Colloques en ligne

Melina Marchetti

La métaphore dans le lieu commun. L’exemple de l’affiche du mouton noir de l’UDC

Metaphor in the commonplace. The example of the UDC black sheep poster

1On peut croire, de prime abord, que la métaphore n’a rien à voir avec le lieu commun ; que le lieu commun n’a rien à voir avec la métaphore1. C’est un lieu commun contemporain de penser que la métaphore n’en est pas un, ou peut-être un : celui de la littérature ; plus encore, celui de la poésie. Nombreuses sont celles et ceux, en effet, qui conçoivent la métaphore dans la lignée poétique et rhétorique d’Aristote. Trope, elle se définirait alors comme figure de style extraordinaire, purement verbale, anoblissant une œuvre littéraire esthétique originale, innovante, subversive, existant au-delà du monde ordinaire2 ; autrement dit, se constituerait comme lieu commun littéraire, particulier, spécial, extraordinaire, allant contre nos lieux communs ordinaires. Une multiplicité d’objets, littéraires, artistiques, politiques, publicitaires, engagent néanmoins des métaphores liées à des lieux communs. En témoigne : l’affiche du mouton noir de l’UDC, déployée au sein de l’espace public dans le cadre d’une initiative concernant « le renvoi des criminels étrangers » dès 2007, comme nous le voyons à la deuxième image publiée sur le site du journal Le Matin (CHT, 2018, voir : https://www.lematin.ch/story/ces-moutons-udc-utilises-a-toutes-les-sauces-678010456018, image 2).

2Cette affiche politique propose un message qui repose sur diverses formes de lieux communs métaphoriques articulés entre image – l’opposition entre mouton noir et mouton blanc, le rejet de l’intérieur d’un espace à l’extérieur d’un espace – et textes – « pour plus de sécurité », « ma maison – notre Suisse ». Elle rejoue ainsi l’idée d’une communauté identitaire suisse fondée sur l’opposition binaire et exclusive entre intérieur et extérieur, citoyen et étranger, suisse et non suisse. Réarticulant ces lieux communs à une idée spécifique de la communauté, cette affiche provoque alors une polémique, et questionne des lieux communs liés à l’imaginaire national suisse et à nos catégories de pensées identitaires. Nous penserons ici le développement métaphorique des lieux communs et des formes de communauté construites dans l’affiche. Nous réfléchirons ainsi à la participation de la métaphore à nos lieux communs et à nos constructions communautaires. Ancrant notre réflexion dans le contexte de publication de la campagne d’affichage, nous nous focaliserons sur la construction des lieux communs internes à l’affiche métaphorique. Puis, nous envisagerons comment ces lieux communs participent au redéveloppement d’une communauté suisse, en questionnant trois affiches se positionnant contre l’affiche polémique.

1. Une initiative (in)commune : la nation (dés)unie pour « le renvoi des criminels étrangers »

3Le contexte de déploiement de l’affiche est particulier, et lui-même (in)commun. En effet, le parti suisse UDC (Union démocratique du centre)/SPV (Schweizerische Volkspartei), d’obédience nationaliste et conservatrice, déploie cette campagne publicitaire en lien au lancement d’une initiative populaire fédérale, « Pour le renvoi des étrangers criminels (initiative sur le renvoi) » (Confédération Suisse, 1999), et aux élections du Parlement suisse. Après avoir réalisé plusieurs initiatives et campagnes liées aux questions migratoires3, le parti nationaliste tente, en 2007, de récolter 100’000 signatures en faveur du dépôt de l’initiative, parallèlement aux élections parlementaires fédérales. Ajoutant trois alinéas à l’article 121 de la constitution fédérale, le texte de l’initiative est le suivant :

3 Ils (les étrangers) sont privés de leur titre de séjour, indépendamment de leur statut, et de tous leurs droits à séjourner en Suisse :
s’ils ont été condamnés par un jugement entré en force pour meurtre, viol, ou tout autre délit sexuel grave, pour un acte de violence d’une autre nature tel que le brigandage, la traite d’êtres humains, le trafic de drogue ou l’effraction ; ou
s’ils ont perçu abusivement des prestations des assurances sociales ou de l’aide sociale.

Le législateur précise les faits constitutifs des infractions visées à l’al. 3. Il peut les compléter par d’autres faits constitutifs.

Les étrangers qui, en vertu des al. 3 et 4, sont privés de leur titre de séjour et de tous leurs droits à séjourner en Suisse doivent être expulsés du pays par les autorités compétentes et frappés d’une interdiction d’entrer sur le territoire allant de 5 à 15 ans. En cas de récidive, l’interdiction d’entrer sur le territoire sera fixée à 20 ans.

