De la difficulté de lire les Poëmes saturniens
1Les maîtres mots des premières recensions des Poëmes saturniens furent curieux, étrange, bizarre. Pour les uns, le recueil comportait ces traits accidentellement ; pour les autres, plus nombreux, il s’agissait plutôt du résultat de ce que plusieurs recenseurs ont appelé un « parti pris ». Cette idée d’un système de composition, aux antipodes du mythe de la spontanéité créatrice cultivé par les poètes romantiques, avait au moins l’avantage d’admettre que le poète pouvait raisonner. On a aujourd’hui tendance à faire tenir toute la pensée du poète dans les quelques strophes de son « Art poétique » et à lui imputer des qualités relevant de l’affectivité, de la sensibilité, de la sensualité, sans lui concéder la moindre capacité de réflexion. On retient bien l’idée d’une « chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint. », mais on oublie les poèmes d’autres couleurs dans cette œuvre polychrome ; on se souvient bien du mot « Indécis », mais en faisant abstraction du mot « Précis »…
2Lorsque Verlaine se dit « enchanté » que son « voluminet » des Romances sans paroles ait plu à Lepelletier, « malgré ses “hérésies” de versification », tout en certifiant qu’il lui « prépare bien d’autres “déconcertements” » [CG 1 321] 1, il invoque bien une stratégie en constante évolution. Ce n’est pas cet élan vers l’originalité qui a pu paraître non-romantique, mais l’importance accordée à la planification des effets. Ce que tous les recenseurs ont souligné, ses amis comme ses détracteurs, c’est que Verlaine était un véritable disciple de Baudelaire ; nul ne pouvait ignorer que ce refus de la spontanéité, de toute conception naïve de l’inspiration, répondait à l’esthétique du traducteur de Poe. Comme l’écrivait Asselineau au sujet de Baudelaire, « c’est très-sérieusement qu’il croyait aux miracles préparés, à la possibilité d’éveiller chez le lecteur, de propos délibéré et avec certitude, telle ou telle sensation »2.
3Il serait commode de se dire que notre lecture de Verlaine est plus juste que celle de ses lecteurs contemporains. Le Pauvre Lelian au programme de l’Agrégation, et pas pour la première fois : ne tiendrait-on pas dans cette consécration institutionnelle la preuve d’une intégration culturelle ? Chacun ferait partie d’une communauté de lecteurs plus ouverts, happy many rêvé par Stendhal : plus accommodants moralement, moins facilement désarçonnés formellement. Il suffit cependant de parcourir la critique verlainienne pour comprendre que l’exégèse peut déraper, que lire Verlaine, ce peut être un peu aussi le dé(-)lire. Personne n’y échappe et l’auteur de cette communication moins que personne. Il faut se méfier de l’idée d’une distance critique enfin atteinte, flattant cette conception d’un Progrès menant narcissiquement à « Moi » évoqué par Sartre (Les Mots). Cette illusion de l’effet mécaniquement bénéfique du recul est démentie par la vigueur des débats portant sur l’œuvre de Verlaine et, aussi hérétique et déconcertant que puisse sembler en pareille occasion notre propos, se pose forcément la question… de l’évaluation. En partie parce que, malgré tout, la force de frappe du poète n’a pas entièrement disparu, en particulier sur le plan éthique. Nul consensus, ainsi, surtout lorsqu’on s’approche des zones sulfureuses ou séditieuses de l’œuvre. D’ailleurs, s’agissant de Verlaine, grand amateur de palimpsestes parodiques, on peut avoir du mal à comprendre qu’un texte a été composé pour être lu par antiphrase.
4L’impression d’une compétence plus grande du lecteur d’aujourd’hui est forcément en partie illusoire. Car Verlaine écrivait pour des lecteurs pourvus en gros de la même culture que lui et s’il entretenait bien l’espoir que de futures générations le lisent, c’était sans pouvoir prévoir la nature des illusions de perspective qui allaient marquer nos lectures tardives. Ne serait-ce qu’en matière de versification, on a de sérieux désavantages vis-à-vis des contemporains de Verlaine – et surtout des poètes de son époque – puisqu’en matière de compétence métrique, on a subi une spectaculaire régression culturelle. C’est seulement en reconstituant, artificiellement et imparfaitement, les horizons d’attente formels de l’époque, que l’on peut espérer capter les innombrables signaux que ces poèmes avaient vocation d’émettre, balisant des moments décisifs dans la communication poétique, avec souvent une motivation éthique qui nous éloigne du pur jeu formel où l’on a souvent voulu cantonner le Parnasse, et cela dès sa naissance3. Comment en effet mesurer l’hérésie verlainienne si l’on a tout oublié de la religion contestée ? Sans le sentiment de la concordance, la discordance reste imperceptible.
