Colloques en ligne

Keren Mock

Les géométries secrètes de l’œuvre « Kaddish » : une écriture mémorielle entre destruction et répétition

The Secret Geometries of the Work “Kaddish”: Memorial Writing in Between Destruction and Repetition

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Ô montre-toi, mon peuple, apparais, tends les mains
Hors des fosses profondes et longues où sur des miles tu t’entasses
En rangs serrés, couche sur couche, inondé de chaux et brûlé.
Montez ! Sortez des profondeurs, des strates les plus basses !

Venez tous, de Treblinka, d’Auschwitz, de Sobibor,
De Belzec, de Ponar, venez d’ailleurs encore, et encore et encore !
Les yeux exorbités, le cri figé, un hurlement sans voix – sortez
Des marais, des boues profondes où vous gisez enlisés, des mousses putréfiées…

Venez, desséchés, broyés, moulinés, venez, prenez place
Faites cercle autour de moi, ronde immense, longue sarabande,
Grands-pères, grands-mères, pères, mères, portant vos enfants au giron,
Venez, ossements juifs, réduits en poudre et en pains de savon !

Apparaissez, surgissez à mes yeux, venez tous, venez,
Je veux vous voir tous, je veux vous contempler, je veux sur vous,
Sur mon peuple, mon peuple assassiné, jeter mon regard muet, atterré —
Et je vais chanter… Oui… À moi la harpe — je joue !

3-5 octobre 19431

1Réparti en 15 chants, selon 15 strophes et 4 vers, Le chant du peuple juif assassiné forme ce que Rachel Ertel appelle une « poétique du cri »2. Héritière d’une longue tradition textuelle hébraïque, à commencer par la Bible avec les Livres des prophètes et des lamentations, cette poétique coupe le souffle. André Schwarz-Bart écrit également un chant, une prière, qu’il appelle un « Kaddish ». Évidemment, si le Kaddish d’André Schwarz-Bart rappelle cette structure poétique avec ses questionnements en suspens, ses apories, ses douleurs, la nature du cri n’est pas la même. Ce n’est pas le cri de Katzenelson, qui a vécu trois ans au ghetto de Varsovie avant d’être envoyé dans les camps et assassiné avec les siens à Auschwitz3, mais le cri de l’homme qui a survécu à l’extermination des siens. Les sonorités de sa langue maternelle, le yiddish, ont disparu et semblent être absentes de l’écriture lorsque l’on parcourt les archives de « Kaddish » à la BnF4. Cependant, à travers son silence, la langue maternelle, elle, est empreinte de ce que Simone Schwarz-Bart a appelé à Lausanne « le dialogue des mémoires », un dialogue qui me semble se rapprocher d’une éthique de l’écriture allant à l’encontre de l’essentialisation identitaire. Si l’appropriation d’un récit traumatique construit les individus et les peuples, elle ne se fait pas au détriment d’une expérience ou d’une autre : le navire de négrier décrit dans La Mulâtresse Solitude et le camp de concentration sont des expériences partageables au travers de la littérature.

2L’écriture du « Kaddish » d’André Schwarz-Bart5 s’éloigne donc de tout formalisme poétique. Elle apparaît dans un éclatement qui se situe à la lisière de plusieurs formes littéraires – le Kaddish pièce de théâtre, le Kaddish roman – et où la langue maternelle de l’auteur, le yiddish, apparaît comme l’abîme de la destruction sur lequel se construira l’écriture de sa prière profane, ce « Kaddish ». Morcelée et parcellaire, la structure de son Kaddish semble s’éloigner d’une forme accomplie de l’écriture. Laissé à l’état de fragments, il se dépose sur de nombreux supports d’écriture : sur des ouvrages, dans les coupures de presse, dans des carnets et à travers des enregistrements audio. Je caractériserai ces différents supports – presse, carnets, ouvrages et « brouillons sonores » – comme des topologies, au sens psychanalytique, autrement dit ; comme des inscriptions de traces de l’écriture mémorielle.

3Dans le cas d’André Schwarz-Bart, si la mémoire traumatique est parcellaire, sensorielle, anhistorique, non-intégrée, elle se construit systématiquement dans la multiplicité de ces inscriptions. L’analyse des archives met en évidence que l’éclatement de l’écriture dans « Kaddish » renvoie à plusieurs types de mémoire, qui peut évoquer la structure de la mémoire traumatique au sens freudien, répondant au principe de répétition. Cette écriture se dépose souvent dans les textes d’autres auteurs comme support d’écriture. La singularité de cette écriture est qu’elle semble se déclencher à un niveau sémiotique et symbolique par des sensations et des images provoquées par d’autres textes. En somme, peut-on effectuer un croisement entre les supports littéraires et l’écriture mémorielle ? Cet éclatement serait-il la trace d’une œuvre finale et définitive à reconstruire dont on aurait perdu les agencements ou s’agirait-il plutôt, d’une forme inatteignable et inachevable, dont l’esthétique s’extrairait de toute finalité, une sorte de non finito littéraire ?

