Colloques en ligne

Adrien Cavallaro

Écrire tout bas

Writing “tout bas”

1Il est, dans Les Poètes d’Aragon, un « Voyage d’Italie » qui offre un superbe exemple de hantise poétique : la voix d’un voyageur ancien y converge progressivement avec la résurrection d’une tonalité élective de Marceline Desbordes-Valmore, « cette femme » passée par Milan en 1838 (Aragon, [1960] 2007, p. 3831), comme, neuf décennies plus tard, le poète après la rupture scellée à Venise avec Nancy Cunard. Dans la première partie de ce long poème, le regard se porte sur la voyageuse mélancolique et se double d’une écoute de sa voix ressuscitée :

Je ne vois plus que cette femme je n’entends
Que le frôlement de sa robe au mur des chambres muettes
Que ses vers à mi-voix ses prétextes perdus qu’on pourra comme un théâtre
Avec indifférence lire où c’est convention que l’amour
(Aragon, [1960] 2007, p. 383.)

2Aragon relie la considération des « vers à mi-voix » à une image, le « frôlement de sa robe au mur des chambres muettes », qui donne corps à cette manière bien spécifique de poser la voix. Plus loin, au moment où la confusion des deux voix est proche, un impératif personnel tout aussi significatif reconnaît à celle-ci le pouvoir d’obsession d’un « silencieux concert » : « Écoute cette femme qui te parcourt d’un silencieux concert » (Aragon, [1960] 2007, p. 385). C’est mettre en évidence, dans la poésie de Marceline Desbordes-Valmore, un effet de sourdine auquel les principaux textes qui ont jalonné la réception de la poète ont été moins sensibles qu’à d’autres accents de sa gamme. Comme le remarque Henri Scepi, Verlaine n’aborde pas directement la voix de Desbordes-Valmore2 ; Baudelaire dit quant à lui son attrait pour l’« ardente Marceline », même si la grande métaphore critique du jardin anglais, par laquelle il achève l’étude qu’il consacre à la poète, fait une place au susurrement des oiseaux qui, « [a]près un éclair précurseur », « ne parlent qu’à voix basse » (Baudelaire, [1861] 1976, p. 149).

3Si elle n’est pas la plus répandue, cette voix « tout bas », pour la désigner comme Desbordes-Valmore, traverse pourtant Les Pleurs avec insistance, pour offrir à une gamme dominée par la « voix plaintive » et la « voix bondissante3 » une modulation particulière. « L’Adieu tout bas » en donne la formule : « Dormez à ma plainte, / Quand j’écris tout bas / Ces mots que ma crainte / N’exhalera pas ! » (v. 13-16, GF, p. 89). Je retiendrai de ces vers particulièrement ambigus, qui font entendre comme une berceuse du dépit amoureux, une compréhension avant tout métrique, isolant le deuxième vers. Celui-ci nous invite à rechercher dans Les Pleurs une écriture mineure qui ne coïncide pas avec l’oratio humilis de la rhétorique classique, mais qui corresponde à la mise en scène du murmure, laquelle ponctue tout particulièrement le lieu commun élégiaque de l’adieu. Écrire « tout bas » peut revenir à chanter « tout bas » (dans le premier des « Trois nocturnes » imités de Thomas Moore) à mesure que l’on ressent « tout bas », comme dans « La Mémoire » : l’écoute des « vers à mi-voix » requiert donc l’appréciation de configurations métriques privilégiées, en particulier de certains mètres brefs de chanson ; elle requiert également l’approche d’une vaste palette affective, recouvrant les manifestations d’un usage intime de la parole, de la prière à la confidence amoureuse, mais aussi, et peut-être davantage, un traitement réflexif, distancié, de cet usage. En cela, l’écriture « tout bas » participe d’un phénomène qu’a mis en évidence Pierre Loubier au sujet de l’élégie romantique, qui accomplit pleinement une mutation engagée au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle : plutôt qu’une forme, l’élégie est un « ton » ou une « teinte », le ton pouvant être défini « comme la forme de l’affect, en ce qu’il est directement lié à l’élocution, donc à un cadre discursif codé qui suppose une actio […] et une mise en scène de l’élégiaque » (Loubier, 2013, p. 55). Que l’on rende au verbe « écrire » son complément d’objet, dans la suite du quatrain, et l’ambiguïté de ce mode « tout bas » devient manifeste : plutôt qu’il ne montre, il peut en certains cas voiler, pour s’opposer à la transparence rêvée du « langage appris par les yeux », et entrer en résonance avec cet état intermédiaire du sentiment et de la parole poétique qu’est, dans Les Pleurs, le « cœur entr’ouvert » (« XXIX. Le Mal du pays », v. 44, GF, p. 113). Je voudrais ici tenter d’aborder cette écriture « à mi-voix » comme « forme de l’affect », en tant qu’elle interroge aussi les frontières instables du domaine élégiaque, dans Les Pleurs.

