Marceline et la jeune morte
Sur un topos élégiaque dans Les Pleurs
About an elegiac topos in Les Pleurs
1Si je me permets ici de nommer la poète par son prénom, ce n’est pas par familiarité, mais pour faire rime et pendant à mon article « Lamartine et la jeune morte » (« Alphonse et la jeune morte » aurait fonctionné pareillement !), rédigé lui aussi dans la perspective d’un chapitre « La jeune morte, juvénile ombre de toutes » de mon essai en préparation sur l’Élégie romantique La Voix plaintive II – Dans l’azur noir du deuil. Expérience et pensée élégiaques.
2Le motif de la jeune morte est un topos de l’élégie préromantique et romantique et a contribué grandement à la diffusion de la tonalité élégiaque au-delà de la poésie lyrique (Foglia et Loubier, 2022). Ce topos est fortement genré et adopte dans l’élégie masculine un registre qui mêle avec une ambiguïté significative l’érotisme et la mort : l’archétype iconographique serait le tableau de Girodet « Les funérailles d’Atala1 » et la formule poétique en serait cet hémistiche lamartinien : « Elle était morte et nue » (Lamartine, « Le lis du golfe de Santa Restituta », (1849), 2006, p. 132-133). Rappelons que toute la période élégiaque d’avant Lamartine et Marceline Desbordes-Valmore opère un vaste glissement de l’élégie érotique, d’inspiration latine et libertine, vers l’élégie funèbre et métaphysique (Potez, 1898 et Loubier, 2012). Dans l’élégie féminine, ce registre érotico-funèbre est plus complexe à analyser en raison même de la difficulté pour les femmes qui écrivent à exposer et explorer le désir féminin : la jeune morte n’est pas chez elles un objet de désir ambigu comme chez les hommes. La poète peut citer en épigraphe de « Nadège » (GF, p. 124) la courte pièce de Parny « Vers sur la mort d’une jeune fille » parce qu’elle est très « chaste2 ».
3Chez Marceline Desbordes-Valmore la représentation directe ou indirecte de la jeune femme morte peut inclure des fantasmes de type homosexuel (voir le récit de rêve dans lequel le fantôme de l’amie Albertine vient embrasser la rêveuse sur la bouche3 – mais ce n’est pas un poème). Pour éviter toute équivoque, il vaudrait mieux parler d’extension sororale du Moi, forme particulière de narcissisme de vie dans laquelle le Moi n’accède à sa pleine identité que dans la fusion avec la communauté de genre. Mais le motif prend encore un autre aspect, fortement lié à une identification projective de la poète avec cette figure, processus que je voudrais tenter ici de cerner, pas seulement pour un relevé thématique du motif et son interprétation psycho-biographique, mais surtout pour en définir l’enjeu métapoétique, son incidence sur la poétique élégiaque de Marceline Desbordes-Valmore à l’œuvre dans Les Pleurs.
« Il est si beau de mourir jeune »
4Dans le poème « Les fleurs » (GF, p. 173-174), le vers final du premier quatrain, repris en clausule, « Mourir jeune, au soleil, Dieu ! que c’est bien mourir » semble répondre à l’épigraphe empruntée à Latouche, « il est si beau de mourir jeune ». On pourrait gloser sur l’intention de cet emprunt et sur la distorsion de sens que la poète introduit : Latouche parle du poète Chénier mort jeune, « sans tache », Marceline s’identifie aux fleurs qui meurent au soleil et semble appeler la mort de ses vœux. Mais par son homophonie avec le titre-thème du recueil Les Pleurs, le titre du poème indique une fascination pour l’éphémère passage des fleurs sur la terre, qui rappelle nettement les funérailles d’Atala, statue de la Virginité ornée d’un magnolia fané (Chateaubriand, 1801, 1964, p. 132)4, tout entière placée sous le signe du double thème floral et virginal. Pourquoi est-il si beau de mourir jeune, si ce n’est pour affirmer le paradoxe d’un éphémère éternel selon la formule étrange et forte employée à propos d’une autre jeune morte, Louise Labé5 ? Marceline Desbordes-Valmore s’approprie un topos romantique, celui de la mort précoce comme garantie d’une immortalité du génie : cela fonctionne pour Chénier6 mais aussi pour Loyson (GF, p. 232), un peu moins pour Edmond Géraud7. En mourant jeune, on échappe au travail du temps, parce que l’on n’a pas eu le temps d’entrer dans le temps et de « méchantiser son cœur » (« Ma fille », v. 32, GF, p. 145). L’avant-dernier poème du recueil, « L’éphémère » (GF, p. 229-231) établit l’allégorie du frêle insecte comme innocence éternelle, double allégorique du moi qui jouit de la vie solaire et transforme la mort en vie, hors de la lourdeur des livres. Petit destin mais vaste symbole, la poète affectionne les insectes volants, minuscules et modestes, précisément pour cela.