Géométries secrètes d’une « bibliothèque-manuscrit »

4Au commencement de ma recherche sur ces archives, je me suis posée la question suivante : comment travailler sur un corpus constitué d’une somme massive de livres ? Des institutions de conservation et de recherche comme la BnF, l’IMEC et de nombreuses bibliothèques américaines ont depuis longtemps développé une politique de sauvegarde et d’analyse sur ces trésors documentaires que représentent les bibliothèques d’écrivains. Depuis le passage au numérique, ces archives spécifiques, particulièrement volumineuses, ont pu être dématérialisées et délocalisées par diffusion digitale. Plusieurs ensembles commencent à devenir accessibles en ligne comme, par exemple, les bibliothèques de Beckett ou de Derrida. Des recherches en génétique textuelle ont été menées sur les bibliothèques d’écrivains de Winckelmann, Montesquieu, Stendhal, Schopenhauer, Flaubert, Nietzsche, jusqu’à Valéry, Joyce, Woolf, Pinget6.

5Pour des raisons de place, il est très rare que des institutions comme la BnF acceptent de verser une bibliothèque entière dans leurs collections. Il faut donc souligner le caractère exceptionnel du cas Schwarz-Bart pour lequel la bibliothèque d’écrivain a été considérée comme une œuvre à part entière, digne d’être abritée par le Département des Manuscrits. Avant son arrivée en magasin, la bibliothèque conservée de façon précaire en Guadeloupe, était menacée de mauvaises conditions de conservation (hygrométrie, xylophages, moisissures, etc.). En cours de constitution, ce fonds qui réunit les bibliothèques d’André et Simone Schwarz-Bart compte environ 30 cartons. Près de 1500 livres ont été transférés à la BnF espace Richelieu au cours de l’été 2018 et ont été placés en quarantaine pour traitement. Si ce fonds est accessible depuis la fin de l’année 2019, il n’est néanmoins pas complet : faute de place, certains livres, non ou peu annotés, restent conservés à Goyave en Guadeloupe.

6Schwarz-Bart vivait immergé dans ses livres. Aux Antilles, sa chambre était à la fois sa pièce à vivre, sa bibliothèque, son bureau et il continuait à lire même dans sa salle de bain… de sorte que certains livres n’ont pas échappé au risque de tomber dans la baignoire et portent les traces de notes à l’encre diluée. Si quelques études récentes ont été consacrées à la bibliothèque d’André Schwarz-Bart, l’investigation de ce fonds reste à ce jour, largement à entreprendre. L’inventaire de la bibliothèque, effectué par l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM – ENS/CNRS) et la BnF, donne déjà quelques pistes pour identifier les centres d’intérêt de l’auteur. Quels sont-ils ?

7Composé de textes littéraires (Borges, Albert Cohen, Cioran, Dostoïevski, Primo Levi, Rilke, Zweig), de récits hassidiques (Rabbi Nachman), d’essais sur la Kabbale (Scholem), d’ouvrages d’histoire (Friedlander, Doubnov, Furet), de textes philosophiques (Jankelevitch, Leibovitz, Buber, Arendt), psychanalytiques (Freud, Cyrulnik), ethnologiques (Lévi-Strauss), et sociologiques (Elias), la bibliothèque de Schwarz-Bart impressionne par sa diversité, même si la question éthique semble en être le dénominateur commun. Il semble aussi que l’écrivain avait une approche très ouverte et assez éclectique des disciplines. Pour la philosophie par exemple, on trouve des essais d’auteurs français comme Finkielkraut, Comte-Sponville ou Edgard Morin qui voisinent avec des textes d’Épicure, de Nietzsche ou de Schopenhauer ainsi que des ouvrages sur la pensée juive comme ceux d’Elie Wiesel.

