Colloques en ligne

Arnaud Bernadet, Université de Besançon

Poésie, c’est débandade… « L’Amour par terre » : une allégorie très physique

« Amour. Sentiment de création moderne. Les anciens ne connaissaient que la fouterie, – ce que Théophile Gautier, un poète, a si fort à tort appelé un “sentiment ridicule accompagné de mouvements malpropres”, – et il était donné à notre génération, épuisée par tant de masturbations intellectuelles, d’inventer cette sinistre plaisanterie qui dépeuplerait promptement la terre, si les Auvergnats n’étaient pas là. » (Alfred Delvau, Dictionnaire érotique moderne (1864)1.

1En écho à la phrase de Gœthe, « Poésie, c’est délivrance », jadis soigneusement consignée par Verlaine sur l’un des exemplaires de Poëmes saturniens, cette reformulation parodique qualifie assez bien le ton qui gouverne les pièces disposées en clôture du recueil Fêtes galantes. « L’Amour par terre » est le poème de la débandade, au sens d’une dispersion des personnages mais aussi d’une déflation de l’énergie érotique qui parcourt en son entier le volume. Après « Colombine », la belle enfant aux « yeux pervers » (v. 19) qui conduit encore son « troupeau/De dupes » (v. 35-36), la communauté d’hommes et de femmes, réunis sur le modèle des Décamérons pour « devise[r] délicieusement » (« À la promenade », v. 11), se dissout intégralement. À leur façon, « Le Faune » et « Les Indolents » en sont déjà l’annonce. Sous le signe du « désespoir » et du « ciel noir », « En sourdine » et « Colloque sentimental » achèvent de mettre fin à l’utopie de « Cythère », dissipant les dernières illusions de « bonheur indicible ».

2Il n’en reste plus désormais que quelques couples anonymes et désincarnés, « formes » ou « spectres » (« Colloque sentimental », v. 1 & v. 6). Jean Starobinski ne commente pas différemment les ambiguïtés propres à la cérémonie du plaisir et le retour de l’inquiétude qui saisit la fête au XVIIIe siècle : « Rétrospectivement, l’enchantement de la fête n’est plus que mensonge ; derrière la succession discontinue des instants où se répétait la surprise d’un commencement sans avenir, un temps différent était à l’œuvre – le temps destructeur, celui par qui toute chose va vers la mort. […] Tout aboutit à un moment de désenchantement macabre et d’inévitable disgrâce »2. À ceci près que Verlaine en donne une version également ironique et stéréotypée. Il paraît de la sorte difficile d’interpréter littéralement les répliques de « Colloque sentimental » comme pure expression de la nostalgie3.

3Du reste, « L’Amour par terre » en est l’indicateur à travers la chute symbolique de la statue, et la glose à la fois pathétique et affectée qu’elle suscite : « Oh ! c’est triste ! » (v. 6, v. 9 et v. 13). S’il y est question assurément de « pensers mélancoliques » (v. 10), ce repli vers l’intériorité n’exclut nullement l’équivoque4. Il la suscite et la généralise même, si bien que l’attitude mélancolique se conjugue au comique chez Verlaine. Non que les déconvenues comme les satisfactions de la chair soient d’un ordre nouveau dans la poétique de l’auteur. Il n’est que de songer aux Amies, la plaquette qui précède immédiatement Fêtes galantes, à « Résignation » et à « Marco » ou, sans s’embarrasser des complexités de la problématique homosexuelle, à « Lassitude » qui autorise déjà une lecture ambivalente de la « Melancholia » au nom de « l’étreinte » et du « spasme » (v. 7)5. Mais la caractéristique majeure de la manière dans Fêtes galantes repose bien sur une éthique du corps dont « L’Amour par terre » livre la formule allégorique.