5Sur le plan sémantique aussi, il faut essayer de restituer la richesse des sens verlainiens. On ne compte pas les accusations d’impropriété lancées contre Verlaine, presque toujours fondées sur des illusions de perspective. Mais il faut aussi tenir compte de problèmes de nature « encyclopédique » : il faut se rappeler qu’un mot comme « République » était l’objet de débats au vitriol, surtout depuis les événements de juin 1848, et si l’on pense qu’il suffit d’opposer République et Empire pour comprendre le « Prologue », on ne saisira pas la raison pour laquelle Verlaine peut se méfier des Républiques sans pour autant prêcher l’apolitisme…
6Qualifiant très rimbaldiquement les bataillons rangés de la critique verlainienne des années 1950-1980 de « vieilles énormités crevées », pourvoyeurs de pensées « plus mortes que des fossiles », Arnaud Bernadet pose polémiquement le problème de la péremption des entreprises critiques4. D’où deux corollaires :
71° Les nouvelles perspectives sont, elles aussi, vouées à la déconstruction.
82° On ne peut affirmer que le jury de l’Agrégation partagera les perspectives développées par la critique verlainienne récente alors que les principales éditions et la plupart des monographies disponibles aujourd’hui restent fidèles aux discours critiques des années 1950-1980. Il faut donc que l’étudiant qui désire profiter des nouvelles lectures – y compris en matière de théories de versification – argumente avec (comme toujours) un maximum d’efficacité mais aussi… de prudence.
9Les poèmes de Verlaine ne manquent pas d’attirer l’attention sur les procédures mêmes de la lecture et sur la possibilité de parcours et de perspectives divergents. Cette prise en compte de l’hétérogénéité de la réception surgit dès le poème d’ouverture [33] des Poëmes saturniens. Au v. 3, le verbe « Lire » se trouve mis en relief en début de vers, avec la majuscule que lui confère son emplacement métrique. Cette dramatisation du mot est renforcée par sa position différée, une parenthèse ironique coupant l’expression « Crurent lire » : « […], et c’est un point encor mal éclairci, […] ». Le point a été sans doute mal éclairé par la nuit étoilée, selon une syllepse portant sur deux types de lumière. En tout cas, si ce point est « encor mal éclairci », c’est que les Sages d’aujourd’hui n’ont pas plus percé le mystère que leurs homologues d’autrefois. Crurent lire désigne ainsi par une modalisation équivoque le problème de croyances exégétiques qui peuvent reposer sur de simples illusions. Les lectures contradictoires du « mystère nocturne » dans sa relation possible aux mystères de la vie sont indissociables d’herméneutiques qui évolueront selon les époques, sans qu’il y ait nécessairement un progrès en matière de « lumières ». L’« explication » fournie par les Sages d’autrefois est peut-être erronée, mais rien ne prouve que « ceux-ci » – par implication les rationalistes des années 1860 – aient su mieux lire et expliquer. Le poème liminaire joue bien son rôle définitoire de seuil du recueil, mais à la manière d’une admonestation : ce qui sera « deviné ligne à ligne » (v. 19) – vers à vers – ne saurait donner prise à une lecture facile. Plus tard, Verlaine évoquera ainsi la difficulté qu’éprouve Mathilde devant ses premiers recueils : « La pauvre enfant ! Je vous crois que mes vers, les Poèmes saturniens […] et les Fêtes galantes, très justiciables de leur intitulé, devaient lui sembler… durs à comprendre ou plutôt à deviner. » [Pr 505]. Deviner, précisément. Verlaine formule ici une mise en garde implicite, mais comme dans le recueil tout entier, cet implicite suppose un acte d’interprétation. Les garde-fou mêmes de Verlaine ont quelque chose… d’affolant, les sentences apparemment limpides pouvant recéler d’épineux paradoxes pragmatiques. Ainsi, lorsque de nombreux commentateurs ont déduit que Verlaine souscrivait à la logique destinale des Sages d’autrefois, c’est qu’ils ont cru lire une telle adhésion alors que la vraie logique du recueil n’est guère celle-là.