8Mais la liste intégrale des sources n’est pas établie, les ouvrages non annotés sont restés à Goyave et il est trop tôt pour tirer des conclusions sur les orientations épistémologiques de ce corpus de référence. Un examen approfondi des pièces est indispensable. S’agissant d’un fonds entièrement inédit, volumineux et atypique, la première phase de ma recherche sur « Kaddish » est consacrée à la constitution du dossier de genèse proprement dit. Cette étape décisive devait être suivie d’une deuxième phase d’investigation : dépouillement des archives, analyse, classement, datation, déchiffrement et transcription d’une partie du fonds. Il s’agirait ensuite d’établir l’avant-texte en procédant à son interprétation : un patient travail de recherche génétique, biographique et historique sur les archives qui permettra de rendre lisible cette bibliothèque-manuscrit potentielle qu’est « Kaddish », enrichie du commentaire (contextualisation, période par période) nécessaire à son intelligibilité.

9Cependant, au cours de mon travail sur le fonds archivistique d’André Schwarz-Bart, je me suis aperçue que l’auteur renvoie systématiquement à une écriture éclatée, par moment figée dans le cycle de la répétition d’une fin impossible, allant jusqu’à la radicalité de la destruction, et qui en réalité dépasse le seul espace de la bibliothèque. Pour établir les premiers repères chronologiques concernant l’écriture de « Kaddish », j’ai souhaité prendre connaissance de l’ensemble de ce fonds qui est toujours en cours de catalogage : bibliothèque-manuscrit, carnet-inventaire de la bibliothèque, carnets de notes, presse, fichiers audio d’André Schwarz-Bart. Parallèlement à la hiérarchisation des sources et au travail de méthodologie génétique, l’étude du « Kaddish » dans les archives de Schwarz-Bart (roman et pièce de théâtre) permet d’identifier et de rendre intelligibles les trajectoires littéraires de la conception de cette œuvre.

10Une grande partie des ouvrages de la bibliothèque figure dans un classement effectué par l’auteur dans son carnet-inventaire, qui s’accompagne souvent d’un système sémiotique de signes, de chiffres ou de symboles : ils restent encore à déchiffrer mais permettraient sans doute de comprendre la méthode de classement de l’auteur de sa bibliothèque. Ses autres carnets contiennent principalement des notes, des plans (dont celui du « Kaddish final ») et témoignent parfois d’états plus avancés de l’écriture.

11Je me suis aperçue que la lettre « K » est très présente dans les ouvrages de la bibliothèque (y compris dans des classeurs comprenant des liasses de pages arrachées) mais qu’elle apparaît également très régulièrement sur les articles de presse. Il m’a semblé très important d’approfondir cet aspect. Avec Jérôme Villeminoz, archiviste responsable du fonds, nous avons commencé à classer l’ensemble du dossier presse (environ 8 cartons 33 x 25 x 8 cm). Les dates figurant dans la presse permettent d’établir des repères chronologiques dans l’écriture de « Kaddish ». Après avoir parcouru les coupures de presse (des années 70 à l’année 2006, date du décès de l’auteur), il semblerait que l’auteur ait rédigé son « Kaddish » principalement dans les années 90.

12Cette hypothèse semble se confirmer si l’on croise ce corpus avec les sources de la bibliothèque. Parfois, André Schwarz-Bart indique dans les pages d’ouvrages les dates de rédaction de notes, qui se situent principalement entre les années 90 et le début des années 2000. L’étude des différentes composantes et supports d’écriture du fonds est essentielle pour l’analyse des processus de genèse de l’œuvre « Kaddish », qui dépasse donc l’espace déjà vaste de la bibliothèque. Jérôme Villeminoz réalise un travail de catalogage, de description, et d’inventaire détaillé des livres, recherche qui est particulièrement précieuse pour l’appropriation de ce fonds et pour repérer des contenus utiles aux problématiques de recherche7. Compte tenu de l’ampleur du corpus archivistique qui s’est élargi avec les découvertes effectuées au cours de cette année, il m’a paru essentiel de travailler de manière transversale sur le fonds pour saisir l’ensemble des processus d’écriture qui fondent le « Kaddish » d’André Schwarz-Bart. La structure associative de la pensée de l’écrivain apparaît sous la forme d’une arborescence, à l’image de la notion de rhizome aux multiples embranchements (figures 1et 2) élaborée par Deleuze et Guattari8.

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Figure 1. Notes et embranchements d’André Schwarz-Bart. Dans les liasses de l’ouvrage de Jocelyne Lenglet-Ajchenbaum et Yves Marc Ajchenbaum, Les judaïsmes, Paris, Gallimard, 2000. Classeur 1, pochette 24.