4Le texte se signale avant tout par une rupture dans le régime discursif du temps. Il s’ouvre sur un fait indépendant et extérieur aux deux amants : « Le vent de l’autre nuit a jeté bas l’Amour » (v. 1). De manière abrégée, la reprise au vers 5 de cette information décisive convertit le phénomène en une énigme à déchiffrer. Du moins confère-t-elle un caractère surprenant à cet événement. De même que la statue du dieu, qui préside aux destinées galantes, se découvre au « coin le plus mystérieux du parc » (v. 2), la date d’où la parole prend ici sa source reste délibérément approximative. D’une part, la localisation de la sculpture si elle n’est pas totalement inconnue des « pèlerins » (« Le Faune », v. 6) demeure des plus confuses. L’objet se dérobe tout en exerçant une forme de fascination et d’interrogation. Si l’on veut, la mention spatiale conserve un caractère éminemment périphrastique qui convient bien au culte moderne de la passion dont le volume a décliné certains traits. L’intensité des dévotions amoureuses se mesure ainsi au fait que le petit dieu est à la fois exposé et retiré aux regards. Dans le cas de « mystérieux », une leçon de linguistique s’impose d’ailleurs à partir de la base lexicale ainsi commentée par Alfred Delvau : « Mystères. Se dit de toutes les choses de l’amour qui, devant être tenues secrètes, ne sont révélées que par les initiés aux soupirants, après l’initiation de ces choses »6. Autant dire que l’étrange partie du parc où se découvre la statue est réservée aux rites les plus concrets. D’autre part, l’indéfini employé au vers 1, « l’autre nuit », qui s’oppose sur le même principe à « tout un jour », charge d’antériorité l’expérience commune des amants. C’est donc aussi pour le poète l’occasion de se saisir de sa fin et d’insister sur l’éclipse du sentiment.

5Cette marque d’indétermination s’inscrit toutefois dans le tissu séquentiel du recueil. Avec une différence observable : le texte congédie d’emblée le décor crépusculaire et nocturne où s’installent au contraire pleinement « En sourdine » et « Colloque sentimental ». Il renverse, de surcroît, le « clair de lune » qui inspirait « l’amour vainqueur » et « la vie opportune » (v. 6) à l’entame du livre. Entre le « vent » (v. 1) et le « souffle » (v. 6), Verlaine récrit à l’évidence les clichés précieux et galants de la passion, autant de métaphores éculées pour désigner les tourments de l’amour. Le registre climatique obéit d’ailleurs à un mouvement d’atténuation en ce sens que le poème s’écrit bien sûr après la tempête. Cependant, alors que le vent contient prophétiquement la séparation des amants, effet d’annonce que relaie l’allusion finale aux « débris » (v. 16), la nuit désigne encore ce cadre où se consomme le plaisir. Dans cette optique, le matin devient plutôt synonyme de dégrisement, il apporte au locuteur une espèce de lucidité.

6À la césure de l’alexandrin, la sémantique du rythme réalise dynamiquement cette singulière configuration du temps :

Au souffle du matin + tournoie, épars. C’est triste (v. 6)

7L’enchaînement qui enjambe la césure combine deux accents, métrique et syntaxique, au milieu desquels s’enchâsse un accent prosodique par répétition de la consonne d’attaque /t/ : il crée ainsi trois moments continus d’intensité (notés de 1 à 3). Il assimile la renaissance du jour à un état de vertige. Ce marquage contraste d’autant avec le « souffle berceur et doux » (v. 13) qui, dans « En sourdine », envahit l’être jusqu’à le soumettre à une oscillation passive et jouissive7. Loin de ce quiétisme, l’éveil du matin constitue, au contraire, le cadre d’une révélation dans « L’Amour par terre ». Et d’une transition : évacuant l’astre lunaire, omniprésent depuis « Sur l’herbe », « Fantoches », « En bateau » ou « Mandoline », il relie directement le passé à « un avenir solitaire et fatal » (v. 12). Plus inattendue, cette orientation prospective du texte défait la dominante achronique voire anachronique fréquemment attachée à l’emploi du présent dans l’ensemble du volume.

8Du passé au futur, cette tension met au jour, rétrospectivement, le sentiment de la fuite et de la précarité, un lien concentré à la rime entre « Amour » (v. 1) et « un jour » (v. 4). L’érotique chez Verlaine se trouve confrontée au défi du temps. C’était déjà le sens du pari, organisé sous la forme d’un cycle dans « En patinant », celui des quatre saisons traversées et surmontées une à une par le couple. L’agencement du système verbal explicite encore cette relation du sujet au temps. Une distinction assez nette s’établit entre le premier quatrain, régi par l’expression du passé, et le reste du poème, inversement centré sur le présent. Bien qu’il s’agisse d’une communication différée, et virtuellement réactualisable, ce présent appartient bien au domaine de l’énonciation : la prise de parole semble même contemporaine de la découverte de l’idole brisée au sol. Cet effet, induit par l’usage du passé composé, se double du tour présentatif, lui-même répété trois fois : « C’est triste » (v. 6 ; v. 9 ; v. 13).