5Préservant la virginité et la pureté originelles, la mort fige le corps et l’âme de la jeune femme, comme dans un temps suspendu et infini (un peu comme dans la Belle au bois dormant). Chez les élégiaques hommes, le motif procure une double prime de plaisir : d’abord, sur un plan libidinal, ainsi sanctifié par l’immobilité, le corps de la jeune morte devient désirable mais/car à tout jamais inaccessible (voir la Santa Restituta de Lamartine) et, rendu ainsi impossible, le désir s’éternise (Agamben, 1998 et De Certeau, 2016, p. 357-358) ; ensuite sur un plan plus littéraire, la jeune morte se fait l’allégorie du génie précoce, fauché précocement par la mort (voir Victor Hugo sur Dovalle8, voir tous les poètes mourants, autre topos élégiaque). Marceline Desbordes-Valmore pratique elle aussi ce mythe, comme nous le verrons plus loin à propos de Lucretia Davidson, mais selon des inflexions spécifiques. Ici, dans le poème qui nous occupe, elle semble répondre obliquement à Latouche : mourir comme une fleur, mourir dans les fleurs et non dans les pleurs, c’est d’une certaine façon échapper à la flétrissure du temps de l’amour, à la fatalité temporelle des histoires d’amour (qui finissent mal, en général). Double prime de plaisir pour la poète : imaginer une belle mort, heureuse et solaire, et rester vierge de toute souillure temporelle (et accessoirement échapper au souvenir de Latouche, ce faux Prince Charmant, parjure aux traits d’ange).
6Au moment où elle publie Les Pleurs, Marceline Desbordes-Valmore n’est plus une jeune femme. Elle n’a pas le statut de jeune Muse précoce comme Delphine Gay (née en 1804), Élisa Mercœur (née en 1809 et morte à 25 ans) ou Alphonsine-Théolinde Cotte qui publie en 1833 une « Jeune fille mourante », son chant du cygne authentique puisqu’elle meurt avant son quinzième anniversaire. L’élégie que pratique Marceline Desbordes-Valmore fait plutôt le compte des « biens perdus ». Parmi ces objets dont la plainte et les pleurs déplorent la perte figurent le Moi et la Voix. En manipulant les « mots tristes » de l’élégie, il faut bien se garder de réveiller les « mots affreux », les mots qui font peur. Une voix trop plaintive, qui pratique les « plaintes interdites » (« Ma fille », v. 29, GF, p. 145) fait peur à celle qui la fait vibrer (« j’ai peur de ma voix », « À Monsieur A. de L. », v. 32, GF, p. 149) car elle fait resurgir un passé traumatique, un « noir souvenir » (« Ma fille », v. 50, GF, p. 146). C’est ce que j’ai tenté de démontrer (Loubier, 2022) : l’interchangeabilité des objets perdus concentre en quelque sorte le deuil sur le Moi en établissant une identité ou une gémellité de l’objet perdu et du Moi, ou une incorporation de cet objet. Y compris pour le deuil amoureux : la poète pleure la perte non pas de l’homme aimé (appelons-le Latouche si l’on veut) mais de la qualité de l’amour qu’elle lui portait. C’est déjà un énorme pas en avant dans le travail de deuil. De sorte que toute jeune morte n’est autre qu’une des