Colloques en ligne

Agnès Guiderdoni

De quel genre littéraire l’hagiographie est-elle le nom chez Michel de Certeau ?

1Michel de Certeau a écrit et publié par trois fois, dans trois endroits différents, un texte presque identique traitant de l’hagiographie. Il s’agit tout d’abord de la notice de l’Encyclopædia Universalis dans son édition papier de 19711, puis comme chapitre, augmenté, de L’écriture de l’histoire en 19752, et enfin republié dans l’édition de l’Encyclopædia en 19853, dans une version cette fois strictement identique au chapitre de L’écriture de l’histoire. C’est cette dernière version qui est actuellement disponible en ligne à l’usage des personnes et institutions abonnées.

2On peut s’interroger brièvement sur cette re-publication du chapitre de L’écriture de l’histoire dans l’Encyclopædia, à la place de la première version, c’est-à-dire de la re-publication d’un texte initialement situé dans un ouvrage précis, dans une encyclopédie à visée certes érudite mais généraliste, ce à quoi répondait – plus ou moins pourrait-on cependant arguer – la première version de 1971. On peut avancer l’hypothèse qu’en 1985, Michel de Certeau est bien connu en France et qu’il s’agit peut-être pour l’Encyclopædia de publier un article de Michel de Certeau sur l’hagiographie plutôt qu’une notice de présentation de l’hagiographie… Hypothèse seulement. Certeau a certainement eu son mot à dire sur cette re-publication qu’il a donc dû approuver. En tout état de cause, il reste que le texte de 1985 de l’Encyclopædia est en tout point identique au chapitre du livre, mais que le lieu d’insertion est fondamentalement différent, ce qui en modifie la portée, voire la compréhension profonde, notamment quant au fait que « l’hagiographie est un genre littéraire », phrase qui ouvrait la notice de l’Encyclopædia en 1971 et qui n’apparaît qu’au second paragraphe dans la seconde version du texte, en 1975 et en 1985.

3La bibliographie présente des différences dans chacune des versions : la notice de 1985 a été mise à jour avec des publications plus récentes, et surtout celle de L’écriture de l’histoire contient deux entrées absentes des notices de l’Encyclopædia de 1971 et 1985. Ainsi ont été ajoutés dans le chapitre, en 1975, la mention de l’ouvrage d’Hippolyte Delehaye, Les Légendes hagiographiques, Bruxelles : Société des Bollandistes, 1905 [1ère édition 1903], et l’article de B. de Gaiffier, « Mentalité de l’hagiographe médiéval », dans Analecta Bollandiana, 86 (1968), p. 391-399.

4Le livre de Delehaye cherche à établir les frontières du genre hagiographique par rapport aux autres écrits d’imagination afin de pouvoir identifier les matériaux hagiographiques de qualité, et ainsi en souligner la valeur. L’article de Gaiffier quant à lui passe en revue les nombreuses publications récentes sur l’hagiographie médiévale, et en particulier sur les motivations des hagiographes à produire du « faux » ou du « vrai », et sur la valeur de la critique. Ces deux publications nourrissent la réflexion sur la valeur et la qualité référentielles de l’hagiographie, dimension éminemment critique pour le genre qui se situe plus que tout autre dans le vaste champ, englobant, de l’historiographie à la frontière de la fiction et de la littérature d’imagination, qui intègre en tout cas les éléments et la structure la plus propre à le définir comme ressortissant à la littérature et même au poétique.

5Le texte de Certeau est difficile à décrypter car il est très elliptique et plein d’implicites, et qu’il faut chercher dès lors à l’expliciter, faute de pouvoir tout en expliquer. Tout d’abord, il relève de deux genres différents : la notice d’encyclopédie, généraliste, même si bien informée, et le chapitre d’un essai scientifique. La lecture en est différente selon ce contexte d’insertion. De ce point de vue, la notice de l’Encyclopædia apparaît comme quelque peu énigmatique, car elle ne correspond pas tout à fait aux lois du genre. En revanche, replacée dans L’écriture de l’histoire, elle prend une autre profondeur car elle est située ; elle s’inscrit dans une perspective, où l’on comprend d’abord qu’elle présente une sorte de contrepoint, voire de contre-exemple, de l’historiographie – ce qui est beaucoup plus intangible dans le contexte de l’Encyclopædia.

