Colloques en ligne

Nikol Dziub

Ce que peut la comparaison

The Powers of Comparison

1Toute discipline définit ses objets de recherche en fonction d’horizons, non pas d’attente, mais d’action, ou du moins d’application : quoique partiellement théorique, la littérature comparée n’échappe pas à la règle, et elle est par conséquent douée de pouvoirs bien concrets dont ce recueil s’attache à définir les contours. Ses démarches n’ont de sens qu’en situation, et qu’en fonction de ce qu’elles peuvent produire : la discipline, de la sorte, se trouve dans une relation symbiotique avec le monde dans lequel elle se développe.

2C’est pourquoi, face au renouvellement constant des méthodes comparatistes  – renouvellement qui est à la fois la conséquence des et une réponse aux bouleversements successifs de la cartographie culturelle mondiale qui ont marqué ces dernières décennies –, il nous a semblé indispensable de nous interroger dans un même geste sur les vertus d’une discipline, la littérature comparée, et sur celles de l’opération intellectuelle qui en est le fondement : la comparaison. Cette réflexion, menée dans le cadre des travaux de l’Institut de recherche en Langues et Littératures Européennes (ILLE, UR 4363, Université de Haute-Alsace), s’est développée plus précisément autour de deux axes principaux : le comparatisme en Europe au XXIe siècle ; et la comparaison comme méthode ou support de création.

Engagements comparatistes dans l’Europe du XXIe siècle

3Il semble pertinent de considérer l’Europe comme le berceau de la littérature comparée. Toutefois, la discipline, qui est relativement jeune, s’est manifestée à différents moments dans les différents pays du continent. L’une des questions auxquelles nous avons voulu répondre dans la première partie de ce recueil est donc celle-ci : qu’est-ce qui détermine, dans l’histoire politique et littéraire d’une communauté, l’émergence d’une conscience comparatiste ? Question qui, inévitablement, en appelle une autre : que va devenir la littérature comparée dans un monde de plus en plus globalisé (voir Saussy, 2006) ? Le but de cette première partie est ainsi d’étudier et de comprendre les manifestations vivantes d’un comparatisme conçu à la fois comme une dynamique de la pensée, comme une pratique créatrice/créative et comme le support possible d’un modus vivendi européen en une époque où l’unitas multiplex (voir Morin, 1987) du continent tente de se réinventer. C’est pourquoi nous nous sommes intéressés au comparatisme comme science et comme laboratoire des cultures contemporaines. En effet, il nous semble que le comparatisme est animé par une éthique du « comparer ensemble », et qu’il vise à promouvoir, d’une part la diversité et la fécondité culturelles de l’Europe, d’autre part le dialogue entre les cultures du continent. L’un des principaux écueils que nous avons pris soin d’éviter est celui de l’illusion géo-linguistique : car les pays appartenant à une même aire linguistique ne partagent pas nécessairement une même façon de comparer. Et certains tropismes – notamment postcoloniaux (voir Fallon, 2011) – transcendent la distance qui sépare les extrémités géographiques de l’Europe. L’un de nos défis était donc de mettre en lumière ce qui distingue les pays voisins tout en soulignant ce qui rapproche des cultures comparatistes a priori éloignées.

4Roumiana L. Stantcheva, à ce propos, souligne dans son article consacré à la littérature comparée en Bulgarie que les pays des Balkans se sont longtemps ignorés mutuellement, et que le comparatisme intrabalkanique est une discipline encore en train de naître. Si les études comparant les littératures du sud-est européen et les littératures d’Europe occidentale se sont développées en Bulgarie à partir du XIXe siècle, ce n’est que dans la deuxième moitié du XXe siècle que chacune des littératures balkaniques a réellement commencé à prendre en considération l’existence des littératures voisines : en effet, ces littératures réputées « mineures » (sur cette notion de minorité, voir Deleuze et Guattari, 1975 ; et, dans une perspective différente, Fraisse, 2000) ont longtemps eu tendance à se tourner vers les cultures « dominantes », avant de prendre conscience, grâce notamment à l’éthique comparatiste, du fait que l’union dans la minorité fait la force – et une force d’autant plus valable sur un plan littéraire qu’elle n’implique aucune stratégie de domination.