9En symétrie, la strophe initiale suit la hiérarchie syntaxique : le passé composé, qui traduit le résultat d’un phénomène dévastateur, est réservé à la proposition principale ; l’imparfait et le passé simple occupent les deux subordonnées. Ce décrochage est sensible grâce à la démarcation rythmique des deux morphèmes relatifs en attaque de vers : « Qui » (v. 2), « Et dont » (v. 4). Tandis que le procès descriptif à l’imparfait, « souriait », est chronologiquement borné par le changement d’état qui affecte la divinité de marbre, le passé simple « fit songer » est perçu dans une durée clairement limitée : « tout un jour ». Autant dire que la strophe progresse en suivant un mouvement où le passé acquiert en profondeur. Alors que le poème est symboliquement issu d’un trouble violent, « jeté bas », la rêverie commune des amants, « nous fit tant songer », a fait l’objet depuis longtemps d’une hypothèque, consacrant entre eux la déroute du désir.

10Dans ce contexte, la prise de parole est exclusivement assumée par le locuteur masculin. À de nombreux égards, elle présente même des traits radicalement monologiques, s’il est vrai que la tentative d’apostrophe, « – Et toi-même, est-ce pas ? […] » (v. 13), demeure en suspens ou confirme l’échec de l’échange. En matière d’énonciation, Verlaine donne à son poème l’allure d’un soliloque, variante éthique du monologue que rappellent le rejet externe avec « Tout seul ! » (v. 10) et l’enjambement interne sur « solitaire et fatal » (v. 12).

11De fait, le système des marques personnelles, pronoms et déterminants, aggrave dramatiquement ou ironiquement la distance entre les deux personnages. En son statut d’allégorie, le petit dieu servait jusque-là de médiateur et scellait l’alliance de l’homme et de la femme. L’emploi de « nous » (v. 4), forme pourtant inclusive reliant je et tu, s’inscrit sur le plan de l’histoire. Il dénonce ainsi la fiction d’unité du couple, et le point de vue masculin que retient, à première vue, une conception plus sentimentale de l’amour, à l’opposé des « Indolents »8, par exemple. D’un côté, la parole pour l’homme est le moyen de méditer sur la fragilité et l’évanescence de la passion ; de l’autre, « l’œil frivole » (v. 14) de la femme qui « s’amuse » (v. 15) est le signe d’un caractère inconstant et volage, mais aussi d’une stratégie de diversion parfaitement assumée qui vise à échapper aux principes du raisonnement masculin. Une dissociation entre les deux actants du texte devient alors perceptible à l’échelle des deux derniers quatrains : « mon rêve » (v. 11) souligne l’agitation pensive du locuteur tandis que le pronom renforcé, « toi-même » (v. 13), impute à l’interlocutrice une réflexivité que son comportement dément aussitôt. La distribution des rimes renforce cette bipolarité au plan sexuel. Les finales masculines et féminines n’alternent pas de vers en vers mais de strophes en strophes selon le schéma croisé M (S1) F (S2) M (S3) F (S4). Un procédé qui réapparaît dans les distiques de « Colloque sentimental », et largement éprouvé depuis Les Amies mais aussi « Henri III » ou le « César Borgia »9 qui ne figure pas dans Poëmes saturniens.