10Il faut ajouter que dans ce recueil, Verlaine ne se comporte pas uniquement comme un poète, se présentant aussi comme un lecteur par un réseau très insistant de citations et d’allusions, où la « logique d’une influence MALigne » du texte liminaire renvoie à l’exigence de logique de l’auteur des Fleurs du Mal dont on ne cessera de dénoncer, en 1866, précisément « l’influence » maligne sur le poète saturnien.
11Un métrosophe bien étrange, c’est par exemple, M. Paul Verlaine, auteur des Poëmes Saturniens. Le titre est menteur ; M. Verlaine eût pu tout aussi bien mettre en tête de son livre : Poëmes lunatiques. En tout cas, qu’il ait écrit pour les habitants de Saturne ou pour ceux de la lune, ce n’est toujours pas nous autres, humbles fils de la terre.
12Affirmant se glisser dans la peau du lecteur bourgeois (si tant est qu’il ne s’y trouvait pas déjà), Urbain Fagès5 dénonçait un véritable problème de communication ; Verlaine n’aurait pas comme cible le lectorat réel de la poésie, mais uniquement d’autres « métrosophes ». Le recenseur reprend ainsi un argument central des adversaires du Parnasse, qui lui reprochent une obsession formelle et une tendance des poètes à ne communiquer qu’entre eux, les seuls lecteurs valables étant des poètes… et encore ! Il s’agit plus généralement d’une période où s’opère, selon Sartre, une rupture historique : « Un certain rapport est brisé, qui liait l’Artiste au Public : celui de la réciprocité » :
Jusque-là le Verbe était l’intermédiaire entre poète et lecteur ; à présent c’est une colonne de silence qui fleurit solitaire dans un jardin caché ; si le lecteur escalade les murs, s’il voit des jets d’eau, des fleurs et des femmes nues, il faut qu’il sente d’abord que tout cela n’est pas à lui, n’est pas réuni pour lui6.
13« On écrit pour soi-même d’abord et puis pour les gens du métier et pour quelques collectionneurs de pièces rares. »7. Pour légitimer cette vision de la poésie de l’époque, Sartre ne manque pas de citer longuement le « Prologue » des Poëmes saturniens, ainsi que le texte liminaire et il appliquera à Mallarmé une formulation bien connue de l’« Épilogue » : « N’est-il pas de cette génération dont les poètes se vantent de faire “des vers émus très froidement” ? »8 Pourtant, on bute sur une contradiction, chez Sartre comme chez les adversaires du Parnasse en 1866 : lorsque les détracteurs citent des vers qui prouveraient que ces poètes ne s’intéressent pas à leurs lecteurs contemporains, ils se prévalent précisément de passages d’une forte intensité provocatrice. Cette provocation supposait au moins rhétoriquement la rencontre conflictuelle avec des lecteurs hostiles. S’il est donc vrai que les poètes de cette nébuleuse étaient fédérés souvent par des salons, par des cénacles et plus généralement par des amitiés, leurs rapports au public étaient très variables et on n’a pas songé à adresser de tels reproches à Coppée, qui flattait sans vergogne les intérêts et préjugés du lectorat bourgeois.