Les étrangers qui contreviennent à l’interdiction d’entrer sur le territoire ou qui y entrent illégalement de quelque manière que ce soit sont punissables. Le législateur édicte les dispositions correspondantes (ibid.).

4Il s’agit alors de soumettre une initiative et de faire voter des citoyen.ne.s de nationalité suisse, et donc considéré·e·s comme « non étranger·ère·s », au sujet d’une mesure concernant « des étranger·ère·s », et donc considéré·e·s comme « non suisses ». Il est question, en outre, de révoquer les permis de séjours des étranger·ère·s et de les interdire d’entrée sur le territoire suisse, pour une période allant de 5 à 15 ans, en cas d’infractions graves ou d’abus liés aux prestations des assurances sociales.

5Le contexte d’émergence de l’affiche se constitue donc déjà comme un lieu commun synonyme de communauté, d’ensemble, de collectif ; mais aussi d’exclusion, de division communautaire. L’affiche s’ancre en effet dans une initiative « (in)commune », pensée comme lieu de décision d’une nation (dés)unie contre les criminel·le·s étranger·ère·s en fonction, d’une part, du contenu du vote, en faveur de la construction d’un espace national « sécurisé » excluant des « criminel·le·s étranger·ère·s » synonyme « d’insécurité » ; mais aussi, d’autre part, des acteur·ice·s du vote, pensé·e·s comme personnes suisses et non étrangères, comme des « mêmes » votant contre des « autres » autrement dit.

2. L’affiche métaphorique du mouton noir, lieu commun

6Ancrée dans un contexte déjà (in)commun, l’affiche en faveur de l’initiative engage trois degrés sémantiques multimodaux reposant sur des lieux communs articulés métaphoriquement :

  • au centre, la métaphore visuelle du mouton noir éjecté par des moutons blancs ;

  • à droite, le slogan « Pour plus de sécurité » (en allemand “Sicherheit schaffen”, synonyme de « créer la sécurité ») ;

  • en bas à droite, la métaphore textuelle « ma maison – notre Suisse » (en allemand « Mein Zuhause – Unsere Schweiz »), placée à côté du logo du parti de l’UDC.

7Ces trois degrés sont analysables dans la perspective cognitiviste de la métaphore, développée notamment par Lakoff et Johnson (« everyday metaphor » (Lakoff, Johnson, 1985a, 1989b)), Forceville et Urios-Aparisi (« multimodal metaphor » (Forceville, Urios-Aparisi (2009)), Turner et Fauconnier (« conceptual blending » (Turner, Fauconnier, 2002)). Selon ces approches, nous ne sommes pas face à des constructions métaphoriques créatives, esthétiques, extraordinaires. Elles ne sont en effet pas pensables comme des interactions analogiques bidirectionnelles entre catégories conceptuelles métaphorisantes et catégories conceptuelles métaphorisées a priori incohérentes, qui développeraient de nouvelles formes de cohérence, inédites, innovantes, ouvertes ; et renouvelleraient ainsi notre langage et notre saisie du monde. Au contraire, les métaphores engagées dans l’affiche sont saisissables en tant que métaphores conceptuelles, quotidiennes, ordinaires. Ce sont des projections analogiques unidirectionnelles allant des catégories conceptuelles métaphorisantes aux catégories conceptuelles métaphorisées4, et pouvant être de deux types : la projection d’un métaphorisant concret vers un métaphorisé abstrait, ou la projection d’un métaphorisant concret vers un métaphorisé concret (Forceville, 2009). Ces métaphores conceptuelles sont alors préalablement cohérentes et non-conflictuelles. Elles reconduisent nos catégories de pensée de manière non-innovante, fermée, banale, dans un propos traversé par une fonction épistémique5. Comme le dit Michèle Prandi, elles se pensent dès lors comme des analogies métaphoriques qui « nous renvoie[nt] à des lieux communs », dans le sens où les métaphores « porte[nt] immédiatement à l’individuation d’un tertium comparationis préalablement disponible parmi nos stéréotypes cognitifs et culturels » (Prandi, 2002, p. 14).