D’un romantisme « tout bas » 

4Le premier recueil de Marceline Desbordes-Valmore, Élégies, Marie et romances (1819), comporte un poème intitulé « Le Billet », qui, sous le rapport de la voix, témoigne de préoccupations précoces. On y trouve, parmi les « Romances », une scène d’écriture « à l’ombre du mystère », qui dessine une lézarde affective entre la rédaction solitaire du billet amoureux et l’illusion d’une adresse « tout bas » :

Quand je t’écris à l’ombre du mystère,
Je crois te voir et te parler tout bas ;
Mais, je l’avoue, en ce lieu solitaire
Tout est tranquille, et mon cœur ne l’est pas
Quand je t’écris.
(Desbordes-Valmore, [« Romances »], 1819, p. 13.)

5La mise en spectacle de la confidence amoureuse disjoint encore, dans ces quelques vers, le parler « tout bas » et l’écriture – domaines dont « L’Adieu tout bas », dans Les Pleurs, assurera l’étonnante confusion. Mais sans doute convient-il en premier lieu de situer cette tonalité à l’aurore d’une gamme (filons la métaphore, puisque la critique de l’époque nous y invite) que Desbordes-Valmore est loin d’être la seule à enrichir. On serait en effet tenté de l’associer hâtivement à la posture d’humilité attendue d’une femme de lettres4, qu’illustrent avec un peu trop de netteté les vers adressés à Lamartine, traçant cette ligne verticale symbolique depuis l’agenouillement rêveur « au fond de ma misère » jusqu’à « l’invisible cime » du grand élégiaque (« XXXVIII. À Monsieur Alphonse de Lamartine », v. 11 et 63, GF, p. 135 et 137).

6À parcourir la production élégiaque des années 1820 et du début des années 1830, ou, plus largement, la production qui intègre cette tonalité volatile5, on trouve d’assez nombreux exemples de ce parler « tout bas », qui s’exerce dans des sphères énonciatives poreuses. J’en retiendrai trois dans le cadre de cette étude, dont l’une excède le domaine de l’élégie : le lamento, la prière et la confidence, partagée entre une face obscure (la déploration autour de l’adieu, par exemple), et une face lumineuse (le murmure exalté du bonheur). Dans les Méditations poétiques, un poème comme « Le Temple » place à sa manière le parler « tout bas » au point de convergence entre la confidence, le soupir et la prière : « J’oserais, Dieu puissant, la nommer devant toi. / Oui, malgré la terreur que ton temple m’inspire, / Ma bouche a murmuré tout bas le nom d’Elvire » (Lamartine, [1820] 2006, p. 203, v. 40-42). Le cadre est solennel, le poète est en proie à une « terreur » sacrée ; les repères de l’adresse se troublent dans ce qui est en réalité un récit du murmure, c’est-à-dire une saisie indirecte du parler « tout bas ».

