Hommage à la femme noire :
entre encyclopédie et roman, maillon de l’œuvre schwarz-bartienne.
1On a beaucoup parlé, au cours de ces journées d’étude consacrées à l’œuvre de Simone et André Schwarz-Bart, de ce qui hante le corpus schwarz-bartien, à savoir la question de l’inachèvement : inachèvement palpable dans certains brouillons, dans les notes laissées là, sans véritable vocation à être publiées ; inachèvement d’une œuvre, avec les tentatives avortées de « Kaddish », le dernier chant des morts qu’imaginait André Schwarz-Bart en le faisant déboucher sur un chant de vie. Avec la mort d’André Schwarz-Bart, la question de l’inachèvement sommeille, certes, dans les archives ; mais elle nous semble aussi bien présente dans les œuvres publiées. Nous choisissons en effet de lire l’œuvre schwarz-bartienne comme s’inscrivant dans une volonté d’éternel recommencement.
2Hommage à la femme noire est publié entre 1988 (les tomes 1 à 3) et 1989 (les tomes 4 à 6), sous le seul nom de Simone Schwarz-Bart, dix ans après son roman Ti-Jean l’Horizon1. André Schwarz-Bart n’est alors présenté que comme un collaborateur parmi d’autres2. Communément appelé « encyclopédie », Hommage en prend la forme : publication en plusieurs tomes, grand format, contenu informatif agrémenté d’illustrations, synthèse des connaissances d’une époque sur « la femme noire » : l’œuvre est un condensé de matériau à caractère informatif. Pourtant cet « ouvrage en forme d’hommage »3 ne satisfait pas pleinement à la définition de l’encyclopédie, en prenant des libertés assumées avec les vérités historiques dont il entreprend l’exploration. Ainsi, chaque chapitre, consacré à une femme noire, se déploie surtout comme un récit centré autour de cette figure féminine particulière, une courte fiction inspirée du passé. Dans Hommage à la femme noire, l’essai se mêle au récit, la fiction à l’Histoire, faisant émerger un ouvrage d’un autre genre, hybride, inclassable… à l’image de nombreux écrits de Simone et d’André Schwarz-Bart.
3Il s’agira donc d’abord d’observer et d’interroger la nature de l’ouvrage que nous avons pris l’habitude de nommer communément « encyclopédie », et de revenir sur la démarche et la genèse d’Hommage à la femme noire, qui en éclaire la visée et la portée. Nous verrons que l’appartenance générique de ce travail, indécise à de nombreux égards, ne peut tout à fait être tranchée : la subversion des codes soulève une série de questions et fait signe vers l’élaboration d’une esthétique particulière, à mi-chemin entre l’encyclopédie et le recueil de nouvelles, proche, à certains égards, de l’hagiographie. Plus encore, nous retrouvons dans les histoires de femmes qui composent Hommage à la femme noire des constructions narratives et structurelles qui donnent à voir cet objet hybride comme un élément qui s’intègre à l’ensemble de l’œuvre écrite en collaboration, la répète et l’approfondit, et ce en dépit de la seule signature apparente de Simone Schwarz-Bart.