8Dans cette perspective, nous pouvons tout d’abord saisir la métaphore in absentia de l’éjection du mouton noir par le mouton blanc. On y saisit un mouton noir, au regard « inquiet », éjecté par un mouton blanc accompagné de deux moutons blancs aux regards « paisibles », de l’intérieur d’un territoire suisse, symbolisé par son drapeau national, à l’extérieur du territoire suisse, représenté par un vide blanc. Se présente ainsi une métaphore enfantine et simple d’accès, opposant deux types de moutons métaphorisants sur la base de dissemblances perceptives fondées, d’une part, sur la couleur, opposant les moutons blancs et les moutons noirs ; d’autre part, sur l’expression des yeux des moutons, évoquant l’innocence des moutons blancs et l’inquiétude du mouton noir. Cette opposition est augmentée par la ligne de démarcation présente au centre de l’affiche. Séparant l’intérieur homogène et l’extérieur hétérogène de la Suisse, cette ligne métaphorise la frontière territoriale entre « le même » et « l’autre », associant fantasmatiquement le mouton noir à un territoire extérieur à la nation, et les moutons blancs au territoire interne de la nation. Entre identité et territoire, les moutons noirs et blancs sont ainsi dichotomisés comme entités antinomiques et inassimilables, nécessitant une action d’exclusion et de rejet.

9Cette métaphore dichotomisant mouton noir et moutons blancs en lien au territoire national se fonde sur l’opposition de deux métaphorisants grandement partagés : celui de mouton et celui de mouton noir. Ces idiomes animaliers multilingues circulent dans diverses formes de représentations populaires particulièrement anciennes. La métaphore du mouton, dont on trouve la première trace écrite francophone dans Le Quart Livre de Rabelais en 15526, sert à désigner l’aspect grégaire et suiveur d’un individu, sur la base de l’aspect groupé des moutons. La métaphore du mouton noir dérive de cette métaphore initiale relativement au contraste de couleur des moutons. Elle est utilisée comme opposition au mouton blanc conforme pour représenter la caractéristique déviante, marginale, différente du sujet. Ces métaphores quotidiennes du mouton et du mouton noir sont ici resémantisées relativement à de nouveaux métaphorisés. La dichotomisation entre moutons noirs et blancs s’ancre alors dans deux types de représentations associées au noir et au blanc. Elle se fonde, d’une part, sur l’opposition binaire entre deux couleurs liées symboliquement au bien et au mal, au pur et à l’impur, etc. ; d’autre part, sur une « imagerie raciale » (Michel, 2015, p. 410) analysée par les théories critiques de la race comme celle de Noémi Michel :

Dans ce contexte, le mode d’adresse de l’affiche du mouton rappelle les figures enfantines qui constituaient des lieux privilégiés de significations raciales euphémisées ; sa dichotomie noir/blanc rappelle la fusion des codes chromatiques et phénotypiques courants dans la sémiotique du racisme marchand. La blancheur de la fourrure du mouton « suisse » fait écho à la blancheur du savon et à divers produits de lessive associés aux idées d’hygiène, de pureté et de modernité, et au sujet « blanc » européen. La fourrure noire du mouton expulsé résonne avec la saleté, le mal et le sujet « noir », non civilisé et non européen [In this context, the sheep poster’s mode of address recalls the childish figures that constituted privileged vessels of euphemized racial meanings; its black/white dichotomy recalls the fusion of chromatic and phenotypic codes that were common within the semiotics of commodity racism. The whiteness of the fur of the ‘Swiss’ sheep echoes the whiteness of the soap and other washing products associated with ideas of hygiene, purity, and modernity, and the ‘white’ European subject. The blackness of the sheep’s expelled fur resonates with dirtiness, evilness, and the ‘black’, uncivilized, non-European subject] (p. 412. Je traduis).

10Traversée par cette double représentation des couleurs, binaire et raciale, cette métaphore lie la dichotomisation blanc versus noir à l’identité suisse conforme versus étranger déviant. Elle véhicule donc une double idée, à la fois raciste et xénophobe. Les métaphorisants concrets, enfantins et partagés servent alors à métaphoriser de manière réductrice des entités abstraites, difficilement pensables, appréhendables, concevables, en jouant sur des couleurs chargées symboliquement, d’une part ; et des expressions métaphoriques communes resémantisées, d’autre part.

11Ambivalente, cette métaphore est renforcée par le texte environnant. Le slogan « Pour plus de sécurité » associe le mouton noir à l’insécurité et le mouton blanc à la sécurité, sur la base de deux éléments : une conception dichotomisant un espace extérieur et étranger, synonyme d’insécurité, et un espace intérieur national, synonyme de sécurité ; l’idée d’une insécurité extérieure importée par le biais d’individus externes personnifiant cette insécurité. La métaphore in praesentia « Ma maison – notre Suisse » prolonge ces éléments. La catégorie abstraite « Suisse » y est métaphorisée par la catégorie concrète de « maison ». Sont ainsi associées les individualités des moutons blancs sécurisés et sécurisants à la globalité du territoire national suisse. Cette analogie se produit du moi individuel à la communauté nationale, par le passage du déterminant possessif singulier « ma » au déterminant possessif pluriel « notre », et par l’interaction sémantique entre un espace intime, « la maison », et un espace collectif, « la nation suisse ».

