Colloques en ligne

Christine Planté

Le statut du sujet dans Les Pleurs

The position of the lyrical subject in Les Pleurs

Toute la poésie lyrique masculine, jusqu’alors sans objet, ou bien avec un objet inverse – celui du poète lui-même – car être l’héroïne de tout l’amour du poète, m’y introduire moi, y mettre mon visage comme dans un miroir, je ne le pouvais pas : je voulais aimer moi-même et j’étais moi-même poète – toute la poésie lyrique masculine a trouvé pour moi un visage – celui de Sonetchka. Tous ces vides du « tu », du « elle » – qui, dans toutes les langues, ne doivent exprimer et n’expriment que le trop plein d’un cœur de poète et la plénitude de son moi – ont soudain pris vie, se sont remplis de son visage. Dans le vide ovale, le zéro rond de toute image féminine reflétée par les vers d’un poète – le visage de Sonetchka s’est trouvé enchâssé comme dans un médaillon.
Marina Tsvetaeva, Histoire de Sonetchka1

1Lire les poèmes de Marceline Desbordes-Valmore, c’est se confronter à une impression de présence : une voix est là, qui vous parle, qui vous touche et vous requiert en retour – comme en font état maints témoignages critiques. Quel est le statut de cette voix ? D’où vient l’intensité de ce sentiment de présence ? Desbordes-Valmore, avant d’écrire, a expérimenté sur la scène la puissance d’émotion que peut susciter la voix parlée ou chantée. D’après la critique dramatique, et d’après certaines de ses propres lettres, ses interprétations ont fait pleurer le public, et l’ont parfois amenée elle-même aux larmes. Le poème sur Paganini, dans Les Pleurs (GF, p. 177-181), la scène du roman L’Atelier d’un peintre où la vie d’un personnage est bouleversée pour avoir entendu chanter l’Œdipe à Colone de Sacchini2, révèlent sa conscience du pouvoir de l’artiste sur le public – qu’elle évoque surtout, dans ces deux cas, du point de vue des effets sur les auditeurs. Mais en écrivant et publiant des poèmes, Desbordes-Valmore s’inscrit dans la continuité des deux expériences, celle de l’émotion subie et partagée, celle de l’émotion exercée. Elle les conjugue en les déplaçant vers le seul langage, et depuis la situation de femme qui est la sienne, dans l’invention d’une écriture de la voix et d’un effet de présence à distance.

2Recevoir cet effet de voix et de présence constitue pour les lecteurs une expérience nouvelle, en dépit de sa proximité avec des pratiques artistiques familières dans un moment romantique que fascinent le théâtre et la virtuosité, et où circulent largement des romances. La nouveauté est qu’avec les poèmes de Desbordes-Valmore, l’émotion, toute langagière, est éprouvée dans le silence solitaire de la lecture et la décontextualisation de l’écrit, hors la réunion dans un espace et des codes communs. Les lecteurs, qu’ils soient dans l’adhésion émue ou le rejet défensif, se trouvent livrés sans mode d’emploi à une poésie qui, dans ses reprises de motifs connus légèrement gauchis, et malgré l’évidente simplicité sentimentale dans laquelle on voudrait l’enfermer, laisse un sentiment d’éternellement déroutant3.

3Sans prétendre épuiser la réflexion en l’espace d’un article, je m’attacherai ici au statut du sujet dit lyrique dans Les Pleurs, et à sa réception. Je m’y interrogerai sur ce qui se produit quand le sujet en question est une femme, en cherchant à préciser la singularité de ce recueil au sein de la production poétique de Desbordes-Valmore.

Les Pleurs et non Mes Pleurs

4Les Pleurs, mais pas Mes pleurs, cette rectification venue de la poète elle-même conforte les lecteurs savants que nous sommes dans le refus de confondre sujet lyrique et sujet autobiographique, comme de réduire les poèmes de femme à la confidence et l’anecdote. La poète aurait résisté à la suggestion de son éditeur désireux d’« appâter les curieux », pour préférer « l’universalité de l’article défini4 ».

5La fermeté de cette mise au point doit sans doute beaucoup au fait que c’est Prosper Valmore qui tient la plume. Pressée par le temps, Marceline Desbordes-Valmore lui a laissé le soin, pour discuter les termes du contrat, d’écrire à leur ami Jacques Arago, chargé des relations avec l’éditeur Charpentier à Paris. Le 6 janvier 1833, Prosper remercie donc Arago « mille fois du traité conclu par [lui] qu’elle approuve dans tout son contenu », avant d’indiquer quelques rectifications indispensables. Desbordes-Valmore exige notamment « que les épreuves lui soient soumises », et fait préciser :

Il s’est trompé sur le titre. Le voilà tel que Marceline l’a pensé : Les Pleurs et non Mes pleurs5.

6Ce ton contraste avec les précautions épistolaires qui viennent en général adoucir la négociation quand c’est la poète qui écrit, soucieuse de ménager ses interlocuteurs, consciente de sa faible légitimité comme de ses incertitudes.

7La précision est certes nécessaire, en ces temps propices à une saisie autobiographique des livres de poésie. En témoigne la réception de Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme de Sainte-Beuve (1829), que bien des lecteurs (dont Desbordes-Valmore) ont pris pour le véritable recueil posthume d’un poète mort jeune. Pour peu qu’un livre porte une signature féminine, cette tendance s’accentue encore en raison du préjugé voulant que les femmes, dotées d’une culture moins riche et diversifiée que celle des hommes, ne parlent jamais que d’elles-mêmes, restant engluées dans les données immédiates de l’existence et incapables de s’élever à l’universel. Le petit nombre de figures féminines reconnues par la tradition poétique française vient aussi conforter cette vision, – même si règne alors une certaine vogue des femmes poètes6, d’autant plus appréciées qu’elles se cantonnent aux domaines considérés comme ceux de la « poésie féminine ». Un régime de lecture différencié selon le genre est enfin encouragé par les effets de l’accord qu’impose la langue française, la marque du féminin grammatical pour les adjectifs et les participes qui se rapportent au je lyrique pouvant être saisie comme une spécification, ou un écart. Elle rend difficile que l’expérience et le point de vue de ce je féminin puissent devenir ceux de tout homme (humain), de tous les hommes. D’autant que l’obligation de l’accord, qui vaut évidemment pour tout écrit, trouve en poésie une résonance particulière en raison de la règle d’alternance des rimes masculines et féminines, qui confère à la différence de genre une valeur structurante, pour la saisie symbolique du monde, comme pour la matière sonore du poème. Impossible donc, pour des lecteurs – et des lectrices – de poésie française de demeurer sourds, et encore moins aveugles à la marque du genre7.