Hommage à la femme noire, un ouvrage hybride inclassable
4Hommage à la femme noire est un ouvrage en six tomes, totalisant plus de mille cinq cents pages4 et articulé en périodes et zones géographiques emblématiques de l’histoire du monde noir (essentiellement Afrique, Amérique du Sud et du Nord, Caraïbe), dans lesquelles se déploient cent onze portraits de femmes. La première édition des ouvrages s’échelonne entre 1988 et 1989 : chaque tome, haut d’une trentaine de centimètres est relié en cuir, à la manière de toute la collection des précieux livres – essentiellement consacrés à la cuisine – des Éditions Ludion (qui deviendront Les Éditions Consulaires)5. Chacun des six tomes donne à voir un contenu riche, en couleurs, à la fois composé de textes, de dessins, de photographies. Les deux premiers tomes sont consacrés au continent africain (notamment Égypte, Sénégal, Dahomey, Éthiopie, Afrique de l’Ouest, Angola, Afrique méridionale, Madagascar…) et proposent des récits consacrés au courage et à l’intrépidité des femmes noires, de la naissance de Lucy à toutes celles qui s’opposèrent à la colonisation européenne, plus de 3 millions d’années plus tard. Le tome trois se tourne vers l’Amérique et la Caraïbe (Brésil, Surinam, Jamaïque, Guadeloupe, États-Unis d’Amérique), et s’intéresse aux marrones et aux résistantes durant la période de l’esclavage. Les trois derniers tomes s’ancrent dans le XXe siècle, en Afrique (tome 4), aux États-Unis (tome 5) et dans la Caraïbe (tome 6) : selon le lieu, les luttes pour les indépendances et pour les droits civiques sont l’arrière-plan d’une série de portraits de femmes et d’artistes contemporaines des Schwarz-Bart6. Chaque chapitre des ouvrages s’organise de la même façon : au centre une histoire narrativisée, celle de la femme dont il s’agit de faire le portrait, entourée par des encarts qui s’arrêtent sur un détail chronologique ou sociologique. Ainsi, le chapitre sur Phyllis Wheatley7 présente notamment, autour de l’histoire de la vie de la poétesse, une série de portraits (son auto-portrait, assise à son bureau, une plume à la main8, un portrait daté de 1837), des dessins de fers d’esclave9, le dessin d’un village africain, intitulé « Le point de départ », le plan d’un bateau négrier10, des récits à la première personne du singulier comme « La mise en vente » (extrait de L’Odyssée Noire de Nathan Irvin Huggins) sur une vente d’esclaves, des encarts historiques comme « Révoltes et Révoltés » sur l’insurrection menée le 30 août 1800 par Gabriel Prosser et Jack Bowler, des chants et une chanson, « Complainte d’un esclave de Virginie »… Chaque récit est accompagné à la fois de textes qui offrent une vision du contexte, mais aussi de dessins et illustrations : on peut en compter deux à trois par pages. Enfin, chaque portrait est suivi par un chapitre « Paroles de » (femmes ou esclaves), mené à la première personne du singulier, écrits effectivement produits par des femmes11.
5Sans que l’on sache précisément de quand date l’appellation « encyclopédie » pour l’ouvrage Hommage à la femme noire, on peut néanmoins comprendre les raisons de sa généralisation. Hommage concentre certaines caractéristiques communément réservées aux encyclopédies, tel un choix de publication en six grands volumes reliés, et celui d’une diffusion sur bon de commande, qui s’accompagne d’un petit médaillon reprenant la couverture de l’ouvrage12. Ainsi, à la fin des années 1980, Hommage à la femme noire est un produit précieux, onéreux, rempli d’illustrations inédites13. De plus, chaque tome fait figurer une bibliographie complète14 et une table des illustrations, qui recensent toutes les sources citées : écrivains, historiens, anthropologues, artistes, photographes se côtoient dans un travail qui rend hommage à la sagacité et la pertinence de leurs recherches. Condensant un savoir alors encore difficilement accessible ou largement occulté, Hommage à la femme noire épouse de fait les exigences, en termes de contenu, d’une encyclopédie : les récits de la vie des héroïnes noires rencontrent les encarts à caractère informatif qui jalonnent chaque chapitre15, offrant, en somme, un bilan des connaissances scientifiques et culturelles sur le sujet le plus complet en français, sans doute, de la fin des années 1980. Néanmoins, et c’est là l’une des premières divergences notables avec le modèle de l’encyclopédie, le dernier tome s’ouvre sur une longue liste, non exhaustive, de noms de femmes à qui il s’agirait aussi de rendre hommage, dans des travaux futurs, qu’ils soient du couple Schwarz-Bart ou non16. Un concentré de savoir qui expose donc ses propres limites.
