Les Pleurs et non Mes Pleurs : genèse d’un recueil
1Au moment de leur parution chez l’éditeur Charpentier en 1833, bon nombre des poèmes des Pleurs ont déjà connu une ou plusieurs publications dans des périodiques régionaux, du Mémorial de la Scarpe, créé à Douai par Hippolyte-Romain Duthillœul avec lequel Marceline Desbordes-Valmore entretient dans les années 1830 une correspondance régulière, à La Glaneuse et La Revue provinciale de Lyon, ou encore La Gironde. Plusieurs poèmes du futur recueil sont également relayés dans des revues plus nettement littéraires, aux orientations et publics divers. Si parmi elles, certaines sont très éclectiques et plutôt associées à la seconde moitié du xviiie siècle, telles le Chansonnier des grâces et surtout L’Almanach des muses, fondé en 1765, d’autres sont des espaces modernes largement investis par la génération romantique, telle La France littéraire de Charles Malo qui a « attiré en masse1 » la jeune garde poétique ou bien Les Annales romantiques, qui se présentent comme « recueil de morceaux choisis de littérature contemporaine2 ». À partir de 1833, La Revue des deux mondes, fraîchement fondée en 1829 et dirigée par François Buloz depuis 1831, publie « Le Crieur de nuit » et « Le Coucher d’un enfant », déjà paru pour ce dernier dans Le Mémorial de la Scarpe, La France littéraire et La Revue provinciale de Lyon, parcours témoignant de l’aura grandissante de Marceline Desbordes-Valmore et de son intégration au cénacle romantique.
2Le tournant 1830, a rappelé Alain Vaillant, signe « l’émergence bientôt hégémonique de notre moderne culture médiatique […] et plus spécifiquement, l’introduction de la poésie dans l’espace du journal3 ». On connaît en effet le service rendu par les revues aux « scénographies auctoriales4 » des romantiques, théorisées par José-Luis Diaz comme « l’adoption progressive par un jeune écrivain d’une posture, d’un rôle, d’une scénographie, en fonction du répertoire des postures existantes sur le marché quand il arrive en littérature5 ». L’autrice des Pleurs investit elle aussi ce medium, qui permet certes de se constituer un réseau de lecteurs, mais surtout de se construire un ethos et de profiter de l’aura de tel périodique pour s’inscrire dans une mode que le poème, dans un mouvement circulaire, participe à entretenir et à faire évoluer. Marceline Desbordes-Valmore a conscience de l’importance de ce lien entre journal et poésie : outre sa grande admiration pour le chansonnier-poète de la Minerve française, Béranger, auquel un texte des Pleurs est dédié, sa correspondance témoigne de l’enjeu stratégique qu’elle reconnaît à ces prépublications. Dans une lettre à Claude-Charles Pierquin de Gembloux du 7 septembre 1831, elle écrit ainsi :
Je vous envoie le Rossignol aveugle, puisque vous le destinez à l’almanach muse [sic] – j’aurais mieux aimé la Revue de Paris, voyez ! Voulez-vous que je vous adresse à vous-même les deux volumes in-octavo, ou les trois in-12 qui forment à peu près la totalité de mon humble bagage ? ou les cinq tout ensemble, pour que vous les dirigiez vers qui de droit6 ?
3Dans cette préférence pour la Revue de Paris, à la fois moins archaïque et moins estampillée « féminine », se révèle une connaissance de la « vogue poétique propre à l’âge romantique autant que des liens étroits entre versification et prise de parole publique7 » qui, à elle seule, devrait contribuer à nuancer l’image quelque peu univoque de « colombe des mansardes8 » qu’une partie de la réception de l’œuvre de Marceline Desbordes-Valmore a pu nous léguer. « De ce colloque de poètes, elle veut être – de sa place, à sa place qu’elle sait à la marge, mais en être9 », écrit à ce sujet Christine Planté.
4La majorité des poèmes des Pleurs connaît ainsi une première version dans des publications disparates qui s’étendent sur une chronologie d’environ sept ans, de 1826 à 1833. Les supports que sont les revues engagent à certaines adaptations d’écriture. En septembre 1832, par exemple, Marceline Desbordes-Valmore déplore auprès de son époux des modifications qui lui sont demandées par le Journal des enfants au sujet de deux poèmes publiés plus tard dans Les Pleurs : « On a trouvé Le petit railleur trop scientifique pour le premier âge et Le petit oreiller trop court... J’ai gardé un pénible silence, et j’ai reconnu mon sort10 ! ». Parmi les textes qui composent la genèse des Pleurs, ces cas de prépublication nous invitent à considérer le passage d’un texte fini, public, à un autre, mettant en branle le « vieux fétichisme finaliste du dernier état considéré comme aboutissement inévitable11 » et dénoncé par Gérard Genette. Les métamorphoses produites entre ces publications premières et la parution du recueil final sont, dès lors qu’il y a eu première mise à disposition publique, autant des avant-textes que des « après-textes » :
Un dernier type d’avant-texte consiste, je l’ai annoncé, en révisions et corrections apportées à un texte déjà publié ; c’est la raison pour laquelle je parle ici d’« après-textes », mais il va de soi que cet après d’une édition est (ou se propose d’être) l’avant d’une édition ultérieure12.
5Les modifications produites par Marceline Desbordes-Valmore pour aboutir au recueil de 1833 nous disent, au-delà de simples corrections d’écriture et de versification, comment s’organise la mise en commun afin d’aboutir à un volume unique et cohérent. Pour les textes prépubliés, la première parution engage déjà à certaines concessions ou postures que le recueil vient confirmer, infirmer, corriger pour donner lieu à l’ethos unifié du poète dans Les Pleurs.
