Colloques en ligne

Olivier Bivort, Université de la Vallée d'Aoste

Autocritique des Poèmes saturniens

1 La postérité n’a guère été indulgente pour l’œuvre critique de Verlaine, de nature essentiellement impressionniste, et souvent considérée comme une manifestation d’humeur. Elle n’a pas tout à fait tort. Mais on ne peut ignorer que l’auteur des Poètes maudits a sorti de l’ombre un Mallarmé, un Corbière, un Rimbaud, sur la foi de son enthousiasme et de sa sensibilité. Passion de poète, sans doute, mais qui fit mouche. Or Verlaine, plus attentif qu’on ne croit à soigner ses intérêts et sa postérité, a aussi laissé de nombreux écrits sur lui-même et sur son œuvre, intervenant à la première et à la troisième personnes dans un débat qui le concernait et qu’il voulait mener à son gré1. Mais, quelque précieuses que soient les informations qu’il donne sur ses écrits, un poète n’est pas toujours la personne la plus appropriée pour parler de son art et une confiance excessive dans ses réflexions peut porter le lecteur à mal interpréter une œuvre ; aussi une certaine vigilance est-elle de mise vis-à-vis des textes autocritiques, d’autant que, si l’homme Verlaine passe pour insouciant, l’homme de lettres ne l’était pas et poursuivait des objectifs qui n’étaient pas toujours transparents.

2Alors qu’il commence à être connu, dans les années 1880, Verlaine veut promouvoir son œuvre et donner au public une image de soi qui le protège de l’accusation d’hypocrisie lancée par la critique après les publications de Sagesse et de Jadis et naguère. Pour mener à bien cette opération promotionnelle, il choisit d’écrire sous le couvert de pseudonymes2, ce subterfuge lui donnant l’illusion de la neutralité et une sorte de gage d’altérité. Il cherche alors à imposer le bien-fondé de sa duplicité, se réservant de poursuivre un double parcours parallèle, « mystique et sensuel »3, donnant par avance à ses contempteurs les arguments qui justifient ses choix. Qu’il croie lui-même à son ambivalence ou qu’il tente par ce biais de résoudre les contradictions dont il est la proie n’a que peu d’importance au point de vue des retombées critiques : l’image de l’homo duplex qu’il forge lui-même4 fait fortune à l’époque et continue à être une des lieux communs de la critique verlainienne contemporaine. Il est peut-être inévitable que l’auteur juge de lui-même éprouve de la difficulté à instaurer les distances nécessaires entre l’homme, le poète et le critique, et qu’il tombe dans les travers du genre autobiographique tels que l’auto-défense ou la commisération, les justifications a posteriori, les silences, voire les mensonges. Ainsi, des données apparemment objectives comme les dates de composition des textes ou les circonstances qui les ont déterminés peuvent être manipulées dans l’intérêt de l’auteur : lorsque Verlaine indique, dans Mes prisons, qu’« à peu près tout Sagesse » date de l’époque de sa conversion5, il vise à unifier d’un point de vue chronologique et idéologique le contenu d’un livre dont la composition s’étend en réalité sur près de sept ans. Les commentaires et l’interprétation de l’œuvre peuvent aussi subir des modifications : en 1890, quand Verlaine minimise la portée de son Art poétique6, il a changé de manière et, selon lui, la poétique de la « chanson grise » a fait son temps ; l’autodérision est alors un moyen d’affirmer son indépendance et de refuser le rôle de chef d’école qu’on cherche à lui faire jouer. Il importe donc de distinguer entre jugement et stratégie tout en tenant compte de la typologie des textes autocritiques, des contextes qui les ont déterminés et des dates auxquelles ils ont été écrits : une lettre privée n’est pas un article de journal, un poème n’est pas un compte rendu, une réponse à une enquête n’est pas une préface.