stases du Moi, voire : elle est le Moi. Là où l’élégie masculine objective la jeune morte en objet de désir suspendu, l’élégie féminine l’introjecte et l’assimile partiellement ou totalement à titre de double, d’image spectrale de soi, presque de sujet. Ainsi Marceline Desbordes-Valmore déjoue le piège du topos masculin : elle semble l’imiter, mais en fait le détourne au profit d’un travail de deuil poétique qui n’a bien entendu rien à voir avec le désir réel de mourir, mais au contraire avec une énergie « bondissante » pour maintenir vivants ensemble le Moi, sa Voix et l’objet perdu incorporé (Abraham et Torok, 1987). Comme l’écrit Pierre Fédida, « La mélancolie est moins la réaction régressive à la perte de l’objet que la capacité fantasmatique (ou hallucinatoire) de le maintenir vivant comme objet perdu » (Fédida, 1978, p. 66). La mort d’une belle femme est certes un beau sujet poétique, selon la formule d’Edgar Poe (Poe, 1989, p. 1012), mais là n’est pas du tout le dessein de la poète : elle a mieux à faire, elle travaille à sa propre survie, son souci n’étant ni d’esthétiser la mort, encore moins de pétrarquiser sur l’horrible, comme dit Sainte-Beuve à propos des Fleurs du Mal. Sa poétique du songe, en revanche, peut parfois adopter les motifs du fantastique de type frénétique (Loubier, 2020). N’oublions pas que « ce pauvre enfant heureux » a passé toute son enfance à jouer dans les allées d’un cimetière, s’habillant de fleurs mais n’en sentant pas « l’effroi » (« Tristesse », v. 36-40, GF, p. 105). Elle a grandi dans l’idée de la mort mais elle veut vivre toujours.
Ange et jumelle
7La jeune morte est une figure angélique et jumelle. Certes sa virginité dans l’élégie masculine est un des invariants majeurs du topos, mais cette virginité est corrélée à la libido, au même titre que le statut de sœur (réelle ou fictive), pour établir un double interdit (profanation et inceste) renforcé par celui de la nécrophilie et pour définir le désir comme triplement impossible donc éternel (comme dit plus haut). Cette « vierge longtemps rêvée » (Sainte-Beuve, (1829), 2004, « Le dernier vœu », p. 80) est un pur objet de désir, ainsi de la « Jeune tarentine » de Chénier, de l’Atala et de l’Amélie de Chateaubriand, des « mortes sitôt que nées » du poème de Hugo, de la Graziella/Elvire/santa Restituta de Lamartine, des Ondine de Rességuier ou Latouche, de l’Ophélia de Nodier, la Lucie et la Georgina (une autre américaine) de Musset, des vierges défuntes fictives ou réelles de Louis Belmontet, d’Adolphe Michel, de Maurice de Guérin9, etc. Bien sûr ce chœur des vierges compose un hypotexte majeur et hétéroclite des poèmes de Marceline Desbordes-Valmore, qui connaît aussi les pièces de ses consœurs consacrées à la même thématique (aux trois poétesses mentionnées plus haut on peut ajouter Anaïs Ségalas, Victorine Babois, Amable Tastu10). On pourrait dire pourtant qu’avec des matériaux similaires, Marceline Desbordes-Valmore effectue un tout autre travail poétique.