6La présente contribution se propose ainsi d’observer les avant-textes des Pleurs, en portant une attention particulière aux évolutions qui, remarquables dans plusieurs poèmes, témoignent du sens général que la poète a pu vouloir donner à l’objet final. Outre ces avant-textes ambigus que sont les publications en revue, nous avons pour ce faire la chance de disposer, si ce n’est du véritable manuscrit des Pleurs, de deux documents essentiels, très aimablement mis à notre disposition par la Société des Études Marceline Desbordes-Valmore : un premier carnet de copie des poèmes de 1833, puis un deuxième, certes factice en tant qu’objet unifié – les poèmes ont été mis en commun dans ce carnet par Hippolyte Valmore – mais qui contient des versions manuscrites des poèmes présentant des corrections qui sont, quant à elles, authentiques. Un troisième type de document, celui de la correspondance, permet d’ajouter pour certains poèmes une étape de composition : si les échanges épistolaires relèvent, selon Genette, de l’épitexte privé, certaines lettres contiennent, outre des commentaires métapoétiques, des copies de poèmes envoyés qui nous renseignent sur la chronologie des textes, et en font ainsi des objets hybrides, à la fois avant-textes et écrits autour du texte.
7Cet ensemble de documents permet de retracer une chronologie, et avec elle d’établir « l’hypothèse d’un ordre génétique » qui permet de « soutenir une interprétation du processus d’écriture du texte13 ». Les modifications qu’il permet d’observer ne sont certes pas des refontes d’ampleur. Pour autant, les éléments – parfois tout de même très visibles – qui y entrent en jeu ne sont pas des détails : les modifications que ces diverses versions permettent de souligner sont utiles à la compréhension de la composition des Pleurs, ainsi qu’au démantèlement de certaines idées reçues sur l’écriture de Marceline Desbordes-Valmore, parmi lesquelles le stéréotype tenace d’une écriture spontanée et indéfectiblement « féminine ». On y observe notamment un jeu d’équilibre entre conventions sexuées et liberté qui témoigne des injonctions avec lesquelles la poète a conscience de devoir composer [I]. S’y révèle également un travail d’irisation entre l’individuel et le collectif, le personnel et le politique qui construit cette émotion en partage caractéristique des Pleurs [II]. Dans le travail du vocabulaire et de la ponctuation, enfin, se laisse voir l’affirmation d’une vocalité et d’une fluidité qui contredit fermement le cliché d’une écriture impensée pour lui substituer celle d’une poésie dont le naturel est, paradoxalement, l’objet d’une quête minutieuse [III].
8S’il faut se garder d’entrer dans une lecture rigide des avant-textes, qui voudrait que le « plus ancien » dise « nécessairement la vérité sur le plus récent » et obtienne dès lors une forme de « privilège herméneutique14 », cette traversée d’une partie de la fabrique de l’œuvre permet d’entrevoir certaines variations récurrentes qui nous informent sur les procédés d’écriture comme sur le statut d’auteur que Les Pleurs contribue à installer.
I. Entre conventions et liberté
9Les Pleurs sacrifient sans aucun doute à certaines « protestations de conformité15 » vis-à-vis des stéréotypes entourant la poésie féminine. Un regard sur les avant-textes du recueil nous permet toutefois d’en comprendre mieux les ressorts. Si le recueil n’est pas dénué de convenances, l’évolution de la composition de certains poèmes montre qu’elles sont souvent les résultats d’un travail d’adaptation aux normes du temps bien plus que d’un élan de sincérité féminine. Marceline Desbordes-Valmore se fraye un chemin dans une époque dont elle sait qu’elle ne permet aux femmes de devenir poète que sous certaines conditions. Il est tentant, dès lors, de voir dans les modifications qui accompagnent la composition du recueil des Pleurs, moment d’affirmation de sa parole et de son ethos poétique, certaines concessions stratégiques.
10Le plus flagrant de ces exemples est sans aucun doute la trajectoire du poème « L’Oreiller d’une petite fille » (GF, p. 227-228). Comme le souligne une note dans l’édition d’Esther Pinon, ce poème a connu plusieurs publications, dans le Mémorial de la Scarpe en 1830, la Revue provinciale de Lyon en 1831, Le Chansonnier des grâces et La France littéraire en 1832, puis dans Les Soirées de Paris en 1833. Au fil de ces versions, le titre du poème passe du masculin « Le Coucher de l’enfant, au jeune Oscar D. » – titre qui sera repris pour devenir celui du « Coucher d’un petit garçon » – aux trois neutres « Oreiller d’un enfant », « Le Coucher de l’enfant » et « L’Oreiller », avant d’être finalement féminisé dans Les Pleurs. Une lettre de décembre 1832 à Prosper Valmore nous apprend qu’une autre variation encore a été proposée au Journal des enfants : « Le Petit oreiller ». Dans le recueil, placé juste après son pendant masculin et belliqueux, « Le Coucher d’un petit garçon », le poème vient ainsi valoriser un ensemble de qualités typiquement féminines : douceur, empathie, tendresse, associées au verbe « gémir » : « La distribution des rôles devait paraître délicieuse aux lecteurs du temps », écrit Christine Planté au sujet de cette évolution, « et bien conforme en tout cas aux modèles sociaux de sexe : le petit garçon refuse d’aller dormir et veut tuer des loups à coups de sabre, la petite fille fait sa prière et bénit sa mère16. » Cette féminisation n’est toutefois reprise, au sein du poème, que dans la mention du « cœur d’une petite fille » au sein de la prière finale, au sujet de laquelle le titre masculin de la première version pose problème : il a fallu qu’elle soit modifiée, voire ajoutée dans un second temps. La découverte, grâce à une note évoquant sur un manuscrit une traduction de l’anglais17, du poème originel dont « L’oreiller » serait une réécriture, « Going to bed18 », encourage ces questionnements19. Ce poème, tiré des Rhymes for the nursery de Jane et Ann Taylor, publiées en 1806, et qui donne son titre à la première version du Mémorial de la Scarpe en 1830, est composé de quatre quatrains, tout comme « l’Oreiller » sans sa « prière » de clôture :
Down upon my pillow warm
I now lay my little head
And the rain, and wind, and storm,
Cannot come too nigh my bed
Many little children poor
Have not anywhere to go;
And sad hardships they endure,
Such as I did never know
Dear mamma, I’ll thank you oft
For this comfortable bed
And this pretty pillow soft
Where I rest my weary head
And I’ll lift my heart in prayer
To the God that dwells above ;
Thank him for his watch and care,
And for all his tender love.