Refus du récit autobiographique, tentation de l’autobiographie

8Même si Desbordes-Valmore a obtenu gain de cause dans le choix du titre, l’attitude consistant à lire ces Pleurs comme les siens reste donc largement partagée – ce que la poète n’ignore pas. Dans sa résistance à la lecture autobiographique, on peut voir un trait fondamental de sa poétique8, dont l’affirmation la plus nette se trouvera dix ans plus tard dans « Une plume de femme », préface en forme de poème en prose au recueil Bouquets et Prières9. Mais les formes de cette résistance varient au cours du temps, et j’envisagerai ici l’hypothèse que, dans le moment des Pleurs, elle entre en tension avec une tentation autobiographique. Celle-ci mène à L’Atelier d’un peintre, roman au sous-titre balzacien de « Scènes de la vie privée », précédé d’une préface10 qui le présente comme issu de souvenirs personnels. On en prendra aussi pour preuves les réponses épistolaires que Desbordes-Valmore adresse aux questions de Sainte-Beuve11 et surtout de Latour12. Elle y renvoie ses interlocuteurs à la lecture de ses vers, les invitant ainsi à s’intéresser à elle comme poète mais, ce faisant, elle confirme que ses poèmes – certains du moins – parlent bien de sa vie et livrent ses souvenirs. Si elle veut éviter qu’on trouve dans ses vers un récit de son existence, et surtout de ses relations amoureuses, elle pose clairement qu’écrire est lié à la vie, à sa vie – dans un double mouvement de retour sur l’expérience vécue et de recherche d’une énergie pour continuer à vivre, surtout pour tout ce qui a trait à l’enfance.

9Éliane Jasenas affirme qu’un tournant vers la lecture biographique a été pris avec Les Pleurs, dont Sainte-Beuve porterait la responsabilité. Jusqu’à lui, les contemporains, tout en supposant les poèmes puisés dans l’expérience vécue, ne les auraient pas identifiés à une confession véridique :

les contemporains ne s’y sont pas trompés. Ils comprirent que la poétesse généralisait ses sentiments et se rapprochait de l’idéal qu'on attendait d’elle. / Quand, sur la foi de Sainte-Beuve, on croira avoir retrouvé l’opinion du temps en faisant de Desbordes-Valmore une grande amoureuse romantique, on se trompera, car tel ne fut pas alors le sens de la renommée de Marceline13.

10Même s’il faut faire remonter cette attitude bien avant14 – souvent associée à un effort des critiques pour saisir la singularité de Desbordes-Valmore –, on peut admettre avec Jasenas qu’elle s’intensifie au début des années 1830. Le Globe alors rend compte ainsi des Poésies parues chez Boulland en trois volumes :

madame Desbordes est vraie, et c’est là son plus grand charme ; n’ambitionnant rien autre chose que de se montrer telle qu’elle est, avec toutes ses émotions de femme, de femme malheureuse et aimante, qui pleure, regrette, se console, et, avec une imprudence charmante, vous initie à ses plus molles faiblesses. Madame Desbordes a appartenu au théâtre : on dit que dans les rôles tendres qu’elle jouait de préférence, l’actrice n’était pas toujours maîtresse de sa sensibilité, et que souvent sa voix s’éteignait dans les sanglots. Cette débilité touchante, mais funeste à l’art, n’a point quitté la femme-poète ; on sent qu’elle écrit dans les larmes et dans une sorte d’exaltation nerveuse ; comme les paroles de l’actrice, celles du poète s’élancent alors chaudes, ardentes, inattendues. Mais cette inspiration maladive est prompte à s’user par elle-même ; […]. Avec tous ces défauts, et peut-être par ces défauts là-même, madame Desbordes-Valmore est un poète qu’il faut aimer15.

11Cette réception s’impose plus encore devant les Pleurs, encouragée sans doute par l’évolution de sa poétique qui voit Desbordes-Valmore hésiter entre refus que ses vers racontent sa vie et tentation autobiographique. Entraînant ce paradoxe épistémologique pour les commentateurs d’aujourd’hui que, pour résister aux excès de l’interprétation biographisante, ils ont besoin de mobiliser une connaissance précise de la vie afin d’éclairer les éléments référentiels et circonstanciels – nombreux –, dans des poèmes où ces éléments sont à la fois bien visibles et énigmatiques. La poétique nouvelle qu’élabore Desbordes-Valmore dans ce recueil, non sans tâtonnements ni contradictions, appelle de nouveaux modes de lecture. Mais face aux textes de femmes, on fait plus volontiers appel aux idées et aux images reçues qu’à l’invention, de son temps comme du nôtre.

Crise de codes

12Le renoncement à inscrire dans les genres poétiques (idylles, élégies, romances) non seulement le recueil dans son ensemble – qui ne porte pas d’indication en sous-titre et ne mentionne pas ces catégories dans sa composition16 –, mais aussi les poèmes, qui ont désormais des titres thématiques et non génériques17, entraîne le renoncement aux conventions qui les accompagnent (ainsi des noms de personnages comme Doris, Hélène, Daphnis) et qui fournissaient un code de lecture. Il ne faut pas voir là seulement soumission à une exigence d’éditeur, mais une volonté de la poète. Certaines pièces qui portaient une indication de genre dans des manuscrits la perdent dans le recueil au profit d’un titre thématique : une « Élégie » (BMDV, Ms 1063-11 f°20) devient « Réveil » (GF, p. 96-98), une « romance » (BMDV, Ms 1792-7) est désormais titrée « La jalouse » (GF, p. 73-74). On voit d’ailleurs dans la correspondance que lorsque Desbordes-Valmore cherche à prendre distance vis-à-vis de ses écrits passés, voire qu’elle manifeste une certaine sévérité à leur endroit, elle les désigne par leur appartenance générique.

