Colloques en ligne

Hélène Parent

« Rome est libre, il suffit, rendons grâces aux dieux ». Lieux communs antiquisants et scénographie romaine dans les assemblées de la Révolution française

« Rome est libre, il suffit, rendons grâces aux dieux ». Antique commonplaces and Roman scenography in the assemblies of the French Revolution

1Le lieu commun, marqué du « sceau de la tradition » et « stigmate de l’infertilité créative1 » a rarement bonne presse de nos jours où l’on accorde beaucoup d’importance à l’originalité, pour ne pas dire à l’innovation. Pourtant, le lieu commun est pour les Anciens le support premier de l’invention, au sens rhétorique du terme (inventio), c’est-à-dire une méthode pour trouver des arguments efficaces, auquel tout orateur a nécessairement recours. Le « lieu commun » est donc habité par une première tension, entre son rejet et son caractère indispensable — la nécessité de faire appel à du connu pour « communiquer ». Cette expression est également polysémique, et l’on y peut observer un glissement de sens d’ordre métonymique, du contenant vers le contenu. Une forme de la pensée ouverte se trouve ainsi réduite à ce qu’elle contient, c’est-à-dire à des thèmes récurrents, des leitmotive, ou encore — terme que l’on emploie parfois comme synonyme de lieu commun, et peut-être plus péjoratif encore — des clichés. Cette polysémie concerne aussi le double sens, concret et abstrait, du terme de « lieu », et donc le passage du lieu commun envisagé comme forme de la pensée au lieu du commun, ou au lieu en commun.

2La période de la Révolution française et le genre du discours d’assemblée sont particulièrement féconds pour réfléchir à cette notion de lieu commun. D’abord, parce qu’il s’agit d’une période de transition, où l’on ré-exploite les formes et les modèles du passé (notamment des institutions scolaires et religieuses) pour créer du nouveau, tout en prétendant faire table rase de ce passé : la rhétorique classique et saturée de lieux communs antiquisants a suffisamment été reprochée aux orateurs révolutionnaires2 pour que nous n’ayons pas besoin d’y revenir3, et réfléchir à l’efficacité des lieux communs permet aussi de montrer à quel point ce jugement porté par la postérité sur ces œuvres est injuste. Ensuite, parce que la Révolution est le moment où l’on invente une nouvelle communauté (la communauté nationale, dans son sens moderne) à travers des lieux qui prennent une dimension symbolique : l’assemblée, par exemple, est avant tout un lieu au sens concret du terme, un lieu nouveau que les représentants du peuple ainsi que l’ensemble de la nation doivent adopter.

3Cet article se donne ainsi pour but de valider l’hypothèse qui fut à l’origine de ce colloque consacré à la notion de lieux communs, à savoir qu’« il existe une corrélation entre le lieu commun envisagé en tant que schéma de pensée préfabriqué, et la possibilité d’existence d’espaces d’interaction et de communication où sont susceptibles de se fonder une solidarité, un être-ensemble, une entente partagée4 ». Après quelques rappels sur la notion rhétorique de lieu commun, nous montrerons comment les orateurs révolutionnaires, en « habitant » les lieux communs dont ils font usage, les rendent efficaces pour penser la Révolution et fonder la communauté nationale, puis, à travers l’exemple des liens entre assemblée et théâtre, nous mettrons en évidence le lien qui existe entre lieux communs et lieux du commun.

1. Quelques rappels sur la nature et les usages de la notion rhétorique de « lieu commun »

4Dans son Dictionnaire de rhétorique, Georges Molinié juge que le lieu commun, ou topos, n’est ni plus ni moins que l’élément « le plus important de toute la rhétorique » (Molinié, 1992, p. 191). S’appuyant sur Aristote, il le définit comme « la base essentielle des preuves techniques de l’argumentation et la matière de l’invention » et affirme que cette notion de lieu « relève d’une pensée scientifique extrêmement puissante et absolument moderne » qui permet la construction d’une « combinatoire structurale particulièrement complexe de toutes les formes pensables du raisonnement argumentatif naturel » (Molinié, 1992, p. 191). Cela explique pourquoi le lieu commun, au même titre que la rhétorique elle-même, est tout aussi indispensable qu’il nous paraît dépassé : il n’est autre que l’expression de la structure même de notre pensée.