11Si la publication de La France littéraire contient déjà cette « prière », on peut ainsi penser que les premiers jets du poème ne contenaient pas ces deux derniers quatrains. Si cet ajout oriente le poème vers une plus grande conformité aux stéréotypes d’époque en évoquant la « petite fille », il est donc aussi émancipation vis-à-vis du poème anglais, et surtout, reprise de l’énonciation par la voix poétique pour livrer un discours universel :
Dieu des enfants ! le cœur d’une petite fille,
Plein de prière, (écoute !) est ici sous mes mains ;
On me parle toujours d’orphelins sans famille :
Dans l’avenir, mon Dieu, ne fais plus d’orphelins !
(« LXIV. L’Oreiller d’une petite fille », v. 17-20, GF, p. 228)
12Le cœur de cette enfant devient dès lors l’exemple sur lequel la parole poétique s’appuie pour prier le « dieu des enfants » sans distinction de sexes, dans une prière qui replace par ailleurs le gémissement dans un cadre asexué, celui « des voix que l’on entend gémir ». Ce « cœur » est d’ailleurs opportunément placé « sous mes mains », métaphore renvoyant à la fois à la position maternelle au bord du lit et à l’activité d’écriture du poème. La voix poétique de la femme adulte se fait relais de celle de la petite fille pour généraliser et universaliser le propos en une adresse à Dieu. Si les avant-textes semblent à première vue révéler un mouvement de féminisation du poème, pour en arriver au diptyque « Oreiller d’une petite fille » et « Coucher d’un petit garçon » des Pleurs, ils nous révèlent aussi le caractère tardif de cette concession et ses nuances, puisqu’elle ne va pas sans une contrepartie qui dit tout autre chose du rôle féminin.
13Des considérations semblables peuvent émerger au regard de l’autre poème de cet ensemble masculin/féminin : le « Coucher d’un petit garçon » (GF, p. 225-226), de la même manière, s’est d’abord appelé « Le Petit Oscar au petit Paul D. » dans Le Mémorial de la Scarpe puis « Le Coucher d’un enfant » dans La Revue provinciale de Lyon, La France littéraire et les Annales romantiques. Ce qui semble être la toute première version du texte se trouve cependant au sein d’une lettre envoyée le 23 juin 1830 à Alexandre Vattemare, dans laquelle Marceline Desbordes-Valmore offre aux enfants de son correspondant des vers intitulés « Le Petit Paul », précisant : « C’est pour vos enfants que j’ai essayé d’imiter ce que votre aimable femme et leur aimable mère m’a écrit en anglais. » À nouveau, donc, la traduction se trouve à l’origine du poème, présenté dans la lettre comme une « imitation libre de l’anglais ». Si nous n’avons pu retrouver l’envoi de Jeanne Vattemare, cette indication nuance le caractère convenu du poème final, en suggérant une écriture contrainte par l’exercice de l’imitation. L’étude du titre nous signale à nouveau une évolution de l’énonciation, qui, tout comme le choix final du « petit garçon » au lieu de « l’enfant », va cette fois dans le sens des attendus sexués : ce n’est plus « Le petit Oscar » qui prend la parole, offrant dès lors deux portraits divergents de « petits garçons », l’un sage et calme et l’autre turbulent, mais une entité abstraite que le dernier quatrain nous invite à considérer comme la voix maternelle : « et sa mère bientôt ne fut plus occupée / Qu’à baiser ses yeux clos par un ange assoupis ! » (v. 31-32, p. 226). Le recueil final sacrifie dans ce cas à davantage de convenances que les versions précédentes. C’est également le cas pour le poème « Le Petit rieur » (GF, p. 217-221).
14Ce troisième texte adressé « aux petits enfants » est évoqué dans la correspondance de Marceline Desbordes-Valmore sous un autre titre, « Le Petit railleur20 ». Jacques Arago aurait tenté de le vendre pour elle au Journal des enfants, en même temps que « Le petit oreiller », mais la revue l’aurait trouvé « trop scientifique pour le premier âge21 ». On trouve une version de ce premier poème dans le carnet manuscrit composé par Hippolyte Valmore et conservé à Douai, qui révèle un ensemble de modifications allant plutôt dans le sens d’une représentation plus conventionnelle de l’enfance et de la maternité. Outre que le « railleur » devient donc « rieur » dans Les Pleurs, perdant ainsi la connotation sarcastique, plusieurs vers sont modifiés pour convenir à cette image innocente, et surtout pour accroître la douceur de la mère. L’injonction « Ne parlez plus, railleurs ! Que vous êtes à craindre » devient ainsi plaintive : « Il pleurait !... Ô railleurs, que vous êtes à craindre ! » (v. 39, p. 219), tandis que dans la menace finale « que ton avenir s’instruise d’un amer et triste souvenir », l’instruction est remplacée par le verbe « s’épure » et l’adjectif « triste » par « tendre » (v. 48, p. 220). La mention de la raillerie est ensuite à nouveau supprimée : la leçon donnée par la mère, « Quelque railleur aussi rira de moi », devient « un petit Paul aussi rira de moi » (v. 66, p. 221).