14Détaillant dans son essai consacré à Baudelaire les motivations possibles d’incorrections formelles volontaires, Verlaine faisait état du plaisir de « contrarier un peu le lecteur, chose toujours voluptueuse » [Pr 612] ; dans son essai sur Barbey d’Aurevilly, il fait précisément cela : « Si vous aimez la poésie, ennemi lecteur, j’en ignore […] » [Pr 618] ; même si ce lecteur aime la poésie, il sera toujours un ennemi s’il partage – ce qui est très probable en 1865 – les préjugés de Barbey. Ce travail de provocation revient aux méthodes employées par certains romantiques dans les années 1820-1830, mais cette fois les attaques visent aussi bien les tenants de la Passion, de l’Inspiration, du Progrès, que les lectrices et une critique qui hurle avec les loups au lieu de « le ramener, ce public hostile ou indifférent, au véritable critérium en fait d’art et de poésie, et cela, de gré ou de force. » D’où la sentence élitiste et méprisante : « Le public est un enfant mal élevé qu’il s’agit de corriger. », qui vaut surtout par sa verve provocatrice [Pr 599]. Sans doute Verlaine ne pense-t-il pas réellement pouvoir influer en profondeur sur le public, mais il tient à récuser toute idée d’une nécessaire convergence des intérêts des poètes et de leurs lecteurs. Ce n’est pas là le modèle proposé par la préface des Contemplations, consistant à postuler chez le poète et son lecteur une expérience d’être humain pour l’essentiel identique. On est confronté à une conception plus baudelairienne : l’hypocrite lecteur, spéculairement fraternel, est une figure qui surgit du constat d’une radicale divergence d’intérêts, d’incompatibilités empiriques, comme pour offrir une parodie grimaçante du contrat hugolien. Comme nous le fait remarquer Arnaud Bernadet, il est significatif que dans le recueil Invectives, Baudelaire rime avec plaire dans « Conseils » (XI) puis avec déplaire dans « L’Éternel Sot » [OPC 910 et 912]… Plus précisément, le titre Poëmes saturniens renvoie à l’« Épigraphe pour un livre condamné » de Baudelaire9, qui propose au « lecteur paisible et bucolique » de jeter Les Fleurs du Mal, dont il ne comprendrait rien. Verlaine savait que le lectorat générique de la poésie invoqué par Baudelaire ne s’intéressait plus beaucoup aux « jérémiades lamartiniennes » [Pr 599] sans pour autant pouvoir concevoir un changement d’horizons poétiques. Il s’agissait d’un lectorat avant tout bourgeois qui se trouvait dans l’atmosphère du Second Empire comme un poisson dans l’eau. Il avait peu de chances d’aimer la marchandise que les poètes pouvaient lui offrir et il n’est pas loin de s’incarner collectivement dans « Monsieur Prudhomme », qui a horreur justement des poètes.
15Le bon lecteur doit, écrivait Baudelaire, faire sa rhétorique chez le rusé Doyen, Satan. Verlaine, l’un de ses « amateurs de la rhétorique profonde » sur lesquels Baudelaire avait compté10, fait tout ce qu’il peut pour jouer sur l’incompréhension du lecteur, sur la possibilité de l’agacer. Car si « l’homme » est le « sujet pervers et révolté » de la Nature (« Épilogue » [91]), cette qualification vaut aussi pour le poète tel que le conçoit Verlaine et les « yeux pervers » de Colombine [118] disent bien que le lecteur a intérêt à être non moins malin.
16En réalité, le lecteur peut ne rien comprendre : le malentendu peut prendre la forme d’une incapacité de déplier les syllepses de l’auteur – drame comique de l’incommunication mis en place par « Les Indolents » [117] – et l’objectif ne sera pas de donner à tous les lecteurs la même lecture, mais de permettre une réception qui se différenciera en fonction des compétences et valeurs différentes des lecteurs, sans oublier leurs probables incompétences, elles-mêmes jouissives.
17Réagissant à l’une des recensions des Poëmes saturniens, Verlaine envoya une réponse aussi éloquente par ce qu’elle cachait que par ce qu’elle exposait. Charles Bataille s’était moqué notamment des « bouts de fumée en forme de cinq » de « Croquis parisien » [46]11. Verlaine a relevé la manière dont le critique estropiait le texte de son poème, sans tenter de justifier l’image de « bouts de fumée en forme de cinq » qui allait également susciter l’hilarité de Jules Lemaître12. Ses mots en début de réplique ne visent pas uniquement la citation fautive : « Il n’est pire lecteur, Monsieur, que celui qui ne veut pas lire ». La sentence vaut aussi pour les « bouts de fumée », dont la forme peut s’expliquer visuellement, les rafales de la « bise », coupant la fumée qui sort de la cheminée et leur imposant des formes capricieuses. Il a cependant fallu attendre un peu plus d’un siècle pour qu’un lecteur relève l’humour réflexif de cette allusion chez l’un des plus éminents « Formistes » du Parnasse à la « forme de cinq » du poème : il s’agit d’un poème composé de pentasyllabes et de décasyllabes césurés 5-513. Pince-sans-rire, Verlaine n’allait pas dévoiler ce petit « secret » du texte, puisqu’il s’agissait pour lui de permettre au lecteur de le découvrir tout seul… ou de passer à côté. On se rappellera ce que dit Baudelaire dans l’un de ses projets de préface aux Fleurs du Mal, justifiant son refus d’expliquer son dessein et sa méthode : « ce serait là une besogne tout à fait superflue, pour les uns comme pour les autres, puisque les uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais »14. Deviner encore : il s’agissait de laisser une part de responsabilité active au lecteur et de laisser au lecteur incompétent toute liberté de se fourvoyer.