5Pour définir plus précisément ce qu’est le lieu commun, tournons-nous à présent vers Cicéron. Dans le dialogue De l’orateur, celui-ci se demande, à travers les paroles de l’un des protagonistes (Antoine), comment trouver le matériau de l’inventio. Il répond qu’il faut le chercher dans les « lieux communs », qui sont des catégories vides, à la façon d’une boîte à outils partagée que chacun peut utiliser à sa guise. Antoine les énumère : la définition, l’énumération, l’étymologie, le genre, l’espèce, l’analogie, la différence, les contraires, les conséquences, les causes, les effets, la comparaison etc. Il a recours, pour les désigner, à la métaphore de la chasse : ces lieux sont comme les bosquets où la matière est cachée, et où il faut la débusquer5. Mais on pourrait tout aussi bien utiliser une autre métaphore, peut-être plus adaptée à notre époque et qui a l’avantage de retrouver le sens concret du mot « lieu » : le lieu commun est comme une pièce ouverte à tous, une salle commune, que chacun peut meubler (inventio) et orner (elocutio) comme il l’entend. Et Cicéron donne des exemples pour remplir cette pièce avec de la matière. Pour le lieu des contraires, par exemple, il donne l’exemple suivant : « [s]i Gracchus était criminel, Opimius a magnifiquement agi » (Cicéron, [1928], p. 75). Charge ensuite à la seconde partie de la rhétorique, l’elocutio, de développer cette matière, de l’orner, en somme de la personnifier. Le lieu commun, à l’origine, ne désigne donc pas le contenu, mais bien le contenant, la pièce à remplir.

6Or, c’est précisément à l’aide d’une matière antiquisante, le plus souvent romanisante, que les orateurs d’assemblée de la Révolution française remplissent cette pièce en fabriquant leurs discours, et c’est cette matière qui est désignée par métonymie (comme nous le faisons dans le titre de cet article) par l’expression « lieux communs antiquisants ». Il serait possible de donner d’innombrables exemples de ces lieux communs emplis de matière romaine, omniprésents dans les discours d’assemblée ; nous n’en citerons donc que quelques-uns.

71° Les 2 et 3 septembre 1789, lors du débat sur le veto royal à l’Assemblée constituante, les orateurs Delandine et Maury s’affrontent et ouvrent chacun leur discours par les lieux communs de la définition et de l’étymologie, le premier pour démontrer que la sanction royale ne doit pas être un droit de veto mais un simple acte de promulgation des lois votées par le pouvoir législatif, le second, au contraire, pour démontrer la nécessité d’accorder au roi un droit de sanction sur le pouvoir législatif qui soit un veto absolu. Voici les exordes respectifs de ces deux discours :

L’on nous a donné jusqu’ici des définitions très compliquées de la sanction royale. Il convient d’en donner une qui soit la véritable, et qui se rapproche davantage de son origine et de son étymologie ; sanction ne signifiant rien d’autre que saint : le peuple romain, autrefois, avait confié la promulgation de toutes les lois relatives au culte et à la police, au pontife, et c’est cette promulgation que l’on appelait sanction. (Delandine, Gallois, [1789], 1840-1845, t. 1, p. 411-412, nous soulignons).

L’on s’est étendu avec beaucoup d’érudition sur le mot sanction. Il vient du mot latin sancire, qui, dans la bonne latinité, signifie « confirmer ». Le mot sanction n’est pas un mot nouveau parmi nous. Nous avons la Pragmatique-Sanction de Saint Louis, nous avons celle de Charles vii, qui ordonne l’exécution des décrets du concile de Bâle. Les jurisconsultes emploient aussi le mot sanction pour signifier l’application du châtiment à la peine. Ce n’est pas une chose nouvelle dans le droit public, les Romains, qui ont joui de la liberté pendant huit siècles, connaissaient la sanction. D’après ces notions, il est facile d’en donner une définition. C’est le pouvoir négatif du roi qui, faisant partie intégrante du corps législatif, a le droit d’en suspendre les actes. (Maury, Gallois, [1789] 1840-1845, t. 1, p. 416, nous soulignons).