12Olivier Bivort fait observer qu’entre « songer » (v. 4) et « rêve » (v. 11) on se détache peu à peu du réel, « chaque personnage s’isolant dans son propre univers »10. À la césure, l’emploi de la forme archaïque « pensers » ne ressortit pas simplement à un procédé de poétisation voire de versification. En effet, selon les règles classiques, pour partie encore observées dans les années 1860, la forme pensées inclurait dans le décompte syllabique le e muet non élidable devant consonne graphique –s et consonne phonétique /m/ de mélancoliques. Au niveau paradigmatique, l’occurrence « pensers », en excluant l’autre dérivé « pensées » fondé sur le participe passé, possède une motivation supplémentaire. Dans les deux cas, la valeur verbale du terme ne disparaît pas, mais avec l’infinitif Verlaine envisage moins le résultat que l’activité de l’esprit : l’obsession érotique que ne parvient pas à conjurer l’homme. Dans ce cadre, les éléments coordonnés « vont/Et viennent », qui jouent du conflit entre la syntaxe et le vers, ne suivent pas par hasard le qualificatif « mélancoliques ». Présents dans « La Mort de Philippe II » (v. 66), où résonne plutôt l’allusion macabre11, ils évoquent des constructions apparentées comme pour « Dans les bois », récriture d’une autre pièce spleenétique de Baudelaire, « Obsession » : « Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe/Et repasse, toujours plus fort… » (v. 17-18). Dans « L’Amour par terre », les deux verbes poursuivent au cœur de l’intimité le mouvement destructeur et circulaire déjà signalé par « jeté » et « tournoie ». Ils traduisent le ressassement du sujet habité par ses envies et ses privations, ses espoirs et ses déceptions.

13À ce niveau, il convient d’être attentif à la régulation modale du propos. La ponctuation scande ce texte par l’émotion et l’affect, elle contribue à son amplification rhétorique. Par cette expressivité, elle exhibe aussi l’ambiguïté du ton pour mettre en défaut l’attitude énonciative du locuteur. Car la surcharge des signaux, spécialement des points exclamatifs, finit par jeter le discrédit sur le monologue. À force d’insistance et d’exagération, son rythme passe pour un trompe-l’oreille : le discours de la sensibilité, tellement omniprésent, se révèle contrefait. À lui seul, un adjectif comme « profond » (v. 11) décale par emphase le monologue vers la parodie. Mais il n’est que de penser au mécanisme d’extension de la phrase. Des vers 6 à 12, l’efficacité du pathos tient à la fois aux répétitions, « c’est triste », segment démarqué en position de contre-rejet externe, ainsi qu’aux interjections, « oh ! », aux adjonctions « et » (v. 10) et aux expansions : « où le nom de l’artiste… » (v. 7), « où le chagrin profond… » (v. 11). Le phénomène est reconduit dans l’adresse à l’interlocutrice : « Et toi-même, est-ce pas ? es touchée/D’un si dolent tableau » (v. 13-14) est suivi d’une proposition concessive « bien que… » (v. 14) et de deux relatives : « qui vole… » (v. 15) et « dont l’allée » (v. 16). En se conjuguant, la rhétorique du rythme et la hiérarchie de la phrase dévoilent une manœuvre. Cette mélancolie feinte laisse lire des motifs plus trivialement pragmatiques.

14Dans cet ensemble, deux faits méritent d’être précisément commentés : l’usage du tiret et l’incidente, « est-ce pas ? ». Le signe ponctuant possède d’abord un rôle disjonctif : il vient interrompre l’effusion du locuteur sur le point d’être relancée par la reprise de « Oh ! c’est triste ! ». Il contrôle et limite donc l’excès d’émotion pour faire valoir la discordance de situation entre les deux personnages. À ce titre, il s’oppose à la valeur intonative des exclamatifs. Il orchestre la chute du texte. Le moi sort en quelque sorte brusquement de son « rêve » et de ses « pensers » pour se tourner réellement vers son double féminin. Le tiret déjoue ainsi les facilités de l’épanchement et son attirail de stéréotypes lyriques. Quant au syntagme interro-négatif, il prend tout de suite un caractère ampoulé par imitation d’un tour classique qui consiste à effacer le discordanciel : « est-ce pas ? ». Dans l’économie énonciative du monologue, il répond d’abord simplement à la fonction phatique. Dès lors que l’amante se désintéresse de la scène en suivant le vol gracieux d’un simple insecte, cela présuppose qu’elle n’écoute pas. L’écho prosodique qui unit à distance « pas » et « papillon » tourne alors doublement en dérision l’inquiétude qui s’exprime derrière la question conventionnelle. Par ce biais aussi, l’incidente rappelle que, même si elle y est invitée à titre purement formel, l’interlocutrice conserve évidemment le silence. Des règles conversationnelles, à l’œuvre pourtant dans « Sur l’herbe », « Les Indolents » ou « Colloque sentimental », le texte semble se détourner.