3Les Poèmes saturniens ont bénéficié d’une importante « autoréception » de la part de Verlaine, dont un article qui leur est presque entièrement consacré et qui aurait dû figurer en tête de la réédition du recueil, en 1890. Mais cette « Critique des Poèmes saturniens », abondamment citée par les commentateurs pour illustrer les caractéristiques du volume7, a été publiée dans l’agitation et ne répond qu’en partie aux promesses du titre. Le 27 mars 1888, Verlaine cède à Vanier ses droits pour la réimpression des Poèmes saturniens mais le traité ne prévoit pas de préface8. Fin 1889, alors que le volume va être composé, le poète pense y ajouter un texte qui « donnerait du corps au livre et le ferait bien vendre : 30 pages anecdotiques et critiques, réponses à quelques observations, etc. »9 . Il prie Vanier d’attendre et de lui « laisser faire la préface, goutte à goutte, de façon à obtenir une absinthe bien battue, quelque chose de pondéré dans le malicieux et de bonhomme à double détente » ; il précise que « ça aura une dizaine de pages serrées [et qu’] on pourra en donner un extrait-programme dans Le Figaro », tout ceci moyennant finance, bien entendu ; et, en dépit des vingt francs proposés par son éditeur10, Verlaine lui demande de « la payer le plus possible »11. Le 1er janvier 1890, il annonce à Vanier que la préface est faite12 mais leurs relations sont tendues et il est peut-être trop tard pour l’insérer dans le livre ; quoi qu’il en soit, celui-ci est achevé d’imprimer en en février et en est dépourvu. Verlaine cherche alors à « placer » sa copie et c’est Darzens, le rédacteur de La Revue d’aujourd’hui, qui publie (et paie) finalement les sept feuillets de la « Critique des Poèmes saturniens » avec un avertissement qui transforme la préface manquée en une sorte de postface :

L’éditeur Léon Vanier vient de réimprimer le premier volume de Paul Verlaine : il nous a paru intéressant de demander au poète lui-même, auquel M. Anatole France vient de consacrer, dans Le Temps, un si remarquable article13, son opinion sur ses vers de jeunesse : il nous a envoyé les curieuses pages qu’on va lire. (N.D.L.R.)

4Écrites près de vingt-cinq ans après la publication du recueil, les « curieuses pages » de la « Critique des Poèmes saturniens » ont ainsi partie liée avec la situation de Verlaine en 1890 et leur visée à « double détente » laisse penser que le discours du poète n’est pas aussi transparent qu’on pourrait le croire.

5Verlaine a vingt-deux ans quand paraît son premier livre, en novembre 1866. S’il a déjà publié quelques poèmes auparavant, c’est sa collaboration au Parnasse contemporain en avril 1866 qui l’a véritablement lancé. Sept mois à peine séparent ces deux moments, pendant lesquels il soigne sa présence publique et ses relations (le service de presse des Poèmes saturniens est important et très composite, Verlaine ne négligeant aucun écrivain ou critique en vue, en dehors de toute sympathie politique ou poétique14). Il est de bon ton, lorsque l’on débute, de se prémunir contre les défauts éventuels que l’inexpérience entraîne en soulignant sa modestie et son jeune âge, tout en cherchant l’approbation de ses pairs. C’est ce que fait Verlaine en envoyant son recueil à Mallarmé en manière de captatio benevolentiae. Mais, alors qu’il réclame l’indulgence de son correspondant pour ses premiers essais et qu’il s’excuse de sa présomption, il lui fait part aussi de sa « franchise d’enfant terrible »15 :

Permettez, Monsieur, à un ami de vos amis, qui est en même temps un admirateur sympathique de vos vers, de vous adresser ce premier volume, dont tout le mérite, s’il en a, consiste peut-être dans le respect des Maîtres et de la Tradition qu’il proclame à sa petite manière. J’ose espérer que ces essais vous intéresseront et que vous y reconnaîtrez, sinon le moindre talent, du moins un effort vers l’Expression, vers la Sensation rendue – si je puis ainsi parler – dont l’Auteur qui est naïf – il a vingt-deux ans ! – est tenté de se savoir gré.

Pourvu que vous ne souriiez pas trop de cette franchise d’enfant terrible et pourvu surtout qu’elle ne vous paraisse point tant présomptueuse que je le crains, tout ira bien, Monsieur, pour celui qui serait heureux que vous le laissiez se dire

Votre affectueux confrère16.