8Deux orateurs, défendant deux points de vue totalement opposés, ont recours au même lieu commun, placé au même endroit de leur discours, afin de soutenir deux thèses contraires. On pourrait penser, à la lecture d’un tel débat, qu’il s’agit d’une querelle d’érudition et que la question est de savoir lequel des deux a raison, mais il n’en est rien : ce qui fait l’efficacité de la définition n’est pas tant sa véracité linguistique ou historique que la mention de Rome et l’imaginaire romain qu’elle appelle et qui sont développés dans la suite des discours, un imaginaire commun à tous les orateurs.

9 Le 11 février 1793, le député Buzot a recours au lieu commun de l’énumération, citant plusieurs noms propres et anecdotes romaines, dans un discours sur les projets de réforme de l’armée, afin de démontrer qu’il est essentiel de maintenir la discipline militaire :

La sévérité de la discipline chez les Romains offre des exemples dont la Prusse et la Russie n’ont jamais approché. Voyez Manlius et Postumius immolant leurs fils victorieux aux lois de la subordination. Voyez Rullianus battu de verges, à la tête de son armée, pour avoir remporté une victoire sur les Samnites, sans ordre de combattre. Je ne vous peindrai pas Titius condamné, en Sicile, par le consul Pison, à faire, nu-pieds, le reste de la campagne, pour avoir désobéi. Je ne vous peindrai pas une légion romaine qui avait saccagé la ville de Reggio, en Calabre, sans ordre du général, condamnée tout entière par un décret du sénat à la mort, avec défense d’ensevelir les morts, et aux parents d’en porter le deuil... (Buzot, Gallois, [1793] 1840-1845, t. 15, p. 429)

10Ces épisodes, dont certains sont peu connus de nos jours, l’étaient tous à l’époque où s’expriment nos orateurs — on peut d’ailleurs sans doute y voir l’énumération de sujets de progymnasmata6 réalisés maintes fois à l’école. La figure de la prétérition permet certes à l’orateur de développer certains épisodes tout en feignant de ne pas le faire, mais elle signale aussi le caractère commun de ces références : puisque tout le monde les connaît, il n’est pas nécessaire de les faire connaître, et l’imagination de chacun peut facilement se les approprier et même éprouver un plaisir cognitif à les identifier.

113° Le 24 avril 1793, Robespierre fait usage du lieu commun des contraires en reprenant une opposition bien connue entre le frugal et vertueux Fabricius et le riche Crassus, lorsqu’il tente de convaincre ses adversaires qu’il n’est pas question, dans la constitution de 1793, de bannir la propriété et d’instaurer la loi agraire : « [i]l s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable, que de proscrire l’opulence. La chaumière de Fabricius n’a rien à envier au palais de Crassus » (Robespierre, Gallois, [1793], 1840-1845, t. 16, p. 213). Le 5 février 1795 (17 pluviôse an III), un orateur de la section de la Halle-au-Blé, qui s’adresse à la Convention, oppose quant à lui Caton et Lucullus pour accuser les Jacobins qui sévissent encore dans l’administration après la chute des robespierristes de s’être enrichis durant la période dite de la Terreur : « [p]lusieurs de ces misérables ont fait des fortunes insolentes ; ils prêchaient, ils prêchent encore le sansculottisme sous des lambris dorés, et la sobriété de Caton en quittant la table de Lucullus » (un orateur de la section de la Halle-aux-Blés, Gallois, [1795] 1840-1845, t. 23, p. 517). Enfin, le 26 septembre 1799 (4 vendémiaire an VIII), le député Baudin a recours au  même lieu commun des contraires et à la même matière (les noms propres « Caton » et « Lucullus ») pour opposer la pauvreté et la frugalité à la richesse et à l’envie, dans le discours qu’il prononce au Conseil des Anciens au sujet de la répression du vagabondage : il dénonce une mesure qui oblige les accusés à payer une amende, en prétendant que « ce n’est point aux vertus de Caton, mais à la bourse de Lucullus qu’on s’adresse » (Baudin, Gallois, [1799] 1840-1845, p. 23). Une fois de plus, les mêmes exempla reviennent sur les lèvres d’orateurs très différents, dans des contextes discursifs variés, à divers moments de la décennie révolutionnaire. Il est également intéressant de noter, sans que cela nous surprenne puisque l’inventio et l’elocutio sont intimement liées, que les lieux communs vont de pair avec certaines figures de construction, quand les deux notions (de lieu et de figure) ne se recoupent pas complètement, comme c’est le cas par exemple pour l’énumération ou la comparaison. Ainsi, le lieu commun des contraires est tout naturellement construit avec la figure de l’antithèse.