Hommage à la femme noire, une subversion du genre encyclopédique
6Pour Simone et André Schwarz-Bart, il s’agit de « ravauder le tissu déchiré »17 de l’Histoire, la donnant à voir par l’œil des vaincus ; et, pour ce faire, de transmettre la richesse de ces peuples trop longtemps réduits au silence par ceux qui ont écrit l’Histoire. L’ouvrage s’attache ainsi à la transmission de cultures et d’histoires minorées ou présentées comme méprisables. Cette démarche s’accompagne ainsi d’une revalorisation de ces minorités culturelles, notamment aux yeux du monde occidental dans lequel évoluent et sont reconnus les auteurs d’Hommage à la femme noire. Là réside l’âme du projet encyclopédique schwarz-bartien, mais aussi sa subversion du modèle littéraire de l’encyclopédie. Hommage à la femme noire souligne donc, en creux, et par son existence même, les biais qui grèvent généralement les encyclopédies : peinant à se décentrer, elles ne peuvent parvenir à livrer un exposé critique et impartial des faits et des idées… alors même qu’elles posent leur impartialité comme condition première de leur existence.
7Passeurs d’histoire, « porteurs du temps »18, André et Simone Schwarz-Bart font entendre des voix oubliées ou méconnues, et distillent, au fil des pages, les bribes d’un engagement manifeste. Simone Schwarz-Bart, choisie pour porter seule l’ouvrage19, tempère, au fil des entretiens20, les cris révoltés que contient l’ouvrage, et invoque des raisons toutes personnelles pour motiver l’écriture d’Hommage : un besoin de « retrouvailles », de « mettre un visage », d’ancrer dans l’histoire les vies des héroïnes dont elle a pu apprendre l’existence, au fil de voyages, et notamment de son séjour à Dakar21.
8 L’ouvrage met en avant, nous l’avons vu, un état des lieux des recherches ethnologiques et anthropologiques contemporaines. Mais il se refuse pourtant à adopter strictement les codes d’écriture qui sont ceux de l’encyclopédie : dans Hommage, les auteurs ne cherchent pas à exposer une vérité immuable. La narration prévaut largement sur l’exposé scientifique, et les récits sur les femmes sont tout autant tirés de mythes et de légendes populaires que de travaux et d’essais historiques et anthropologiques. Ainsi, son contenu « glisse vers l’hagiographie »22, au sens purement descriptif du terme, dépourvu de sa connotation morale ou religieuse originelle et proche de celui que propose Certeau, rapprochant, sous certains aspects, l’hagiographie du roman23 : il s’agit de proposer une série de récits sur des « vies exemplaires » qui se proposent comme autant de modèles. Sans s’attarder sur des figures de saints (ou de saintes) issus de traditions religieuses, l’ouvrage allie en effet l’histoire à la fiction, et les vies qu’il déploie ont pour vocation d’inspirer des générations de lecteurs.
A l’origine, il y avait peut-être le sentiment d’un manque. Un besoin d’ancêtre visible pour la communauté noire. Tous les êtres humains sont assoiffés de références, de modèles, d’exemples tirés de leur passé et qui leur disent ce qu’il en est du monde, de leur monde, avant leur arrivée sur cette petite planète. Il s’agissait pour moi, femme noire, de trouver dans le passé des exemples exaltants, une galerie d’ancêtres pour ainsi dire, qui me donnent le courage de vivre dans un univers pas toujours motivant, pas toujours disposé à me donner pleine valeur en tant que femme noire.24
9Ainsi, l’ouvrage met, pour la première fois en français25, des femmes, et qui plus est, des femmes noires, sur le devant de la scène. Ces « premiers pas d’un féminisme noir francophone », comme le qualifie Malka Marcovich26, passent donc par la peinture de vies exemplaires, celles de reines d’Afrique, qui engendrèrent des lignées conquérantes, celles de femmes brésiliennes, afro-américaines, antillaises, qui, par leur vie, leur présence, leur engagement, modifièrent le cours de l’Histoire, à petite ou grande échelle. Le projet dépasse cependant les figures les plus connues, et s’attache à mettre aussi en avant la mémoire de celles que l’histoire oubliera : paysannes, femmes de peu, qui pourtant ont compté, et comptent encore, dans la grande fresque humaine occidentale.