6On saisit mieux aussi à quel point Certeau écrit ce texte de son point de vue de moderniste. Ceci permet aussi certainement de mieux comprendre ses positions sur l’hagiographie. Il consacre un paragraphe au Moyen Âge, et s’il y a encore dans le reste du texte quelques mentions de la période paléochrétienne ou médiévale, on constate surtout un flou assez troublant en ce qui concerne la chronologie. On voit mal en fait comment un lecteur de la notice de l’Encyclopædia pourrait avoir une idée claire de ce qu’est l’hagiographie à travers le temps après la lecture de cette notice… Mais là n’était peut-être pas l’objectif.

7Voilà pour le ou les contextes de publication, qui ne sont pas indifférents et que je voudrais approfondir dans un premier temps en examinant de plus près l’insertion du texte dans L’écriture de l’histoire. Je regarderai ensuite les marqueurs littéraires, plus spécialement de genres littéraires contenus dans ce texte. Et enfin, comme l’aura suggéré, je l’espère, ce parcours, je tenterai d’éclairer le texte de Certeau à la lumière de la fable, pourquoi pas mystique. Il transparaît en effet à travers plusieurs indices que l’idée de fable est au cœur problématique, critique, malaisé même, quoique implicite, de « l’hagiographie en tant que genre littéraire », en tant que possible fiction, ou du moins en tant qu’élaboration narrative dotée d’une poétique. On se demandera donc bien de quel genre littéraire l’hagiographie est le nom chez Michel de Certeau.

Insertion dans L’écriture de l’histoire

8L’insertion dans L’écriture de l’histoire produit un effet tout autre que celui qu’on a pu lire dans l’Encyclopædia puisqu’elle donne à ce texte son arrière-plan méthodologique, voire épistémologique, ainsi que sa portée en la présentant comme un cas particulier de l’historiographie. Le paragraphe suivant a été ajouté à la notice initiale de 1971, notice qui débutait d’entrée de jeu en affirmant que « l’hagiograghie est un genre littéraire » :

À l’extrémité de l’historiographie, comme sa tentation et sa trahison, il existe un autre discours. On peut le caractériser de quelques traits qui ont seulement pour objet ici de le situer dans un voisinage, comme le corpus d’une différence. Essentiellement, il illustre une signification acquise, alors qu’il prétend ne traiter que d’actions, Acta, Res gestae. Sulpice Sévère, dans sa Vita Sancti Martini, tient pour fondamentale l’opposition res, non verba – des choses et non des mots. Or les « faits » sont plutôt des signifiants au service d’une vérité qui construit leur organisation en « édifiant » sa manifestation. Les res sont les verba dont le discours fait le culte d’un sens reçu. Il semble que, de l’histoire, s’exorbite la fonction didactique et épiphanique.4

La première partie de l’ajout concerne la position de l’hagiographie dans le champ plus vaste de l’historiographie dont traite l’ouvrage ; il positionne donc ce chapitre VI dans ce livre ; la seconde partie définit la nature du texte hagiographique. J’y reviens dans un instant

9Gérard Neveu, que je remercie très vivement de m’avoir envoyé les nombreuses et passionnantes pages qu’il a consacrées à l’analyse de ce texte, interprète cette entrée en matière comme un jugement très négatif porté sur l’hagiographie, notamment au regard de la disqualification des sources hagiographiques pour l’historien, disqualification que Certeau aurait entérinée dans sa propre pratique.