13Privés de ces repères, les lecteurs seront plus tentés par une saisie biographisante, se demandant par exemple à quels déboires amoureux, voire à quelle infidélité de Latouche renvoient ces deux poèmes. S’il reste problématique, voire impossible, de dégager un récit de l’ensemble18, les titres thématiques poussent à le chercher du moins poème par poème. D’autant que la marque personnelle, évitée dans le titre du recueil, reparaît dans celui de certaines pièces (« VIII. Toi ! me hais-tu ? », « XI. Malheur à moi ! », GF, p. 63 et 71) – ce qui peut inviter à y voir des confidences. La réception de pièces encore clairement apparentées à des romances, par leur composition en strophes avec ou sans refrain, se trouve modifiée du fait qu’elles ne sont plus regroupées en une section séparée, ce qui leur confère désormais statut de poèmes, plus que de romances. D’une part, elles voisinent avec des pièces sans structure strophique et à teneur plus autobiographique, comme les poèmes d’amour du début (« I. Révélation », « V. Amour », « VII. Les mots tristes », « IX. Minuit ») ou, plus loin, avec « Ma fille » (GF, p. 144-146), qui par son ouverture sur le surnom de la fille aînée des Valmore, Ondine, renvoie à la vie de l’auteure19. Une figure féminine anonyme comme « La jalouse » ou « La sincère » peut être prise soit comme une esquisse de figure fictive, soit comme un double de la poète dont l’identité resterait tue par pudeur. D’autre part ces pièces plus conventionnelles marquées par des modèles génériques hérités de poétiques antérieures se trouvent mêlées à des poèmes liés quant à eux à une actualité toute récente – et rien n’invite à les inscrire dans des registres de lecture radicalement distincts. Cet entremêlement pousse à associer tous les poèmes centrés sur une figure féminine, quel qu’y soit le degré de fiction ou de référence, en saisissant ensemble dans le recueil les mondes dans lesquels se mène la vie de la poète : monde de la littérature et de l’art, de la famille – qui coexiste avec celui de l’amour passion, dont il ne se distingue pas toujours –, monde enfin des combats sociaux et politiques, avec leurs aspirations partagées.

14De nouveaux codes de lisibilité, appelés par l’abandon des catégories génériques, tendent ainsi à s’élaborer du côté du biographique et, plus largement, d’une inscription dans une réalité référentielle et dans le temps présent. Il est clair que l’expérience vécue est dans ce livre convoquée, qui constitue la source et la matière des poèmes, faisant leur unité et leur valeur. Elle en fait le prix – pour reprendre une expression de « La Sincère » (v. 9 et 11, GF, p. 121) – aux yeux de la poète, et contribue au puissant effet de présence qui, pour tant de lecteurs, caractérise son œuvre.

Circonstances, références

15Désirant inscrire Les Pleurs de façon très lisible dans le temps présent, Desbordes-Valmore enracine ses poèmes dans la circonstance et marque sa propre appartenance à l’espace littéraire. La multiplication des épigraphes, si abondantes que sous une autre signature elles sembleraient relever de la provocation ou de la parodie, en constitue le procédé le plus évident. Elle dit un lien avec le romantisme, entendu dans une version peu dogmatique et très ouverte20. Mais si ces épigraphes peuvent porter des effets de légitimation culturelle ou de connivence avec les lecteurs – dans la conscience que parmi ces lecteurs, figurent beaucoup de lectrices –, elles génèrent aussi des flottements. Soit que la source ne soit pas identifiable, ainsi quand elle demeure anonyme ; soit qu’elle ne le soit pas pour tous (ainsi de « Pauline », même si le nom complet de Pauline Duchambge apparaît ailleurs dans le volume) ; soit que l’épigraphe puisse se comprendre à plusieurs niveaux, selon la connaissance qu’on a ou non de la vie privée de l’auteure (notamment pour tout ce qui a rapport à Latouche) ; soit enfin que la citation surprenne sans que s’impose une claire explication (devant les vers d’Hernani en tête de « La Sincère »).

16Un examen attentif des plus énigmatiques peut parfois permettre de réduire l’impression d’arbitraire, en faisant surgir de nouvelles questions. Gardons en outre à l’esprit qu’une telle enquête va à rebours des usages de lecture courants, et que la poète ne devait guère s’attendre à ce que ses lecteurs s’appesantissent sur les citations s’ils ne saisissaient pas rapidement le clin d’œil que celles-ci leur adressaient en tête des poèmes. Je prendrai ici deux exemples de cette complexité, dans les registres de la poésie intime et de la poésie politique.