15Ces diverses versions des poèmes d’enfance témoignent de la réflexivité et des stratégies qui président à la composition des Pleurs. Elles rappellent les poèmes qui composent le recueil final pour ce qu’ils sont, des alternatives qui, si elles semblent pour certaines plier davantage à la mode du temps, ne sont d’ailleurs pas dénuées de nuances dans la représentation des sexes. Il n’est en outre pas interdit de penser que leur caractère convenu permet, à d’autres endroits du recueil, de suivre une démarche inverse sans rompre un équilibre en quête de « résolution sociale empirique du “problème” que représente la femme auteur22 ». Si l’on a déjà beaucoup souligné la féminisation de « L’oreiller » et la masculinisation progressive du « Coucher », il faudrait ainsi signaler qu’à l’inverse, « La jeune fille au rameau », publié en 1832 dans Le Mémorial de la Scarpe, devient « L’enfant au rameau » dans les Pleurs (GF, p. 187-188). Toujours au sujet des titres, le carnet conservé à Douai nous informe sur leur précision progressive : deux « élégies », simplement désignées par leur genre – genre associé au féminin s’il en est –, deviennent ainsi respectivement « Réveil » et « Pitié » (GF, p. 96-100). Pour le premier de ces deux textes, l’intégration au recueil est l’occasion d’atteindre à une plus grande neutralité du point de vue du genre. On observe en effet dans la version copiée du carnet plusieurs corrections qui participent à universaliser le propos. « Elles disaient ta gloire et tes belles amours » est rayé pour une formule au pronom indéfini, « On disait ton bonheur », conservé dans les Pleurs (p. 96, v. 6). Plus loin, deux alternatives sont proposées pour un seul vers, « La douce humeur de l’âme est facile à s’aigrir » et « la douceur d’une femme est facile à s’aigrir », entre lesquelles Marceline Desbordes-Valmore choisit finalement la première (p. 98, v. 38). Les notes montrent également que deux poèmes étaient nommés « La Sincère », mais que la poète a conservé le titre pour le texte le plus léger des deux, créant une forme de paradoxe entre titre et contenu, lorsque l’autre poème devient « Seule au rendez-vous » dans le recueil. Parmi les exemples qui infirment l’idée d’un trajet univoque vers les convenances stéréotypées, on pourrait encore citer les modifications du poème « Toi ! me hais-tu ? » (GF, p. 63-65). Son titre est modifié depuis l’imploration « Laisse-moi t’aimer » vers cette question plus dynamique, et quatre vers y sont supprimés :
Le néant me plaît mieux ; son horreur me soulage ;
Te voir, ou ne rien voir ! hors toi, ne rien sentir ;
De toi, dont sur mes sens il imprima l’image,
Dieu me doit d’être aimée ou de m’anéantir.
Tu n’y peux rien changer. Ma vie est ton partage.
Jamais je ne t’ai vu sans t’aimer davantage ;
Et jamais, plus rêveuse en te quittant le soir,
Sans pâlir dans l’effroi de ne te plus revoir !
16Les trois derniers vers de la septième strophe et le premier de la huitième, dans lesquels la tonalité tragique touchait à son paroxysme, sont supprimés pour refondre les vers restant en un seul quatrain sensiblement moins torturé.
17On pourrait multiplier les détails qui nuancent le traitement supposément conventionnel de l’amour dans les Pleurs, et surtout qui contredisent le stéréotype d’une écriture sincère et spontanée : ce que les corrections nous montrent, a minima, c’est que la convenance est ponctuée de discordances, et fait l’objet d’une réflexion sur la manière d’imposer une voix poétique féminine dans le paysage romantique sans déroger trop visiblement.
II. L’individuel et le collectif
18Plusieurs études portant sur l’œuvre poétique de Marceline Desbordes-Valmore ont travaillé à y montrer les ressorts d’une émotion en partage23. « La capacité d’empathie prévaut sur toute considération esthétique », note à ce sujet Aurélie Foglia, avant de souligner que les pleurs « impliquent une pratique partagée24 ». Dans leur introduction au volume Marceline Desbordes-Valmore poète, Vincent Vivès et Pierre Loubier insistent également sur cet aspect, liant cette écriture « médiation » à la question de l’intentionnalité :
Il serait bien difficile de tenter de démêler intégralement ce qui, chez la poète, relève d’un processus passivement subi et d’un projet activement poursuivi, puisque la détermination même de l’écriture prend sa source dans un sentiment qui est déjà et toujours médiation25.
19Sur cette pratique d’une écriture empathique, la correspondance de Marceline Desbordes-Valmore nous donne déjà une information décisive, concernant le titre même du recueil. Dans un envoi à Jacques Arago, Prosper Valmore, selon la volonté de la poète, corrige l’article choisi par l’éditeur Charpentier depuis un possessif vers un indéfini :
Ensuite M. Charpentier a oublié de spécifier les 25 exemplaires gratuits qui reviennent à Marceline. Elle désirerait un mot signé de M. Charpentier qui le lui assurât ; de plus elle exige que les épreuves lui soient soumises. Ainsi voilà les trois articles sur lesquels elle insiste et qu’elle vous prie d’exiger de M. Charpentier.
Il s’est trompé sur le titre. Le voilà tel que Marceline l’a pensé : Les Pleurs et non Mes pleurs26.
20Si démêler l’intention du phénomène passif est impossible – et ce n’est peut-être pas notre intérêt –, cette correction nous renseigne tout de même sur le caractère actif de la construction de cette sensibilité partagée. Les avant-textes du recueil, et les évolutions successives des textes, sont également des témoins d’une écriture qui tend vers une portée collective.
21 Parmi les stéréotypes entourant la poésie féminine réside l’idée d’une création nécessairement personnelle, « la femme » étant par essence incapable d’atteindre aux grande questions politiques ou universelles, puisque « son horizon est borné », et que « ce qui est lointain » échappe à sa « myopie intellectuelle27 ». À propos de cette portée autobiographique supposée, Stéphanie Loubère signale que « c’est peut-être oublier que de ce fond la poète a su tirer un matériau qu’elle a plié à son projet », celui de fonder une « persona poétique qui se nourrit de la personne historique sans se confondre avec elle »28. Les exemples de poèmes traduits de l’anglais sont de premiers témoins de cette ouverture au-delà de soi. S’y ajoutent quelques marques de corrections textuelles allant de l’individuel identifié vers une identité plus impersonnelle.
22 Dans son étude du recueil, Wendy Prin-Conti insiste sur la portée universalisante des poèmes plus nettement politiques que sont « Sous une croix belge » et « la Fiancée polonaise » :
Le recueil travaille la porosité entre l’autre et le même. Le plus souvent, les poèmes qui le composent se prêtent volontiers à plusieurs lectures : une lecture biographique ou contextuelle, et une lecture plus ouverte, universalisante. Le traitement des pièces politiques est tout à fait emblématique de ce choix. Dans le cas de « Sous une croix belge » et de « La Fiancée polonaise », seule l’adjonction d’un adjectif de nationalité dans le titre permet de rattacher ces textes respectivement à la révolution belge de 1830 et à l’insurrection polonaise de 183129.