12Toutes ces reprises et variations peuvent effectivement donner l’impression d’un stéréotypage, qui pourrait en première analyse être lu comme une opération de simplification et d’enfermement d’une réalité complexe dans des clichés. Cela contribue à expliquer la lecture dédaigneuse qui a été faite de ces lieux communs antiquisants dans le discours révolutionnaire, que cela soit dans des écrits politiques ou académiques. Mais les termes « lieu commun » et « cliché » ou « stéréotype » sont injustement employés comme synonymes, car là où le stéréotype — qui tire son origine de la stéréotypie, un procédé éditorial consistant à recomposer à volonté des textes imprimés à partir d’une même empreinte métallique — fige et vide le sens, le lieu commun est plastique et permet à la communauté de s’approprier un imaginaire en le remplissant de sens divers. En effet, on a pu voir que les mêmes lieux communs et les mêmes références se retrouvaient dans des discours d’époques et d’idéologies très diverses. Au terme de « stéréotypage », Jean-Blaize Grize préfère d’ailleurs celui de « schématisation » (Grize, 1990, cité par Amossy, 2014, p. 27), que Ruth Amossy définit après lui comme l’« activité par laquelle les représentations du réel sont mises en mots, inscrites dans le discours sous une forme nécessairement simplifié » (Amossy, 2014, p. 27) et qui a pour effet de « construire des images du réel dans le discours » (Amossy, 2014, p. 27), de sorte à ce que la communauté puisse s’emparer de ces images.

2. Habiter le lieu commun pour penser la révolution

13Si la communauté s’empare de ces images, c’est précisément parce qu’elles sollicitent l’imagination, ressort principal de l’émotion rhétorique si l’on en croit Quintilien7. Or, le lieu commun, pour être commun, doit être un lieu connu, car on ne peut former des images mentales qu’à partir d’éléments que l’on a déjà rencontrés : ce sont ces éléments qui créent la connivence, fondée à la fois sur la reconnaissance du commun et sur le plaisir que l’individu tire de cette reconnaissance même, plaisir qui provient du sentiment éprouvé d’appartenance à une communauté. Pour donner un exemple de ce fonctionnement, nous proposons de nous interroger sur les images utilisées par les orateurs pour désigner le lieu où ils se trouvent, c’est-à-dire la salle de l’assemblée. Nous verrons ainsi comment le lieu commun (rhétorique) et en particulier celui de l’analogie (romaine) permet de transfigurer un lieu physique, et permet à la communauté de se l’approprier, en se le représentant à travers des images. Ces images se trouvent souvent à mi-chemin entre une réalité matérielle et une géographie symbolique, que l’on pense par exemple à des termes comme la montagne (les montagnards siégeaient en haut de l’assemblée) ou le marais. Ce langage imagé est nécessaire pour décrire, pour en quelque sorte proto-conceptualiser des idées liées à la modernité politique en train de voir le jour, et donc pour donner à tous et toutes la possibilité d’appréhender le processus révolutionnaire. Si l’on reprend l’exemple de la montagne, il est facile d’associer ce terme à tout un réseau métaphorique, qui varie selon qu’on se rattache à la montagne ou que l’on s’en distingue : la montagne peut désigner la hauteur de vue, mais aussi la violence et le danger lié au volcan. La montagne est donc un lieu (au sens physique du terme) qui vient remplir le lieu commun de l’analogie, soit comme métaphore naturelle, soit comme métaphore antiquisante, comme on peut le constater à la lecture de l’exemple suivant, où un orateur tente — une fois n’est pas coutume dans ces assemblées où règne la gravitas — de créer une connivence par le rire. Le 2 janvier 1793, le girondin Gensonné accuse les montagnards de se vanter de sauver la république tout en se contentant de cancaner à la manière des oies du Capitole :