5La littérature grecque fait partie de ces littératures avec lesquelles la littérature bulgare se découvre, depuis quelques décennies, une complexe parenté. Ainsi que le souligne Lito Ioakimidou dans son étude sur « Le comparatisme en Grèce », comme en Bulgarie, « l’aube du comparatisme grec coïncide avec la prise de conscience de la littérature nationale ». Prendre conscience de soi, prendre conscience de l’autre, ou mieux encore, des autres : ce sont là les deux faces d’un même geste à la fois identitaire et épistémologique. Et c’est là, peut-être, le double geste fondateur de la conscience comparatiste. Mais il ne suffit pas de concevoir l’autre face à soi, ou à côté de soi ; près de soi, ou loin de soi ; avec soi, ou contre soi. Il faut, aussi, concevoir l’autre en soi, et parfois même, pour paraphraser Paul Ricœur (1990), se concevoir soi-même comme un autre. D’où la nécessité d’interroger des espaces non nationaux qui dépassent les frontières, notamment linguistiques, entre les littératures : la littérature balkanique constitue l’un de ces espaces « non institutionnel[s] », pour reprendre la belle expression de Roumiana L. Stantcheva ; et il en va de même de la littérature « occidentale » à laquelle se compare une littérature néohellénique qui se considère (au moins partiellement) comme « orientale » en Europe.

6Mais c’est aussi l’avenir de la littérature comparée européenne, ou de certaines littératures comparées européennes, que ce recueil interroge. La contribution de Pilar Andrade Boué est à cet égard particulièrement intéressante, puisqu’elle propose un point de vue espagnol sur ce que pourrait être la littérature comparée de demain en France. Défendant une approche « cosmopolite » de la littérature comparée, et proposant de suivre la généalogie de la réflexion sur les relations entre cosmopolitisme et comparatisme, depuis l’ouvrage fondateur de Timothy Brennan, At Home in the World : Cosmopolitanism Now (1997), jusqu’aux travaux de Cyrus Patell (notamment Cosmopolitanism and the Literary Imagination, 2015), Pilar Andrade Boué suggère aux comparatistes français de choisir pour objet d’étude privilégié les écrivains qui incarnent et représentent « l’Autre » (sur la place de l’altérité et de l’étrangéité dans la littérature comparée, voir Baneth-Nouailhetas et Joubert, 2012) dans la littérature française, les auteurs qui obligent la littérature française à se repenser et à se réinventer : en d’autres termes, il s’agirait de développer une branche de la littérature comparée qui mettrait en regard les différentes littératures françaises.

7On aura compris que les questions politiques ne sont pas étrangères à la littérature comparée : mais comment faut-il comprendre exactement le rôle de la politique et du politique dans l’éthos comparatiste ? Faut-il se servir de la littérature comparée comme d’un outil pour comprendre le fait politique, ou faut-il utiliser les concepts de la politique pour alimenter la réflexion comparatiste sur la littérature ? Ou les deux ensemble ? Faut-il analyser comparativement différentes politiques de la littérature, ou faut-il utiliser la comparaison pour introduire la politique dans la littérature ? Ce sont ces questions que pose Christophe Ippolito dans son article, qui établit avec certitude ceci : comparer, c’est s’engager – d’où la tendance de la discipline à s’autoanalyser, le comparatiste ayant le devoir de contrôler en permanence son propre engagement, afin de ne pas devenir politiquement la dupe d’une pensée qui lui échapperait.

8Mais, au-delà de ce geste métacritique qu’on est presque tenté de qualifier de salvateur, dans quelle(s) direction(s) la littérature comparée doit-elle pousser ses recherches ? Corin Braga propose de lutter pour l’Europe (pour une Europe à la fois unie et plurielle, solidaire et complexe) avec les armes de l’imaginaire. En une époque où se met en place une « civilisation planétaire », la culture est « hantée par le spectre de la globalisation » : cultiver les imaginaires, dès lors, c’est maintenir en vie une irremplaçable biodiversité culturelle. Fondamentalement dynamiques et constitutivement irréductibles, les imaginaires, dans la mesure où ils produisent des « systèmes complexes d’images » constamment renouvelés, se présentent comme les objets d’étude par excellence d’une pensée comparatiste désireuse de rendre compte de la vertu essentielle de la littérature : sa capacité à assumer une pensée du multiple, voire une pensée multiple.