12Les idées de « moutons blancs – mouton noir », « pour plus de sécurité » et « ma maison – notre Suisse » dichotomisent alors deux formes de communautés concrétisées comme exclusives et incommunes, en lien à des dimensions racistes et xénophobes. Ces lieux à la fois communs et incommuns s’unifient sous des lieux communs globaux structurant quotidiennement nos représentations cognitives, et dont il semble particulièrement difficile de se détacher. En effet, ils s’ancrent dans divers lieux communs binaires structurés métaphoriquement et configurant constamment notre appréhension du monde, comme l’intérieur est le moi vs l’extérieur est l’autre, la maison est l’intérieur vs le reste du monde est l’extérieur, ma communauté est l’intérieur vs l’autre communauté est l’extérieur, la nation est l’intérieur vs l’hors-nation est l’extérieur, l’intérieur est sécure vs l’extérieur est insécure. Plus profondément et intensément encore, ces lieux communs se réfèrent à des catégories cognitives à la fois analogiques et dysanalogiques, souvent impensées et omniprésentes, reposant sur l’opposition entre intérieur/dedans/homogénéité/identité vs extérieur/dehors/hétérogénéité/différence.

3. De l’affiche à la polémique : lieu d’une communauté ?

13Rejoués par l’affiche, ces divers lieux communs mobilisés en faveur de l’initiative créent une polémique conséquente. Ils participent alors au déploiement d’une communauté suisse commune et incommune, inclusive et exclusive. En effet, cette campagne d’affichage publique se développe comme médium liant des « attentions conjointes » aux lieux communs. Ils reconfigurent une forme de communauté globale, comme le suggère Yves Citton : « Les attentions conjointes, c’est une certaine forme de communauté, à savoir partager un même espace de perception et notamment de perception réciproque » (Citton, 2015, p. 7). Ce partage collectif des attentions à l’affiche recrée ainsi une forme de communauté suisse ancrée dans ses multiples lieux communs préalablement partagés. Les attentions conjointes au contenu de l’affiche présupposent un ensemble de « sensibilités à l’environnement » immanentes à la communauté suisse et fondées sur son imaginaire collectif, comme l’évoque la transposition du propos de Citton :

Cette sensibilité à l’environnement, ce sont des conditions de vie (au sens de conditions de survie). Tout ceci, qui est invisible – même si on le perçoit – serait un bon lieu pour se dire qu’il y a du commun c’est-à-dire une sorte d’ajustement perpétuel qui se passe entre nous, soit parce que c’est le milieu perceptif dans lequel nous sommes immergés ensemble (un milieu forcément culturel, structuré par un imaginaire commun et une symbolique elle aussi commune), soit parce que cela se situe dans la façon intuitive dont nous nous percevons les uns les autres (ce visage me sourit, ce corps sens le parfum, ce regard ne me dit rien de bon) (p. 10).

14Cet « ajustement perpétuel » communautaire en lien à l’affiche se déroule dans ce cas sous la forme d’une polémique. Divers positionnements en faveur ou en défaveur de l’affiche voient le jour : des lettres, des prises de position publiques, des détournements et suppressions d’affiches, des performances, ou encore des articles prennent place dans l’espace public par l’intermédiaire de divers acteurs, allant d’individus isolés à des associations, en passant par des autorités étatiques, des artistes ou encore des communautés. Un fait est particulièrement remarquable. La communauté adverse à l’affiche se focalise principalement sur l’opposition entre mouton noir et moutons blancs. Elle s’y confronte en remobilisant les lieux communs du mouton et du mouton noir qu’elle détourne ou rejette en partie. Elle s’inscrit, autrement dit, dans la continuité discursive directe des lieux communs de l’affiche7. En témoignent de multiples publications, notamment les images 6, 3 et 7 reprises dans l’article du Matin (https://www.lematin.ch/story/ces-moutons-udc-utilises-a-toutes-les-sauces-678010456018, CHT, 2018).