Je sais aussi qu’il en est d’autres (et ceux-là ne sont pas ceux qui parlent le moins de leurs services) qui bien loin d’avoir fait la révolution, en ont embarrassé souvent la marche par leurs insupportables clameurs et leur habituelle irréflexion. S’ils ont aidé à sauver la chose publique, ils l’ont fait par instinct, comme les oies du Capitole (Rire général) (Gensonné, Gallois, [1793] 1840-1845, t. 15, p. 36).

14Quelques jours plus tard, Robespierre, qui n’était pas réputé pour son second degré, ré-injecte la gravitas dans la référence que Gensonné avait citée sur un ton héroï-comique, rétorquant dans son journal :

Monsieur Gensonné […] compare les citoyens de la Montagne aux oies du Capitole. Il est érudit, M. Gensonné : mais il ne fait pas toujours un usage heureux de son érudition. Les oies du Capitole ont sauvé la patrie, sentinelles vigilantes, inspirées par les dieux, elles criaient fidèlement à l’approche des brigands et des ennemis, voilà des circonstances qu’il était maladroit de rappeler […]. Au reste, messieurs les Gaulois, prenez garde d’en [le Capitole] être précipités, au moment même où vous croirez l’avoir escaladé [...] (Robespierre, [1961] 2011, p. 191)

15Au cours de cet échange, la montagne se voit attribuer une identité romaine, devenant par là-même un lieu concret et bien connu : le Capitole. Dès lors, selon que l’on critique la montagne (comme le fait Gensonné) ou qu’on la défende (comme le fait Robespierre), on adapte le lieu commun en travaillant sur le registre avec lequel on l’aborde (épique ou héroï-comique), mais c’est toujours le même lieu commun qui est à l’œuvre, et c’est un lieu sur lequel les deux orateurs se retrouvent et s’entendent – ce qui lui confère précisément son caractère commun, quand bien même ce dialogue est parfaitement révélateur de la dissension entre girondins et montagnards qui gronde alors, et qui connaîtra une fin tragique pour de nombreux protagonistes. Le caractère commun de ce lieu se manifeste également par la mention, dans le journal qui reproduit ces discours, des réactions du public (ici, le « rire général » qui suit la raillerie de Gensonné). Ces réactions, que nous ne pouvons qu’imaginer à partir de la lecture des comptes rendus, sont toutefois un indice révélateur de l’efficacité rhétorique de ces lieux communs, qui touchent aussi bien les autres députés présents dans la salle que le public présent dans les tribunes. Au reste, le fait de trouver ces réactions décrites dans le journal fournit également une clé de compréhension à l’ensemble des lecteurs de ce journal, qui les lisent comme on lirait une didascalie et peuvent à leur tour s’approprier cette scénographie, se la représenter et intégrer dans leur mémoire le lieu commun qui l’accompagne.