10Il est peut-être possible de comprendre un peu différemment cette entrée en matière qui ouvre donc ce chapitre VII de L’écriture de l’histoire (et donc également la notice révisée en 1985 de l’Encyclopaedia). Le chapitre se trouve, de manière symptomatique à mon sens, par rapport à ce que je voudrais essayer de montrer ici, dans la troisième partie intitulée « Systèmes de sens : l’écrit et l’oral », et en constitue le troisième et dernier chapitre, après un chapitre consacré au récit de voyage de Jean de Léry et à la parole (rapportée) du sauvage, et un autre sur la parole (aussi rapportée) de la possédée, l’un et l’autre chapitre réfléchissant sur la parole de l’autre et sur l’autre, rapportée par le moyen de l’écrit, mettant en tension oralité et écrit. Ceci n’est pas anodin au moment d’aborder ce que le chapitre intitule « Une variante : l’édification hagio-graphique ». Une variante de quoi ? Si l’on suit les premiers mots du texte, il semble qu’il s’agisse d’une variante de l’historiographie, mais ce n’est pas si sûr, et il est aussi possible de comprendre qu’il s’agisse d’une variante du système de sens entre l’écrit et l’oral. Ainsi, cette oralité qui, rappelons-le, organise et sous-tend chez Certeau la fable (le fari, il l’expose déjà dans L’écriture de l’histoire, dans la conclusion du chapitre sur Jean de Léry) impose ainsi sa présence implicitement, dans le texte, comme en filigrane ou plutôt comme une hantise… ou comme une « tentation », voire une « trahison ». Il faudra le préciser.

11Par ailleurs, la conclusion du chapitre précédant immédiatement celui sur l’hagiographie tire les conséquences suivantes au sujet du langage :

Cette épistémologie de la transparence référait le verbum à une res. Elle va être relayée par une épistémologie de la surface, où les possibilités de signification se mesurent à l’établissement de rapports entre des signifiants. A des relations ontologiques (verbum/res), se substituent des relations spatiales, en fonction desquelles se définissent également le langage verbal et le langage pictural. […] Le monde se mue en espace ; la connaissance s’organise en regard […].5

Certeau décrit là ce qu’il a décrit en plusieurs autres endroits, à plusieurs reprises et que l’on connaît bien, à savoir les conséquences du nominalisme – de l’ockhamisme comme il le nomme lui-même – sur la valeur et le statut ontologiques du langage6.

12Les lignes qui suivent l’introduction du texte sur l’hagiographie s’inscrivent dans cette continuité (à partir de « Sulpice Sévère, dans sa Vita Sancti Martini, […] ») et replace ainsi le genre littéraire dans une problématique plus vaste, dans laquelle, à nouveau, est aussi prise la fable – problématique sur laquelle s’attardera longuement Michel de Certeau dans la Fable Mystique. Deux paragraphes plus loin, toujours dans l’introduction, on trouve encore, continuée, cette insistance sur les faits comme mots : « Les res gestae ne constituent qu’un lexique.7 » De cette manière, Certeau traite implicitement l’hagiographie, dans sa nature, comme le texte biblique. En effet, « les faits signifiants qui édifient la manifestation d’une vérité et qui sont les mots d’un discours », correspond à la définition même de l’allegoria in factis.

13La citation du chapitre précédent éclaire le début de celui-ci quant à la nature du langage et de sa qualité référentielle (quels sont les référents des verba et des res ?) car, en effet, si le texte hagiographique, dans cette configuration, ressortit à l’allegoria in factis, la citation précédente en montre la limite et même l’effondrement, et place d’emblée l’hagiographie, dans la perspective d’une poétique, voire d’une plastique.

Les marqueurs « littéraires » contenus dans le texte

14Il convient maintenant de repérer les marqueurs de cette poétique, contenus dans la notice. On veillera, cependant, à être attentif au sens exact dans lequel Certeau emploie le terme « littérature ». On constate à plusieurs reprises que son emploi se fait dans son sens plus ancien de « corpus de textes », et en particulier de textes savants.