Je ressentais cette obligation du souvenir, ce souci de mémoire si vous voulez, qui me venait à la pensée que nombre de femmes noires disparaissaient sans laisser de traces, car elles n’avaient pas été jugées assez intéressantes pour survivre dans la mémoire des hommes.27
10On retrouve, dans ce « souci de mémoire » attaché aux inconnues et aux disparues, l’exigence de Simone Schwarz-Bart rédigeant Pluie et vent sur Télumée Miracle, lui aussi hommage aux oubliées de l’histoire guadeloupéenne.
11En réponse à un manque d’ancêtres mais surtout de modèles ancestraux, mythiques, légendaires, ou historiques, Simone Schwarz-Bart retrouve donc les histoires qui composent la plus grosse partie de Hommage : et, lorsque l’historiographie présente des lacunes, lorsque les archives disparaissent, lorsque la mémoire des hommes flanche, sa plume prend le relais ; l’imagination pallie les absences et les manques générés par le temps, et par l’histoire elle-même, qui s’est appliquée à effacer la mémoire des vaincus au profit de celle des vainqueurs. Dans l’hagiographie, « l’extraordinaire et le possible s’appuient l’un l’autre pour construire la fiction ici mise au service de l’exemplaire »28 : à travers leur biographie (souvent excessivement élogieuse, souvent réinventée), les vies d’individus deviennent des exemples à suivre, et sont déployées par des formes narratives proches du conte :
On y trouve ainsi le héros, figure stéréotypée, modèle, car exemplaire, une intrigue également répétitive et exemplaire, dont la trame va de l’enfance aux épreuves puis à la reconnaissance et gloire, et enfin une topique […]. Par son insistance cependant sur le caractère stéréotypé et sur le « bricolage », sur la combinaison d’unités toujours identiques […] émerge un modèle (formaliste) de récit proche du conte.29
12Ainsi, dans Hommage, les vies de ces femmes, magnifiées, narrativisées, se déploient comme dans de courtes nouvelles : elles vont s’employer, dans leur quête de sens ou d’elles-mêmes, à retrouver le lieu duquel elles viennent et qui, d’une certaine manière, les caractérise. On retrouve ici la structure qui a inspiré le roman Ti-Jean l’Horizon30, ce « conte d’amour »31 paru une dizaine d’années plus tôt : le héros, un personnage de jeune garçon tiré de la tradition orale de la Caraïbe32, défie les structures en place. Il est trickster33, comme son homonyme des contes, mais il est aussi, dans le roman schwarz-bartien, lancé dans une quête, qui se révèle être celle de son identité.
13Hommage à la femme noire surprend par sa forme, mêlant une visée encyclopédique à une rédaction proche de l’hagiographie, qui se dépouille d’une volonté d’objectivité absolue, et mâtine le projet de récits qui aspirent à ancrer, sur le papier, la légende ou le mythe dont ils sont la manifestation directe.
« Encyclopédie » et fragments romanesques : une poétique de la répétition
14Détentrices de mémoire, passeuses d’histoire, les femmes sont celles qui, notamment dans la Caraïbe, prennent le relais des griots africains : Hommage rejoint ce travail de transmission mémorielle, en convoquant le monde de l’oralité. Est mis à l’honneur le monde de ceux qui n’utilisent pas l’écrit et menacent de sombrer dans l’oubli : l’ouvrage reprend les codes des contes, des mythes, tissant, à partir d’une tradition orale, les portraits de femmes qui se déploient dans l’ouvrage. Nous l’avons vu, ces portraits sont complétés par des encarts dans lesquels sont, souvent, transcrites des chansons traditionnelles, des légendes, des mythes fondateurs avec le ton et la manière des griots, et parfois le style des grandes épopées. On retrouve ainsi, çà et là, des chansons, des proverbes, issus de la sagesse populaire orale, mais aussi des devinettes (par exemple, dans les tomes qui leurs sont consacrées, des paroles propres à la culture créole guadeloupéenne et martiniquaise), dans un condensé culturel destiné à lutter contre l’oubli. Cependant, les auteurs ne se contentent pas de reproduire ce monde pétri d’oralité : ils le font aussi exister, en forgeant leurs textes à son image.