16Qui plus est, de façon récurrente, l’architecture néo-classique de la salle de l’assemblée (donc du lieu matériel) influe sur la manière de la désigner et vient renforcer la scénographie antiquisante des discours, de sorte que le lieu physique détermine le choix du lieu commun qui viendra le meubler. Les assemblées, tout au long de la période révolutionnaire, peuvent ainsi être désignées par le terme de « sanctuaire » : Robespierre parle du « portique de ce sanctuaire » (Robespierre, Gallois [1792] 1840-1845, t. 14, p. 647) pour désigner la Convention le 3 décembre 1792, et bien plus tard, le 23 septembre 1800 (1er vendémiaire an IX), le tribun Andrieux définit le Tribunat comme « [un] sanctuaire et [un] autel » (Andrieux, Lallement, [1800] 1821, t. 17, p. 187). Parfois, l’orateur est plus précis et désigne une caractéristique de l’architecture du bâtiment en particulier, ainsi Fréron qui évoque « le péristyle de ce temple » (Fréron, Gallois, [1795] 1840-1845, t. 23, p. 584) le 1er mars 1795 (11 ventôse an III). Bien entendu, l’assemblée n’est pas un temple, elle ne comporte pas de péristyle, mais on peut penser que les colonnades qui en ornent l’intérieur évoquent le péristyle et suscitent cette métaphore, qui en retour vient remplir d’un sens nouveau cette spécificité architecturale. Ainsi, le lieu physique, le lieu commun et la figure (la métaphore) viennent s’enrichir mutuellement. Dans le même ordre d’idée, la tribune où parlent les orateurs est très souvent désignée par l’expression « la tribune aux harangues », par des orateurs aussi différents que Saint-Just en 1794 (2004, p. 782), Fréron en 1795 (1840-1845, t. 23, p. 580) ou Chassiron en 1800 (1821, p. 164), une expression qui rappelle les rostres du forum romain.

17Enfin, toujours dans le cadre d’une scénographie antiquisante et plus particulièrement romaine, l’assemblée est régulièrement qualifiée de « sénat ». Le 11 décembre 1791, Legendre, orateur d’une députation de Paris, qualifie ainsi l’Assemblée législative de « sénat français » (Legendre, Gallois, [1791] 1840-1845, t. 10, p. 606). Et le 10 août 1795 (23 thermidor an III), dans la péroraison de son discours sur la fête de la Réconciliation, Gamon cite le vers extrait du Brutus de Voltaire (1730) qui a donné son titre à cet article, et qu’il introduit par « si nous pouvions dire en sortant du sénat, ‘Rome est libre, il suffit, rendons grâces aux dieux’ » (Gamon, Gallois, [1795] 1840-1845, t. 25, p. 716). Le mot « sénat » est évidemment appelé ici par la suite de la phrase (le vers de Voltaire), et sa présence laisse penser que l’assemblée est effectivement imaginée, vécue comme un sénat romain par les orateurs, mais aussi par ceux qui les écoutent et les relaient. Ainsi se justifie verbe « habiter » utilisé dans le titre de cette partie, et lui-même polysémique. Tout d’abord, le terme est à prendre dans son sens le plus courant et le plus littéral : il s’agit bien d’« habiter » l’assemblée puisque les orateurs y passent une partie de la journée, voire de la nuit. Mais « habiter », c’est aussi une certaine manière de vivre l’espace, de l’appréhender de façon sensible, et de faire converger le lieu où l’on se trouve et un mode d’être au monde. On retrouve là le sens d’habitus, la manière d’être, ou la seconde nature. Loin d’être des clichés figés, les lieux communs antiquisants permettent donc d’habiter ce lieu physique qu’est l’assemblée comme on l’aménagerait, en l’emplissant d’un ensemble de significations qui en deviennent indissociables, que cela soit pour les orateurs eux-mêmes ou pour le reste de la nation, étant donné la circulation intense des discours via différents médias (journaux, affiches, pamphlets, lectures de rue, etc.). L’assemblée comme espace se voit donc associée à un « style d’imagination national » (Anderson, 2002, p. 9) qui franchit largement les murs du bâtiment et le strict cadre de la parole parlementaire. Or, l’un des lieux (au sens concret) où circulent le plus ces représentations est le théâtre, ce qui nous mène vers la dernière étape de notre propos.