6Curieux épanchement de la part de celui qui s’abrite derrière sa naïveté et son respect de la Tradition, tout en revendiquant son indépendance et sa liberté de parole, quitte à heurter les bien-pensants et à dénigrer la poésie conventionnelle ! On voit déjà se dessiner dans cette lettre un des traits caractéristiques de la rhétorique verlainienne de l’autocritique : être à la fois l’autre et soi-même, celui qui rassure et celui qui inquiète, celui qui s’excuse et celui qui revendique, celui qui accepte les règles à condition qu’il puisse y déroger. Proclamer « à sa petite manière » le « respect des Maîtres et de la Tradition » est presque une antithèse, mais qui permet de laisser la porte ouverte à l’individualisme ; affirmer sa nature d’« enfant terrible » est se donner le droit, d’entrée de jeu, de donner des coups de pieds dans la fourmilière. L’autonomie et l’intransigeance manifestées par Verlaine pourraient être mises au compte de son dilettantisme et de sa crainte de choquer, comme une sorte d’excuse ; mais quelque trente ans plus tard et après bien d’autres batailles, Verlaine reviendra sur le caractère « farouche » de son moi en 1866 et des pièces qu’il composait à l’époque17, montrant combien son indocilité était réelle et combien son ingénuité était moins immédiate qu’il ne le laissait entendre18. Il pratique habilement un art de l’intransigeance dans le compromis : les audaces en tous genres qui émaillent les Poèmes saturniens et qui feront l’objet de nombreuses railleries dans la presse sont loin d’être marginales, mais elles sont équilibrées par de nombreux éléments traduisant le « respect des Maîtres » : déclarations programmatiques, poèmes « à la mode », clins d’œil ironiques visant les poètes les plus en vue, etc.

7Avec le temps, Verlaine prendra les distances des Poèmes saturniens ; il mettra le recueil au compte de sa candeur et de sa prime jeunesse, reculant toujours plus les débuts de sa composition, comme à s’excuser d’avantage de son inexpérience19. En 1885, il signale que les Poèmes saturniens, « recueil de vers déjà anciens, [avaient été] faits pour la plupart dans son pupitre de rhétoricien »20 ; en 1890, il affirme que « les trois quarts des pièces […] furent écrites en rhétorique et en seconde, plusieurs mêmes en troisième (pardon !) »21 et enfin, en 1894, il déclare qu’à seize ans, en seconde, il « avai[t] déjà fait plusieurs pièces, […] tous les Poèmes saturniens tels qu’ils parurent en 1866 »22. S’il est indéniable que les Poèmes saturniens est un livre que Verlaine a publié « très jeune »23, il est moins sûr que ce soit le livre d’un « tout jeune homme »24, voire d’un écolier. Certes, le premier poème connu de Verlaine date de 1858 (La Mort) et la veine macabre qu’il pratique dans ses années d’adolescence n’est pas absente des Poèmes saturniens ; il me semble cependant que Lepelletier, qui déclare avoir « assisté à l’enfantement de la plupart des poèmes qui composent le recueil » est plus près de la réalité que l’auteur lui-même : selon l’ami de Verlaine, le volume fut « composé en partie, sur les bancs du lycée, continué durant les loisirs des cours peu suivis de l’école de droit, et achevé aux premiers mois de sa vie paisible d’employé de la Ville », à savoir entre 1864 et 186625.

8On peut se demander si le fait de repousser avec constance la composition des Poèmes saturniens au début des années 1860 ne va pas au-delà de la justification des éventuelles faiblesses du recueil et si, tout en soulignant son extrême précocité, Verlaine ne songe pas aussi à affirmer son rôle dans le mouvement de renouveau engagé dans la dernière décennie du Second Empire. En effet, il ne manque pas de rappeler, sur un ton faussement dégagé, son goût réel pour la poésie et son « talent déjà hors de page »26 en 1866, signalant, sans fausse modestie, que ses trois premiers volumes « lui ont valu parmi les Parnassiens et à la tête de l’école qui s’en est suivie, un rang considérable »27 et attribuant rétrospectivement aux Poèmes saturniens des qualités qui ne sont pas entièrement fondées ou que lui-même n’avait pas encore développées à l’époque :

J’avais donc, dès cette lointaine époque de bien avant 1867, […], déjà des tendances bien décidées vers cette forme et ce fonds d’idées, parfois contradictoires, de rêve et de précision, que la critique, sévère ou bienveillante, a signalés, surtout à l’occasion de mes derniers ouvrages28.