9Une autre voie pour le comparatisme est celle ouverte par les recherches dans le domaine de l’« histoire européenne des traditions ». Ralph Häfner, qui dirige à Fribourg en Allemagne le laboratoire « Myosotis », spécialisé dans cette branche spécifique des études littéraires comparatistes, rappelle la valeur et la vertu du « souvenir » (dans le sens, non benjaminien, mais nervalien du terme) pour la culture européenne : « le souvenir – historique, onirique, imaginaire – est à la source de l’acte créateur qui consiste à construire un réseau de signes ». Cultiver le souvenir en se penchant sur la généalogie des traditions européennes pour en écrire l’histoire à l’échelle continentale, c’est donc assurer, non la pérennité d’un sens figé, mais la perpétuation d’une pratique génératrice de sens et de significations qui renaissent perpétuellement à eux-mêmes. Et c’est donc inviter à parcourir l’Europe dans tous les sens, encore et encore, hors des sentiers battus, selon des parcours, non pas paradoxaux, mais innovants, non pas imprévisibles, mais surprenants, non pas aléatoires, mais libératoires. Quel meilleur programme pour la littérature comparée de demain ?

L’art de la comparaison

10On l’aura compris : si le « souvenir » peut être non seulement une source d’inspiration, mais aussi un modèle épistémologique pour la littérature comparée à venir, on ne saurait penser les pouvoirs et les horizons de la comparaison contemporaine sans remonter dans le temps. En une époque qui redécouvre la nécessité d’une lecture multidimensionnelle (et plurisensorielle) de la littérature et des arts, nous avons ainsi voulu repenser la posture du créateur en faisant son portrait en « comparateur » ; et, pour ce faire, il nous a paru important d’étudier à la fois des objets littéraires et artistiques proches de nous dans le temps, et des œuvres plus ou moins contemporaines du premier âge d’or de la littérature comparée : c’est pourquoi Vitaliano Trevisan et Patrice Chéreau voisinent avec Balzac dans la seconde partie de ce recueil.

11Ce que nous avons voulu tenter de comprendre, c’est ce que la comparaison fait, non seulement à la lecture, mais aussi à la création. Les articles réunis dans la seconde partie ont l’ambition d’étudier des cas littéraires et artistiques à la fois classiques et novateurs au prisme des nécessités conceptuelles d’une (post‑/hyper‑/épi-)modernité qui a connu de nombreuses mutations, notre but étant d’observer comment la comparaison œuvre ou fait œuvre en des époques diverses, certaines familières des notions d’interculturalité, d’intermédialité et d’interdiscursivité, d’autres étrangères à de telles idées sinon aux pratiques auxquelles elles renvoient.

12L’un des points de départ de notre réflexion a été ce double constat, que d’une part certains comparatistes (on peut penser entre autres à Jean-Louis Backès, Jean-Pierre Morel, Philippe Chardin, Daniel-Henri Pageaux, Pascal Dethurens, ou encore Anne Duprat) cèdent à la tentation de se faire écrivains, et que d’autre part beaucoup d’écrivains (Mme de Staël, Goethe, Hugo, Tourgueniev, Tolstoï, Proust, Gide, Thomas Mann, Virginia Woolf, Sartre, Borges…) se comportent en comparatistes dans leurs ouvrages à dimension métatextuelle. Quand Tourgueniev ([1860], 1879) entreprend de comparer Hamlet à Don Quichotte, il ne cache pas ce que cette démarche peut avoir d’incongru : « Shakespeare et Cervantès, se demandera-t-on peut-être, quelle comparaison peut-on établir entre eux ? » (Tourgueniev, [1860] 1879, en ligne) Quant à Thomas Mann ([1921] 1999), dans son Goethe und Tolstoi, il effectue une comparaison « croisée », il élabore une comparaison entre deux comparaisons : Goethe/Tolstoï et Schiller/Dostoïevski. Certains, d’ailleurs, parmi les écrivains-critiques, ou parmi les critiques producteurs de fictions (elles-mêmes critiques parfois), vont plus loin – jusqu’à l’amalgame, jusqu’à la création d’êtres hybrides nés d’une comparaison et menant à une comparaison d’une nouvelle sorte. La comparaison introduit-elle l’un dans le multiple, ou le multiple dans l’un ? C’est la question que soulève l’essai de Pierre Bayard, L’Énigme Tolstoïevski (2017).