15Aussi, par ce segment qui est déjà un pastiche de la langue classique le locuteur pose moins une question qu’il ne se formule à lui-même la réponse qu’il désire12. Car l’ironie objective de la situation n’évacue pas pour autant la charge implicite du discours : en quête d’un consensus avec la femme, l’homme suppose qu’elle est « touchée » autant que lui et que l’amour a toujours un sens. Mais cette demande de communion sensible dissimule obliquement le regret d’une union physique que le locuteur reconnaît comme définitivement impossible. Et c’est bien le sens de la ratiocination du monologue.

16Eros s’énonce, en effet, dans l’implicite. Il ressortit à ce que Verlaine appelle la sourdine. Son expression ne s’épuise pas dans la force illocutoire des arguments. À défaut d’être entendu justement sur ce registre par son amante, le locuteur tente d’établir un nouveau pacte de lecture. Déchue, la sculpture en livre le mode de fonctionnement allégorique. Dès la première strophe, le réseau consonantique qui englobe « Amour » (v. 1), « mystérieux » (v. 2) et « malignement » (v. 3) rapporte l’inconnu de l’énigme à un mode de signification qu’il convient de reconstituer. À son tour, ce mode de signification n’est pas séparable de l’identité du créateur, « le nom de l’artiste » (v. 7) qui « se lit péniblement parmi l’ombre d’un arbre »  (v. 8). À valeur passive, le verbe pronominal « se lit » déploie une activité de déchiffrement par incitation à l’égard du lecteur puisque, feignant de ne pas en savoir plus que le personnage, le poète retient lui aussi toute information. Selon un usage classique, qu’affectionne spécialement Verlaine, la préposition (parmi + singulier concret) dispose avec malice un jeu de tonalités. Autant « l’ombre d’un arbre » contraste avec l’éclat de « pourpre et d’or » (v. 15), autant elle amasse visuellement autour du marbre les derniers vestiges de la nuit. L’allégorie se mesure donc à la difficulté et à l’obstacle, tout comme la curiosité insatisfaite du lecteur. Et puisqu’il s’agit d’une statue du dieu Amour, le désir de savoir se confond ici avec le savoir du désir lui-même. L’enjeu est bien de l’élucider à travers le lien vocalique qui associe « nom » et « ombre ». À la fois cachée et montrée, cette identité n’a cette insistance et cette résistance dans le texte que parce qu’elle doit être levée. En nouant de la sorte subjectivité et signifiance, le nom de l’artiste engage l’effet d’une signature et a fortiori le statut du dire. Il assigne donc au poème sa manière13. Deviner l’un, c’est reconnaître l’autre.

17La manière du poème s’établit à travers la tension entre le « si dolent tableau » (v. 14) et « l’amour par terre ». Verlaine ne puise pas gratuitement son glossaire dans le domaine plastique, comparant la peinture et la sculpture. La parole de l’écrivain (et de l’amant) naît littéralement et ludiquement du descellement de la statue. Elle l’éclipse autant qu’elle l’évoque. Autrement dit, une œuvre en engendre une autre. Le poème s’impose au rang d’une contrefaçon du genre artistique, alors réduit à sa matière et à son support, « le piédestal »      (v. 7). La liaison entre « le marbre […] épars » et le verbe « tournoie » (v. 6) reste d’ailleurs étonnante. Olivier Bivort se demande s’il faut y voir une ellipse hardie pour décrire la poussière de marbre ou une référence plus oblique et fatalement malicieuse à une simple statue de plâtre comme au théâtre14. Friable et dégradable, cet amour postiche n’aurait plus alors vocation à l’éternité. Aussi, devant la tristesse des « débris », diminutif plaisant de la mélancolie des ruines et des temples, cette scène archétypale de la culture préromantique du XVIIIe siècle, le texte tient lieu désormais de la sculpture. Et il la convertit à son tour en « tableau ». Bien sûr, Verlaine fait appel à une définition traditionnelle de la rhétorique. Fontanier classe ce terme parmi les figures de pensée et le glose ainsi : « On appelle du nom de Tableau certaines descriptions vives et animées, de passions, d’actions, d’événements, ou de phénomènes physiques ou moraux »15. Cette acception qui s’établit par analogie avec la peinture ne vise pas la question classique de l’imitation de la nature et la restitution du visible mais plutôt un mode de catégorisation, décalé et humoristique, de la manière dans le langage. Le « tableau » dénonce de lui-même le dire comme mise en scène et la conversion spectaculaire et théâtrale d’un symbole.