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Figure 2. « Rizhome »

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Lieux de mémoire : diffraction du support de la trace archivistique

13Le manuscrit de « Kaddish » serait une œuvre de destruction pour figurer la destruction, la structure d’une mémoire en quête de figurabilité. La contingence de la matière archivistique est prégnante chez l’écrivain. Elle apparaît, notamment à travers une combinatoire et une métamorphose des formes ; un ensemble de variations autour d’un même motif. Cela pourrait nourrir le débat sur la thèse du « désordre » évoquée à Lausanne par Jean-Pierre Orban9. Ce corpus archivistique va à l’encontre du choix de la structure. La génétique exclut que l’on remette de l’ordre dans le désordre laissé l’auteur. Il ne s’agit donc pas de forcer la structuration mais de véritablement accepter cette inconsistance des limites du texte qui renvoie à plusieurs types de mémoire dans l’écriture mémorielle. La mise en mouvement de la pensée par l’écriture se caractérise par ce que j’appellerai une « topologie de supports », dont je fais l’hypothèse qu’elle apporte un éclairage sur les lieux de l’écriture mémorielle :

  1. La presse et les quotidiens : une forme de la mémoire directe. Compte tenu de la taille de ce corpus situé à la BnF, Schwarz-Bart y aurait écrit sans doute régulièrement, à la lecture de l’actualité, dans un rapport d’immédiateté à ce qu’elle lui évoque. Étant souvent datées, les coupures de presse nous laissent des repères temporels précieux. Par ailleurs, la notion de chronique est prégnante dans le Kaddish, notamment à travers la place qu’y occupe le personnage du chroniqueur qui, à la manière d’un Flavius Joseph, construit un regard sur l’histoire.

  2. Les ouvrages de la bibliothèque-manuscrit : une mémoire en miroir. L’écriture dans les marges de textes d’autres auteurs présente un dialogue riche. Elle rappelle la tradition talmudique où le texte s’édifie nécessairement dans son rapport à d’autres textes. Annotations, marginalia, notes (parfois datées) et marques d’intervention de l’auteur à même le livre (pliage, arrachage, etc.) témoignent d’une écriture en va-et-vient, marquée notamment par la réécriture dans l’après-coup.

  3. Les carnets : une mémoire en quête de structuration et de figurabilité. L’univers de l’écriture rédactionnelle proprement dite est composé de notes et de brouillons marqués par l’association libre (endogenèse) mais aussi de sources extérieures (exogenèse). Ces documents sont à la fois la marque d’une écriture à programme (plans) et à processus (évolution par rapport au projet initial)10.

  4. L’utilisation du magnétophone chez André Schwarz-Bart est singulière. La mémoire auditive est constitutive de l’écriture de « Kaddish ». Ces enregistrements pourraient être considérés comme des « brouillons sonores ». L’écrivain avait déjà dicté à son fils une partie du texte de L’Étoile du matin11 en 2000. Dans le « Kaddish », il existe une prégnance du rythme qui relève de l’oralité : dans ces « fragments sonores », la syntagmatique du souffle a une place prépondérante, notamment à travers les silences. Le grain de la voix devient la matière même de l’écriture. La présence d’enregistrements dans les processus d’écriture d’André Schwarz-Bart permet d’explorer le lien entre l’écoute, le son et le texte. Comment considérer cet ensemble d’enregistrements sonores du point de vue génétique ? De quelle manière s’articule cet espace expérimental avec les autres brouillons d’André Schwarz-Bart et, plus particulièrement, avec son « Kaddish » ? La mémoire auditive, celle qui fait abstraction du lu et favorise l’écoute, le son, l’image abstraite de l’imagination et qui incarne la voix de l’auteur renforcent les liens entre l’écrit du « Kaddish » et la dimension orale de la prière et du chant. 

  5. Les documents détruits par l’auteur, ceux qui ne sont pas accessibles ou perdus : un ensemble de contenus refoulés. Il n’est pas exclu que l’on retrouve des notes sous diverses formes mais même dans ce cas, il sera nécessaire d’intégrer la notion de destruction à la fois dans ses dimensions matérielles (absence d’archives) et comme partie inhérente du concept même de l’archive hébraïque. Étymologiquement issu du persan, le terme désignant « archive » en hébreu se dit ganaz. Il contient deux sens opposés puisqu’il signifie à la fois conserver et détruire. Ces oppositions se trouvent également dans tout ce que la théologie négative a inspiré à Schwarz-Bart, dans une conception de la rédemption comme régénération par la destruction.