18Pour « Croquis parisien », il aurait été d’autant plus périlleux de neutraliser l’effet humoristique en l’explicitant que le poème a comme enjeu principal la non-lecture du paysage parisien. Ici comme pour le « Prologue » et l’« Épilogue », comme pour « Un dahlia » ou « Çavitrî », on a été généralement insensible à l’ironie verlainienne. Il semblait si facile de « décoder » le poème par référence aux préoccupations censément définitoires du Parnasse et en particulier à son engouement pour l’antiquité ; on se trouverait en présence d’un hommage de plus à Leconte de Lisle. Le titre « Croquis parisien » sonne pourtant comme une variante diminutive et modeste sur le modèle des « Tableaux parisiens » de la seconde édition des Fleurs du Mal. Ce poème d’ouverture de la section « Eaux-fortes » présente un sujet qui, arpentant nuitamment la capitale, ne pense qu’à l’antiquité philosophique, militaire, artistique. Comme par hasard, on trouve cette même posture de repli, explicitement qualifiée d’enfantine, dans le poème liminaire des « Tableaux parisiens ». « Paysage » montre en effet un sujet régressif qui, à l’image du Poète de la « Préface » aux Émaux et camées de Gautier, refuse de prêter attention à la tempête révolutionnaire, excluant de son champ de vision le paysage parisien pour se créer un paysage intérieur ; la réalité hivernale est remplacée par « l’Idylle » printanière. Ce poème, que Verlaine a longuement cité en 1865, a pu être interprété d’une manière très littérale : Baudelaire refuserait le réel, pour lui substituer les créations de l’imagination. En réalité, dès le second « tableau parisien », la descente dans la ville commence et la plongée dans une réalité surnaturaliste, qui donne toute son importance à la dimension éthique, et notamment politique, de l’existence urbaine contemporaine. Il s’agit, comme l’a montré Philippe Hamon, d’un texte constellé de signaux permettant d’inférer le regard ironique porté par Baudelaire sur son sujet solipsiste et sur sa version de l’« Art pur », ce qui pointe en même temps une dissension face au comportement censément apolitique de Gautier15. Le poème offre ainsi à la fois une sorte de mode d’emploi a contrario des « Tableaux parisiens » et une prétérition : on montre ce que le sujet ne veut pas voir. C’est selon une stratégie similaire que Verlaine montre ici non pas consécutivement le paysage parisien et le paysage imaginaire, mais un sujet qui traverse le paysage parisien dans une petite bulle solipsiste, incapable de voir, dans cette rêverie portant probablement sur des sujets de… « poèmes antiques », tout ce que ce paysage comporte de sonorités, de lumières et de formes susceptibles d’alimenter une poétique moderne. Quelques lignes avant sa citation du « Paysage » baudelairien, Verlaine chantait l’intérêt du « lieu commun » que serait Paris, « mais moins exploité par les poètes encore que par les romanciers » : « Et pourtant quel thème poétique, quel monde de comparaisons, d’images et de correspondances ! Quelle source intarissable de descriptions et de rêveries ! » [Pr 603]. Seulement le sujet de « Croquis parisien » est imperméable à ce potentiel de rêveries de la ville et « rêvant du divin Platon / Et de Phidias, / Et de Salamine et de Marathon », il déambule « Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz. », comme par une figuration du regard ironique porté par la ville moderne sur ce poète myope. Comme l’a écrit Barthes, la meilleure façon de montrer quelque chose est peut-être de montrer quelqu’un qui ne la voit pas…
19Revenant à sa manière à ce que Baudelaire avait exposé dans « Le Peintre de la vie moderne », Verlaine montre ainsi un poète de la vie antique. On irait cependant un peu vite en besogne en déclarant que c’est au Parnasse en tant que tel qu’il s’attaque. Il s’agit plus généralement de cette « École païenne » dont Baudelaire avait fait le procès dès 1852, visant notamment Banville et Nerval, que Baudelaire considérait certainement comme des écrivains romantiques.