3. De l’assemblée au théâtre, et retour : lieux communs, lieux du commun

18Il ne s’agit pas de revenir longuement ici sur l’histoire du théâtre révolutionnaire, mais rappelons simplement que la liberté des théâtres décrétée en 1791 par la loi Le Chapelier8 a permis la multiplication des spectacles et la création de nombreuses salles que le public s’approprie aussitôt en masse. Il ne s’agit pas uniquement d’une élite : le théâtre, sous la Révolution, est un lieu qui permet un relatif mélange social, et si le théâtre connaît un tel succès, c’est précisément parce que les dramaturges comme le public, dans un mouvement réciproque, se saisissent aussitôt de sa dimension politique. Dès le XVIIIe siècle, des dramaturges et théoriciens du théâtre, comme Diderot ou Mercier, avaient appelé de leurs vœux un théâtre national dont le but serait d’instruire les citoyens de façon à leur faire prendre conscience de leur appartenance à la communauté et de leur rôle au sein de la cité. C’est cet idéal que la Révolution met en œuvre dès ses débuts, comme en témoigne par exemple l’histoire de la pièce de Marie-Joseph Chénier Charles IX (1789), censurée puis réclamée par le public, dont le sens politique (voire le texte lui-même) s’est en grande partie construit au fur et à mesure des étapes de sa réception.

19Or, si le théâtre acquiert immédiatement un sens politique, c’est d’abord du fait de sa proximité ressentie avec la salle de l’assemblée. Cette proximité est entretenue réciproquement à la fois par les dramaturges et les comédiens, qui délibèrent dans leurs textes et sur scène, faisant très souvent allusion à l’actualité politique9, et par les orateurs politiques, comme on a pu en avoir un aperçu avec Gamon citant le Brutus de Voltaire. Cette pièce a d’ailleurs été représentée de très nombreuses fois pendant toute la période révolutionnaire — le lieu commun antiquisant étant ici médiatisé par le théâtre, cela le rend plus facile encore à s’approprier par un large public. Mais l’analogie entre assemblée et scène, qui est elle-même un lieu commun depuis l’Antiquité10, est à double-tranchant. En effet, le glissement de la scénographie créée par le recours aux lieux communs, notamment antiquisants, vers la scène, donc de l’espace réel vers un espace entièrement dédié à la fiction, est une crainte de tous les orateurs sans exception pour la bonne et simple raison que l’idéal de l’éloquence, qui réunit tous les orateurs, est celui d’une parole conduisant à la vérité, alors que le théâtre est le lieu par excellence de la parole feinte, et donc du mensonge. Aussi l’assemblée est-elle un lieu biface, tel le Janus des Romains : tribune aux harangues et sanctuaire des lois, elle peut devenir scène de théâtre, et l’on doit distinguer deux manières d’habiter ce lieu : l’habiter en orateur ou l’habiter en acteur. Cette assimilation de l’assemblée à un théâtre devient à son tour un lieu commun dans la bouche des orateurs, pour dénoncer la parole mensongère de leurs adversaires. Mais cette prise de distance avec le théâtre, ressentie comme nécessaire par les orateurs, ne fait qu’accentuer dans les esprits la proximité entre ces deux lieux physiques que sont le théâtre et l’assemblée, qui ont pour point commun de s’adresser à un public. En effet, le parterre du théâtre est considéré par bien des dramaturges comme un échantillon représentatif du peuple, et le public est invité à se considérer et à se comporter comme tel, à travers les allusions à l’actualité, la mise en scène et le jeu de certains acteurs ouvertement révolutionnaires, comme Talma, le plus célèbre d’entre eux.

20Afin d’illustrer ce phénomène d’interactions réciproques entre le théâtre et l’assemblée, nous pouvons prendre l’exemple d’un motif très connu, qui circule aussi bien sur les scènes de théâtre — notamment dans La Mort de César (1736), une autre pièce de Voltaire représentée de nombreuses fois pendant la Révolution dans laquelle joue Talma — que dans les discours d’assemblée. Il s’agit de la robe ensanglantée de César, secouée par Marc-Antoine aux funérailles du dictateur pour émouvoir le peuple qui se rue ensuite chez ses meurtriers pour le venger, selon le récit de Plutarque11. La scénographie de La Mort de César, inscrite dans les didascalies, est la suivante : « [l]e fond du théâtre s’ouvre, des licteurs apportent le corps de César couvert d’une robe sanglante ; Antoine descend de la tribune, & se jette à genoux auprès du corps » (Voltaire, 1736, p. 75). Vient ensuite le discours funèbre d’Antoine :