14L’ensemble des aspects propres semble rapprocher le « Kaddish » à la structure d’un « cas limite » (au sens que lui donne le psychanalyste André Green12) pour la génétique des textes. Si elle exclut souvent la dimension temporelle, la structuration du « Kaddish » paraît porter sur certaines thématiques, sur des scènes ou à des lieux souvent traumatiques qui s’inscrivent dans une errance, dont la trajectoire se situe entre Auschwitz, Varsovie, le Luxembourg, Drancy, Birkenau, Paris et New York, en passant par Jérusalem. Il s’agit d’une véritable « cartographie passionnelle » qui redessine le monde à l’échelle de « Kaddish ». Écrire la mémoire traumatique, au sens freudien, n’est point linéaire. Les géométries secrètes de l’œuvre « Kaddish » révèlent qu’il s’agit d’une écriture faite de destruction, de déconstruction, de dislocation de la mémoire, des représentations et du temps. Dans l’hypothèse où l’auteur aurait imaginé une version arrêtée pour cette œuvre, il aurait veillé à faire disparaître toute trace d’une cohérence qui nous permettrait de concevoir l’œuvre comme seule origine d’elle-même.

Un espace littéraire de l’errance régi par le principe de répétition

15Le Kaddish est constitué d’avant-textes de plusieurs formes littéraires et artistiques (principalement théâtre et roman mais aussi cinéma), de sorte que les ouvrages de la « bibliothèque-manuscrit » ne renvoient pas nécessairement à travers les marginalia à une forme ou à un projet d’écriture. Le glissement d’une forme à une autre est un témoignage saisissant de l’expérience de la Shoah, un mot biblique qui ébranle toute notion de mesure et qui est désormais indistinct du meurtre, de l’absolue destruction voire de l’indicible.

16Si l’éclatement interne du deuil infini se traduit par une recherche de sens qui s’externalise dans le processus d’écriture, comment donc l’écriture pourrait-elle arrêter le travail de deuil ? Les textes, les lieux, les personnages se ressemblent par moments au point que l’archive nous renvoie à travers le principe de répétition à une sorte de déjà-vu littéraire, puisqu’on a cette impression vague assez souvent, d’avoir déjà-vu ou lu certaines scènes. C’est précisément la structure de la temporalité du trauma : ressasser en flash-back, répéter, détruire le temps dans son rapport à l’espace. Transposition, juxtaposition, apposition : le Kaddish devient une prière, un rituel profane, où les mots sont déposés sans pour autant ne jamais refléter une vérité absolue. Ils sont sans cesse reniés, déniés, barrés, reformulés car l’expérience de la Shoah touche à la frontière de la signifiance, de ce que le mot, dans toute sa puissance, peut potentiellement signifier – sans jamais trancher. Parce qu’elle s’appuie sur des supports différents, l’écriture mémorielle se reflète dans une topologie de traces mnésiques diffractées, qui à un certain degré, peut aller jusqu’à menacer l’unité de la psyché. S’il reste un chaînon manquant ou s’il s’agit d’un choix esthétique abandonné, l’archive nous renvoie inéluctablement à un principe de répétition.

17Le corpus archivistique de Kaddish est l’incarnation physique d’une écriture traumatique constamment ébranlée par la répétition. Rappelons que pour le père de la psychanalyse, la notion de répétition exclut d’abord toute description métapsychologique13. Dans la continuité avec son texte « Pour introduire le narcissisme » (1914), Freud opère un changement théorique, c’est-à-dire un remaniement des concepts fondé sur un nouveau constat clinique. Deux ans après la fin de la Première Guerre mondiale, en 1920, il inaugure une nouvelle conception de l’appareil psychique dans son texte Au-delà du principe de plaisir. Il construit ainsi les lieux de sa « deuxième topique » (Moi, Ça, Surmoi) et remet en question l’idée selon laquelle la vie psychique viserait uniquement le principe de plaisir. Dans un premier temps, l’analyste suppose que l’appareil psychique vise la suppression de toute tension, conformément au principe de Nirvana.

18Face à l’analyse des résistances inconscientes du patient, Freud reconsidère la dynamique de la cure et de la vie psychique, en introduisant les notions de compulsion de répétition, de traumatisme, de symbolisation et la question de la pulsion de mort. L’introduction de la notion de répétition incarne ce caractère bivalent de la vie psychique. L’appareil psychique est soumis au principe de plaisir qui, une fois assouvi, entraîne une diminution de l’excitation qui le rapproche de la pulsion de mort. La répétition se caractérise comme compulsion inconsciente : « une poussée inhérente à l’organique doué de vie en vue de la réinstauration d’un état antérieur que cet être doué de vie a dû abandonner sous l’influence de forces perturbatrices externes, elle serait (…) la manifestation de l’inertie dans la vie organique. »14 L’échec de symbolisation entraîne la régression à une fixation pulsionnelle : « une pulsion serait une poussée inhérente à l’organisme vivant vers le rétablissement d’un état antérieur. »15 Contrairement à la conception développée dans « Pulsions et destins des pulsions », Freud affirmera, à la suite d’une observation sur la nature des obstacles à la guérison (dont la réaction thérapeutique négative et la difficulté de guérir), que la vie est régie simultanément par deux principes contradictoires : la pulsion de vie (Eros) et la pulsion de mort (Thanatos).