9Verlaine a tenu à exprimer son attachement au Parnasse dans les Poèmes saturniens et il n’a de cesse de le rappeler dans ses écrits ultérieurs : il était « impassible » à l’époque, s’honorant « d’avoir compté pour quelque peu » au nombre des Parnassiens29. Son Épilogue, qu’il affirme lui-même avoir considéré quelque temps « comme la crème de l’esthétique »30 est, à ce titre, son premier art poétique. Or son autocritique met aussi en jeu des traits qui appartiennent à une esthétique « concurrente », celle qui fondera, plus tard, la modernité symboliste. Il est vrai qu’il est passé maître dans l’art du double jeu : déclarer avec fracas son adhésion à une poétique à la mode, fréquenter les cercles où elle s’élabore et se discute, collaborer aux revues dans lesquelles elle s’expose, choisir un éditeur qui la propage, – et d’autre part la parodier en sous-main, la plier à ses propres exigences jusqu’à la contredire, développer en parallèle une façon originale : tels sont, en quelques mots, les ingrédients de sa « petite manière ». On aurait tort cependant de privilégier un de ces aspects au détriment de l’autre, et de ne voir le « vrai Verlaine » que dans ses textes impressionnistes : ce serait sans compter avec la faculté caméléonesque du poète lui permettant d’adopter un ton conforme au sujet qu’il traite et de pratiquer ainsi plusieurs manières31, sans compter aussi avec la situation qui est la sienne en 1866 et qui le pousse à s’insérer dans un courant dont il partage effectivement quelques principes, comme la méfiance envers l’inspiration, la recherche du beau et de la perfection formelle, l’attention à la langue32. Pourquoi Verlaine revendiquerait-il en 1890 sa place parmi les Parnassiens alors que cette « école » a fait son temps, qu’il pratique depuis longtemps une autre manière et qu’il est désormais reconnu comme chef de file par les poètes symbolistes, sinon parce qu’il a aussi contribué au développement du mouvement ? Ainsi tente-t-il de concilier à la fois les versants opposés de son œuvre, ainsi vise-t-il à se placer en position d’initiateur dans l’un et l’autre manière :

Ce n’est pas au moins que je répudie les Parnassiens, bons camarades quasiment tous, et poètes incontestables pour la plupart au nombre de qui je m’honore d’avoir compté pour quelque peu. Toutefois je m’honore non moins, sinon plus d’avoir, avec mon ami Stéphane Mallarmé et notre grand Villiers, particulièrement plu à la nouvelle génération et à celle qui s’élève : précieuse récompense, aussi, d’efforts en vérité bien désintéressés33.

10Si la question des influences semble s’imposer quand on aborde la première œuvre d’un auteur34, elle se justifie d’autant plus à propos des Poèmes saturniens que Verlaine l’a soulevée à la parution de son recueil : « Tout le mérite de ce livre », écrit-il à Mallarmé, « consiste peut-être dans le respect des Maîtres et de la Tradition qu’il proclame à sa petite manière35 ». Qui sont ces Maîtres et de quelle Tradition s’agit-il ? Près de trente ans après la publication des Poèmes saturniens, à la mort de Leconte de Lisle, Verlaine rappelait les guides qui avaient été les siens :

De son œuvre [celle de Leconte de Lisle], qu’en dirai-je qui n’ait été dit excellemment, sinon qu’elle marche, après celle d’Hugo, sur le même rang que celles de Baudelaire et de Banville, qui furent, avec lui, nos maîtres immédiats à nous, les Parnassiens, – ce qui se reconnaît bien à nos premiers vers36.

11Trois de ces noms reviennent sous sa plume, avec des fortunes diverses selon les époques, et le plus souvent à la suite des jugements critiques portés par ses contemporains. Il importe ici de s’interroger sur les motifs de ces engouements et de ses désaffections, d’autant qu’ils ressortissent plus à l’évolution et aux intérêts de Verlaine qu’à ses goûts littéraires en 1866.