« Tristesse »

17« Tristesse », un des plus beaux poèmes du recueil et l’un des plus connus, est aussi l’un des plus évidemment autobiographiques, avec sa note en bas de page précisant que « Notre-Dame » est « Une église de Douai abandonnée pendant la révolution » (v. 71 et note de l’auteur, GF, p. 106). En épigraphe, le passage de prose cité contraste à première vue avec le poème et son titre, par son insistance sur la joie de vivre :

Une fille est née dans la classe du peuple, et malgré le triste avenir qui lui est réservé, sa naissance a été accueillie comme un joyeux événement.
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Elle est heureuse, car le soleil brille ; la pluie tombe, l’arc-en-ciel étend ses couleurs, et les oiseaux chantent pour elle. Son sommeil est profond et doux, ses jeux gais et vifs, son pain délicieux ! Elle ne sait pas le secret d’être mécontente de ce qu’elle possède.
— Un auteur anglais. —

18Desbordes-Valmore n’a pas jugé bon de préciser l’auteur et la source, dont on se dit d’abord qu’ils n’auraient apporté ni plus-value symbolique, ni connivence particulière avec les lecteurs. Mais si on lit la « Vie d’une femme du peuple21 » de James Montgomery, texte traduit en 1828 dans la Revue britannique d’où le passage provient, surgit l’hypothèse que la poète a aussi voulu masquer la manipulation de la citation à laquelle elle se livrait, suggérée seulement par la ligne de points qui indique une coupe. Loin de célébrer une adhésion heureuse de l’enfant au monde, dans l’ignorance où se trouve encore la petite fille de sa condition sociale, le texte de Montgomery en effet détaille impitoyablement les déterminations qui pèsent sur son existence. Le passage supprimé décrit une vie de privations et de mauvais traitements qui prépare la petite fille à son destin de femme, jetant une lumière crue sur les inégalités de classe et de genre. On est alors loin de l’« Éden éphémère22» que la poète dit ardemment aspirer à retrouver dans « Tristesse », mais aussi dans « L’impossible » ou « Le mal du pays ». La coupe et le masquage de la source – qui pouvait néanmoins rester identifiable pour certains contemporains – s’expliquent sans peine. On comprend moins aisément pourquoi Desbordes-Valmore, qui l’a forcément en mémoire et, sans doute, sous les yeux au moment où elle écrit, convoque un tel texte en tête de ce poème d’idéalisation et de réparation du pays d’enfance, dont ne sait plus trop s’il lui apporte démenti ou confirmation. « Tristesse » présente, au sein d’une vibrante résurrection du pays natal, des strophes obscures – dans les deux sens : sombres, et mal compréhensibles dans le détail. Lorsque sont évoqués la fange et les affronts auxquels le sujet doit faire face pour tenter d’y revenir, dans l’effroi de « ramper au fond de sa mémoire » (v. 10-20, GF, p. 104), la nature des affronts, comme les moments où ils sont intervenus restent indécidables – épreuves récentes, ou anciennes blessures. Les lignes supprimées dans l’épigraphe suggèrent – mais à qui ? – que les « dards » qui ensanglantent ont pu appartenir aux temps fondateurs, dont est cependant réaffirmé avec force le caractère heureux. Cette lecture rejoint alors la leçon énoncée dans les « Mots tristes », qui laisse entrevoir un toujours-déjà-là de la tristesse, « longtemps inécouté », mais demeuré tapi dans « Ces mots que dans l’enfance on apprend sans les croire » (« VII. Les mots tristes », v. 8-10, GF, p. 56).

« Sous une croix belge »

19À l’opposé de cette mémoire intime, « Sous une croix belge » (GF, p. 116-117) renvoie à une actualité politique bien saisissable, laissant attendre un hommage aux combattants morts en 1830 pour l’indépendance de la Belgique. Sous l’épigraphe, le nom d’Auguste Barbier qui, « en tant qu’homme œuvre […] a incarné pour nombre de ses contemporains […] l’événement 183023 », semble faire résonner un écho entre les élans révolutionnaires européens. Mais tout en s’inscrivant dans l’actualité, Desbordes-Valmore se livre à un masquage partiel du référent en tête de ce poème – dont le sens politique interroge.

20Son interprétation appelle un détour du côté des vers cités en épigraphe, qui ne relèvent pas de la veine satirique pour laquelle Barbier est surtout connu :

Deux enfants égarés des phalanges divines
Qui, le soir, oublieux de leurs saintes collines,
Dans un vallon du siècle égarant leurs ébats,
Causaient tranquillement des choses d’ici-bas !
                  Auguste Barbier.

21Lus ainsi hors contexte, ils suggèrent plutôt un oubli heureux de l’histoire, loin de ses fracas. Replacés dans « La tentation », poème liminaire des Iambes, ils aident à saisir la portée du poème de Desbordes-Valmore. Dans une réécriture de la tentation du Christ à travers l’expérience d’un aspirant poète romantique, « La tentation » rapporte une révélation faite à ce poète par un ange séducteur – finalement reconnu pour Satan. D’abord grisé par une volonté de puissance, le poète est éclairé par une prise de conscience d’inspiration divine, qui le ramène à une humble adhésion au monde terrestre. Il n’y enviera plus que « les pauvres d’esprit », « Car toujours la pensée est l’enfer ou la mort24. » Cet éloge d’une abdication de la pensée ne sera pas repris dans les éditions ultérieures25. En revanche, la séquence d’où sont tirés les vers cités, rapportant une vision édénique où interviennent le nom et la figure de Marie, va se trouver citée dans des anthologies chrétiennes26.

22Derrière l’affichage d’une appartenance à un camp progressiste – qu’ils signifient aussi –, ces vers révèlent donc une tout autre proximité avec le poète cité, en écart avec la position politique attendue, et plus largement avec la politique. Desbordes-Valmore, tout en dénonçant la mort du jeune homme sous « les plombs courtisans » (v. 7, GF, p. 117), invite à rejeter l’aspiration à la liberté s’il faut atteindre celle-ci par la mort d’êtres jeunes, prix qu’elle juge trop lourd à payer. Le thème d’actualité héroïque s’infléchit, traité par un je féminin qui n’apparaît qu’en une occurrence (« Et ma plainte de femme à ton astre tremblant », ibid., v. 13), mais dont le point de vue oriente toute la lecture – en un sens singulièrement dépourvu d’enthousiasme patriotique. Ce je conserve son indignation révoltée contre les tyrans, leur cynisme et leurs abus de pouvoir, mais n’en conclut pas moins ici qu’il faut conserver l’esclavage :

Ah ! sur trop de cyprès la liberté se fonde !
Ah ! mon Dieu ! trop de sang trempe un généreux fer !
Dans vos rêves éteints dormez, belles victimes ;
Laissez-nous l’esclavage, et laissez-leur les crimes ;
Le roi le plus dévot ne croit pas à l’enfer27 !