7On trouverait également chez Hugo, dans ces Feuilles d’automne que Desbordes-Valmore cite en épigraphe de la section « Aux petits enfants », plusieurs exemples du déploiement de cette voix. J’en retiens deux, qui illustrent une diversité d’emplois qu’il ne faut pas, sans doute, chercher à systématiser. « Oh ! qui que vous soyez… », d’abord, poème de ferveur amoureuse où le parler « tout bas » est le privilège du « couple heureux », dont les amants à l’écart du monde se « parl[ent] tout bas, quoique tout seuls » (Hugo, [1831] 2000, p. 325, v. 30). Il y a là l’un des représentants d’une lignée de ce qui, sous la plume du Verlaine des « Ariettes oubliées », deviendra « le frêle et frais murmure », dans un poème qui, lui aussi, s’achèvera « tout bas » (Verlaine, [1874] 2010, p. 83, v. 7 et 18). Quant à l’autre modalité, celle de la prière, du moins de l’adresse solennelle à la divinité, on la trouverait à la fin d’un poème comme « À mes amis L. B. et S.-B. » (XXVII), ponctuant une grande délibération méditative sur la « triple route » s’offrant au « sage », « Nier, douter, ou croire » : « Le plus sage s’assied sous l’arbre du chemin, / Disant tout bas : J’irai, Seigneur, où tu m’envoies » (« Hugo, [1831] 2000, p. 336, v. 87-88). Si l’on voulait entendre parler « tout bas » une voix plaintive qui est absente de ces deux poèmes, il faudrait se tourner vers « Oh ! pourquoi te cacher ?… » (« Hugo, [1831] 2000, p. 310, v. 13-18). Mais retenons surtout le caractère extrêmement mobile d’une inflexion courante, à laquelle Desbordes-Valmore donne un tour assez personnel, non seulement en élargissant son spectre énonciatif, mais en ressaisissant le dire « tout bas » au moyen de verbes inattendus, jusqu’à intérioriser l’effet de sourdine dont il est l’opérateur. Comme « forme de l’affect », la manière « tout bas » travaille de façon synthétique un ensemble de figurations des joies et des tourments du cœur, qui peuvent aller jusqu’à court-circuiter la parole à travers un ensemble de modulations ou de nuances existentielles du silence.

Les formes de l’affect

8Ici encore, le phénomène est perceptible en amont des Pleurs : Les Veillées des Antilles en donnaient déjà plusieurs exemples, en 1821. Dans « Lucette », l’un d’entre eux en particulier racontait l’apprentissage et la répétition de « L’Écho », « air » en cinq sizains hétérométriques, alternant hexasyllabes et trissyllabes, dont le premier a pour refrain « Taisez-vous ! » :

Alexis brûlait tellement d’avoir son tour, qu’il n’attendit pas la fin. Il essayait tout bas l’air qu’il voulait apprendre à Lucette, et saisit le moment où le timide chanteur fermait la bouche, pour dire :

L’Écho

Écho ! voici l’aurore,
Taisez-vous !
La vallée est sonore,
Ne lui dites pas encore
Le nom qui me rend jaloux ;
Taisez-vous !
(Desbordes-Valmore, 1821, p. 155.)

9Le murmure prépare un chant mis en abyme « à mi-voix », et qui commence par appeler de ses vœux les charmes du silence : c’est une configuration que l’on retrouvera d’autre manière dans Les Pleurs, en particulier dans « Révélation ». Soulignons simplement que l’on rencontre ici une mise en scène du murmure, conformément à un traitement de la voix qui trouve sa pleine mesure dans le domaine poétique. Le spectacle du parler « tout bas », dont l’effet de sourdine peut aller jusqu’à l’intériorisation de la voix, y passe alors par diverses modulations qui, de façon originale, substituent au verbe « dire » des termes inattendus. Dans un poème des Poésies inédites (1860), « Allez en paix », l’invitation à la prière peut ainsi revenir à penser « tout bas » :

Dans votre prière, tout bas,
Le soir, laissez entrer mes larmes ;
Contre vous elles n’ont point d’armes.
Dans vos discours n’en parlez pas !
Devant Dieu pensez-y tout bas.
(Desbordes-Valmore, 1860, p. 6.)