15Outre l’entrée en matière qui affirme que « l’hagiographie est un genre littéraire », et qui correspond, somme toute, à sa définition de base depuis le début du xxe siècle au moins8, un certain nombre de marqueurs nourrissent cette littérarité de l’hagiographie dans le texte de Certeau.

16Après avoir affirmé qu’il s’agit d’un « genre littéraire », il est précisé qu’il s’agit d’un « tombeau tautologique ». Si on comprend d’abord « tombeau » par rapport à la mention de monument (tirée d’une référence à l’ouvrage d’Hippolyte Delehaye) à laquelle le texte hagiographique est assimilé (« De ce ‘monument’, la rhétorique est saturée de sens, mais du même sens. C’est un tombeau tautologique »)9, on peut aussi y voir une première spécification du genre littéraire, et comprendre le « tombeau » comme le genre poétique, qui rend hommage à l’écrivain, au poète en lui bâtissant un monument à lire – certes hommage sous forme versifiée en général, mais qui dans son fond, célèbre la gloire de celui qui passe à la postérité pour ses œuvres et qui fournit une forme de légende, de legendum, de ce qui est écrit et qu’il doit être lu pour sa gloire, ce qu’affirme bien Certeau vers la fin de son texte : « Il ne s’agit pas d’une histoire, mais d’une ‘légende’, c'est-à-dire de ce qu'il ‘faut lire’ (legendum) ce jour-là. »10 Par là, l’hagiographie semble se présenter comme un genre éminemment scripturaire – évacuant toute forme d’oralité, de parole, et donc évacuant la tentation de la fable… Pourtant sa transmission peut être orale, parmi d’autres : « Le texte implique aussi un réseau de supports (transmission orale, manuscrite ou imprimée) »11. En outre, son apparentement à une littérature populaire, à sa folklorisation, que Certeau fait plus loin dans le texte, la rapproche de cette transmission orale, parole consignée dans un temps ultérieur de l’institution, mais donc ouverte en son origine à une autre parole, et demeurant telle en puissance par la présence / prégnance, insistante (au tout au long du texte, comme des repères posés dans le texte de loin en loin) de l’extraordinaire, du merveilleux, du miracle, etc. – autant de phénomènes dont le référent est incertain, voire absent, et dont seul le signifiant demeure : Certeau nous dit bien que les « faits » de la vie du saint sont des signifiants. Cette conformité du texte hagiographique avec l’allegoria in factis qui s’est coupé du référent hors-texte (dans une conception traditionnelle de l’allegoria in factis le sens est donné et garanti par le plan de Dieu et par l’économie du salut ; or dans la configuration présente, tout advient dans et par le texte : la vie du saint en tant que saint est édifiée dans et par le texte), cette conformité donc du texte hagiographique avec l’allegoria in factis qui a en même temps supprimé le référent hors-texte ouvre bien la possibilité de le comprendre comme fable. Il semblerait bien que « […] le langage oral [qui a présidé à l’origine de l’histoire du saint] attend[e], pour parler, qu’une écriture le parcoure et sache ce qu’il dit »12, et d’autant plus que la « fari [est] l’acte de parler qui n’a pas de sujet nommable. »13

17La question référentielle est ainsi par là ouverte. En effet,

[i]l est impossible aussi de ne la [l’hagiographie] considérer qu’en fonction de l’"authenticité" ou de la "valeur historique" : ce serait soumettre un genre littéraire à la loi d’un autre – l’historiographie – et démanteler un type propre de discours pour n’en retenir que ce qu’il n’est pas.14

On doit certainement lier cette affirmation à cet autre passage qui esquisse l’évolution de l’hagiographie : « À partir du xviie siècle, elle a une forme plus historique : l’érudition impose une définition nouvelle de ce qui est "vrai" ou "authentique" »15. Ou encore : « Elle n’est pas réductible à une exactitude des faits ou de la doctrine sans détruire le genre même qui énonce »16.