18De ce point de vue, l’emploi du caractérisant « dolent » à l’étymologie pourtant incertaine (dolere/dolare) met en cause l’orientation élégiaque du texte. Le tableau est une machine à effets. Ainsi se trouve récusée une association disposée à la rime entre « triste » (v. 6) et « artiste » (v. 7), qui n’a plus du tout la même résonance que dans « Nocturne parisien » (v. 61-62), par exemple : l’expérience de la fatalité se doublait alors d’une politique, le sujet y revendiquait son appartenance à une communauté, celle des sans noms et des victimes de l’histoire16. De plus, en écartant ainsi l’explication psychologique ou passionnelle de l’art, Verlaine remet discrètement en jeu une antinomie fondatrice de l’esthétique parnassienne dont le modelé sculptural constitue l’un des emblèmes sacrés. On se souvient que l’« Épilogue » de Poëmes saturniens invoquait une reconcentration du sujet :

Pauvres gens ! L’Art n’est pas d’éparpiller son âme :

Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ? (v. 71-72)

19Mais la question oratoire, exploitant l’évidence, n’excluait nullement la distance à l’égard du référent plastique. De même, dans « Vers dorés », le poème qui ouvrait en 1866 la séquence du premier Parnasse contemporain, la rime arbre :: marbre (v. 12-14) rejetait avec méfiance l’attitude stoïque de l’écrivain impassible à la manière de Leconte de Lisle. L’opposition déjà représentée entre la nature et la culture, le vivant et l’inerte se redéploie sans doute dans « L’Amour par terre » mais elle devient indissociable du fait que cette fois le marbre est tombé avec fracas.

20Entre la déchéance symbolique de la statue et les artifices du « dolent tableau », l’allégorie galante se propose de déborder l’alternative. En lien avec l’expression érotique, une autre conception de la beauté est en jeu qui rompt simultanément avec les canons classiques, et même parnassiens. En effet, jeter « bas l’Amour » est un geste qui déroge à toute espèce de hiérarchie en matière de goûts et de valeurs. Verlaine n’insiste avec humour sur le détail du piédestal que par allusion à la locution figée en français, descendre ou tomber de son piédestal. Il vise la perte d’aura de l’œuvre, légitimant à rebours une pratique on ne peut plus terrestre de l’art, du moins nécessairement matérielle, immanente et empirique. Car si l’Amour, en sa polysémie, désigne aussi bien une divinité païenne qu’un procédé de personnification, c’est qu’il est devenu entre temps le nom d’une Idée. Et il suffit de penser à la tradition philosophique à laquelle, depuis l’Antiquité gréco-latine, il se rattache. Dans Fêtes galantes, le texte libère, au contraire, une physique dans l’art, étrangère à l’ordre d’une essence. Ainsi, la plastique sculpturale correspond pour Verlaine à un idéalisme du sentiment : une beauté figée et pétrifiée en tous points incompatible, dans son prestige même, avec la beauté frêle et fugitive de l’animal de « pourpre et d’or » (v. 15) auquel prête attention l’amante. Une beauté sans corps, qui confisque la sensualité et la pulsion. Une beauté asexuée. On l’aura compris, en retirant l’art au ciel de l’esthétique, Verlaine soustrait en même temps l’amour à la rhétorique des passions et vice versa. Il propose donc de le pratiquer « par terre », à même le sol puisque telle est la première équivoque que contient le titre du poème.