12Barbey d’Aurevilly, le premier, a attribué à Verlaine une paternité qui ne devait pas lui déplaire, n’eût été le ton railleur du propos :

Un Baudelaire puritain, – combinaison funèbrement drolatique, – sans le talent de M. Baudelaire, avec les reflets de M. Hugo et d’Alfred de Musset, ici et là. Tel est M. Verlaine37.

13Sainte-Beuve, beaucoup plus conciliant, emboîta le pas, invitant Verlaine, en fait d’émotions, à être « un peu moins noir et moins dur » et à ne pas prendre « ce brave et pauvre Baudelaire comme point de départ pour aller au-delà »38 ; Émile Blondet lui reprocha d’appartenir à la « secte » de Baudelaire, entendez celle de l’autonomie de l’art39 ; enfin Jules Janin lui conseilla, pour se prendre au sérieux, de « ne pas tant copier M. Beaudelaire [sic] »40. Ce parallèle insistant n’est sans doute pas très embarrassant  pour celui qui a défendu la cause de Baudelaire dans un important article un an avant la publication des Poèmes saturniens41. Il faut dire que l’admiration de Verlaine pour Baudelaire ne s’est pas démentie avec le temps malgré les distances que son catholicisme intransigeant ou son indépendance le poussèrent parfois à prendre42 ; or, trois ans après la publication de son premier recueil et alors que venaient de paraître les Fêtes galantes, il s’excusait presque d’avoir cédé à l’influence de l’auteur des Fleurs du mal dans ses Poèmes saturniens :

Faites, surtout, quant aux Poèmes saturniens, la part à l’influence baudelairienne à laquelle peu d’entre nous, je crois, ont échappé43.

14C’est qu’il tient à s’émanciper de cette tutelle, bien réelle au demeurant : en 1865 et 1866, l’allégeance à Baudelaire était un acte de foi en faveur d’une nouvelle orientation de l’art et de la poésie ; en 1869, Verlaine n’a plus besoin de s’attirer des sympathies (ou des antipathies) en revendiquant une telle protection : il a désormais trouvé sa propre voie. Aussi va-t-il s’attacher à réduire l’importance de cette influence au profit de son apport personnel, d’autant que la critique des années 1880 et 1890 ne cesse de faire le parallèle entre les deux poètes, jusqu’à voir en lui un « fils de Baudelaire »44. Dans ses Confessions, il utilise ainsi la formule qui, dans la lettre à Mallarmé,  lui avait permis de prendre ses distances avec les Maîtres:

Je vous crois que mes vers, les Poèmes saturniens, du Leconte de Lisle à ma manière, agrémenté de Baudelaire de ma façon, et les Fêtes galantes, très justiciables de leur intitulé, devaient lui sembler [à son ex-femme] … durs à comprendre ou plutôt à deviner45.

15Le pas est long de l’influence subie au démarquage voulu mais il faut se garder de pousser vers la parodie les phénomènes d’intertextualité baudelairienne dans les Poèmes saturniens : il importe plus à Verlaine de se singulariser et de défendre son originalité que de continuer à reconnaître, au-delà des années, sa dette littéraire et esthétique envers Baudelaire.

16Le rôle de Leconte de Lisle et de Hugo est soumis à un procédé de dévalorisation encore plus sensible. Contrairement à ce qu’écrit Georges Zayed, il n’y a pas lieu de juger « ahurissantes »46 les lignes que Verlaine consacre à Leconte de Lisle en 1865 : s’il se vaccine contre les « résonances pauvres et gargouillades lamartiniennes » en lisant « quelques dizaines de fois par jour » les vers du barde créole ou qu’il défende sa poésie « calme [et] rassise » contre les invectives de Barbey d’Aurevilly47, c’est parce que, à ses débuts, il se méfie effectivement du lyrisme exacerbé d’un certain romantisme et que, comme ses contemporains, il refuse l’idée d’une poésie facile et incontrôlée. Et l’imitation de Leconte de Lisle est bien présente dans les Poèmes saturniens : Çavitrî, ce « vestige de lectures trop juvénilement convaincues de Leconte de Lisle » dont Sainte-Beuve avait relevé l’« abus des grands mots en K et en Y et en Ç »48 est un pastiche des poèmes « hindous » qui ouvrent les Poèmes antiques, et le Prologue et l’Épilogue reproduisent en grande partie les idées de la préface de ce recueil, paru en 185249. Verlaine tient tout autant à montrer son enthousiasme pour le nouveau mouvement et à flatter le maître, présence tutélaire pour les poètes du Passage Choiseul et patronage important à l’époque du premier Parnasse contemporain, qu’à s’essayer à une manière en vogue. Cette dette sera pourtant de courte durée.