23Un regard sur les avant-textes et les prépublications nous apprend que ce choix d’un unique adjectif pour désigner la réalité politique intervient au fil des corrections du poème « Sous une croix belge » (GF, p. 116-117). Dans un premier temps, celui-ci porte en effet pour titre « Aux mânes de Jenneval », du nom du jeune poète français engagé dans la révolution belge et mort le 18 octobre 1830 à Lierre. Le titre finalement choisi rend l’apostrophe au « jeune homme » plus impersonnelle, et par ricochet fait de la première personne et de sa « plainte de femme » un discours à l’aura plus large et universelle. Le même phénomène se produit pour le poème « La Fiancée polonaise » (GF, p. 189-191), initialement publié dans La Glaneuse en 1831. Sa dernière strophe est déplacée pour devenir la deuxième, et se trouve ainsi attribuée directement, au prix de quelques modifications, à la fiancée éplorée :
Des mânes sentinelles
Des ombres sans remords,
Voyez les blanches ailes
Envelopper leurs morts :
Regardez ! nulles toiles
Ne doublent leurs cercueils
Pitié ! jette tes voiles,
Ils n’ont pas de linceuls !
24La version de La Glaneuse, présentée ci-dessus, devient dans « La Fiancée polonaise » (v. 9-16, p. 190) :
Des anges sentinelles,
Envolés sans remords,
J’ai vu les blanches ailes
Envelopper vos morts !
Regardez ! nulles toiles
Ne doublent leurs cercueils ;
Pitié, jette tes voiles !
Ils n’ont pas de linceuls !
25Cette « femme au front d’ange » (v. 17) se fait ainsi porteuse de l’exhortation à la « Pitié », tandis que le poème se ferme sur une mise en garde aux « rois » proférée cette fois par le sujet poétique. Les deux voix féminines sont chacune medium d’une parole générale, et incarnent cette « hypostase de l’humanité30 » évoquée par Pierre Loubier et Vincent Vivès.
26D’autres genèses encore font état de la construction progressive de cette « autobiographie indéfinie » que Christine Planté analyse dans l’œuvre de Marceline Desbordes-Valmore comme « l’effort d’un dépouillement progressif de la définition personnelle et de la finitude individuelle, faisant du poème ce mouvement dans lequel l’aller au-devant de soi et la marche à l’autre se confondent31. » L’élargissement de la portée du discours poétique se lisait déjà dans l’ajout de la « prière » à la fin du célèbre « Oreiller d’une petite fille » (GF, p. 228). On retrouve un procédé semblable dans « Une ondine » (GF, p. 201-202). Dans la version en revue, publiée dans le Chansonnier des grâces peu de temps avant la parution des Pleurs, les quatre premiers vers – mettant en garde l’amoureux sur l’enchantement de la rivière – sont repris en fin de poème :
La rivière est amoureuse ;
Enfant, n’y viens pas le soir !
Près d’Angèle la peureuse,
Va plutôt rire et t’asseoir !
27Au sein du recueil, cette fin circulaire est remplacée par une autre strophe qui, marquée par l’apparition d’un « nous », ouvre les considérations du poème vers une morale universelle :
Par le doux pater d’Angèle,
Par ses yeux fervents d’amour,
Par la croix ! par la chapelle
Qui doit vous unir un jour,
Enfant ! l’onde est molle et pure ;
Mais elle a soif de nos pleurs ;
La rive ombreuse est plus sûre ;
N’en dépasse pas les fleurs.
(« LVII. Une ondine », v. 25-32, GF, p. 202)
28Cette ultime strophe est d’abord ajoutée en deuxième position, comme en atteste une autre version manuscrite dont on peut situer la rédaction entre ces deux publications. Le discours universalisant est d’abord ajouté, puis déplacé en un lieu décisif du poème. Ce choix signe la disparition du mouvement en boucle, auquel est préféré une « marche à l’autre » linéaire. Le même type de modification est encore observable dans « L’Adieu tout bas » (GF, p. 88-89), dont Marceline Desbordes-Valmore supprime la dernière strophe au sein des Pleurs :
Autant que moi-même
En quittant ces lieux
Cherchez qui vous aime
Et vous plaise mieux !
29Celle-ci, reprise de la première, laisse place à une strophe en forme de maxime, guidée par un pronom « on » universel qui remplace l’alternance entre la première personne « moi-même » et le « vous » :
C’est un livre d’ange,
Quand on est aimé ;
Si l’un des deux change,
Le livre est fermé.
(« XIX. L’Adieu tout bas », v. 29-32, GF, p. 89)
30Dans « La Sincère » (GF, p. 120-121), au contraire, ce sont deux strophes qui sont ajoutées entre la publication dans Le Chansonnier des grâces et la reprise en recueil, venant rompre l’alternance espiègle entre le « je » et le « tu » pour poser un « nous » relativement indéfini pouvant se rapporter aux amants comme à l’humanité dans son ensemble, puis une considération universelle sur l’âme :
Car, pour nos amours,
La vie est rapide ;
Car, pour nos amours,
Elle a peu de jours.
L’âme doit courir
Comme une eau limpide ;
L’âme doit courir,
Aimer ! et mourir.
(« XXXIII. La Sincère », v. 25-32, GF, p. 121)
31Du carnet conservé à Douai au recueil, le dernier quatrain de « La Crainte » (GF, p. 114-115), conservé quasiment tel quel, voit lui aussi, dans un même mouvement d’ouverture, disparaître la première personne du singulier au profit d’une synecdoque indéfinie – « aux pieds souffrants » –, puis d’une adresse à Dieu délestée de son article possessif, et enfin d’une formule générale, « tant de larmes », qui remplace l’individuel « mes alarmes » :
Mais si quelque trésor germe au fond de nos larmes
Laisse à mes pieds souffrants leur sentier douloureux
Mon dieu ! tire un bienfait du sein de mes alarmes
Et laisse-moi l’offrir à quelque malheureux !
32devient ainsi :
Mais si quelque trésor germe dans nos alarmes,
Laissez aux pieds souffrants leurs sentiers douloureux ;
Dieu ! tirez un bienfait du fond de tant de larmes,
Et laissez-moi l’offrir à quelque malheureux !