21Sous ses traits badins, l’allégorie de « L’Amour par terre » invente donc sa manière : elle l’associe à une éthique du corps. Cette éthique s’énonce en contrepoint, empruntant la voie d’une signifiance parallèle et latérale dont elle se révèle inséparable. C’est ainsi que la série prosodique, ouverte par « chagrin » (v. 11), se poursuit à la rime autour de la consonne d’appui entre « touchée » (v. 13) et « jonchée » (v. 16). Elle dresse un bilan. Elle fait le contraire de ce que dit le monologue sur le ton de la déploration. Elle désigne, par conséquent, la cible réelle du discours. Comme pour nombre de ses emplois dans Fêtes galantes, le « rêve » qu’accompagnent des « pensers mélancoliques » ne renvoie pas à quelque aspiration absolue mais indexe plutôt la puissance de la libido. Si l’on veut, il place de façon provocatrice la dynamique des désirs au centre du processus de création.

22Ainsi fondé, le nouveau pacte de lecture invite à reconsidérer les premiers vers, marqués d’un excédent de sens, « tant », « tout », « le plus ». Le double écho qui y relie « jeté » et « songer » désigne cette réserve potentielle de la parole comme ce qu’il appartient à l’écrivain de faire entendre et aux lecteurs après les personnages de reconnaître :

Le vent de l’autre nuit a jeté bas l’Amour

Qui, dans le coin le plus mystérieux du parc,

Souriait en bandant malignement son arc,

Et dont l’aspect nous fit tant songer tout un jour !

23Mais cet excédent de sens n’est pas séparable de « l’aspect » de la statue, c'est-à-dire de ce qu’il faut y voir mais aussi de la manière de le voir. De fait, le procédé essentiel se concentre autour de la césure là où se loge le gérondif « en bandant ». Cette sémantique de position engage une reprise de la syntaxe par le rythme, le complément d’objet du verbe « son arc » étant par ailleurs retardé en fin de ligne. L’acception physiologique qui s’y trouve suggérée est elle-même confirmée par la définition qu’Alfred Delvau donne de la locution en son entier : « Bander son arc. Bander, – le membre viril étant pris pour flèche et la nature de la femme pour cible »17. Expansé, le verbe subit une paraphrase métaphorique qui travestit en même temps de façon vulgaire un lieu commun, abondant dans la littérature galante : le dieu Amour atteignant ses victimes avec son arme.

24Autrement dit, il est clair ici que la manière d’entendre la phrase par le rythme fonde la manière de voir la statue. La sourdine représente donc une méthode privilégiée pour comprendre l’énigme posée par l’allégorie. C’est elle qui restitue enfin les enjeux du corps associés à l’art. Car si les éclats de marbre ne figurent plus que les reliques d’une œuvre dont l’artiste comme double du poète nous reste inconnu, bander est bien l’acte qui redonnerait vie à la sculpture. Cette relation de la chair et de la matière, « Clair de lune » la suggérait moins crûment en évoquant « les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres » (v. 12). Dans « L’Amour par terre », l’extase a bien disparu en laissant « debout le piédestal » (v. 9). L’emblème phallique se convertit alors en souvenir et en fétiche. Mais l’épanchement acquiert par ce biais un sens détourné, celui d’une proposition indécente que le personnage féminin préfère ignorer. De fait, « l’avenir solitaire et fatal » (v. 12) que semble craindre le locuteur n’a plus rien de saturnien. S’il y est question de manière grandiloquente d’un destin, et de ses conséquences funestes, c’est par regret d’un anéantissement d’ordre vénérien. Il en résulte une frustration, mais rien de cette mort noble qui serait causée par les désordres d’une passion aveugle et désespérée.

25Chez Verlaine, l’éthique du corps se tient entre l’esquisse d’un sens, « Souriait » (v. 3), et la surenchère exclamative, « Oh ! c’est triste ! » (v. 9). Le texte joue d’un écart entre elles qu’assume l’action ambivalente « en bandant ». Dans ce mouvement duplice, qui disqualifie la tristesse et requalifie le sourire, il n’est pas impossible cependant de voir, comme l’a suggéré subtilement Steve Murphy18, une référence précise à une sculpture d’Edmé Bouchardon. Cette œuvre possède deux titres dans la tradition : L’Amour taillant un arc dans la massue d’Hercule ou L’Amour qui se fait, avec les armes de Mars, un arc dans la massue d’Hercule. Mais on peut penser aussi bien à sa reproduction au centre du Temple de l’Amour du Petit Trianon au château de Versailles19. Si cette hypothèse est valable, ce serait assigner enfin un nom à l’artiste, et une identité à l’œuvre, résolvant pour partie l’énigme portée par l’allégorie. Or ce marbre (1,73 x 0,75 x 0,75 m) qui date de 1750 est entré au Louvre sous la Restauration. Il n’a guère été apprécié en son temps par le Roi et la Cour. Verlaine s’en réapproprierait ainsi le goût de façon provocatrice. De fait, la beauté qu’exalte à son tour le poète est encore moins conforme aux canons esthétiques et aux présupposés moraux et bourgeois de la société impériale de son époque.