15Ainsi, tout comme les traditions orales s’adaptent à leur auditoire et aux conditions dans lesquelles elles sont énoncées, les écrits des Schwarz-Bart proposent-ils des variations sur des sujets dont le sens profond, éclairé par le contexte de la page (encarts, dessins, schémas…), est sans cesse réinterrogé. Ainsi de la femme Solitude de Guadeloupe, qui parcourt les écrits des Schwarz-Bart34 et à qui un chapitre du tome 3 d’Hommage est consacré : sa vie fictive, déjà inventée par André Schwarz-Bart en 1972 à partir de bribes d’Histoire, est ici condensée, réécrite en un récit de quelques pages. À travers ce portrait, le lecteur est invité à relire le roman qui porte son nom, à redécouvrir l’histoire de celle qu’on ne présente plus et qui occupe désormais, à l’aube des années 1990, une place centrale dans l’Histoire de la Guadeloupe. On note des variations significatives concernant le personnage, qui intègre la tradition orale et dépasse l’enveloppe humaine dont il avait été doté par la fiction.
Et, renversant la tête en arrière, laissant aller les globes somptueux de ses yeux – faits tout bonnement par le Seigneur, dit une légende, pour refléter les astres – elle éclata en un curieux rire de gorge, un roucoulement léger, entraînant, à peine voilé de mélancolie ; une sorte de chant très doux et sur lequel s’achèvent toutes les histoires, ordinairement, tous les récits de veillée, tous les contes relatifs à la femme Solitude de Guadeloupe…35
Quant à Solitude, elle ne s’est pas seulement répandue dans les squares et les avenues de la Guadeloupe ; elle est devenue poème, chanson, bibliothèque, salle de musée. Elle s’est même transformée, ces derniers temps, en un très bel air de groka : ce tambour de campagne, cet instrument populaire venu tout droit d’Afrique et qu’elle entendait battre, déjà, sous les doigts de ses compagnons, nègres marrons de la Guadeloupe36
16Plus de dix ans séparent ces deux passages : dans le premier, un glissement s’opère, du rire-chant de Solitude à celui du conteur. La femme se transforme, elle entre dans le monde de l’oralité, et donc de la transmission. Solitude est présentée comme cette figure qui habite d’abord les récits des « veillées », héroïne légendaire dont le souvenir se transmet par l’oralité ; mais elle est aussi, de fait, le personnage éponyme du roman, et ne doit son existence qu’à ce roman. Dans le second passage, on observe une concrétisation et une actualisation de la mémoire dans les bâtiments, les lieux. Elle quitte, en somme, le carcan du livre, et sans doute celui de son créateur, pour habiter l’espace, raviver la mémoire. Le souvenir de l’héroïne du roman écrit par André Schwarz-Bart reste pérenne. La réécriture fait donc vivre, et revivre le personnage, le renvoyant toujours à ce qu’il est, et à ce qui motive son invention, un marqueur de mémoire. Réécrire Solitude, d’un passage à l’autre, est donc, pour les Schwarz-Bart, une façon à la fois de répéter, d’actualiser mais aussi de solliciter la mémoire, dans un clin d’œil intertextuel au lecteur. Là est l’éternel recommencement, et, par là, l’inachèvement. Solitude est dite issue du monde oral ; elle se déploie dans le roman ; puis, par l’encyclopédie, elle est de nouveau ancrée dans la mémoire, mais cette fois, écrite.
17Pluie et vent sur Télumée Miracle37 s’invite aussi au cœur d’Hommage, dans un jeu de reflets qui donne de la profondeur au texte. On retrouve en effet des passages du roman de Simone Schwarz-Bart dans les extraits intitulés « Paroles d’une femme ordinaire » qui agrémentent chaque portrait. Ceux-ci sont parfois, comme dans le tome 3, des passages de « slaves narratives », récits autobiographiques produits par des esclaves38, et visent par le récit subjectif à rendre le portrait historique des héroïnes noires, plus humain, plus vivant. Cependant, dans le dernier tome (6), consacré aux femmes de la Caraïbe et notamment des Antilles françaises, ce sont des passages de Pluie et vent sur Télumée Miracle que l’on retrouve dans ces « Paroles d’une femme ordinaire » : le lecteur peut ainsi avoir la sensation que l’actrice Jenny Alpha se glisse dans la peau de la jeune Télumée, écoutant religieusement avec le jeune Elie les contes et les conseils de sa grand-mère Reine-Sans-Nom ; et que la femme politique Lucette Michaux Chevry affronte l’enfer des cannes aux côtés d’Olympe et d’Ambroise : sa détermination n’est pas seulement palpable dans sa biographie, elle est aussi mise en lumière par un subtil jeu d’écho entre le réel et la fiction tirée du roman de Simone Schwarz-Bart.