13La comparaison n’est donc pas forcément un acte critique. Elle n’est pas nécessairement révélatrice ; elle peut aussi créer de l’incomparable1, elle peut précéder ou accompagner la genèse d’une œuvre littéraire, et produire de la nouveauté (de nouvelles idées, de nouveaux concepts, de nouveaux mots, de nouveaux auteurs même). Peut-on dès lors parler d’un comparatisme d’écrivain ou d’artiste ? Il nous semble (c’est l’une des idées dont nous avons voulu vérifier la pertinence) que la comparaison créatrice, notamment quand elle comprend une dimension intermédiale, conduit à un dépassement de l’analogie, du parallèle et même de la dialectique. L’ut pictura poesis, par exemple, apparaît certes comme un agencement analogique : c’est tout le système de l’écriture qui peut être comparé à celui de la peinture. C’est tout le système des écrivains qui peut être comparé à celui des peintres – à ceci près, que l’esprit comparant bute parfois sur un incomparable, sur ce que Deleuze ([1989] 1993, p. 106) appelait, après Melville, un « Original ». Cet incomparable ruine alors le système de la comparaison analogique/allégorique. Une fois arrivé le moment où le comparateur ou le comparatiste se trouve devant un artiste incomparable, à la comparaison filée ou continuée succède une (in)comparaison qui, loin de diviser l’artiste en une série de quoi, en fait un qui inanalysable. En témoignent ces lignes de Montesquieu (1879, p. 163) : « S’il faut donner le caractère de nos poètes, je compare Corneille à Michel-Ange, Racine à Raphaël, Marot au Corrège, La Fontaine au Titien […]. Si nous avions un Milton, je le comparerais à Jules Romain ; si nous avions Le Tasse, nous le comparerions au Carrache ; si nous avions l’Arioste, nous ne le comparerions à personne, parce que personne ne peut lui être comparé. »

14Reste que cet imaginaire de l’incomparable, s’il n’empêche pas la comparaison, l’infléchit axiologiquement. Prenons l’époque révélatrice entre toutes : celle qui suit l’an 1 de l’âge médiatique (voir Thérenty et Vaillant, 2001), et qui coïncide plus ou moins avec la première floraison de la littérature comparée. La littérature se trouve alors dans un entre-deux médial/médiatique, entre art et presse. Cela provoque des réactions violentes (quoique ambivalentes) chez certains écrivains, au premier rang desquels Balzac et Gautier, qui recourent à des comparaisons destinées à affirmer la supériorité de la littérature sur sa concurrente, la presse. Dans la « Monographie de la presse parisienne » (1843) de Balzac comme dans la « Préface » de Mademoiselle de Maupin (1835) de Gautier, le journalisme et la critique journalistique sont attaqués comme les expressions d’une opinion générale sans valeur, la littérature étant par contraste ou par comparaison désignée comme une institution sacrée car immatérielle. Les comparaisons intermédiales et interdisciplinaires à intention dépréciative fleurissent : le rédacteur des Premiers-Paris, écrit Balzac, « est ou se croit l’ut de poitrine qui fait l’abonnement, comme le ténor fait la recette au théâtre ». Selon Balzac, la presse modifie en profondeur la pensée humaine, en lui imposant « une manière de voir » et de « vivre » ; pour un écrivain, se faire journaliste, c’est se laisser faire des « calus sur l’esprit » : « Si l’homme engrené dans cette machine est, par hasard, un homme supérieur, il s’en dégage ; s’il y reste, il devient médiocre » (Balzac, 1843, p. 136). La comparaison, ici, fait sens : le nouveau média-médium qu’est l’écriture journalistique n’est qu’une expression parmi d’autres de l’époque anti-artistique de la machine (voir Diaz, 2006). D’où le besoin, pour Balzac, de recourir à des comparaisons intermédiales, mais intra-artistiques, afin d’affirmer des valeurs permettant à l’artiste de se démarquer du journaliste – à commencer par la valeur d’énergie, qui se trouve au centre de l’étude de Victoire Feuillebois, « La comparaison des arts dans les Études philosophiques de Balzac, ou le paragone énergétique » : « s’il y a une limite à la comparaison, celle-ci sert en définitive à mieux communiquer l’énergie produite chez Balzac par le contact entre les arts. » La comparaison entre les arts serait donc ici à l’origine d’une unanimité négative, apophatique presque, et aurait pour principal but de révéler par contraste ce que les arts ne sont pas, ou si l’on préfère, de mettre en évidence, non pas ce qui les rapproche entre eux, mais ce qui les distingue d’institutions médiatiques et médiales qui prétendent usurper le prestige des arts – lequel prestige est fondé précisément sur le caractère incomparable des artistes et des œuvres, tandis que la presse se ferait la complice du nivellement par le milieu, de l’uniformisation qui caractérise la civilisation industrielle.

