il est  incapable d’identifier ses propres œuvres… Toulouse termine d’ailleurs sa préface en employant l’expression « procès-verbal de l’examen ». Les journalistes jouent sur l’ambiguïté : Jules Chancel titre « M. Zola au service anthropométrique »43, tandis qu’un journaliste intitule son article de l’Eclair « Sur la sellette »44.  Mais cette enquête policière qui se termine sans coupable déçoit : le génie n’est toujours pas localisé et Zola s’avère bien semblable à ses contemporains.

25L’image de la dissection, qui revient sans cesse sous la plume des journalistes, est liée à cette frustration ainsi qu’à une grande préoccupation de l’époque, la lecture de l’invisible. Quelques mois plus tôt les rayons X avaient inspiré à Vignola une caricature où l’on voyait  Zola et, par transparence, le contenu de  son ventre. Or dans cet abdomen  se nichait le double de l’écrivain enfin devenu académicien, flanqué de ses livres45. Aristide Bruant, qui intitule sa chanson sur l’Enquête « Ventrilogie », se souvient sans doute de ce dessin et le détourne dans sa dernière strophe :

Et l’docteur nous a démontré

Qu’c’est un Mossieu qu’a la manie

D’écrir’ sous l’nom d’Emil’ Zola

Des volum’s qui s’vend’nt bien, mais entre

Nous i paraît qu’c’est tout c’qu’il a

Dans l’ventre 46

26Edouard Toulouse se flatte d’avoir travaillé sur le vivant mais en déplorant  paradoxalement ça et là que son sujet ne soit pas mort, effet comique qui n’a pas échappé aux journalistes. Après avoir souligné qu’il était plus difficile de mesurer la tête d’un individu vivant  qu’un crâne, le médecin déclare par exemple: « il serait du plus haut intérêt de pouvoir contrôler par l’examen nécropsique les constatations faites durant la vie ». Zola a également entretenu l’ambiguïté puisque son texte prend la forme d’un testament littéraire et précise qu’on a procédé à l’« examen de [s]a guenille ». Le terme de dissection est donc tout indiqué et les modalités de l’examen sont explicitées par les chroniqueurs. L’article du Gaulois ajoute que Zola « s’est étendu sans voile sur la table d’amphithéâtre où M. Toulouse l’a disséqué d’une main assurée. »47 Même image chez le Dr Fleury qui parle « d’implacable dissection »48 alors que Céard insiste sur un acte impudique puisqu’il évoque les « disséqués volontaires »49. Zola cultive donc l’image de l’autopsie en suggérant que l’Enquête est un document de taille pour les générations de savants à venir : 

Imaginez que nous ayons sur Molière, sur Jean-Jacques Rousseau, une enquête d’un docteur Toulouse de l’époque. Cela nous épargnerait, au moins, des recherches, et des discussions médicales posthumes. Quel précieux document ce serait, aujourd’hui, non seulement pour la science mais encore pour l’histoire et pour la critique littéraire ! Et, quant à moi, j’ai préféré assister à ma dissection que de livrer mon ombre à l’inconnu du scalpel. 50

27Enquêté actif, ère du tout document, on voit que le thème de l’enquête devient vertigineux chez Zola. N’imagine-t-il d’ailleurs pas que les réactions de la presse sur l’Enquête pourraient à leur tour constituer un document :

Il est toujours agréable de constater que les choses qu’on attend se réalisent telles qu’on les attend.

Et, cette fois, elles se sont vraiment réalisées avec une ampleur magistrale, d’une extraordinaire beauté de document et de leçon. 51

28La folie provoquée par l’Enquête va toutefois s’apaiser. Il est à noter d’ailleurs que les célébrités pressenties par le Dr Toulouse, visiblement traumatisées, vont reculer, hormis Poincaré sur lequel porte un second volume, plus pudique, en 1910. Retenons deux aspects de cette réception mouvementée de l’ouvrage. Le premier est la réflexion poussée sur l’enquête, sous des dehors de vaste chahut. Mais une observation attentive prouve que l’humour vise les procédés de l’enquête et non pas Zola. Il est en effet très symptomatique qu’aucune caricature – à ma connaissance – n’ait mis en scène Zola et son système pileux abondant, Zola et ses flacons d’urine, etc. Cela aurait été d’autant plus facile que ces charges auraient pu alors réemployer l’inévitable pot de chambre associé à Zola52. On connaît en revanche deux images de l’Emile Zola du Dr Toulouse, associées à une chanson, et qui sont très instructives. La première met en scène le dévoilement de l’intime, associé à la rédaction : Zola, de dos, nu à l’exception de ses chaussettes, porte une plume hypertrophiée et un livre. La seconde insiste sur la dissection du vivant, sur le document humain, et sur le rôle ambigu de Zola dans l’Enquête du Dr Toulouse : de face, Zola, torse nu, découvre ses entrailles, transformant la peau de son ventre en tablier de chirurgien, et s’apprête à rédiger…53 On comprend mieux qu’un des chroniqueurs les plus vindicatifs ait été Céard. Celui-ci déplorait en effet avoir initié son ami au positivisme, et regrettait la manière dont Zola utilisait la science et menait ses enquêtes. Second fait à retenir, l’immixtion de Zola au nom de la vérité, dernière réaction forte avant son intervention dans l’Affaire Dreyfus. L’article de Drumont, dans la Libre Parole, semble avoir précipité l’intervention de Zola sur le travail de Toulouse. Or ce journal avait ce jour-là pour titre principal « Les complices de Dreyfus »…