10De ce point de vue, la considération de cette tonalité élective, dans Les Pleurs, gagne à associer à la reconnaissance d’un éventail de situations énonciatives bien ancrées dans la poésie contemporaine du recueil une attention aux métamorphoses d’un dire souvent menacé6. Les occurrences du « tout bas », au sens strict, y embrassent les trois modalités que j’ai mises en évidence – lamento, confidence et prière. Bien que cette dernière soit partout présente dans Les Pleurs, du point de vue qui m’occupe, elle est la moins représentée des trois. On la trouve dans « L’Oreiller d’une petite fille » (« Je vais dire tout bas ma plus tendre prière » ; v. 15, GF, p. 228), ainsi que dans « Le Convoi d’un ange », sous une forme allusive qui concentre l’atmosphère d’une communion solennelle entre les vivants et les morts (« On entendait tout bas courir l’éternité » ; v. 50, GF, p. 234).

11Le lamento à mi-voix, qui peut à l’occasion rencontrer la confidence, comme dans « La Mémoire » (« Ce que j’ai ressenti tout bas / De sa haine… ou de son délire, / Tout haut je ne veux pas le dire » ; v. 21-23, GF, p. 151), se laisse entendre dans la caractérisation des vers d’une héroïne de la malédiction, Lucretia Davidson, lorsqu’il est question des « feuilles prophétiques / Où s’épanchaient tout bas [s]es précoces adieux » (v. 65, GF, p. 164). On pourrait associer à ce lamento les peines de l’enfance, ces « murmures plaintifs » que laisse échapper « Le Premier Chagrin d’un enfant » (v. 18, GF, p. 223) ; et « L’Adieu tout bas » donne à lui seul l’exemple d’un effet de sourdine de la plainte dont j’ai dit de quelle façon il procédait, dans le même temps, d’une mise en scène de la parole intime.

12L’éventail de la confidence est enfin le plus riche. Lumineuse dans « Révélation » (« on vole, on dit tout bas : / “Voyez ! tout m’obéit, tout m’appartient, tout m’aime !” » (v. 80-81, GF, p. 42), celle-ci se transmue bientôt en scénario fébrile d’un réconfort espéré (« À ton plus faible enfant, tu viendrais, et tout bas : / “J’ai voulu t’éprouver, grâce ! ne pleure pas !” » (v. 108-109, GF, p. 43). « L’Étonnement » reconnaît chez l’amant les signes d’une confidence tacite, qui dessine les contours d’un vouloir « tout bas », par où le langage du cœur rejoint ce que l’avant-dernière strophe de « L’Adieu tout bas » appelle « un langage / Appris par les yeux » (v. 25-26, GF, p. 89) :

Sans cris, sans pleurs, sans vains débats,
Comme il veut ce qu’il veut tout bas.
Oui ! je viens de le reconnaître,
Rêveur, attaché sur mes pas.
(« XXXII. L’Étonnement », v. 27-30, GF, p. 119.)

13Dans « Le Crieur de nuit », poème d’invitation folklorique à la prière des morts, la deuxième strophe s’adresse à l’« ange » pour solliciter la confidence : « Viens verser un secret, tout bas, / Dans un cœur vivant qui t’adore » (v. 8-9, GF, p. 198). Dans « Tristesse », la charge du « secret » est déléguée à l’un des lieux intimes de l’enfance, au sein d’une apostrophe nostalgique qui propose un retournement spectaculaire de la confidence douloureuse, puisque ce n’est pas ici le je qui glisse à mi-voix son secret : « Notre-Dame ! aujourd’hui belle et retentissante, / Triste alors, quel secret m’avez-vous dit tout bas ? » (v. 71-72, GF, p. 106). De tels vers nous rappellent, s’il le fallait, que l’approche de cette tonalité suppose aussi une considération des figurations de son écoute.