15D’où la nécessité, pour la modernité artistique européenne, de remettre à l’honneur la notion de polyphonie. En effet, la modernité (celle des avant-gardes, mais pas seulement), soucieuse d’échapper à la dictature de l’uniforme, et de prêter l’oreille à des instances (notamment sociales) jusque-là réduites au silence, a développé une éthique de la polyphonie qui a donné naissance, en littérature, à de nombreuses transpositions du genre musical (voir Wolf, 2009, p. 144) polyphonique par excellence : la fugue. Yvonne Heckmann s’intéresse ainsi aux Faux-Monnayeurs (1925) d’André Gide et au Point Counter Point (1928) d’Aldous Huxley – soit à deux textes romanesques où les histoires, les points de vue, les perspectives idéologiques et disciplinaires sont multipliés, et ce afin de « capter un monde devenu » (en réaction à une uniformisation amorcée au moment de la révolution industrielle, et dont la menace n’a ensuite plus jamais cessé de planer sur l’Europe et le monde) « si centrifuge et complexe, que seul le contrepoint semble pouvoir fournir un modèle de représentation adéquat ».

16C’est une perspective apparemment plus « intime », mais qui brasse néanmoins des enjeux sociaux importants, qu’Augustin Voegele choisit dans sa contribution : il s’agit pour lui de montrer comment, pour André Gide et Thomas Mann, la comparaison (personnelle pour l’écrivain français, déléguée à un personnage – Adrian Leverkühn, le héros du Doktor Faustus (1947) – pour l’écrivain allemand) avec Chopin est l’occasion de dire, entre les mots (et les notes), et comme malgré l’auteur, une identité homosexuelle qui, au cours du premier XXe siècle, commence à s’affirmer publiquement, mais qui, néanmoins, n’ose pas encore dire son nom. La comparaison se fait donc ici complice de l’indicible et de l’inaudible – mais aussi de la révélation voire de la (re)création d’identités (d’auteurs, entre autres) mal assumées et surtout puissamment idiosyncrasiques, donc incomparables.

17Idéologique sans dogmatisme aucun, l’écriture jazz est d’ailleurs elle aussi le moyen d’une ouverture communautaire. C’est ce qu’établit Claire Colin dans son étude consacrée à Vitaliano Trevisan, qui crée au rythme du jazz. C’est principalement la poétique du standard qui fait sens chez l’écrivain italien : reprendre un standard, en effet, c’est s’approprier (mais sans désir de la faire sienne) une parole collective, c’est superposer le chant du chœur et une mélodie hautement singulière, et c’est en fin de compte mettre en évidence « l’originalité et l’invention » qui peuvent naître « d’une pratique fondée sur la reprise[,] l’imitation » et la comparaison.

18Car la comparaison, inévitablement, mène à l’hypertextualité : comparer, pour un artiste, c’est intégrer le déjà-créé à l’acte de création, et par conséquent mettre en péril son originalité. Certains arts, en outre, par leur dimension multisensorielle et multimédiale, semblent appeler la comparaison : c’est le cas notamment notamment du cinéma, comme le prouve un film comme La Reine Margot (1994) de Patrice Chéreau, qui se trouve véritablement au carrefour des arts. Mais, ainsi que le montre la contribution de Guillaume Gomot (« Au prisme des arts : comparaisons créatrices dans La Reine Margot de Patrice Chéreau »), le réalisateur parvient à développer une « poétique du croisement[,] de l’hybridation » et de la comparaison tout à fait originale, et ce grâce à son puissant « désir de cinéma », qui lui permet de dépasser la multimédialité apparente de l’art cinématographique pour en accentuer l’identité propre.

19Le comparatisme et la comparaison sont donc créateurs de valeurs aussi bien culturelles et politiques qu’esthétiques. Comparer, que ce soit en lecteur ou en artiste, c’est ouvrir des perspectives, tracer des chemins, élargir l’horizon… afin de rendre de nouvelles comparaisons possibles. D’où la nécessité, pour le comparatiste, de demeurer intranquille, et de remettre sans cesse son ouvrage sur le métier : il faut imaginer Pénélope comparant