20Cette technique de la prétérition est celle employée aussi dans le « Prologue » où ce poète qui dit qu’il ne parlera pas de la guerre et des mercenaires, des horreurs de l’industrialisation, de la politique, dit synthétiquement tout cela dans l’acte même d’en revendiquer l’oubli poétique.
21Ce n’est pas un hasard si, malgré l’apparence ensuite d’une recherche de l’ailleurs historique et géographique, les « eaux-fortes » qui suivent le « Croquis parisien » se rapportent toutes à des questions sociales et politiques… Ce n’est pas non plus une coïncidence si plusieurs des images de « Croquis parisien » se réfèrent directement à des poèmes de Baudelaire. Ce qui permet de comprendre l’ironie globale du texte, mais aussi d’apprécier des détails que l’on a pu juger surprenants. Parmi les motifs de perplexité de Jules Lemaître, ce comportement félin à son avis contradictoire : « Et si le matou qu’on entend est “discret”, comment peut-il miauler “d’étrange façon” ? »16. En réalité, l’idée d’un miaulement bizarre mais doux n’a rien d’absurde (on dirait que Lemaître connaît peu les chats…), le matou voulant probablement s’attirer une chatte avec la même subtilité retorse que l’escarpe attend le joueur argenté et la putain l’adolescent, dans la strophe supprimée du poème. Surtout, la motivation est ici intertextuelle, se trouvant dans le réseau de références à Baudelaire et notamment au « Chat » :
Dans ma cervelle se promène,
Ainsi qu’en son appartement,
Un beau chat, fort, doux et charmant,
Quand il miaule, on l’entend à peine,
Tant son timbre est tendre et discret ; [nous soulignons]
22Ce « chat mystérieux, / Chat séraphique, chat étrange, », rôde intertextuellement dans le « Croquis parisien ». Mais on trouve aussi des exemples plus patents de ce que Michael Riffaterre appelle des « agrammaticalités »17. Il s’agit de traits du texte qui semblent tout simplement contradictoires mais qui appellent l’interprétation, le lecteur étant incité à trouver ce qui, logiquement, motive des notations paradoxales.
23Telle est la fonction du marbre qui tournoie bizarrement dans la fête galante « L’Amour par terre » [120]18, fournissant ainsi, comme l’a observé Georges Kliebenstein, un « déclencheur herméneutique »19. Une petite digression vers les Fêtes galantes n’est pas inutile ici puisque la réception de cette agrammaticalité a quelque chose d’emblématique. Pour Jacques Robichez :
De quelque façon qu’on essaie de la faire accepter (voir J.-H. Bornecque, op. cit., p. 98-99, 177-178) la phrase est absurde, c’est peut-être la seule faute de goût des Fêtes galantes, mais tout le poème en souffre : elle n’enlève pas seulement à « L’Amour par terre » tout caractère de chose vue, elle fait soupçonner sa sincérité20.