17 Il est difficile, dans la seconde moitié du xixe siècle, d’échapper à l’emprise de Victor Hugo, lequel représente à la fois la voix de la poésie et la voix de l’opposition à Napoléon III. Il n’y a pas de jeunes poètes qui n’aient sollicité du maître quelques lignes d’encouragement ou qui n’aient espéré son appui. Verlaine a quatorze ans lorsqu’il lui envoie des vers et, de billets de circonstance en lettres déférentes, une correspondance s’instaure entre l’exilé de Guernesey et le jeune poète des Batignolles. Ils se rencontrent une première fois à Bruxelles, en août 1867 ; Verlaine est reçu plusieurs fois chez Hugo après son retour à Paris ; c’est à Hugo que, de sa prison belge, il lance un appel désespéré après le « drame de Bruxelles »50. Or, quoi qu’en dise Verlaine, la part de Victor Hugo dans les Poèmes saturniens reste faible : quelques traces épiques dans La Mort de Philippe II, peut-être une certaine idée de la chanson poétique héritée des Odes et ballades et des Orientales51. C’est qu’il n’est pas simple de démêler ce qui, dans les déclarations de Verlaine, ressortit à l’admiration ou à l’adulation du grand homme, d’autant que, après la mort de Hugo, Verlaine ne sera pas tendre pour celui qu’il appelait, en 1867, le « plus Grand Poète Français »52. Certes, la conversion de Verlaine au catholicisme et au monarchisme ne pouvait que l’éloigner du républicanisme messianique de Hugo, de la même façon que ses relations avec Leconte de Lisle prirent une mauvaise tournure suite à son engagement dans la Commune et après son séjour en prison. Mais, au-delà des dissensions idéologiques, lorsque Verlaine évoque ces deux initiateurs en 1890, c’est pour leur décocher quelques flèches empoisonnées et pour justifier sa désaffection littéraire à leur égard :

J’ai aussi abandonné […] le ton épique ou didactique pris forcément à Victor Hugo, un Homère de seconde main après tout, et plus directement encore à M. Leconte de Lisle qui ne saurait prétendre à la fraîcheur de source d’un Orphée ou d’un Hésiode, n’est-il pas vrai ? Quelles que fussent, pour demeurer toujours telles, mon admiration du premier et mon estime (esthétique) de l’autre, il ne m’a bientôt plus convenu de faire du Victor Hugo ou du M. Leconte de Lisle, aussi bien peut-être et mieux (ça c’est vu chez d’autres ou du moins il s’est dit que ça s’y est vu) et j’ajoute que pour cela il m’eût fallu, comme à d’autres, l’éternelle jeunesse de certains Parnassiens qui ne peut reproduire que ce qu’elle a lu et dans la forme où elle l’a lu53.

18Toute polémique mise à part, on ne peut qu’approuver les scrupules de Verlaine sur l’évolution nécessaire des caractères et des manières. Mais le double sens du mot convenu (correspondre à ses goûts, être bon pour soi) montre aussi à quel point ses « sympathies » peuvent être calculées et combien il est délicat de distinguer dans son œuvre ce qui s’apparente à la flatterie – fût-elle teintée d’ironie – de ce qui ressortit au démarquage et à l’originalité.