8La figure de l’ange, très présente dans le recueil, a pour fonction de rendre absolue la virginité et de la dégager de toute appréhension libidinale. L’ange est immaculé, par définition désexualisé. Par sa position finale, le poème « Le convoi d’un ange » (GF, p. 232-236) effectue en quelque sorte la synthèse de toutes ces données : dans le récit, l’enfant mort n’est pas « genré », rendu neutre par la blancheur générale de l’appareil du deuil. « Fait ange dans l’azur inondé de lumière » (« Le convoi d’un ange », v. 71, GF, p. 235,), il est une image aveuglante, éblouissante, au sens propre comme figuré (voir les vers 73-76, ibid., et « L’impossible », v. 2-3, GF, p. 175). Par cette assomption solaire, l’enfant mort est porteur d’une « révélation », plus claire que celle du poème d’ouverture du recueil auquel répond ce poème final : l’amour d’une mère qui dit à sa fille « Tu vivras toujours ! » (« Le convoi d’un ange », v. 37, GF, p. 234). Jumelle symbolique de l’enfant mort, la petite Marceline connaît (éprouve sensoriellement) alors la certitude de son immortalité. La tonalité du poème – paradoxalement euphorique dans un contexte de deuil – confirme cette lecture du poème comme théorie infantile de l’immortalité, théologiquement assez conforme (?), éminemment satisfaisante pour le narcissisme de l’enfant d’alors mais aussi celui de l’adulte qui se souvient et écrit. De sorte que le poème est à double fond : au-delà d’un récit de type autobiographique de l’enterrement d’un enfant, il affirme la pérennité absolue de l’amour maternel et de la fidélité filiale. Le poème est d’ailleurs dédié à la mère, personnage presque central du récit : « À ma Mère qui n’est plus. »
9Au moment où elle écrit Les Pleurs, Marceline Desbordes-Valmore est mère de trois enfants, un garçon et deux filles, mais elle a déjà perdu deux filles et un garçon en bas âge11. La mortalité infantile au début du XIXe siècle est assez importante (Morel, 2004) : elle renforce le sentiment d’une précarité de la vie humaine et plane sur les enfants vivants dans l’esprit des mères12. Elle devient aussi le sujet de poèmes (Mme Babois sur la mort de sa fille, la petite Anna morte du choléra ; ou bien Victor Hugo « À l’ombre d’un enfant » (Odes et Ballades, V, 16) sur la mort de son premier fils Léopold à l’âge de trois mois, Lamartine sur la mort de sa fille Julia) et de tableaux (« L’enfant malade » de Ary Scheffer, 1823). Dans Les Pleurs, on ne trouve pas de poèmes consacrés au deuil de ses propres enfants (on les trouve dans d’autres recueils avant et après Les Pleurs), mais la profonde empathie exprimée dans le poème « Le jumeau pleuré », son ancrage référentiel résonnent évidemment de manière particulière pour Marceline Desbordes-Valmore. L’angélité conférée à l’enfant mort est une manière d’euphémiser la mort et s’accorde somme toute avec les données théologiques de l’époque. La gémellité (ou la sororité) associée à l’angélité est présente aussi dans l’ordre du réel : le poème « Le jumeau pleuré » et lui dédié à la Mère (GF, p. 53). Le thème en est aussi très aérien : les anges n’ont pas posé le pied à terre et s’en retournent au ciel sans souillure, ainsi de Nadège, morte « à vingt ans » pure comme la neige, malgré le sang de la guerre.
10Mais dans l’ordre du symbolique, le poème « Le mal du pays » fait d’Albertine, l’amie d’enfance, morte à l’âge de 32 ans, une sœur jumelle : « ô ma plus que sœur ! » (v. 43, GF, p. 113). Reprenant le topos élégiaque de la rime sémantique berceau/tombeau, Marceline Desbordes-Valmore fait du retour au pays natal, autre topos élégiaque, une sorte de régression euphorique vers le « même lit » (v. 4, p. 112), associant au vers suivant la mort euphémisée en sommeil à un état d’innocence (« Je veux dormir. J’ai soif de sommeil, d’innocence »). Au passage, « L’oreiller d’une petite fille », poème dont on s’est tant gaussé, peut être lu dans cette perspective : ce sommeil doux et blanc, c’est l’amour de la mère pour tout « enfant perdu », mais c’est aussi la mort comme repos après un long travail (épigraphe du poème « Le retour du marin », GF, p. 184 : « Pour qui s’épuise à travailler / La mort est un doux oreiller »).