24L’erreur consistant à imputer à Verlaine de nombreuses impropriétés va de pair avec des prémisses qui sont celles précisément que Baudelaire et Verlaine contestaient et notamment celles de la sincérité et de la représentation directe de la « chose vue ». Or à lire Robichez, on suppose que Bornecque jugeait déjà « absurde » cette représentation. En réalité, le critique ouvrait déjà la voie à une lecture très différente, en estimant que ces détails « si singuliers à les prendre dans leur seule littéralité » avaient « un sens symbolique ». Il proposait du reste d’y voir un écho parodique au « Prologue » saturnien : « l’Art n’est pas d’éparpiller son âme : / Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ? »21 La relation entre le papillon et l’âme corroborait cette intuition, mais on pouvait aussi rappeler les implications du piédestal, « où le nom de l’artiste / Se lit péniblement parmi l’ombre d’un arbre ». Péniblement à cause de l’ombre, mais aussi parce qu’on se trouve dans une déploration où l’ombre peut figurer l’échec de l’artiste, dont la statue est reléguée « dans le coin le plus mystérieux du parc », puis cassée. Or Baudelaire, dans « Une martyre », l’un des textes les plus scandaleux des Fleurs du Mal, indiquait en sous-titre « Dessin d’un maître inconnu ». Que le poème aient eu ou non des référents picturaux spécifiques, le dessin est surtout celui de Baudelaire lui-même, qui est donc ce « maître inconnu » ; l’ekphrasis est avant tout un alibi culturel. C’est cette même inconnaissance que suggère Verlaine dans « L’Amour par terre » : de même que dans deux épigraphes des Romances sans paroles il se cite sous le pseudonyme « Inconnu », c’est en principe la reconnaissance obscure de son propre nom qui aurait donné de la peine au sujet, cet Amour par terre figurant son propre amour condamné pour la femme qui l’accompagne… On conçoit ainsi que cette représentation ironique et emblématique ne soit pas une évocation d’une chose vue, ni à juger en termes de la sincérité ou de la mauvaise foi qui pourrait l’animer. Comme l’a écrit Michael Riffaterre : « on aura tout avantage à considérer les références au réel exclusivement22 comme une espèce de gymnastique verbale que le texte fait faire au lecteur »23. C’est bien sur un plan symbolique que se comprend la logique matérielle de la représentation : la statue est en plâtre, comme l’amour du sujet, et l’agrammaticalité sert à dénoncer l’illusion de perspective de ce dernier, lui qui croyait être embarqué pour Cythère sur le navire de l’amour éternel alors qu’il s’est lui-même mené en bateau24. Dans « L’Allée » [100], figuration galante de l’acte de réception littéraire dans tout ce qu’elle a d’une relation érotique, la femme « fardée et peinte » qui ne lit sans doute son livre que d’une main, doit elle-même être interprétée comme un tableau, pour que l’on voie la fine mouche derrière l’apparence niaise de perruche féminine ; de même, on doit décortiquer le « détail » du texte pour comprendre qu’il s’agit d’un sonnet renversé caché. Or tous les premiers sonnets renversés de Verlaine renvoient à l’homosexualité : « Résignation » dans les Poëmes saturniens [38], « Sappho » dans Les Amies [489], « Henri III », retrouvé par André Vial dans des papiers provenant de la famillé Mauté25, « Le Bon Disciple », saisi sur Verlaine lors de son arrestation en juillet 1873 [215], mais aussi, sous forme de palinodie, Sagesse III, VIII [OPC 281]26. Il est tentant de penser que dans l’idée de Verlaine, cette femme pouvait être en train de lire un ouvrage saphique. Du coup, la réflexivité du poème pourrait désigner, comme lecture possible, le dernier recueil de Verlaine lui-même, la petite plaquette des Amies, sonnets saphiques dont cette femme figurerait ainsi la réception. Allusion des plus discrètes et des plus ludiques, mais le poète ne pouvait avouer officiellement qu’il était l’auteur de ce volume condamné par la justice.
25Revenons toutefois aux Poëmes saturniens.
26Commentant « Crépuscule du soir mystique » [54], Jules Lemaître ironisait sur les « parfums lourds et chauds » des fleurs énumérées, dont le dahlia et la tulipe sont inodores. Sa critique ressemblait à celle que le personnage rimbaldien Alcide Bava fait au Poète : « Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas / Connaître un peu ta botanique ? » (« Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs », juillet 1871). Or plus loin dans le recueil, « Un dahlia » confirme que Verlaine n’ignore aucunement cette caractéristique de la fleur, puisque ce trait est au cœur du poème. Lemaître a négligé le fait que Verlaine n’indique pas que toutes les fleurs répandent ces parfums ; sur un tout autre plan, il n’a pas compris que le dahlia et la tulipe évoquent « L’Invitation au voyage » du Spleen de Paris où ces fleurs renvoyaient déjà à une chanson de Pierre Dupont (« Le Dahlia bleu ») et à un roman de Dumas (La Tulipe noire). Ces fleurs liées aux expériences de l’horticulture moderne sont aux antipodes des fleurs « naturelles » et si Verlaine parle de « maladive exhalaison », c’est qu’il se réfère au bouquet de « fleurs maladives » que Baudelaire a offert à Gautier : Les Fleurs du Mal.