18Ce questionnement sur la qualité référentielle de l’hagiographie pourrait être éclairé par la question que Certeau pose en introduction de la Fable mystique, la question de savoir si :

« derrière les documents venus jusqu’à nous, peut-on supposer un référent stable (une « expérience » ou une « réalité fondamentale ») qui permette de trier les textes selon qu’ils en relèvent ou non ? Tous ces discours racontent en effet une passion de ce qui est […] – en somme une passion de ce qui s’autorise soi-même et ne dépend d’aucune garantie étrangère.17

19Les deux interrogations sont dans un rapport de miroir inversé : le genre hagiographique renouvelé du xviie siècle doit renvoyer à une vérité historique extérieure qui en garantisse la valeur (mais pour qui ? pourrait-on se demander), qui l’autorise, tandis que le discours mystique s’autorise de lui-même. Mais dans ce geste d’auto-légitimation, c’est aussi une forme de sainteté qui s’autorise elle-même, ce que Certeau évoque aussi dans la Fable mystique18 et que Jacques Le Brun a largement développé19. La nature donc du texte hagiographique définit une sainteté très précise qui s’inscrit en contrepoint de cette autre sainteté, matière et point d’aboutissement de la fable. C’est cependant ce rapport toujours incertain à cette vérité qui fonde bien sûr son caractère littéraire, qui la fonde en tant que fiction, mais dans une littérarité différente de celle de la fable, celle de la légende, du legendum, qualité scripturaire de ce genre, dans ce rapport définitoire d’inversion par rapport à la fable.

20Dans tous les cas cependant, on a bien à faire à une fiction :

21« L’extraordinaire et le possible s’appuient l’un l’autre pour construire la fiction ici mise au service de l’exemplaire »20, mais une fiction qui se construit également sur un modèle rappelant la fable (mystique ?), telle que la définit Certeau : « [la vie du saint] représente la conscience qu’il a de lui-même en associant une figure à un lieu »21.

Associer une figure à un lieu, n’est-ce pas produire une fable ?

22Certeau situe également cette hagiographie dans une histoire littéraire, où affleure ce que Patrick Goujon et Sophie Houdard rappellent dans leur article ici-même22, à savoir le rejet de la part de Certeau d’une certaine littérature « à la manière de Bremond ». Ceci permet certainement de comprendre tout le reproche porté sur cette manière. D’où l’insistance sur l’hagiographie comme répétition (« la littérature religieuse est toujours la même histoire »23), « théâtre littéraire » à la Bremond, où des personnages, « sous des costumes et des noms différents, jouent des rôles identiques. […] Des héros successifs prennent la relève de personnages ou de fonctions immuables »24. Si le reproche, le rejet affleure bien, il n’est pas sans mélange, on le verra. Ainsi, « […] de la rhétorique des sermons sur les saints on passe à une littérature ‘dévote’, qui cultive l’affectif et l’extraordinaire. »25 Ou encore : « Au xxe siècle, d’autres personnages, ceux de la politique, du crime ou de l’amour, prennent le relais des ‘saints’, mais entre les deux séries le clivage se maintient. »26 Les deux constituent en partie des ajouts, par rapport à la notice de l’Encyclopaedia de 1971, qui précisent les contours de l’hagiographie populaire, prise dans des formes de la folklorisation, tout en la replaçant dans le mouvement plus large de l’histoire littéraire. Cette forme d’hagiographie fait partie d’abord d’une « littérature dévote », dont la dénomination, comme telle, rappelle l’histoire littéraire de Bremond et un jugement plutôt défavorable à son endroit, mais convoque également par cette référence implicite le lien crucial pour le xviie siècle entre expérience spirituelle et expérience littéraire, étudié par Jacques Le Brun27. En effet, l’hagiographie fait partie de la littérature dévote mais la littérature dévote est plus large que l’hagiographie. La proximité d’autres types de textes (direction spirituelle, romans dévots, manuels de l’âme, etc.) favorise un peu plus l’assimilation de l’hagiographie à ces formes qui émergent au xviie siècle et où le saint est devenu « un personnage de papier » pour reprendre le travail de Barbara Selmeci sur ces nouveaux saints en littérature qui modifient le genre qu’ils informent et que le genre, en retour, transforme, redessinant les contours de la sainteté moderne, du moins l’image du saint28.