(« XXX. La Crainte », v. 25-28, GF, p. 115)
33Cette évolution ne va toutefois pas dans un sens univoque. Dans d’autres lieux, les corrections travaillent au contraire à recentrer la focalisation sur le couple d’amants ou sur le sujet poétique. C’est le cas dans « Adieu ! » (GF, p. 69-70), adresse à l’homme aimé dans laquelle est supprimé tout un quatrain digressif évoquant son père. Cette strophe, que l’on trouve dans la version manuscrite du carnet de Douai composé par Hippolyte Valmore, est aussi la seule du poème dans laquelle la première personne n’apparait pas :
Va renouer ses jours aux jours de ton enfance
Qu’il dise : les voilà grandis pour ma défense !
Qu’après t’avoir béni, puis longtemps écouté
Il dorme sous ta garde avec sécurité ;
34On ne saurait ainsi affirmer que les retouches cherchent uniquement à atteindre un registre moins personnel. Dans cette idée d’« autobiographie indéfinie » (Planté, 1987), les différentes versions attestent bien plutôt de la quête d’un équilibre entre représentation resserrée de l’amour et ouverture vers un partage de l’émotion. La version manuscrite de « Seule au rendez-vous » (GF, p. 85-87) témoigne bien de ce travail. La dernière strophe du poème donne lieu, dans le carnet de Douai, à une hésitation sur les articles possessifs et indéfinis : Marceline Desbordes-Valmore y remplace « Je sais où finira ma peine » par « Je sais où finira la peine », puis « La route sans fleurs et sans charmes » par « Ma route sans fleurs et sans charmes ». Dans le recueil final, elle revient cependant à la première version, qui permet de clore le poème sur une considération générale plutôt que sur le cas particulier de la voix poétique.
35Plutôt que de substituer l’un à l’autre, le recueil des Pleurs travaille le lien entre le particulier et le général. Ce lien se lit notamment dans la continuité qu’établit le recueil entre amour humain et amour divin, qui fut vivement reprochée à Marceline Desbordes-Valmore, notamment par le critique Alexandre Vinet. Fabienne Bercegol affirme à propos de « Toi, me hais-tu ? » que « l’amour humain est ici au principe de la vertu théologale de l’Espérance : la promesse de la vie éternelle n’intéresse que si elle en permet l’accomplissement », et rappelle que la poète est plus tard amenée à reconnaître « la confusion qui s’opérait dans ses premiers écrits entre l’eros et l’agapé32 ». L’étude des avant-textes de l’œuvre nous montre les ressorts de cette confusion qui participe d’une volonté générale d’élargissement de la portée du message poétique. Plusieurs passages corrigés ou ajoutés portent en effet à croire que cette implication divine dans l’amour fait l’objet d’un travail général au moment de la recomposition du recueil, qui se présente comme « le dépli de cette confusion » analysé par Pierre Loubier :
Au-delà du caractère sacrilège qui consiste à superposer des éléments sacrés et des éléments profanes dans l’activité affective, il s’agit d’une tendance générale du psychisme de la poète à établir une interchangeabilité des amours et donc des biens perdus, désormais confondus dans le même geste élégiaque33.
36Le poème « Malheur à moi ! » (GF, p. 71-72) se voit complété, entre sa publication dans Le Chansonnier des grâces en 1830 et sa reprise au sein des Pleurs, d’une dernière strophe qui établit une étonnante connexion entre foi amoureuse et foi religieuse, et divinise ainsi l’amant, jouant notamment sur le sens ambigu du verbe « croire » :
Par lui je crois, sans lui je désespère ;
Sans lui, mon Dieu ! comment vivrai-je en toi ?
Je n’ai qu’une âme, et c’est par lui qu’elle aime :
Et lui, mon Dieu, si ce n’est pas toi-même,
Malheur à moi !
(« XI. Malheur à moi ! », v. 20-24, GF, p. 72)
37Ailleurs, ce sont des apparitions plus intempestives de l’adresse à Dieu au fil des versions qui viennent rappeler que « chaque voix, chaque figure, chaque passion en rappelle et en appelle une autre34 », créant cette portée à la fois personnelle et partagée du recueil. Dans le poème « L’Étonnement » (GF, p. 118-119), c’est à nouveau à l’endroit stratégique de la dernière strophe qu’intervient une modification, depuis le constat éploré du Chansonnier des grâces en 1831, « Le voilà donc encor mon maître » vers le questionnement « Dieu ! sera-t-il encor mon maître ? » du recueil achevé (v. 31, p. 119). Outre la plus forte tonalité tragique de cette variante, il s’y établit une jonction entre foi amoureuse et spiritualité, celle-là même qui fait la particularité de ce mouvement de la poésie de Marceline Desbordes-Valmore, « chez qui l’élégie embrasse la souffrance universelle35 ». De la même manière, Dieu vient remplacer la synecdoque « ma tristesse » dans « Le Rossignol aveugle » (GF, p. 126-130), pour recevoir ensemble les prières de l’oiseau et la voix poétique : « chante leur cruauté, ma tristesse t’écoute / Et Dieu ! nous voici deux à chanter devant lui » est changé en « Chante la liberté, prisonnier ! Dieu t’écoute. / Allons ! nous voici deux à chanter devant lui. » (v. 57-58, p. 129)
38Les avant-textes de l’œuvre, prépublications et versions manuscrites antérieures, nous renseignent ainsi non seulement sur le travail d’équilibre entre conventions et liberté, mais aussi, et ce pan est connexe au premier, sur la construction progressive d’une poétique du lien entre émotion personnelle et portée universelle.
III. Le naturel et le travaillé
39Parmi les éléments construisant l’unité des Pleurs, la vocalité et la fluidité ont souvent été soulignées. Ce fil d’Ariane de l’œuvre a pu servir, lui aussi, à ramener l’écriture de Desbordes-Valmore vers des caractéristiques compatibles avec les stéréotypes entourant le « féminin », et notamment la spontanéité. Dans la suite des propos d’Esther Pinon rappelant que vocalité et fluidité sont le résultat d’un « art concerté des structures36 » et non d’un élan naturel, l’étude des avant-textes permet de montrer le caractère réflexif et progressif de ce travail de la voix.