19 Si les indications données par Verlaine sont loin d’éclairer le sens de l’œuvre dans son ensemble, elles reflètent cependant des aspects des Poèmes saturniens parfois négligés aujourd’hui. Que le livre soit marqué au sceau du scepticisme et de la fatalité, il suffit de lire le titre et le poème d’ouverture (« Les Sages d’autrefois… ») pour s’en convaincre. C’est bien le sentiment de Verlaine lorsque, dans la préface de Sagesse, il « désavoue complètement du point de vue moral et philosophique » les « vers sceptiques » de son œuvre de jeunesse, qui le pousse à camoufler les Poèmes saturniens sous le titre de Mauvaise étoile dans les Poètes maudits ou à préciser en 1890 qu’il a cessé de mettre en vers « la pensée triste et voulue telle ou crue voulue telle »54. La mélancolie n’est pas le seul trait retenu par Verlaine pour caractériser son recueil. Dans Parallèlement, publié en 1889, figure un poème intitulé Poème saturnien. On a l’habitude de le lire comme une antiphrase (un contre-poème saturnien) que Verlaine aurait écrit pour liquider une poétique qu’il jugeait obsolète. Or cette scène de saoulerie qui finit par une hallucination constitue bien une autocritique « constructive » du recueil : c’est le premier vers (« Ce fut bizarre et Satan dut rire ») qui a porté Verlaine à intituler le poème de la sorte. En effet, la bizarrerie des Poèmes saturniens a été soulignée par de nombreux critiques dès la parution du recueil55 ; quant au satanisme, composante singulière du baudelairisme de Verlaine, il avait été épinglé en 1867 par un de ses poètes préférés, Albert Glatigny, soutenu ensuite par d’autres confrères, dont Mendès. Il faut avouer que ni le fatalisme, ni la mélancolie, ni le satanisme ne sont totalement satisfaisants pour illustrer l’originalité des Poèmes saturniens. Verlaine serait-il en mal de s’exprimer sur son œuvre, ou la spécificité des Poèmes saturniens serait-elle à ce point insaisissable qu’il ne pourrait y parvenir ? Reste la bizarrerie. Si l’étrangeté des Poèmes saturniens est une notion qui n’appartient pas en propre à Verlaine et qui dénote pour ses contemporains le caractère incongru et confus du recueil, elle illustre assez bien les tensions de l’œuvre, cette union déconcertante entre lyrisme et antilyrisme56, entre humour et gravité, entre ironie et  mélancolie, qui empêche toute lecture univoque.

20En envoyant son livre à Mallarmé, Verlaine ne tenait pas seulement à le rassurer sur des sympathies littéraires somme toute partagées, il lui faisait part aussi des objectifs qu’il s’était efforcé de poursuivre dans le sens de « l’Expression, [et de] la Sensation rendue ». Mallarmé ne pouvait qu’apprécier cette démarche poétique, lui qui avait senti la nécessité d’ « invente[r] une langue » devant « jaillir d’une poétique très nouvelle […] : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit »57 et la réponse qu’il adressa à Verlaine allait pleinement dans ce sens :

Je vous dirai avec quel bonheur j’ai vu que de toutes les vieilles formes, semblables à des favorites usées, que les poètes héritent les uns des autres, vous avez cru devoir commencer par forger un métal vierge et neuf, de belles lames, à vous, plutôt que de continuer à fouiller ces ciselures effacées, laissant leur ancien et vague aspect aux choses58.

21Il ne s’agit pas seulement pour Verlaine de soigner sa langue, – quoique cette exigence soit un des mots d’ordre du Parnasse, en réaction au laisser-aller de certaine poésie romantique, celle de Musset en particulier59, – mais de maîtriser ce que nous appelons aujourd’hui l’expressivité, à savoir la capacité, pour le poète, de faire « parler » les formes et de « rendre », comme dit Verlaine, la sensation, tant dans le domaine de la langue que dans celui du vers. Ce n’est pas une simple déclaration d’intention. Et Verlaine ne se vante pas lorsqu’il rappelle en 1885 que l’« on fit à [son] livre […] l’honneur de ne s’en occuper que pour renvoyer l’auteur au bon français, au bon sens, à toutes les sortes de bonnes choses tenues par ces messieurs à tant la ligne »60. La majorité des auteurs de comptes rendus, décontenancés par la nouveauté de son propos et de sa manière, lui reprochèrent en effet ses extravagances expressives, taxées de défauts et d’incorrections61. Ce qui était pour le poète les prémisses de son « un peu déjà libre versification »62 constituait, pour ces critiques, un « labourage rythmique »63 entrepris par un « métrosophe bien étrange »64 ; ce qu’il verrait plus tard comme « le mot propre évité des fois à dessein ou presque »65 leur apparaissait comme une « atteinte au génie de la langue et [aux] exigences du goût français », malgré qu’ils reconnussent dans les Poèmes saturniens un « travail effroyable de styliste » et « un souci de la forme »66 !