19Ce double mouvement – vie et mort – est constant dans l’œuvre « Kaddish ». On le retrouve dans les thèmes « chant de vie » et dans le Kaddish, prière pour les morts. Mais cette polarité, que l’on retrouve fréquemment dans les archives d’André Schwarz-Bart apparaît de façon saisissante dans un fragment des carnets dont l’intitulé est « Autoprogrammation pour la vie et autoprogrammation pour la mort » (figure 3). Ces questions de vie ou de mort relèvent du domaine de l’ontologie, dans le leitmotiv du Kaddish. Le sacré envoie spécifiquement à la notion de limite, en hébreu, la havdalah : la séparation entre le jour ordinaire et le jour de fête, à la distinction entre le monde des morts et celui des vivants. En parcourant les archives d’André Schwarz-Bart, on est saisi par la sensation qu’il marche sur cette fine ligne de crête. Face aux apories existentielles, les chutes sont fréquentes. Parce que son corpus renvoie à diverses sources archivistiques à la fois éparses et hétérogènes, je fais le choix ici de partir d’une archive peu commune en génétique des textes : la voix même de l’auteur.

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Figure 3. Autoprogrammation pour la vie et autoprogrammation pour la mort.

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20La présente publication en ligne permet de rendre accessible l’énonciation même de l’œuvre. Les enregistrements nous ramènent au cœur du processus de création, dont on peut suivre la trace sonore en temps réel. Sensibilisée par l’écoute clinique, c’est-à-dire par une écoute qui s’éloigne de la réalité matérielle pour se rapprocher de la réalité psychique, des traces mnésiques et des impressions intérieures, il m’a semblé opportun de m’interroger sur une approche de « génétique généralisée »16, celle qui se détache, en termes épistémologiques, d’une analyse purement textuelle, et de l’étendre à la portée des recherches menées sur les archives sonores17.

« Je voudrais essayer » : Étude d’un « brouillon sonore »

21Avec l’étude de ce que j’appelle un « brouillon sonore »18, il s’agit ici d’étendre l’analyse littéraire classique du texte écrit au texte vivant, inscrit dans la corporéité de l’auteur, dans la complexité des manifestations de sa vie psychique (toutes les caractéristiques relatives à la trace mnésique, aux représentants-représentations de l’inconscient) et dans les phénomènes de son environnement (interférences extérieures). Par l’intentionnalité inscrite dans l’acte de s’enregistrer (démarche ambiguë et complexe qui est aussi objectivante que réflexive) se formule le témoignage, à la fois comme acte de conservation de l’énonciation mais aussi comme tentative de libérer, d’extirper ou d’évacuer tout ce qui résisterait à l’oubli, mais au risque d’un dédoublement infini d’un moi qui peut se rapprocher de la schize.

22M’inspirant de la méthode empruntée par Roland Barthes dans S/Z19 qui consiste à effectuer l’exégèse de la nouvelle « Sarrasine » de Balzac à partir de son découpage en « courts fragments contigus »20, je fais le choix d’analyser l’extrait d’un brouillon sonore d’André Schwarz-Bart en lexies. « Œuvre-limite » ou « texte limite », pour Barthes, le texte est forcément ouvert (comme un ciel !) et pluriel, tout comme son étude critique : « Le sens [n’est] jamais soumis à un principe de décision, sinon par coup de dés »21. La citation, l’interprétation (au sens de Nietzsche) et la connotation émailleront le texte de Balzac dans l’analyse qu’en fait Barthes. Se soustraire à l’idée d’un texte total, se convaincre que l’archive se détache d’une grille d’interprétation linéaire et continue, c’est accepter la structure d’un corpus fondamentalement instable et dispersé, par lequel on accède, pour reprendre l’expression de Barthes, « sans ordre d’entrée »22. Dans la mesure où le concept d’une vérité univoque échappe au texte, l’analyse du cas Schwarz-Bart se distingue par le fait qu’il s’agit ici non pas d’étudier une œuvre (éditée, imprimée, diffusée, objet culturel) à partir de sa réception mais de mieux comprendre la genèse d’une œuvre à partir des « manques » constitutifs à son archive23.