14En soi, une telle répartition montre cependant bien vite ses limites. Les catégories, d’une part, sont poreuses – plainte et confidence bien souvent s’entremêlent. Il serait surtout trompeur d’accorder un poids déterminant à certaines occurrences qui ne tirent pas à conséquence, pour peu que l’on considère la diffusion d’un « frêle et frais murmure » qui ne concerne pas seulement la grande poésie. Que l’on ouvre les recueils de chansons populaires du temps7, et l’on trouvera maints exemples de variations « tout bas », qui nourrissent un lieu commun. Les Romances et chansons du comte Louis-Philippe de Ségur, parues en 1820, le montreraient à elles seules. « Les oui et les non » en font ainsi usage pour fredonner l’acquiescement folâtre du cœur :

Lise veut se montrer rebelle
Au feu que son âme a senti,
Non sort de sa bouche cruelle,
Mais tout bas son cœur a dit oui.
(Ségur, 1820, p. 39.)

15À côté de cette confidence tacite, ou plutôt supposée telle, on retrouve dans « Hymne au mystère » le motif de « l’écho », rencontré chez Desbordes-Valmore dans Les Veillées des Antilles, qui adresse au « Dieu paisible, discret mystère » une prière en forme d’aveu : « Écho, garde-toi de redire / Ce doux mot que j’ai dit tout bas » (Ségur, 1820, p. 116).

16On pourrait à l’envi raffiner les modulations du murmure, des appels à la douceur et autres autels dressés en l’honneur d’une parole dont on craint ou dont on attend qu’« elle fuie et vole8 ». Plus significatives me semblent être, entre les quelques occurrences des Pleurs, les métamorphoses du dire « tout bas » en diverses « formes de l’affect » : vouloir « tout bas » (« XXXII. L’Étonnement ») ; ressentir « tout bas » (« XLI. La Mémoire ») ; s’épancher « tout bas » (« XLIV. Lucretia Davidson ») ; entendre « tout bas » (« LXVI. Le Convoi d’un ange »). Il faut y ajouter le gronder « si bas » nostalgique que suscite le souvenir d’Albertine, dans « Le Mal du pays » (« Reconnaîtrai-je enfin la seule âme constante / Qui m’aimait imparfaite, et me grondait si bas ! ; v. 27-28, GF, p. 113), l’apprendre « tout bas » de la récitation à part soi (« Mais dans ces chants que ma mémoire / Et mon cœur s’apprennent tout bas » ; « XXXVIII. À Monsieur Alphonse de Lamartine », v. 76-77, GF, p. 138), et bien sûr considérer, avec le premier des « Trois nocturnes » de l’« Imitation de Moore », ce que signifie chanter « plus bas » (v. 34, GF, p. 205). C’est au centre d’un tel réseau qu’écrire « tout bas », pour en revenir à la formule de « L’Adieu tout bas », doit être situé au point de rencontre entre une poétique et une tentative de caractérisation d’expériences affectives qui, d’une manière ou d’une autre, défient le dire, programment un diminuendo de la parole, promeuvent l’éclairage direct d’une intériorité. Tout cela demeurerait dans la sphère réflexive d’une mise en scène du « tout bas » si, en quelques poèmes au moins, cette mise en scène ne coïncidait pas avec une écriture singulière dont on donnera un bref aperçu.

Écrire, chanter

17Je me garderai bien de chercher à distinguer les invariants d’une écriture « tout bas » dans Les Pleurs, tant la figuration de l’écoute y prend le pas, me semble-t-il, sur la mise au jour d’une poétique dont les traits seraient assez constants pour être véritablement significatifs. Sans doute convient-il plutôt d’en accorder l’appréciation critique à ce que dit à son propos le premier des « Nocturnes » imités de Moore, et de se mettre en quête de « l’heure charmante / Où l’on chante plus bas » (ibid.), ce qui revient à reconnaître quelques points de bascule de la voix que rendent sensibles certains choix poétiques – ces moments où se rejoignent écrire et chanter « tout bas ».