23Bien visible en position conclusive, l’exhortation a de quoi choquer. Elle surprend sous la plume d’une poète qui a vibré en juillet 1830 et qui l’a écrit, qui vibrera en 1848 et qui l’écrira. Surtout dans un recueil qui célèbre Béranger et donne la parole28 à « La fiancée polonaise » comme au « Vieux pâtre » (GF, p. 189-194) pour exalter la solidarité populaire et la résistance patriotique, dans un quasi appel aux armes. Dans « Sous une croix belge » aussi, on entend une voix parler au discours direct. Elle retentit brièvement après l’évocation de « Ce sanglot de mère brisée » qui vient, en un unique octosyllabe (v. 16, GF, p. 117), briser la régularité des alexandrins, « long cri » en fin de séquence : « Terre ! rends-moi mon fils ! » (ibid., v. 18). Le je de la poète et celui de la mère semblent alors se rejoindre dans une même détresse, et dans une même impossibilité de faire silence au nom de l’idéal patriotique sur cette détresse.

24Ils ne se confondent pas. D’abord pour une raison générale, poétique et morale à la fois. Desbordes-Valmore n’adopte pas de position en surplomb, n’explique pas. On ne trouve pas chez elle l’équivalent d’un « Vous ne compreniez point, mère, la politique » du « Souvenir de la nuit du 429 » de Hugo. Mais elle ne s’absorbe pas pour autant totalement dans un nous, ni ne s’efface derrière un porte-parole, seraient-ils féminins30. Ensuite parce qu’il semble y avoir une divergence profonde à propos de l’événement convoqué-effacé – qui pourrait constituer le moteur du poème. On en prend conscience en voyant, dans un manuscrit conservé à Douai, ce poème intitulé « Aux Mânes de Jenneval31 ». Jenneval est le nom de théâtre d’un jeune poète et comédien français, engagé en 1830 au théâtre de la Monnaie à Bruxelles et auteur de la Brabançonne, chant mis en musique par Campenhout qui a accompagné l’insurrection avant de devenir l’hymne national belge. Tué en octobre par un boulet de l’armée des Pays-Bas, Jenneval est enterré en héros à Bruxelles sur la place des Martyrs. Sans entrer ici dans l’examen des raisons qui ont pu motiver ce changement de titre, je m’arrêterai sur le traitement de la circonstance par la poète. À nouveau, Desbordes-Valmore dissimule une partie de sa source, alors que tout devait la porter à la sympathie envers Jenneval, né à Lyon, ayant joué à Bruxelles au théâtre de la Monnaie. Une part de la référence se perd ainsi, pour permettre une méditation de portée plus générale sur la mort du jeune combattant sans que pèsent les éléments de son histoire, alors connus. De cette histoire demeurent pourtant quelques traces, avec la mention d’un frère (v. 3, GF, p. 116), et de sa mère (v. 16-18, GF, p. 117), mais sans nom propre – ce qui laisse la poète en disposer librement. Elle le fait, dans une prise de position radicalement différente de celle de la vraie mère qui a publié, après la mort de Jenneval, ses écrits, en exaltant le combat patriotique de son fils32.

25Le jeu entre le titre et l’épigraphe aide à saisir la tension qui travaille l’écriture du poème. Dans « Tristesse », il semblait qu’une noirceur dont il était impossible d’assumer l’énonciation en voix poétique propre était refoulée, qui aurait trop dit une part de vrai – mais dans une sourde volonté de lui faire une place, de lui permettre de laisser trace, avec la ligne de points comme une cicatrice. Dans « Sous une croix belge », de façon sans doute plus maîtrisée, est évacuée la référence trop précise qui aurait imposé au sujet de se situer face à un événement récent connu, au risque de rompre avec une communauté de conviction progressiste patriotique, et avec la solidarité entre femmes et entre mères – socles sur lesquels Desbordes-Valmore cherche alors à appuyer sa parole. Dans ces deux cas, des épigraphes qui semblaient évidentes et banales se révèlent déconcertantes, en raison des manipulations ou masquages dont elles font l’objet, mais aussi très cohérentes avec la signification profonde des poèmes, au-delà de leur discours explicite. On aura noté par ailleurs un lien entre ces deux poèmes, comme entre l’intime et le politique, tissé d’une interrogation sur le rôle des mères.

Une temporalité insaisissable

26Au-delà de tels moments où coexistent affichage et effacement de la circonstance, un flou temporel plus général règne dans l’inscription référentielle. Si Desbordes-Valmore emprunte aux ouvrages contemporains leur usage des épigraphes comme marqueurs de romantisme, elle ne retient pas celui des dates en début ou fin de poème33, comme on en trouve par exemple dans les Feuilles d’automne, un des recueils qui constitue l’horizon des Pleurs. Elles aideraient trop, sans doute, à saisir les pièces de circonstances, et relèveraient d’un rapport au temps qui n’est pas le sien. La bourde commise dans sa préface par Alexandre Dumas prête à sourire, lorsqu’il affirme que remonte à sa tendre enfance l’émotion déclenchée par « Le Petit Peureux » (paru trois ans plus tôt, il avait vingt-huit ans), mais elle ne va pas sans résonance avec le traitement valmorien de la temporalité, qui s’avère difficile à concilier avec la chronologie des calendriers. Des vers écrits au présent ne parlent pas nécessairement d’un présent immédiat, ou tout récent. Ondine, l’« enfant joyeux qui bondi[t] sur la terre » (« XXXIX. Ma fille », v. 1, GF, p. 144) n’est pas fraîchement venue au monde, elle a douze ans quand paraît le recueil. Même les souvenirs d’enfance, plus fermement dessinés que les relations amoureuses dans leur abondance de détails concrets, restent malaisés à rapporter à des dates ou des événements précis. La mémoire singulière du sujet y semble en outre avoir absorbé des éléments issus de l’expérience d’autrui. Ce processus évoqué dans la préface de L’Atelier d’un peintre se voit aussi suggéré à la lecture d’un manuscrit poétique où, sous le titre « Albertine34 », on trouve des vers qui figurent dans deux poèmes distincts des Pleurs. Les quatre premiers deviendront (avec un ajout) le premier quintil de « Tristesse » (« N’irai-je plus courir dans l’enclos de ma mère ? », GF, p. 103). Les suivants seront repris au début du « Mal du pays ».