11Encore une fois cette pulsion de mort n’a rien de négatif, et se définit comme aspiration à un état antérieur à l’être, non à une destruction du Moi. C’est même plutôt l’entrée dans le monde qui est jugée dysphorique : « D’où vient-on quand on frappe aux portes de la terre ? […] / Pleurants, comme effrayés d’un sort involontaire (« Le mal du pays », v. 17 et 20, GF, p. 112). Rejoindre Albertine dans son « autre vie », c’est d’un même geste abolir la distance entre morts et vivants et restaurer la virginité première de l’enfant ou de la jeune fille, avant la souillure du mariage (comme le suggère judicieusement la note p. 113) : la « robe de printemps » dénouée (ibid., v. 31) figure la rupture du nœud13 originel qui faisait de l’innocente vierge une figure de l’Un, de l’Indéfait.
12Mourir au printemps de son âge relève évidemment d’un topos proche de l’ironie tragique, celle de l’épi fauché au plus beau de sa croissance. Les dangers qui guettent les jeunes filles, Marceline les connaît bien. Au moment où elle établit le « compte douloureux » (« Tristesse », v. 32, GF, p. 105,) de son existence, elle cherche à en préserver ses filles (voir le poème « Ma fille », Les Pleurs, p. 144) et se souvient très certainement du poème des Orientales « Fantômes » qui déplore la disparition des jeunes filles « Toutes fragiles fleurs, sitôt mortes que nées ! » (Hugo, 1829, p. 513) lorsqu’elle s’écrie : « les mots qui font peur […] disent que l’on meurt en sortant d’une fête » (« Les mots tristes », v. 28-29, GF, p. 57). Le « bal folâtre » et le vertige de la danse dans le poème de Hugo peuvent figurer la menace d’une déliaison et associent la fête et la mort, l’amour et la mort. Restaurer intacte, indéfaite, la robe de printemps d’Albertine ou de ses propres filles, c’est les préserver de cette menace.
13L’entreprise dépasse donc le simple travail de deuil sur la mort d’une amie car si cette amie est un double du Moi, si la fille Ondine est le moi-enfant de sa mère (« Ma fille », v. 21, GF, p. 145 ; aux v. 35-36, c’est même la mère qui imagine une régression fœtale dans le sein de sa fille !), toute femme qui pleure ou meurt est une sœur, et c’est l’immense territoire de la sororité qui s’ouvre. Pour réparer ses propres déliaisons, le Moi constitue l’écriture poétique en entreprise de figuration imaginaire de la Joie originelle de l’Un, au cœur du féminin, dans la filiation mère-fille, dans les amitiés féminines et dans les affinités poétiques majoritairement féminines (si l’on excepte Lamartine, Aimé de Loy ou Géraud). Contre les « plaintes interdites » de l’élégie négative et leurs « mots affreux » qui font peur, s’invente donc sous nos yeux une élégie (re)bondissante, une voix éminemment réparatrice car partagée dans un dialogue universel (chez Marceline Desbordes-Valmore, l’énonciation est souvent adresse qui interpelle et nous dit d’emblée : « Vois-tu »). Si lointaine qu’elle soit dans le temps (Louise Labé) ou dans l’espace (Lucretia Davidson), la jeune morte est une prochaine au sein de la communauté élégiaque.
« Il faut mourir enfant »
14Pour atteindre dans la mort cette virginité existentielle et solidaire qui ouvre à la vraie vie absente et libre (deux épithètes fondamentales pour la poète), il faut à la poésie obéir à cet impératif à la fois psychique et langagier : « il faut mourir enfant ! » (« Les mots tristes », v. 107, GF, p. 61), c’est-à-dire vierge de toute souillure et vierge de tout langage, avant l’entrée dans le temps de la sexualité et celui des mots affreux : infans, resté au stade de « l’alphabet d’un ange » (ibid, v. 119), dans ce « [b]el âge somnambule ! enchanté d’innocence » (« Le convoi d’un ange », v. 39, GF, p. 234).