23J’ai choisi le format de la colonne pour la transcription d’extraits audio d’André Schwarz-Bart. Pour se saisir des différentes traces de ces archives sonores, j’ai distingué ses commentaires, notes, réflexions, didascalies (en italique) du « texte sonore » (dialogues, mise en récit). Quant à mon analyse, elle figure à la fin de chaque « bloc » de l’extrait, accompagnée d’un astérisque. Au début de la cassette, l’auteur effectue un lien saisissant entre le shabbat et le sabbat de Goethe, deux mots d’une même étymologie. Réflexions intimes, instructions scéniques, incarnation des personnages qu’il construit : la puissance d’une archive où l’écho de la voix de l’auteur reflète une autre dimension, celle du temps, de l’affect et du sensoriel, qui dépasse le simple contenu des formes

Cassette 14124 [Écouter ici le fichier audio]

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Nuit de Sabbat25

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24* Jour de prière et de repos sacré et ritualisé dans le judaïsme, le shabbat est mis en parallèle avec le lieu du sabbat des sorcières dans la tradition germanique, comme lieux d’épouvante où des crimes sont commis (voir également figure 4, le shabbat et le temps historique). L’ouvrage de Goethe avec la traduction de Gérard de Nerval est annoté (figure 5). Cependant, bien qu’il soit mentionné dans cet extrait sonore, la scène du Sabbat de Faust ne comporte aucune annotation dans le livre personnel d’André Schwarz-Bart. Il est plutôt l’expression d’une réminiscence, à l’image d’une manifestation de l’inconscient qui fait resurgir et revivre le traumatique (flash-back, illusions sensorielles, cauchemar) avec l’apparition de fantômes : la mère et l’enfant mort. Les voix se mêlent : celle « des vieux temps » de la nuit du sabbat en fond de toile de celle de la mère morte, dont le fils parvient à en reconnaître le son. Ce fragment d’André Schwarz-Bart semble s’appuyer ici sur une forme visuelle, théâtrale, dans une esthétique de l’inachevé qui fait penser au fondu, entre la note et le brouillon. Seul au pays des chimères de Goethe, seul sur le sol de la dévastation de roc brisés et de froid qu’il dépeint, que peut apparaître un monde imaginaire où les frontières sont abolies : les vivants et les morts peuvent désormais se retrouver pour festoyer, chanter et danser. Mais l’illusion de cette rêverie est de courte durée, puisque le présent se fend irrémédiablement et l’histoire surgit pour y faire respecter sa temporalité qui n’est autre que celle d’une répétition dont on ne peut échapper.

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Figure 4. Le temps (l’Histoire) comme cauchemar. 25.3.93 « Le temps comme cauchemar interrompu par le Shabbat. La notion religieuse du Temps est étendue à la notion laïque d’Histoire. »

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Figure 5. Cet extrait du chapitre La Nuit du Faust (Goethe) de la bibliothèque d’André Schwarz-Bart est surligné et accompagné de la lettre K :
« Et c’est là ton monde, et cela s’appelle un monde ! […] une douleur secrète entrave en toi tous les mouvements de la vie ! […] Suis-je moi-même un dieu ? ».

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25Dans l’extrait suivant, on remonte le cours du temps, en allant directement vers la modernité avec des extraits lus par André Schwarz-Bart de la pièce de théâtre Fin de partie (Beckett, 1957). Le lyrisme et les rimes de Goethe cèdent la place à la satire, aux silences et à la répétition. Le décor n’a pas changé. Au contraire, le monde reste contenu dans une détresse profonde peuplée d’infirmes et de vieillards. D’un fragment du texte de Beckett à un autre, Schwarz-Bart s’inspire des dialogues entre les personnages de Hamm et de Clov pour sa propre création littéraire.

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26* L’incompréhension entre les personnages perdure de scène en scène chez Beckett. Cette pièce est singulière car elle comporte de nombreuses didascalies qui rappellent le dialogue qu’entretient Schwarz-Bart avec ce texte. Les répétitions de phrases sont particulièrement accentuées et banalisées par une fin connue d’avance. Le dialogue entre père et fils se poursuit dans le brouillon sonore sans pouvoir aboutir. Le père lui fait réciter les quatre premières lettres de l’alphabet hébraïque, évocatrices de son identité personnelle (les souvenirs) et religieuse (prière, foi). Mais à quoi bon ? La transmission semble rompue et les interrogations relatives à l’existence persistent. Alors à quoi bon vivre et manger si c’est pour mieux alimenter la flamme du crématoire ?