15Dans l’image 6, produite par le Parti Suisse du Travail (POP) en 2007, la métaphore du mouton noir et des moutons blancs est renversée. L’UDC est alors métaphorisé comme un mouton blanc éjecté par des moutons suisses multiculturels, sur la base d’une utilisation différente des couleurs resémantisant la métaphore. De plus, la « sécurité » est remplacée par l’idée de « diversité » et « Ma maison – notre Suisse » par « Notre maison – Notre Monde ». L’image 3, dessinée par Mix et Remix en 2010, resémantise, elle, la métaphore du mouton tout en mettant de côté, du moins visuellement, la métaphore du mouton noir. L’ensemble de l’électorat de l’UDC est alors métaphorisé comme un groupe de « moutons » incarnant de manière suiveuse une idéologie nationaliste. L’affiche dénonce alors le positionnement discriminatoire des électeur·ice·s tout en les catégorisant comme un groupe problématique : elle réutilise la dimension grégaire de la métaphore du mouton pour suggérer le suivisme d’une communauté en accord avec l’analogie entre le mouton noir et l’étranger·ère. La dernière image, créée par l’association moutonsdegarde.ch, propose une pluralité de moutons multicolores volant dans le ciel. Délaissant l’idée de territoire et remplaçant des moutons aux couleurs symboliques par des moutons polychromatiques, elle tente de désigner des individus multiples sans ancrage territorial, aux diverses origines et dont l’identité ne repose pas sur une quelconque couleur de peau.

16Dans ces trois affiches, le lieu commun du mouton noir est donc transformé par des restructurations diverses, passant de la couleur des animaux au jeu entre mouton noir et mouton. Tentant de renverser les dimensions binaires et raciales de la dichotomisation métaphorique, ces discours essayent de développer une représentation différente de la Suisse, ouverte, diverse, internationale, mondiale. Une Suisse, en somme, du vivre-ensemble. Selon les cas, ces prises de position oublient néanmoins la dimension raciale de la sémantisation métaphorique (image 7) ; contournent, renforcent ou oblitèrent l’idée de frontière entre dedans et dehors, homogénéité et hétérogénéité de manière quelque peu naïve et utopique (images 1, 3) ; ou perpétuent l’idée d’identité et de différence – potentiellement stigmatisante – entre groupes (images 6 et 3). Elles reconfigurent alors toutes, d’une manière ou d’une autre, l’opposition réductrice entre intérieur/dedans/homogénéité/identité vs extérieur/dehors/hétérogénéité/différence.

17Ces trois propos impliqués dans la polémique rejouent donc à leurs façons les articulations entre métaphores et lieux communs, et tentent ainsi de considérer des manières différentes de faire communauté. Par-delà toute forme d’opposition, ils participent à un espace de dialogue fondé sur des lieux communs basiques plus ou moins partagés et, nous l’avons vu, délicates à surpasser. Ils questionnent ainsi l’idée de communauté suisse tout en répétant certaines oppositions difficilement franchissables, mais possiblement dépassables une fois pensées.

*

18Cet article a permis de saisir que la construction métaphorique des lieux communs de l’affiche a contribué à diviser et à rassembler des communautés autour de la métaphore du mouton noir. La perpétuation du lieu métaphorique du mouton noir s’est d’ailleurs poursuivie en lien à d’autres votations nationales suisses – notamment celle « pour le renvoi effectif des étrangers criminels (initiative de mise en œuvre) », en 2016 (Ezeddine, 2016)  ; dans d’autres pays européens, par exemple dans des manifestations nationalistes en Allemagne (CHT, 2018) ; ou encore dans le traitement de faits internes à l’UDC, au sein de multiples journaux helvétiques (GCO, 2011 ; Roulet, 2016).

19Cette resémantisation a alors amené le déploiement de ce que Michel nomme une « moutonologie » [sheepology, (Michel, 2015)]. La métaphore des moutons s’est progressivement constituée comme lieu structurant communautaire constamment mobilisé en fonction de divers questionnements identitaires suisses. Cette articulation entre la métaphore du mouton noir et ses divers lieux communs suggère alors la présence – et l’importance – de la métaphore dans la configuration de nos lieux communs et formes de communautés.

20Une chose parait donc certaine. L’une des manières de porter notre attention à nos lieux communs est de saisir nos constructions métaphoriques souvent invisibilisées, de les déconstruire, possiblement aussi de les dépasser, à travers, pourquoi pas, de nouvelles métaphores, créatives cette fois-ci. Autrement dit, de s’intéresser aux circulations et aux façons dont la métaphore nous véhicule et nous habite, comme le disait déjà Derrida, de manière métaphorique bien évidemment :

Metaphora circule dans la cité, elle nous y véhicule comme ses habitants, selon toute sorte de trajets, avec carrefour, feux rouges, sens interdits, intersections ou croisements, limitations et prescriptions de vitesse. De ce véhicule nous sommes, d’une certaine façon – métaphorique, bien sûr, et sur le mode de l’habitation – le contenu et la teneur : passagers, compris et déplacés par métaphore (Derrida, [1978] 1983, p. 273).