Vous les voyez, Romains, vous touchez ces blessures ;
Ce sang qu’ont sous vos yeux versé des mains parjures.
[…] Il demande vengeance,
Il l’attend de vos mains et de votre vaillance.
Entendez-vous sa voix ? Réveillez-vous Romains ;
Marchez, suivez-moi tous contre ses assassins.
Ce sont là les honneurs qu’à César on doit rendre,
Des brandons du bûcher qui va le mettre en cendre,
Embrasons les palais de ces fiers conjurés,
Enfonçons dans leur sein nos bras désespérés (Voltaire, 1736, p. 75).

21De nombreux orateurs, ayant probablement en tête et cette scène, et le récit de Plutarque, se réapproprient cette image devenue lieu commun (il s’agit du lieu de l’analogie), notamment au moment du procès du roi, car la situation appelle bien évidemment cette analogie (puisqu’on envisage de condamner à mort un dirigeant politique considéré comme un tyran). Robespierre, le 5 novembre 1792, s’exprime en ces termes, dénonçant les orateurs de la Gironde qui cherchent à sauver la tête de Louis Capet, ci-devant Louis XVI :

La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m’est suspecte. Cessez d’agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran, ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers. (Nombreux et vifs applaudissements d’une grande partie des tribunes) (Robespierre, Gallois, [1792] 1840-1845, t. 14, p. 390).

22D’une façon comparable, le 15 juillet 1793, Billaud-Varenne accuse à son tour les girondins, chassés de la Convention et arrêtés (pour une trentaine d’entre eux) depuis le début du mois de juin précédent :

[Q]uand on exposait ainsi tous les jours aux regards avides du public un roi et sa famille tombés de si haut, n’était-ce pas répéter la scène machiavélique de la robe ensanglantée de César, afin de convertir, par ce spectacle imposant, l’indignation générale en commisération, et insensiblement en oubli des atrocités du despote ? (Billaud-Varenne, Gallois, [1793], 1840-1845, t. 17, p. 200).

23Dans ce discours de Billaud-Varenne, l’éloquence girondine attaquée est bien assimilée au théâtre, à une « scène » ou à un « spectacle », et le public de l’époque entend sans doute un écho direct à la tragédie de Voltaire ou à d’autres pièces représentant cette scène. Et l’on peut remarquer que lorsque les deux orateurs (montagnards) accusent leurs adversaires (girondins) d’« agiter la robe ensanglantée de César », c’est à la rhétorique de ces adversaires qu’ils s’en prennent : il s’attaquent en fait aux lieux communs utilisés par leurs opposants, en les transformant en un nouveau lieu commun, l’analogie avec les funérailles de César. Cela prouve bien le caractère absolument indispensable du lieu commun... ne serait-ce que pour rejeter le lieu commun.

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24Ainsi, la circulation et la reprise de lieux communs dans les discours de la période révolutionnaire permet de créer une communauté, en particulier à travers l’appropriation de lieux concrets, comme le théâtre et l’assemblée, qui se font écho réciproquement et qui, chacun à leur manière, à la fois émanent de la communauté et contribuent à la fabriquer. Le terme de scénographie, employé dans le titre et à plusieurs reprises dans cet article, est d’ailleurs lui-même commun à l’univers du théâtre et à celui du discours, puisqu’en analyse du discours il est défini par Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau comme « à la fois ce dont vient le discours et ce qu’engendre le discours ; elle légitime un énoncé qui, en retour, doit la légitimer » (Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 516-517). Or, la scénographie romaine de l’assemblée est précisément permise par le recours aux lieux communs et, si elle est efficace, c’est justement parce que ces lieux sont communs et que les lieux physiques où ils s’expriment le sont également.