40Dans son étude de l’architecture et de la versification des Pleurs, Esther Pinon évoque le « bâti fluide37 » du recueil, dont l’élément constitutif est l’eau, à la fois ondoyante et puissante, et qui travaille à suivre dans sa forme la fluidité de la voix. Reprenant l’expression de Marc Bertrand lorsqu’il évoque une « plasticité du signifiant38 », elle insiste sur la valeur attribuée dans la construction du recueil à l’onde, élément évoquant la répétition et la variation, qui renvoie à la fois au monde liquide et à la vocalité. Les variations de ponctuation dans les avant-textes donnent un aperçu de la construction de ce phénomène, et notamment l’ajout ou le déplacement des exclamations. Si les variantes entre les versions manuscrites des carnets de Douai et le recueil final pourraient n’être dues qu’à des oublis, les prépublications témoignent de manière fiable d’une évolution du ton et du rythme. Ainsi, la ponctuation du poème « Laisse-moi t’aimer » se trouve-t-elle presque intégralement modifiée entre la parution du texte dans le Talisman en 1832 et sa reprise dans Les Pleurs. Le changement de titre vers l’interpellation plus directe sous forme interrogative « Toi ! me hais-tu ? » (GF, p. 63-65) donne le la de ces corrections. Sur la longueur du texte de 1833 se dessine un crescendo, là où le poème originel évoluait sur une tonalité relativement linéaire. Ainsi, après quelques exclamations en début de poème, le ton du cœur du texte est largement atténué, notamment à la fin des quatrains. Dans la finale du deuxième quatrain « Dis ! n’est-ce pas ton cœur qui regarde mon cœur ! », un point d’interrogation remplace le point d’exclamation, de même qu’un point classique s’y substitue v. 16 « Je sens que je t’aimais », v. 20, « Battra jusqu’au tombeau, sans joie et sans espoir », et v. 24 : « Et si Dieu m’y destine un autre ange que toi ». Après ce passage déclaratif, le retour de l’émotion dans les trois derniers quatrains paraît d’autant plus fort, ce d’autant qu’à l’inverse, Marceline Desbordes-Valmore y multiplie les exclamations, et alterne ponctuation forte et absence de marquage, imitant une parole qui, suivant l’émotion, bute sur la pensée ou au contraire déborde :
Non… J’ai froid d’y penser, tendresse inexprimable !
Ignores-en toujours les effrois douloureux :
Ne prends de mon amour que ce qu’il a d’aimable,
Et ne garde du tien que ce qui rend heureux !
Mais laisse-moi t’aimer ! Laisse-moi vivre encore !
Laisse ton nom sur moi, comme un rayon d’espoir ;
Mais dans le mot demain, laisse-moi t’entrevoir,
Et si j’ai d’autres jours, viens me les faire éclore.
41Devient ainsi :
Non ! j’ai froid d’y penser. Tendresse inexprimable !
Ignores-en toujours les effrois douloureux :
Ne prends de mon amour que ce qu’il a d’aimable,
Et ne garde du tien que ce qui rend heureux !
Mais, laisse-moi t’aimer ! laisse-moi vivre encore !
Laisse ton nom sur moi comme un rayon d’espoir !
Mais, dans le mot demain laisse-moi t’entrevoir,
Et si j’ai d’autres jours, viens me les faire éclore !
(« VIII. Toi ! me hais-tu ? », v. 45-52, GF, p. 65)
42La ponctuation du poème évolue vers une plus grande oralité, en suivant les variations émotives d’une voix qui se cherche, s’emporte, se reprend. De la même manière, dans « Malheur à moi ! » (GF, p. 71-72), la deuxième strophe – complétée d’une troisième dans le recueil qui n’existait pas en 1831 – devient bien plus exclamative au sein des Pleurs. Les marques d’hésitation, tels les points de suspension au v. 14 « Sans les frayeurs…que j’ai tant pardonnées », sont supprimées pour un ton plus éploré qui prépare l’adresse à Dieu du dernier huitain. « À Monsieur A. de L. » (GF, p. 147-149) offre encore un bon exemple de ces manipulations de la ponctuation. Dans les trois versions du Mercure de France (1830), du Keepsake français (1831) et de L’Almanach des muses (1832), le poème ne comporte aucune exclamation. Au sein des Pleurs, tout à l’inverse, toutes les fins de strophes s’en trouvent pourvues. Le ton général du poème change, mais aussi le rythme de lecture, chaque huitain mimant les flots et remous de l’eau. On rencontre le même phénomène d’insistance exclamative quasi systématique sur la fin des quatrains dans « l’Adieu tout bas » (GF, p. 88-89). Les deux poèmes, composés de vers courts (hexasyllabes ou pentasyllabes), dessinent ainsi des crescendo successifs qui, de strophe en strophe, participent au dynamisme et à un effet de spontanéité – toute construite, donc. « La Fiancée polonaise » (GF, p. 189-191), au contraire, est dépouillé d’une partie de ses exclamations, faisant ressortir par contraste celles qui demeurent dans les propos de la jeune veuve. Nul schéma systématique, mais au contraire un travail de la nuance qui colle au plus près de la voix et de ses inflexions.
43Outre les modifications apportées à la ponctuation, Marceline Desbordes-Valmore effectue certaines corrections à la syntaxe et au vocabulaire des poèmes. Cette évolution est notamment observable en comparant la version publiée dans Les Pleurs du poème « Les Mots tristes » (GF, p. 56-62) de l’un des carnets conservés à Douai. Dès les premiers vers, le placement de l’hémistiche « aimer tant, c’est souffrir » entre parenthèses dissocie le discours spontané de ce qui relève de la réflexion générale. « Adoré », au v. 5, est remplacé par l’adresse « Entends-tu » dans le poème final, insistant sur la voix et le dialogue entre les amants. Plus loin, aux v. 32-33, « On meurt, te dis-je, on meurt, on se quitte une fois » perd son incise pour se changer en une quadruple exclamation à la fois plus forte et plus naturelle : « On meurt ! on meurt ! on meurt ! on se quitte une fois ». Là aussi, la formulation d’apparence la plus naturelle n’est atteinte qu’en dernier lieu, donnant à voir le long cheminement vers cette simplicité de la langue. Le vers suivant subit le même sort : « Je t’appelle » est rayé pour proposer l’alternative « Je te nomme », qui devient finalement interpellation au discours direct dans le poème final : « Puis ton nom ! Ah ! ce nom m’éveille, il me rassure ». Ce « nom » est répété à plusieurs reprises au v. 37, lui aussi modifié plusieurs fois pour coller au plus près au langage oral : « Et je n’ai que ton nom ! ton nom ! pas d’autres armes » se substitue dans le recueil aux deux alternatives proposées dans le carnet de Douai, d’abord « Et je n’ai que mes feux, ton nom, pas d’autres armes », puis « Et je n’ai qu’un anneau, tu sais ! pas d’autres armes ».