27Dans la plupart de ces exemples, il semble que ce soit surtout dans la position de femme que réside une source de tension, mais là aussi que se cherche leur résolution.

Traitement du féminin

28L’accord au féminin entraîne une particularisation du je en rappelant aux lecteurs que ce n’est pas un homme qui parle, ce que la critique a souvent traité comme un encouragement à la lecture autobiographique. Or on pourrait, en sens inverse, voir dans cette obligation de l’accord un principe d’élargissement au-delà du sujet singulier – en direction de toutes les femmes. Cette inscription dans une communauté féminine d’expérience – ou de lecture – que Desbordes-Valmore va adopter de façon plus nette dans les recueils suivants, n’en demeure pas moins susceptible d’apparaître comme une limite, voire une faiblesse, pour la visée à un « véritable » universel, puisqu’elle n’inclut qu’une moitié de l’humanité. Soulevant au passage la question de savoir quelle portée véritable a l’universalisation au masculin : vise-t-elle, et atteint-elle, la totalité des êtres humains (le masculin fonctionnant comme un générique), ou seulement les hommes ? Si cette question n’est pas alors posée explicitement en ces termes, elle rôde déjà dans les expériences de lecture.

Rimes féminines

29Dans Les Pleurs, Desbordes-Valmore traite le marquage du féminin à la rime en des sens multiples. Elle tire peu parti de la règle d’alternance pour conférer une visibilité particulière à des adjectifs ou participes féminins se rapportant au Je, semblant plutôt les éviter. Parfois cependant, dans des poèmes d’amour, certains y trouvent une résonance accrue, qui souligne et résume les aspects mémorables d’une vie de femme. Ainsi dans « Révélation », enfermée/trop aimée (v. 138-139, GF, p. 44), ou ma vie/asservie (v. 154-155, p. 45). Dans « Les mots tristes », mourir la première (v. 5, GF, p. 56), cachée (v. 40, p. 58), redescendue (v. 92, p. 60), tu m’as rendue/perdue (v. 135-136, p. 62), exposent un sombre condensé de l’expérience féminine amoureuse. Mais il est plus frappant de constater comment un accord féminin inévitable, en raison de la teneur autobiographique assumée du poème, vient parfois faire obstacle à une totale universalisation épicène, qui pourrait autrement en constituer la lecture spontanée. C’est le cas dans les poèmes qui disent la nostalgie du pays d’enfance, qu’on pourrait attendre moins genrés que les poèmes d’amour. Dans « Le mal du pays », la finale féminine présente dès le premier vers (« Je veux aller mourir aux lieux où je suis née », GF, p. 110) n’est toutefois perceptible qu’à l’écrit, avant qu’en résonne une autre, plus audible, à la fin du vers 25 (« Ah ! quand je descendrai rapide, palpitante, / L’invisible sentier qu’on ne remonte pas », GF, p. 113). Or cette marque du genre, qui fait obstacle à une universalisation totale, accentue en revanche l’identité féminine gémellaire, qui unit l’amie perdue, Albertine (« Oui, tu ne m’es qu’absente », ibid., v. 37) et le sujet de l’énonciation. La contrainte grammaticale et métrique sera beaucoup plus clairement investie en ce sens, avec une forte portée affective et symbolique, dans les Poésies inédites, où viendront résonner les deux prénoms féminins à la rime, à la fin des deux séquences qui composent « L’Amie35 » :

[…] Une jeune ombre, éternelle, divine,
Se lève et me répond : « Me voici, Marceline ! (v. 4-5)

Et mon âme s’écrie : « Oh ! bonsoir, Albertine ! » (v.9)

30Dans « L’impossible », l’accord féminin qui vient spécifier le genre du je n’intervient qu’au vers 10, bien visible en fin de strophe : « Un rêve ! où je sois libre, enfant, à peine née » (GF, p. 175). Notons que c’est le deuxième poème qui marque à la rime le genre féminin dans le participe passé du verbe naître. Dans l’usage poétique de la langue française par Desbordes-Valmore, on naît femme, – puis le devenir poète se construit dans une oscillation entre assomption et dépassement du féminin.

Un je féminin ?

31Le je est partout présent dans le recueil, au sens où l’on rencontre des marques de la première personne dans presque tous les poèmes, et dans ceux où il n’apparaît pas, la prise en charge énonciative demeure généralement perceptible à travers l’adresse (« La vie et la mort du ramier », « Le jumeau pleuré »). Plus singulier apparaît « Détachement », où la volonté de déprise et de généralisation passe par l’emploi du on/nous, qui commande un accord masculin (à valeur épicène) : « On ne se souvient pas, perdu dans le naufrage » (v. 5, GF, p. 101). Cette omniprésence du je ne constitue certes une singularité ni de la poète au sein du lyrisme romantique, ni de ce recueil au sein de son œuvre. Dans l’ensemble des Poésies de 1830, seuls trois poèmes sur 205 étaient dépourvus de marques de la première personne. La tendance demeure, avec un léger recul, dans le volume posthume des Poésies inédites36 de 1860.