15L’expression « il faut mourir enfant » s’applique d’abord à la vie amoureuse et rejoint un des grands mythes de l’amour selon l’expression de Denis de Rougemont : la mort à deux des amoureux dans leur jeune âge. C’est un motif que Marceline Desbordes-Valmore emprunte peut-être à Vigny qui l’a développé dans une « élévation » des Poèmes antiques et modernes, « Les amants de Montmorency14 » (Vigny, 1986, p. 102-105), l’histoire d’un couple de très jeunes amants qui après trois jours d’extase, « d’amour et d’harmonie » décident de se suicider, événement qui eut un certain retentissement dans l’esprit des romantiques pour son caractère absolu. Ce motif revient à plusieurs reprises dans Les Pleurs et fait de la poète amoureuse elle-même une jeune morte en puissance. Le poème inaugural du recueil pose l’image des amants réunis dans la mort : « Et qu’en entrant aux cieux, toi calme, moi légère, / Nous soyons reconnus pour amants de la terre » (« Révélation, v. 126-127 et note, GF, p. 43). Le très platonicien poème « Amour » (GF, p. 51-52) se clôt sur un vers pris en charge par le « je » : « Je voudrais mourir jeune, et mourir avec toi ! » Les deux ramiers partagent dans la mort un nid devenu leur tombeau et peuvent ainsi s’aimer toujours (« La vie et la mort du ramier », GF, p. 46-47). Le marin Jame et sa fiancée sont « Morts… et mariés pour toujours ! » (« Le retour du marin », v. 40, GF, p. 146). Mourir à deux est une façon de suspendre le cours du temps et, bien entendu, d’idéaliser l’amour.
16Mais l’expression « mourir enfant » a également un sens qui touche au rapport au langage. Dans le présent absolu de l’écriture et de la « communication15 » poétique, il est impossible d’inventer une langue, mais peut-être possible de chercher une parole singulière (au sens que lui donne Laurent Jenny (Jenny, 1990), notamment quant à une révélation apportée sur soi par des « événements figuraux »). Si cette parole peut faire peur à celle qui la prononce, elle peut aussi l’étonner, voire la ravir. L’effort poétique intense de Marceline Desbordes-Valmore est d’imaginer une langue immatérielle, une voix sans voix, déjà effacée, ou bien encore à venir. S’il faut se résigner à emprunter la langue commune, qui est toujours la langue des autres, et des autres poètes et souvent des hommes, la poésie du pleur peut être cette voix sans voix, réduite au cri d’[de l’]âme, c’est-à-dire au cri silencieux de la plainte : « Ah ! tu sais, tout est triste la nuit : / Ses astres sont voilés, son silence a des plaintes » (« Minuit », v. 21-22, GF, p. 67, je souligne). Marceline Desbordes-Valmore rejoint Vigny, mais par d’autres voies, pour qui « le silence est la poésie-même ». La voix blanche de la plainte est aphone, insomniaque, mais pas in-signifiante, comme les pleurs des nouveau-nés, jetés dans l’existence, expriment leur détresse : « Pleurants, comme effrayés d’un sort involontaire » (« Le mal du pays », v. 20, GF, p. 112).
17Je l’ai déjà avancé ailleurs (Loubier, 2012, 2020, 2022) : l’objet perdu fondamental chez Marceline Desbordes-Valmore, c’est la Voix. Les voix perdues des enfants morts, « Douces voix que la terre a pour jamais perdues » (« Le convoi d’un ange », v. 6, GF, p. 232) sont exactement identiques aux pages perdues de Lucretia :
Que de chants étouffés ! que des pages perdues !
Que d'hymnes au silence avec toi descendues !
Tu sortais d'être enfant, Lucretia…tu meurs
(« Lucretia Davidson », v. 70-72, GF, p. 165)
18Ces voix sont la vraie poésie : des voix-traces, ou bien des voix restées virtuelles, celles des « virtualités inaccomplies » selon l’expression d’Éric Benoit à propos de la Lénore de Poe et de l’Anatole de Mallarmé (Benoit, 2005). Deuil d’une parole en devenir, en quelque sorte. C’est ce qui rapproche les enfants morts des jeunes mortes, surtout lorsqu’elles sont poètes : mourir jeunes les aura préservé.e.s d’une langue impure, parlée par les « pervers » (« Les mots tristes », v. 109, GF, p. 61), une langue qui n’aura pas « méchantisé » leur cœur, mais laisse en même temps rêver une parole-musique idéale parce que non-encore proférée, ou bien pur silence, comme celle du rossignol qui n’aura finalement pas « répandu sa voix dans la vallée » (« Les mots tristes », v. 112, GF, p. 61,), vierge de toute incarnation dans la langue, dont « pas un chant n’est faux » (« Le convoi d’un ange », v. 45, GF, p. 234) et qui est un « solfège harmonieux », la « clé sonore » d’un paradis (« Les mots tristes », v. 121, GF, p. 61).