44Globalement, la poète ne rechigne pas, dans Les Pleurs, à quelques répétitions qui, d’abord évitées, permettent de mieux reproduire le discours oral, avec ses imperfections, et les inflexions vocales. Il est remarquable d’observer que nombre des modifications vont dans le sens de la répétition, phénomène qui témoigne visiblement d’une recherche active de spontanéité de la parole poétique, et contredit le préjugé d’une écriture qui ne serait qu’involontairement naturelle. Le même trajet vers le simple s’observe au fil des versions du poème « Adieu ! » (GF, p. 69-70), dont une version manuscrite est également présente dans le petit volume rassemblé par Hippolyte Valmore. D’abord ouvert sur l’interjection « Eh quoi ! Tu veux partir ! », le poème commence dans le recueil par la répétition théâtrale « Partir ! Tu veux partir ! », verbe repris ainsi trois fois en deux alexandrins :
Partir ! tu veux partir ! ta voix chère et cruelle,
Qui m’atteint dans le cœur, m’a dit : Je vais partir !
45La suppression du troisième quatrain originel provoque par ailleurs une autre répétition en écho entre le dernier vers de la deuxième strophe et le premier de la suivante, autour de l’impératif « Va » :
Va, j’attendrai ma vie…et tu sais que c’est toi !
Va dans tous les baisers d’un enfant qu’il adore,
Lui porter les baisers de l’enfant qu’il ignore ;
Mets sur son cœur mon cœur, mon respect, mon amour ;
Il est aussi mon père, il t’a donné le jour !
46La version du carnet nous apprend que cette répétition était largement souhaitée par Marceline Desbordes-Valmore, puisqu’elle y corrige aussi le premier vers du quatrain qu’elle finit par supprimer afin de reprendre le même verbe : « Rattache à ses vieux jours les jours de ton enfance » devient « Va renouer ses jours aux jours de ton enfance » avant de disparaître. Dans la quatrième strophe, à l’inverse, « va-t-en » est supprimé pour reprendre le « Partir ! » introducteur. On pourrait encore signaler les hésitations successives autour du v. 7 : la poète en propose une alternative manuscrite, « Mets sur son cœur mon cœur, ma prière d’amour », avant de revenir dans Les Pleurs à la version initiale et sa triple répétition du possessif « mon ». Vertige de répétition à la fois linéaire et circulaire, le poème « Adieu ! » reproduit les accents d’une parole emportée, saisie sur le vif de l’émotion.
47D’autres exemples encore témoignent de cette volonté d’aller vers une poésie de la vocalité et du parlé. En sus de la ponctuation et du jeu des répétitions, plusieurs métamorphoses syntaxiques vont vers des formulations plus orales. La quasi intégralité des rimes de la première strophe du poème « L’Étonnement » (GF, p. 118-119) se trouve notamment changée afin de convenir au nouvel ordre adopté par le premier vers, répété au v. 7 : « D’où sait-il encor que je l’aime », selon la version du Chansonnier des grâces en 1831, devient « D’où sait-il que je l’aime encore », qui change légèrement le sémantisme de l’octosyllabe, mais semble surtout plus conforme au langage parlé. Outre qu’ils qualifient globalement la poétique de Marceline Desbordes-Valmore, fluidité et vocalité sont tout particulièrement les mots d’ordre des Pleurs – ainsi que le titre l’indique. Cette spécificité se lit notamment au moment de la composition du recueil, et dans les corrections induites par l’unification des divers poèmes qu’il contient. Cette importante accordée à la fluidité est d’ailleurs suggérée dans une modification hautement signifiante au sein du poème « Toi, me hais-tu ? » (GF, p. 63-65), dont on a déjà évoqué les multiples évolutions. Le terme « hommage », d’abord choisi à la rime dans les v. 37-40 de la version du Talisman (1832), est remplacé en 1833 par celui de « langage », créant une métaphore reliant la pensée, la parole et l’élément liquide :
C’est l’eau qui tremble et joue en mirant ton amour ;
Et si pour d’autres yeux, tes yeux ont un hommage,
C’est l’eau, l’eau sans reflets qu’abandonne le jour !
48devient ainsi :
C’est l’eau sous le soleil, quand j’y sens ton amour ;
Et si pour d’autres yeux tes yeux ont un langage,
C’est l’eau, miroir éteint d’où s’efface le jour.
Conclusion
49Les variations que les avant-textes du recueil des Pleurs nous donnent à observer, si elles ne sont pas de fondamentales métamorphoses, n’en sont pas moins signifiantes sur plusieurs points. S’il faut se garder d’y forcer une intention, la mise en lien des diverses corrections révèle tout de même les ressorts du processus de mise en commun et d’unification des poèmes – déjà prépubliés ou non – qui aboutit à la cohérence d’ensemble du recueil. Cette évolution est animée par la recherche d’un équilibre qui fait la richesse de l’œuvre de Marceline Desbordes-Valmore : entre conventions et liberté, entre personnel et collectif, entre naturel et travaillé. Cette recherche de justesse et de nuance est aussi une négociation vis-à-vis de ce qui est attendu en 1830 de la poésie dite « féminine ». Portant sur les articles, les accords, l’ordre des strophe, l’énonciation, le rythme, ces retouches participent à donner corps à une œuvre qui, si elle ne se pose pas résolument contre la norme, donne à la voix poétique d’une femme la possibilité de la transcender discrètement, par son existence même d’abord, mais surtout par sa capacité à la contredire sans pour autant donner l’impression de fondamentalement y déroger.