18« Révélation » en offre un bel exemple, par le passage de l’alexandrin fervent au mètre privilégié de la chanson au XIXe siècle, le pentasyllabe, dont Rimbaud fera un usage étendu dans ses vers de 1872. Yoann Ringuedé en a exploré quelques ressorts à propos de « L’Adieu tout bas », « La Sincère » et « Écrivez-moi9 ! ». Mais dès le premier poème, l’exploitation des ressources du mètre bref, jouant d’un contraste étonnant avec le grand vers de l’élégie, prend la forme d’une célébration paradoxale du « silence », et en l’occurrence d’une extinction de la voix au profit d’une vibration muette de la prière :

Mon Dieu ! qu’il est facile et doux d’être prodigue,
Quand on vit d’avenir, de prière, d’espoir ;
Quand le monde fait peur ; quand la foule fatigue ;
Quand le cœur n’a qu’un cri : – Te voir, te voir, te voir !

Et quand le silence
Adore à son tour,
La foi qui s’élance,
Aux cieux se balance
Et pleure d’amour !
(v. 53-61, GF, p. 41.)

19Il est frappant, dans cette suite, qu’à la profération du « cri » succède le « silence », et que ce phénomène procède d’un basculement métrique habilement ménagé : c’est l’hyper-segmentation du dernier alexandrin, à la césure, nettement soulignée ou redoublée par la pause forte et par le passage au discours direct, qui assume la charge de la transition, de concert avec la répétition compulsive du « cri », « Te voir ». La forme-chanson semble répondre à cette saturation émotive de l’alexandrin, jusqu’à la dislocation, en conjurant de façon spectaculaire le risque d’épuisement de la voix que présente le cri. Elle joue d’une concentration strophique remarquable (le quintil de pentasyllabes, forme carrée) et d’un schéma rimique (ABAAB) dont la rime dominante confère en quelque sorte à ce « silence » habité par la prière un relief émotif qui ne tient pas seulement à la modalité exclamative : avec ses rimes riches presque équivoquées (« silence » : : « s’élance »), qui trouvent un écho vocalique dans la dissémination et la modulation du son [a] dans la strophe et qui soutiennent le mouvement ascendant de l’oraison, ce premier quintil dit aussi un balancement du « tout bas », ses paradoxes, cette fête silencieuse verticalement entraînée par une ferveur du dire. En d’autres termes, dans un poème programmatique, le resserrement du vers illustre une tension fondamentale de l’écriture « tout bas », qui n’est pas désignée mais directement pratiquée dans son versant métrique, en épousant l’une de ses trois modalités les plus fréquentes, la prière.

20Le premier des trois « Trois nocturnes » de l’« Imitation de Moore » présente un autre type de bascule de la voix « tout bas », qui cette fois assume une dimension réflexive. Dans un poème qui se place sous l’invocation de la « barcarolle » (v. 3), c’est l’alternance de refrains hétérométriques – où l’octosyllabe succède au tétrasyllabe – et de couplets d’hexasyllabes, qui fait entendre une sourdine du « frêle et frais murmure » du babil amoureux :

Voici l’heure charmante
Où l’on chante plus bas ;
Et de ma jeune amante
Je sens frémir le pas !

Le frais désir
Éveille partout le plaisir.
Oh ! Viens à moi,
Belle ! je rame ici vers toi !
(v. 33-40, GF, p. 205.)