27Les voix se chevauchent entre Beckett, Schwarz-Bart et leurs personnages dans des processus de déplacements et de transformations qui culminent, au moment d’évoquer la mort, jusqu’à la transition vers l’extase mystique. [Écouter ici le fichier audio]

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28* Notes, citations, mises en dialogues parcourent ce fragment sonore. Le premier extrait est une citation que l’on trouve surlignée dans la bibliothèque de l’écrivain (figure 6). Cependant, en comparant les sources, on remarque qu’André Schwarz-Bart ne lit pas la citation telle qu’elle figure dans le texte de Muller. En effet, la transcription de l’hébreu bittul ha-yesh (anéantissement du moi), pourtant soulignée, n’est pas prononcée. Les pages 157 à 164 ont été découpées au cutter du livre figurant dans la bibliothèque d’André Schwarz-Bart. Figurent-elles parmi les centaines de liasses coupées ou arrachées par l’écrivain ? Sont-elles perdues ? Reste que les considérations mystiques et messianiques (messager, messie, Baal Shem Tov) rejoignent dans cette séquence des questionnements théologiques. L’écrivain précise qu’il s’inspire ici à la fois de Beckett pour le style et de Muller pour le contenu du dialogue entre le père et le fils (entre la paraphrase et le mot à mot).

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Figure 6. Ernest Muller, Histoire de la mystique juive, Payot rivage, Petite bibliothèque, Paris, 1976, surligné par André Schwarz-Bart. NAF 28 942

© Bibliothèque nationale de France

29Les réflexions sur le rapport entre contenus et contenants littéraire se prolongent, notamment dans la relation au texte de Beckett, dans l’extrait suivant. [Écouter ici le fichier audio]

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30* Texte fragmentaire, Écartèlement (1979) de Cioran est écrit en français après avoir publié plusieurs textes en roumain. Selon Sylvie Jaudeau, il témoigne d’une condition linguistique, existentielle et métaphysique26. Schwarz-Bart se reconnaît sans doute aisément dans cette littérature, qui n’est pas sans lui rappeler Beckett.

31Dans la bibliothèque, la première citation du texte de Cioran est annotée entre les lignes (figure 7). L’écriture est difficile à déchiffrer : « On peut les imaginer en grande conversation : Hitler, Staline, Roosevelt, de Gaulle, le Zeks, les NKVD, les juifs, les SS, les martyrs, les vieillards, les assassins, les enfants : mais on peut imaginer les mères parlant avec les meurtriers de leurs enfants. […] ».

32L’horreur est telle que le fils ne peut s’extraire d’une vie dans le Kaddish. Ainsi, si le deuil est infini, l’écriture peut-elle être finie ? L’identité de ce Dieu qui « cache sa face » devant ceux qui n’observent pas ses préceptes est sondée. Cette expression renvoie à Ézéchiel 33, chapitre biblique où la guerre conduit le peuple d’Israël à l’apocalypse du Gog et Magog :

Pour toi, fils de l’homme, prophétise sur Gog, et dis : Ainsi le Seigneur Dieu : Me voici contre toi, Gog, prince suzerain de Méchec et de Toubal. Je vais t’entraîner, te frapper de vertige et de faire monter de l’extrême Nord et venir sur les montagnes d’Israël. Je vais briser ton arc dans ta main gauche et faire tomber tes flèches de ta main droite. Sur les montagnes d’Israël tu tomberas, toi et tes légions et les peuples qui t’accompagnent ; aux oiseaux de proie de tout plumage, aux fauves des champs je te livre en pâture. Surface des champs tu tomberas, oui, c’est moi qui le déclare, dit le Seigneur Dieu. Et j’enverrai un feu sur Magog et parmi ceux qui habitent les plages en toute sécurité, et ils sauront que je suis l’Éternel. […] Et les nations sauront que c’est à cause de son iniquité que la maison d’Israël avait été exilée, parce qu’ils m’ont été infidèles, de sorte que je détournai d’eux ma face et les livrai au pouvoir de leurs ennemis, et qu’ils tombèrent tous sous le glaive.27

33De génération en génération, l’histoire se répète. Son issue étant connue, elle semble inéluctable. Les frontières temporelles se trouvent altérées par la fusion entre le monde contemporain, le fait historique, le mythe et la religion. Le choix esthétique de Schwarz-Bart condense traces littéraires, mémoires personnelles et scènes traumatiques pour faire émerger un texte qui rappelle un « fondu ». Les archives d’André Schwarz-Bart révèlent une singularité : « Kaddish » apparaît comme une œuvre déjouant constamment une infinité de possibles, affirmant puissamment l’absence de finalité, n’effaçant jamais la Shoah dans l’immuabilité du sens, témoignant toujours avec force que l’œuvre peut advenir en tant que processus.

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