« C’est moi ! »
19« La jeune morte, c’est moi », pourrait dire Marceline Desbordes-Valmore tant elle s’identifie à deux poétesses, qui rejoignent d’autres figures féminines juvéniles et élégiaques, les pleureuses, les plaintives, les martyres, les sacrifiées, les veuves (en vrac : Ophélia, Jeanne d’Arc, Niobé, la jeune Tarentine, la duchesse de Berry, Atala, Antigone, Elvire, Eurydice, Marie Stuart, Corinne, Sappho et d’autres poétesses plus proches et plus « réelles » – voir dans « Lucretia Davidson », Delphine Gay et Amable Tastu). En intégrant Lucretia dans la grande famille des jeunes mortes ou des jeunes filles en longs habits de deuil, comme la Plaintive Élégie en personne, Marceline Desbordes-Valmore s’inscrit elle-même, comme femme et comme poète indissociablement, dans la communauté élégiaque. À rebours de la désolante formule de Sainte-Beuve déclarant qu’il y a en tout homme un poète mort jeune à qui l’homme survit, Marceline Desbordes-Valmore nous dit qu’il y a en toute femme une poétesse morte jeune qui reste poète, qui dit « encore ! » ou « Et me voilà ! ». Exclamation et Présence.
20Lucretia Davidson est d’emblée définie comme une « Muse à la voix d’enfant » (« Lucretia Davidson », v. 1, GF, p. 161-166). Glaneuse comme Marceline (« À Monsieur Alphonse de Lamartine », v. 91, GF, p. 138), gracieuse comme Ondine, « étonné[e] de la terre » comme Louise Labé, sœur de Madame Tastu, de Delphine Gay, de Pauline Duchambge et d’Albertine (voir note 2, GF, p. 165), libre dans la mort comme le sera vingt années plus tard Ondine (voir note 2, GF, p. 166), Lucretia est la synthèse de toutes les mortes que le recueil évoque (au sens fort du verbe). Elle est la sœur absolue16, la jeune morte idéale. Louise Labé est une jeune morte du passé17, prise par l’amour à peine sortie de l’enfance et de sa « jeunesse hâtive » (« Louise Labé », v. 80-83, GF, p. 156). Comme Lucretia, elle est une « mélodieuse enfant ». Son chant libre et joyeux la rapproche d’Ondine et de Marceline elle-même. Elle est un « éphémère éternel ». Comme la salamandre, elle survit à toute destruction. « Naïve et du monde étonnée », elle possède la grâce enfantine de voir tout en nouveauté comme le génie enfant selon Baudelaire.
21Dans une fort intéressante élégie judicieusement intitulée « La plainte » (1823), Adolphe Michel évoque le mal qui le consume, à savoir le génie poétique et solitaire, et il se compare à la vierge qui se meurt parce que « Sa virginité la dévore » (vers final). En somme, les élégiaques masculins sont brûlés de l’intérieur par l’intensité de leur plainte, tandis que les femmes n’ont que leur féminité/virginité/sainteté pour les consumer18. Marceline Desbordes-Valmore parvient à démontrer par la figure de la jeune poète morte que féminité et génie poétique peuvent fusionner en la même personne. La poésie devient alors son âme même.