32Ce je apparaît massivement féminin. Peu de poèmes n’en marquent pas du tout le genre, et la lecture tend en outre à rétablir spontanément le féminin dans les poèmes d’amour où figure un tu/vous ou un il masculin – l’évocation directe d’un amour homosexuel étant alors inenvisageable. Un accord appelé par un substantif relais, métonyme du sujet (âme, vie, flamme) peut aussi pousser à percevoir celui-ci comme féminin. La féminité du sujet lyrique s’impose donc plus que dans les recueils antérieurs, où toutes sortes d’êtres parlaient en je – amoureux, berger, amant, rossignol, ermite, papillon –, surtout dans les pièces autres que les élégies (idylles, romances, fables et contes). Ce sera encore le cas dans les Poésies inédites (1860), notamment pour les dernières sections « Enfants et jeunes filles » et « Poésies diverses ». Dans Les Pleurs interviennent certes quelques premières personnes masculines, mais de façon ponctuelle – ainsi pour le crieur et l’amoureux dans « Le crieur de nuit » (GF, p. 198-200), ou le nom de Paganini dans « L’âme de Paganini » (GF, p. 177-181) ; et le développement d’une parole au masculin dans « Le vieux pâtre » fait l’objet d’une justification narrative après coup, à la dernière strophe : « Ainsi parle aux jeunes bergers / Un vieillard qui rentre au village » (v. 49-50, GF, p. 194).

33On trouve enfin peu de poèmes épicènes, sur le modèle des poèmes d’amour parmi les plus célèbres de Desbordes-Valmore que sont « Les séparés37 » et « Les Roses de Saadi38 ». L’indication de genre peut être fournie dès le titre (« La sincère », GF, p. 120), ensuite reprise ou non. Une incertitude régnant sur les premiers vers peut se trouver levée en cours de lecture par un accord isolé : « Là, je t’aime, innocente, » (« V. Amour », v. 14, GF, p. 52,) ; ou dans une affirmation progressive, ainsi dans « L’attente », lorsqu’à un adjectif épicène comme « immobile » (v. 6, GF, p. 48), succède un adjectif portant l’accord (« Tremblante », v. 14, p. 49) – avant que le féminin ne s’impose bien visible dans la dernière strophe : « Suis-je une sœur tardive à tes vœux accordée ? » (v. 17, p. 49). Juste après, dans « Dors-tu ? », l’incertitude au contraire n’est pas formellement dissipée, et entretenue par les substantifs venant dédoubler le je et le tu : « cœur rebelle » grammaticalement masculin, pour le je au v. 3, « âme confuse », féminine, pour le tu au v. 5 (GF, p. 50). Mais il est probable que la plupart des lecteurs projettent sans la percevoir sur le poème la distribution des rôles féminin et masculin qui prévaut dans le recueil.

Brouillages du genre

34Quelques séquences cependant méritent une attention particulière par une confusion dans l’emploi du genre grammatical. Dans « Ne viens pas trop tard ! », une rime surprend :

Sais-tu qu’une part de ma vie
Me manque et retourne vers toi ?
Où la tienne languit sans moi,
Dis, sais-tu qu’elle t’a suivi?
(« XIV. Ne viens pas trop tard !, v. 1-4, GF, p. 77)

35À la fin du vers 4, suivie indique que le je s’adresse à un être féminin. Rien ne s’oppose formellement à ce qu’on lise le poème comme l’adresse d’un amant à la femme aimée mais, en dehors de ce vers, rien n’y incite non plus, surtout que le sujet s’y dédouble à travers des relais métonymiques de genre féminin (oreille, part de ma vie, vie, âme). La tournure proverbiale du refrain qui maintient l’épicène, au prix d’une certaine étrangeté de formulation (« Pour qui te voit, béni soit Dieu ! Pour qui te perd, bonheur adieu ! »), contribue quant à elle à dégenrer les protagonistes. Tandis que dans « Pitié ! » (GF, p. 99-100), poème où l’aimé intervient comme un il, et non un tu, le je se dédouble grâce à des substantifs des deux genres (le cœur, la vie). L’hésitation y affecte aussi les vers de Chénier cités en épigraphe, où l’on ne sait si un amant s’adresse à l’aimée, ou l’inverse. Ces vers empruntés à un poète homme éclairent un poème de l’attente amoureuse angoissée – qu’en l’absence de marque grammaticale, on tend à mettre au compte d’un sujet féminin, en raison du genre masculin de l’aimé.

36Dans « Les fleurs » (GF, p. 173-174) enfin, dont le titre retient par sa parenté avec celui du recueil, en l’absence de marques grammaticales, le je est sans doute encore spontanément féminisé par les lecteurs, car les fleurs sont culturellement associées à la femme. Quant à l’épigraphe de Latouche, elle peut orienter la lecture en des sens différents. D’emblée, elle fait entendre une voix masculine, et pour commenter le destin d’un poète masculin – mais ceci seulement si on en identifie la source (non indiquée), qui est la notice pour les Œuvres de Chénier publiées en 1819. Toutefois les initiés qui connaissent la vie sentimentale de Desbordes-Valmore pourront voir dans cette mention d’un amant passionnément regretté une incitation à prendre le poème comme la confidence d’un je féminin amoureux – et malheureux. Dans un manuscrit conservé à Douai, ce poème avait pour titre « Une malade », dont l’abandon a pu être dicté par une volonté de dé–féminisation. Le sujet dans ce poème est saisi dans deux attitudes. D’une part il aspire au statut de la fleur, enviée pour la brièveté fragile de sa vie – on se gardera de classer trop vite cette aspiration au « mourir jeune » comme féminine, en observant qu’elle est énoncée dès l’épigraphe de Latouche. D’autre part, il se définit par sa résistance infortunée aux outrages du temps (voir v. 9-10, p. 173) – à la façon du roseau, de genre grammatical masculin et investi par toute une tradition littéraire et philosophique. Si l’on retient la féminité probable du je, la définition de l’homme comme « roseau qui marche » (v. 11) conserve ici une portée anthropologique universelle. L’être qui dit je, – la poète ? – est l’un de ces hommes qui continuent à marcher, même voulant cesser de le faire. La catégorie de genre, brouillée à différents niveaux, s’avère surtout d’une faible pertinence pour saisir ce qui cherche à se dire dans ce poème, en partie contre elle.