23De même, la translation suggérée au xxe siècle de l’hagiographie du domaine sacré au domaine profane (« people » dirait-on maintenant) la place dans la catégorie encore appelée parfois « paralittérature » – littérature à la marge de l’institution littéraire / universitaire, qui fait écho non seulement à L’invention du quotidien, mais aussi plus largement à la parole donnée aux groupes en marge par Certeau, fous, sauvages, mystiques, etc. Et pour preuve : « L’hagiographie serait la région où pullulent, localisés à la même place et condamnés ensemble, le faux, le populaire et l’archaïque.29 »

24Une partie entière du chapitre est intitulée, en forme d’interrogation, « Une littérature populaire ? ». Certeau y explique comment l’hagiographie s’est agrégée à la littérature ecclésiastique, à son corps défendant si l’on peut dire : « Aussi l’hagiographie n’est-elle entrée dans la littérature ecclésiastique que par effraction, ou par la petite porte. »30 Et de mentionner les réserves émises à l’encontre de cette littérature, voire son exclusion, au motif qu’elle contient, colporte (et se trouve ainsi associée à la littérature de colportage) les « légendes » et des « superstitions ».

25Certeau attribue ensuite à l’hagiographie une fonction : « fonction de vacance ». Il semble ainsi rapprocher l’hagiographie du roman. La vie de saint ressortit au loisir, loisible, à la vacance, aux moments où l’on se divertit ou se récrée, de même que la présence du merveilleux fait émerger un univers romanesque, du moins un romanesque d’avant le milieu du xviie siècle :

L’extraordinaire et le possible s’appuient l’un l’autre pour construire la fiction ici mise au service de l’exemplaire. Cette combinaison en la forme d’un récit joue une fonction de ‘gratuité’ qui se retrouve également dans le texte et dans son mode d’emploi. C’est une poétique du sens.31

26à moins que l’on ne soit dans l’univers du conte, ce que laisse entrevoir la partie consacrée à la structure du discours hagiographique, qui reprend certes les catégories clés de la fiction pouvant aisément évoluer vers le conte, tels qu’ils sont présentés du moins. On y trouve ainsi le héros, figure stéréotypé, modèle, car exemplaire, une intrigue également répétitive et exemplaire, dont la trame va de l’enfance aux épreuves puis à la reconnaissance et gloire, et enfin une topique : « un immense répertoire de thèmes », « un bestiaire », un inventaire des motifs corporels32. Par son insistance cependant sur le caractère stéréotypé et sur le « bricolage », sur la combinaison d’unités toujours identiques, et surtout associées à « l’extraordinaire et [au] merveilleux…[au] martyre ou [au] miracle jusqu’à l'ascèse ou l’accomplissement du devoir d’état »33, émerge un modèle (formaliste) de récit proche du conte : « Les ‘vertus’ constituent des unités de base ; leur raréfaction ou leur multiplication produit dans le récit des effets de retour ou de progrès ; leurs combinaisons permettent une classification des hagiographies. »34

27A-t-on à faire à une légende, à une fable ou à un conte ? Ou peut-être une pièce de théâtre, sous les formes d’une composition de lieux ? Puisque bien entendu, les enjeux sont de lieux ; il n’est même question que de cela : assigner une figure à un lieu, parcourir les lieux (de la vie du saint). Par delà le discours des vertus, c’est retracer le discours des lieux, passer de « scène en scène » nous dit Certeau, ou encore le texte est « mise en scène »35, et même « clôture d’une mise en scène »36 qui circonscrit et découpe. C’est aussi et encore « un riche théâtre d’entrées et de sorties »37, un récit toujours « dramatique » : « L’histoire du saint se traduit en parcours de lieux et en changements de décors ; ils déterminent l’espace d’une "constance".38 »