22Une curieuse élaboration fantasmatique confirme cette hypothèse : dans le poème « L’âme de Paganini » (GF, p. 177-181), la poète joue sur le sens du mot « âme » et remotive la métaphore en évoquant la légende d’une femme morte à force d’aimer le violoniste et réincarnée en quelque sorte dans l’âme de son violon. La musique ainsi produite émane des deux amants réunis, dans les « sanglots d’amour » et les « cris délicieux ». Les « pulsations », les palpitations de cette musique bondissante (« Tu bondis de musique », GF, p. 178, note 3) ont quelque chose d’à la fois sensuel et fusionnel, mais surtout le symbole dit que, en jouant, l’artiste parle à sa sœur la jeune morte (on ne sait pas trop s’il l’a tuée, ou si elle est morte d’amour, ce qui n’est pas exactement la même chose…). Le violoniste est un double allégorique du poète (voir l’épigraphe de Lamartine) mais aussi de la poète : comme elle il est une cigale (v. 10, p. 178), comme elle il est un oiseau « au sommet d’un roseau » (v. 20, p. 179). La « voix bondissante » de la poésie est celle de l’enfance retrouvée à volonté : ses « cris d’âme », comme ceux de Lucretia, survivent à la mort physique et chantent pour l’éternité : « Tu vivras toujours ! » dit la poète au violoniste, exactement comme la mère avait dit « Tu vivras toujours ! » à la petite Marceline.
23Ainsi, sur la base de cette voix perdue qui continue de vibrer au-delà de la mort, la poète construit un « scénario auctorial » qui exprime à sa modeste façon le vœu et la joie d’une immortalité : « Vivre ! toujours vivre, / […] / Un Dieu qui se livre, / Pour tuer la mort ! », tel est le cri que la poète lance à l’enfant Jésus – figure elle aussi sacrificielle – « Je tremble de joie ;/ Tu vivras toujours ! » (« Révélation », v. 62, 65-66 et 75-76, GF, p. 41-42).
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24« Pauvre enfant heureux »… On voudrait esquisser ici l’image d’une poète heureuse. Le motif topique, voire stéréotypique, de la jeune morte n’est pas un motif très euphorique, cela va sans dire. On peut d’ailleurs apporter des nuances : on trouve aussi dans le recueil des jeunes hommes morts (Escousse et Lebras par exemple, voir GF, p. 182, note 2) ; être mourante / être morte, ce n’est pas tout à fait la même chose ; mourir en très bas âge et mourir à 20 ans, ce n’est pas tout à fait la même chose… mais cela ne change rien au fond : dans le grand syncrétisme des deuils (Loubier, 2022) pratiqué par Marceline Desbordes-Valmore s’exprime de manière constante, itérative, inchoative, exclamative une universalité de la pulsion de vie. Écrire des poèmes, c’est continuer d’être étonnée du monde, c’est exprimer une joie devinée comme force majeure19 face à la dépression…
25Dans un recueil baigné de pleurs, saturé même de larmes, par une sorte de paradoxe très significatif, le motif de la jeune morte est associé à une forme de joie – parce que dans son imaginaire poétique, il est associé à l’indéfait, à l’encore, à la vie éternelle et éphémère, à la verticalité, à l’éblouissement solaire. Un « pauvre enfant heureux » diffuse sa joie et tue la mort. Souffrir c’est vivre encore : « […] l’espoir filtre toujours / Au fond de ta joie écoulée », dit la poète à son double allégorique (« Le rossignol aveugle », v. 80-81, GF, p. 130).
26Le traitement de ce motif de la jeune morte par Marceline Desbordes-Valmore semble indiquer une victoire psychique d’ordre narcissique sur les deuils directs et indirects, mais aussi une victoire (modeste comme il se doit) poétique et métapoétique : par le glissement de la voix plaintive vers la voix bondissante, par l’identification projective, par la sororité de la voix qui se disperse, se diffuse, se sème au sommet d’un roseau, « dans l’éclair figural, le sujet parlant se produit d’emblée extatiquement triomphant de sa perte » (Jenny, 1990, p. 108). C’est la vive voix du texte qui se fixe telle qu’en Elle-même enfin l’éternité la change – c’est la poète elle-même, en tant que poète et pas seulement en tant que femme, qui se dit à elle-même : tu vivras toujours !