26L’écho prosodique initial qui relie « souriait » et « songer » associe étroitement la manière à ses capacités suggestives. Quant au gérondif, il se substitue aux verbes présents dans les deux titres retenus par l’histoire muséographique. Cette orientation coquine et friponne met définitivement à distance le corps classique, ses proportions et sa mesure harmoniques. Elle met donc en lumière une signification que masquent d’autant les codes de la représentation artistique. Surtout, elle insiste sur la flexibilité de l’arme en accord elle-même avec l’inclinaison du personnage chez Bouchardon. Cet effet a des implications plastiques manifestes, il entre en contraste avec la matière employée par le ciseleur. Mais il attire aussi l’attention sur l’attribut symbolique. De même qu’Amour éclipse « malignement » Hercule, la finesse de l’arc remplace la grossièreté de la massue. Cette mutation de l’objet se règle, en l’occurrence, sur une antinomie verticale : la tête de la massue se présente vers le bas tandis que l’arc se courbe à hauteur de la poitrine et des ailes du petit dieu. L’attribut érotique se partage entre ciel et terre, pesanteur et légèreté, double attraction que rappellent dans le texte « les débris dont l’allée est jonchée » (v. 16) et la course du « papillon » (v. 15). L’animal qui contient métaphoriquement tout ce qui reste ici de l’envol de l’Amour en désigne aussi métonymiquement la métamorphose radicale.

27La sculpture ne met pas en scène n’importe quelle arme. À côté de l’épée, de l’arc ou de la cuirasse dorée, la massue reste encore la plus caractéristique d’Hercule. Elle renvoie au premier de ses douze travaux, ce que signale dans l’œuvre de Bouchardon la tête du Lion de Némée dont le héros s’était fait un casque, après s’être revêtu intégralement de sa peau. En outre, parmi toutes ces armes, la massue est la seule qui ne soit pas d’origine divine. Or si Hercule se l’est taillée lui-même, et les versions du mythe varient plutôt en ce qui concerne le lieu (Némée, l’Hélicon, le golfe Saronique, etc.), le geste d’Amour ressortit déjà à une imitation badine. Chez Verlaine, les besognes charnelles ont plus directement remplacé les travaux d’Hercule comme l’instrument sexuel l’arme du guerrier. Ainsi, évoqué de manière latente, par le détour de la sculpture, Hercule prendrait place au sein du personnel antique des Fêtes galantes : Scipion, Cyrus, César, Cléopâtre, Marc-Antoine, etc. Est-il ici besoin de se reporter à « Dans la grotte » où Amour blesse de ses « flèches aiguisées » (v. 11) le « cœur » (v. 12) embrasé du récitant, sur le point de se sacrifier tragi-comiquement devant sa « cruelle Clymène » (v. 5) ? Le glaive qui a mis « à bas » (v. 7) de grands conquérants y devient tout à coup vulnérable. Ne serait-ce qu’à travers la locution adverbiale (à bas), le parallèle entre nos deux textes semble incontestable (jeté bas). Et « L’Amour par terre » en livre la conclusion, puisqu’il est à son tour vaincu à l’image des glorieux chefs ou des valeureux démiurges. De quoi témoigne, en l’occurrence, l’Amour-Hercule ? D’un clivage entre l’univers épique et l’hédonisme de la passion moderne20. En fait d’héroïsme, il ne saurait être question d’aventure militaire ni de passion sublime mais de la libération du corps seul qui engage déjà Verlaine sur la voie de Parallèlement.