Le récit hagiographique se déploie également

[c]omme dans la tragédie grecque, on sait l’issue dès le début, avec cette différence que là où la loi du destin grec impliquait la chute du héros, la glorification de Dieu demande le triomphe du saint.39

28Enfin, il faut noter l’absence remarquable de l’auteur ou plutôt de la fonction-auteur dans le texte de Certeau, qui fait apparaître le statut problématique de l’énonciation dans ce texte, dans ce qu’il définit comme récit hagiographique. Par qui l’énonciation est-elle en effet assumée ? Plusieurs possibilités s’offrent à nous sans qu’aucune ne puisse être tranchée : le « groupe » ou la « communauté », l’Eglise, le saint lui-même par la production des faits de sa vie érigés en signifiants, voire même le texte, présenté à plusieurs endroits comme producteur autonome.

La tentation de la fable dans l’hagiographie, en guise de conclusion

29L’ensemble du texte de Certeau sur cette hagiographie semble osciller entre historiographie et fable, raison peut-être de sa désignation comme « tentation et trahison », « à l’extrémité de l’historiographie ». La définition, qui échappe, de l’hagiographie semble hanter par la tentation de la fable, voire par la tentation mystique qui ne se dit pas. Rappelons ce que Certeau écrit dans l’introduction de la Fable mystique :

[…] l’historiographie commence là où l’on fait son deuil de la voix, là où l’on travaille sur des documents écrits (gravés, tracés, imprimés). Depuis qu’une lente révolution a affecté à l’écriture le pouvoir nouveau de re-former le monde et de refaire l’histoire, en somme de produire une autre société, la culture orale a été peu à peu abandonnée […], symptôme de sociétés devenues scripturaires.
La parole, en particulier, si liée aux traditions religieuses, a été muée depuis le xvie siècle en ce que ses « examinateurs » ou « observateurs » scientifiques ont depuis trois siècles nommé la « fable ». Ce terme est relatif d’abord aux récits chargés de symboliser une société et donc concurrentiels par rapport aux discours historiographiques.40

Or rapporte-t-il au début du texte sur l’hagiographie : « la ‘vie de saint’ est ‘la cristallisation littéraire des perceptions d’une conscience collective’ »41. La cristallisation est-elle similaire à la symbolisation ? En tout cas, elle semble faire référence à une opération de « précipité » similaire.

30La conclusion du texte dont les deux dernières phrases sont des ajouts par rapport à la notice l’Encyclopaedia de 1971, parle d’ailleurs de symbolisation. Il vaut la peine de la citer en entier :

Davantage encore, ces deux lieux contraires, ce départ doublé d’un retour, ce dehors qui s’accomplit en trouvant un dedans, désignent un non-lieu. Un espace spirituel s’indique par la contrariété de ces mouvements. L’unité du texte tient dans la production d’un sens par la juxtaposition des contraires – ou, pour reprendre un mot des mystiques, par une"coïncidence des opposés". Mais le sens est un lieu qui n’en est pas un. Il renvoie les lecteurs à un "au-delà" qui n’est ni un ailleurs ni l’endroit même où la vie de saint organise l’édification d’une communauté. Un travail de symbolisation se produit là souvent. Peut-être cette relativisation d’un lieu particulier par une composition de lieux, comme l’effacement de l’individu derrière une combinaison de vertus ordonnées à la manifestation de l’être fournissent-elles la ‘morale’ de l’hagiographie : une volonté de signifier dont un discours de lieux est le non-lieu.

31Dans son ensemble cette conclusion ne laisse pas d’évoquer la fable, alors mystique, qui trouve d’ailleurs à faire une apparition incise, comme d’un mot qu’on ne peut plus contenir, arrivé au terme d’un parcours d’évitements et d’allusions, un parcours de tentations, soudain trahi par l’écriture. La fable est peut-être ce qui hante, comme un fantôme, à son tour et aussi, l’hagiographie, en tout cas l’hagiographie conçue par Michel de Certeau.