22 Cette conception de la poésie entendue comme langage de la sensation est au cœur de la modernité et on peut comprendre que Verlaine, dans les années 1890, « tire » les Poèmes saturniens vers le symbolisme, d’autant que le goût des lecteurs ­– et le sien – ont changé avec le temps et que leur préférence pour ses vers les plus suggestifs ne date pas de la veille. Les pièces les plus remarquées en 1866 et 1867 sont celles qui répondent d’abord au canon parnassien à la mode (Mendès dit apprécier particulièrement le Prologue et l’Épilogue, et Fagès voit dans César Borgia et dans La Mort de Philippe II les « fleurs brillantes » du recueil67) ; or il suffit de considérer la sélection opérée par Verlaine et Charles Morice pour le Choix de poésies publié en 1891 chez l’éditeur Charpentier pour constater combien ce goût a évolué. La quasi-totalité des poèmes de Melancholia, des Paysages tristes et des Caprices ont été maintenus dans l’anthologie alors que la dernière section a été sacrifiée (six pièces sur treize), tout comme les deux manifestes.

23Je ne sais s’il faut parler, avec Jacques Robichez, d’œuvre « équivoque » et « ambiguë » pour caractériser la plurivocité des Poèmes saturniens ; en tous les cas, il n’est pas simple de lire et d’apprécier avec les mêmes critères Mon rêve familier et L’Angoisse, Chanson d’automne et Nocturne parisien, Nevermore et César Borgia. Le recueil ne se laisse que difficilement réduire à un jugement uniforme, même en ayant fait la part des choses entre les sujets, les imitations ou les péchés de jeunesse. La difficulté de l’acte critique est due en grande partie à l’hétérogénéité du recueil et Verlaine opte pour une argumentation subtile, dont l’intérêt réside autant dans la forme que dans le contenu. Il revendique non seulement le contraste et la contradiction comme des éléments fondant son originalité mais il tend aussi à réunir les différences comme si l’union des contraires constituait l’essence même de sa poétique :

Les « Paysages tristes » ne sont-ils pas en quelque sorte l’œuf de toute une volée de vers chanteurs, vagues ensemble et définis, dont je suis peut-être le premier en date oiselier68 ?

24Ces vers, entre plusieurs autres, témoignaient dès lors d’une certaine pente à une mélancolie tour à tour sensuelle et rêveusement mystique69.

25Or ces tendances vers des formes et des contenus « parfois contradictoires, de rêve et de précision » que Verlaine souligne dans sa « Critique des Poèmes saturniens » ressortissent à une poétique postérieure, entre autres à celle des Romances sans paroles et de l’Art poétique, tandis que la pratique de la coincidentia oppositorum touche aussi bien les Poèmes saturniens que les Fêtes galantes, « bizarres et contrastées » par leur « ton savoureux d’aigreur veloutée et de câlines méchancetés »70.

26Sous des dehors trompeurs de diplomatie et de nonchalance, l’autocritique de Verlaine est ambiguë et partisane. Il a beau persuader son lecteur de l’unité de son œuvre et de son désintéressement, il reste qu’il poursuit des objectifs qui dépassent le plus souvent son objet. On peut comprendre qu’il soigne son amour propre, qu’il défende ses intérêts et qu’il tienne à affirmer sa place et son rôle dans l’histoire de la poésie française ; on est moins convaincu par sa tentative de fondre l’ensemble de sa production dans un creuset unique, sous de vagues prétextes narcissiques. En revanche, les complexes stratégies énonciatives de ses textes sont un indice de son savoir-faire et de sa détermination à imposer son point de vue. Certes, son équilibrisme critique lui garantit une fausse neutralité, mais l’indécision est aussi un des points forts de son système poétique et, comme il l’écrit lui-même, « dans indécis il y a décis qui vient de décision »71. Avec ses paradoxes, ses sous-entendus, ses jeux de mots et ses antithèses, Verlaine a peut-être fait de la critique de sa poésie une poésie de la critique.