37De tels moments qui découragent une claire attribution de genre dans une séquence ou un poème restent délicats à interpréter au cas par cas. Toute une tradition critique s’est plu à souligner avec condescendance l’orthographe incertaine, la langue indigente et la syntaxe dénouée de Desbordes-Valmore, poussant à les mettre au compte de l’inattention ou de la maladresse. Mais, outre qu’on ne peut se satisfaire de ces préjugés misogynes, c’est le retour de telles séquences de non-marquage, dans des poèmes de différentes périodes, qui invite à y percevoir un désir de déprise des déterminations de genre, dans et par l’énonciation lyrique. Si une telle aspiration semble profondément conforme à la visée universalisante de la poésie lyrique, dans son mouvement vers un au-delà du sujet empirique, sa mise en œuvre reste une gageure dans la poésie versifiée de langue française, avec ce qu’elle impose de contraintes grammaticales et métriques, et de représentations par elles suscitées. La contradiction paraît d’autant plus vive chez une poète qui se situe par ailleurs si visiblement comme femme.

38On s’attendrait à ce qu’elle soit particulièrement aiguë dans le registre de la lyrique amoureuse – à cette date vouée à célébrer de façon exclusive l’amour hétérosexuel. Or c’est surtout dans des poèmes d’amour qu’apparaît possible une lecture selon laquelle l’abandon, le désir, le manque, à un certain degré d’intensité atteignent à un au-delà (ou un en deçà) de la différence des sexes, qui est aussi un au-delà de la différence entre amour humain et amour divin, amour filial et amour amoureux. L’ont bien saisi les poètes hommes qui ont trouvé chez Desbordes-Valmore des modèles39 pour dire des amours en dehors des normes. Lorsque chez Proust M. de Charlus, venant au secours de la grand-mère du narrateur dans une discussion qui l’oppose à Mme de Villeparisis à propos de Mme de Sévigné, soutient que « l’important dans la vie n’est pas ce qu’on aime […] c’est d’aimer40 », on se souvient de Montesquiou (un des modèles de Charlus) commentant Marceline Desbordes-Valmore. Une telle ouverture sur un par-delà le genre est d’autant plus remarquable et troublante qu’elle intervient dans une œuvre poétique où sont par ailleurs présents de façon très insistante les modèles que l’ordre social et symbolique impose aux femmes dans la période romantique.

39La partition inégale des rôles qu’ils impliquent régit notamment la vision de la création artistique, – et le recueil indique la nette conscience qu’en a Desbordes-Valmore. Sa lucidité ne lui fournit pas pour autant les moyens poétiques d’occuper la position du sujet lyrique depuis sa situation de femme, en assumant celle-ci sans la renier, ni s’y laisser enfermer. Dans Les Pleurs, la voix lyrique se fait entendre à la recherche de modèles et d’échos : dans des solidarités féminines présentes, mais fragiles, dont atteste « Lucretia Davidson » (GF, p. 161-166) ; dans la filiation revendiquée de figures du passé, Louise Labé surtout (p. 152-157), – la discrète mention de Clotilde de Surville, dans l’épigraphe en graphie troubadour signée Clotilde en tête de « Ne me plains pas ! » (GF, p. 90) pouvant être vue comme une concession obligée à une certaine mode de la « poésie féminine » alors impossible à négliger. Mais la pose de la voix lyrique se cherche tout autant dans le dialogue avec des poètes hommes, dont le plus frappant est ici celui avec Lamartine. L’humilité de femme oubliée à l’écart du monde qu’y assume Desbordes-Valmore, avec une soumission à un idéal féminin de modestie et de dévouement qu’on ne lit pas aujourd’hui sans malaise, lui permet d’interroger la visée de la poésie, dans une mise en cause de la gloire41 notamment – qui ne va pas d’ailleurs sans résonances lamartiniennes.

40Sans approfondir ici ce rapport aux modèles qu’appelle la réflexion sur le sujet lyrique, je reviendrai, pour une conclusion toute provisoire, au poème sur Paganini, où le je lyrique en retrait semble se dissoudre dans une communauté d’écoute et dans le on (« XLIX. L’Âme de Paganini », v. 5 et v. 31, GF, p. 178-179). La poète y esquisse une réécriture du mythe d’Orphée en virtuose romantique et fictionnalise, non sans appel au fantastique, des éléments tirés de la légende noire qui circulait à propos du violoniste : elle donne ainsi l’âme de la femme aimée, morte d’amour (v. 45-74, p. 180-181), pour devenue l’âme du violon où elle demeure post-mortem enfermée (v. 46-48, p. 180) et, partant l’âme de Paganini – qui donne son titre au poème. Elle semble ainsi célébrer la nécessaire réunion du masculin et du féminin, – l’artiste et l’aimée poursuivant leur dialogue par-delà la mort à chaque interprétation –, réunion qui seule permet d’atteindre à la plénitude de l’art, le temps du moins que dure le chant. Mais ce scénario, avec les échos nombreux qu’il trouve au sein du recueil, la révèle profondément divisée. Elle se projette en effet à la fois dans la femme morte, qu’elle plaint et semble envier – d’avoir été tant aimée, d’être morte la première, d’être ainsi célébrée par la puissance de la musique – ; et dans l’interprète sublime, dont la poète signale que la puissance repose sur une part de violence et de domination, mais dont elle évoque l’art dans un lexique qui rappelle parfois celui qui la définit elle-même, ainsi la rime oiseau :roseau, (v. 18-20, p. 179), ou « Ce talent baigné de douleur » (v. 74, p. 181), qui rappelle le poème d’hommage où Lamartine fait naître le chant de Desbordes-Valmore de sa lyre brisée et réajustée.

41Partagée entre nostalgie d’être aimée, d’être chantée – la position de la femme dans la tradition de la lyrique amoureuse – et l’aspiration à aimer, à chanter – la position de l’artiste –, Desbordes-Valmore affronte l’impossibilité d’être à la fois femme et poète, et invente des façons de l’écrire, dans une confiance maintenue au langage.