18À plus petite échelle, et comme le remarque Alhassane Daouda Cissé dans son étude stylistique des romans Pluie et vent sur Télumée Miracle et Ti-Jean l’Horizon39, la prose romanesque fait apparaître des phrases, des expressions, des passages similaires d’une œuvre à l’autre, qui construisent un rythme suggéré par une structure répétitive proche de la litanie. Plus encore40, un véritable réseau de sens se dessine, un dialogue entre Hommage et l’ensemble de l’œuvre schwarz-bartienne. Par exemple, on retrouve, disséminé dans l’œuvre schwarz-bartienne, le groupe nominal « les petites lettres ».
Une école venait de s’ouvrir au village, un maître venait deux fois la semaine pour enseigner les petites lettres […] Un soir, comme elles étudiaient les petites lettres, Méranée demanda à sa sœur de mettre la lampe à pétrole au milieu de la table, lui reprochant d’accaparer toute la lumière.41
[…] Elle comprit soudain que la force des Blancs se tenait tout entière dans leur capacité de lire les petites lettres, qui demeuraient fermées aux siens. […] Il lui semblait avoir dérobé une petite part du savoir détenu par les Blancs, mais elle ne le formulait pas exactement en ces termes. Plus tard, dans une de ses conférences, elle évoquera plaisamment le mythe de Prométhée […]42
Ouvre bien ta petite cervelle, demoiselle, et retiens ceci : la seule magie à perdurer est celle des blancs, l’alphabet, les petites lettres… c’est ça la vraie magie… Va, vole-la-leur.43
19De Pluie et vent sur Télumée Miracle à L’Ancêtre en solitude, en passant par Hommage, « les petites lettres », qui désignent la maîtrise de la langue et de l’écriture de la culture dominante, sont présentées comme la clé d’accès au savoir. Elles permettent une reprise, explicite dans Hommage, de l’évocation du mythe de Prométhée : la lecture, comme l’écriture, sont les sources du pouvoir et de la connaissance de l’oppresseur, et il s’agit de les lui dérober. On note cependant le renversement du mythe qu’opère Pluie et vent sur Télumée Miracle : la flamme dérobée, lorsqu’elle est disputée et qu’on refuse de la partager, embrase la case et tue l’une des petites filles.
20Ainsi, les reprises exactes de thèmes ou de syntagmes ont deux fonctions dans l’œuvre schwarz-bartienne : leur répétition rappelle l’usage mnémotechnique de certains syntagmes dans la transmission orale, mais permet aussi de tisser un réseau de sens entre les romans et l’encyclopédie.
21Délaissant le « roman encyclopédique »44, Simone et André Schwarz-Bart élaborent, en rédigeant Hommage à la femme noire, une encyclopédie romanesque, qui se construit sur un système élaboré de renvois et de répétitions assumé. Simone Schwarz-Bart, au cours d’un de nos entretiens45, remarque qu’André Schwarz-Bart, dans une note de ses archives, souligne à quel point il était important pour lui de réutiliser des passages : les mettre dans un autre contexte, c’est leur offrir une nouvelle vie. Se développe ce que nous appelons, dans notre travail de thèse, une « poétique du reflet » qui se déploie dans toute l’œuvre schwarz-bartienne. L’ouvrage apparaît alors comme un véritable maillon de l’œuvre : Pluie et vent sur Télumée Miracle comme La Mulâtresse Solitude se glissent notamment entre les pages, dans une série de réécritures qui donnent de la profondeur tant à Hommage, hybride inclassable, qu’aux romans de 1972, et ouvre, dans une certaine mesure, la voie aux romans posthumes, cosignés Simone et André Schwarz-Bart.