21En inversant la hiérarchie la plus fréquente dans les chansons hétérométriques du XIXsiècle, où le vers le plus court est habituellement second, le refrain présente un caractère assez remarquable. Pareille alternance provient vraisemblablement de la chanson populaire, qui en offrirait un exemple dans une chanson érotique anonyme de 1785, intitulée « Éloge du gazon » :

Sur le gazon,
On rit, on chante, on folichonne,
Sur le gazon,
Tous les cœurs sont à l’unisson.
La gaieté jamais n’y détonne,
Car tout s’oublie et se pardonne
Sur le gazon.
(Anonyme, 1785, t. I, p. 12310.)

22Quoi qu’il en soit, ce choix, qui inverse aussi visuellement la disposition des vers cités en épigraphe, relève chez Desbordes-Valmore non seulement d’une sollicitation de la muse mineure, mais sans doute aussi, plus profondément, du travail d’une transition en diminuendo entre couplets et refrains qui donne corps au constat de l’avant-dernière strophe. Si celle-ci préserve deux couples rimiques bien distincts (« charmante » : : « amante » et « bas » : : « pas »), leurs noyaux vocaliques [a] et [an], comme dans la chanson de « Révélation », contribue par miroitement dans les quatre vers à tisser une trame sonore d’une grande homogénéité : art de concentration, progressant selon d’infimes modulations vocaliques (« charmante », « chante », « bas », « ma », « amante », « sens », pas »), qui offre un pendant sonore au travail de variation métrique. Il s’agit là, bien sûr, d’un cas assez isolé dans Les Pleurs, où le chant « tout bas » se revendique ouvertement, et d’où la « voix plaintive » s’est absentée au profit d’un « unisson » des cœurs, pour reprendre les mots de la chanson de 1785. Il fait toutefois montre d’une réflexivité qui entre de plein droit dans le champ des mises en scène de la voix, en même temps qu’il fait entendre, dans la dynamique de l’écriture, le résultat de l’effet de sourdine qu’il désigne, coïncidant avec la profération du murmure amoureux.

23Les pentasyllabes de « L’Adieu tout bas » en donnaient la formule élégiaque, qui usait d’une rime semblable entre l’adverbe et le forclusif – « Quand j’écris tout bas / Ces mots que ma crainte / N’exhalera pas » (v. 14-16, GF, p. 89) : dans l’espace qui se dessine entre les deux monosyllabes se situe l’exercice d’une parole retenue, qui significativement prend le relais du tremblé de la « flamme », éclairage incertain du désespoir amoureux (« Éloignez la flamme / Qui nourrit mes pleurs », v. 5-6). Mais c’est à une autre échelle, celle du recueil, que cet « Adieu tout bas » nous invite à distinguer ces moments où l’on passe de l’exaltation – ou de l’agitation – à la revendication d’un art du « tout bas ». Une approche de l’adieu lui-même, dans la diversité de ses régimes énonciatifs, le montrerait avec force, du refrain obsédant en forme d’avertissement de « Ne viens pas trop tard ! » (« Pour qui te voit, béni soit Dieu ! / Pour qui te perd, bonheur, adieu ! » ; GF, p. 77-78) à la dissociation du spectacle du « cri » et d’une écriture « tout bas » de la chanson, dans les pentasyllabes d’« Écrivez-moi ! » :

Si, frêle et chérie,
Vous quittez ce lieu,
De votre patrie,
Criez-nous adieu !
(v. 33-36, GF, p. 168.)

24Et sans doute la proximité entre un « Adieu ! » théâtral, sinon grandiloquent, frappé d’alexandrins sonores, superlativement ponctué depuis son titre jusqu’à sa chute (« Car, mon cœur est trop près de ton cœur qui soupire, / Et ce mot qui sépare… il faut enfin le dire ! » ; v. 23-24, GF, p. 70), et un « Adieu tout bas », est-elle emblématique de cette recherche tortueuse d’un point d’équilibre du timbre des vers, criés ou à mi-voix, par où la manière « tout bas » participerait plus largement dans Les Pleurs d’une dynamique d’ajustement, ininterrompue, d’une voix inquiète.