27Dans « L’Heure du berger », l’emploi du verbe surprenant pour évoquer des chats-huants qui « Rament l’air noir » est légitimé par un faisceau de raisonnements : 1° les allusions à la brume, au brouillard et à une prairie « fumeuse » préparent l’image en montrant un air saturé d’eau ; 2° le verbe donne une représentation visuelle des battements très lents des ailes de la chouette-effraie ; 3° Verlaine part d’une comparaison entre les ailes de grands oiseaux et des avirons qui était un lieu commun de la poésie latine et des poètes de la Pléiade comme dans le terme remige « grande plume de l’aile des oiseaux », dont l’étymologie est remex, remigis « rameur ». Cette combinaison de motivations de l’image apparemment illogique n’est pas très éloignée de celle de « L’Albatros » de Baudelaire où la comparaison entre les ailes de l’oiseau et des avirons procède à la fois de la culture poétique conventionnelle et de l’expérience quotidienne des « hommes d’équipage ».
28Les titres servent souvent de modes d’emploi paradoxaux, que le paradoxe soit provisoire, avec une frustration temporaire des attentes du lecteur avant sa satisfaction, ou au contraire plus ou moins définitif. Quelques exemples dans les Fêtes galantes, d’abord. Dans « En bateau », comme on n’a pas manqué de s’en apercevoir, il ne s’agit pas simplement de localiser une scène, mais de désigner l’expression mener en bateau ; de même, « L’Amour par terre » laisse d’abord imaginer une localisation érotique ; dans « En patinant », l’extrême disproportion entre le signifié hivernal du titre et un long poème ne consacrant que 2 de ses 16 quatrains à l’hiver, s’explique par le sens érotique de patiner (« tripoter »), suggestion relevée par Jacques Robichez mais qui a pu échapper à beaucoup de lecteurs – ce qui aurait bien entendu fait tout autant plaisir au poète. Dans les Romances sans paroles, on trouve aussi des variantes sur cette méthode, comme pour « Spleen », qui se construit comme une définition hétérodoxe et contre-topique du spleen. Mais c’est dans les Poëmes saturniens que cette stratégie se déploie avec le plus d’exubérance :
291° Dans « Nocturne parisien » [78], ce sont les connotations culturelles habituelles du nocturne qui sont contrées par l’irruption d’une musique populaire discordante.
302° Dans « L’Heure du berger » [59], le titre désigne Vénus, et s’associe ainsi à l’étoile du berger, tandis que le poème présente d’abord la lune (rousse).
313° Dans « Le Rossignol » [60], le « vol criard d’oiseaux en émoi » du début du poème suscite cette réaction de Pierre Fortassier : « On voit bien que dans tous ces emplois, toujours singulièrement caractérisés, une impression auditive directe est à la source du souvenir ou de la métaphore […] »27. On peut penser que l’auteur n’a pas entendu beaucoup de rossignols. Cette caractérisation singulière a en réalité une fonction paradoxale manifeste puisque comme pour « l’Espérance comme + une chauve-souris » (Baudelaire, « Spleen [IV] »), où l’on s’attendait plutôt à une colombe, la chauve-souris étant comme un « anti-oiseau » (M. Riffaterre28), ces oiseaux ne sont ni plus ni moins que des anti-rossignols. Le paradoxe est motivé par une antithèse entre des souvenirs récents, et désagréables, et le souvenir plus éloigné du Premier Amour ; les souvenirs au pluriel ont le comportement grégairement jacassier et charognard des corbeaux, tandis que le souvenir plus difficile à exhumer, caché par ce bruit, ne sort qu’avec l’advenue de la nuit sous la forme du chant mélodieux du rossignol. Comme souvent chez Verlaine, dans une logique explorée par M. Riffaterre, l’agrammaticalité trouve une part de sa légitimation dans l’intertextualité, que celle-ci soit anonyme (l’abondance des antithèses du genre cygne-corbeau, dans les fables comme dans la poésie récente) ou que le poète fasse référence à des poèmes précis (ici, Verlaine se réfère au poème « Le Rossignol » de Mendès, dans Philoméla, mais aussi et surtout à un sonnet de Sainte-Beuve qui oppose « l’oiseau charmant » de la jeunesse à la corneille de la vieillesse, le sujet étant d’abord un « arbre en fleur », puis un « bel arbre effeuillé »29 ; la stratégie symbolique est reprise, mais largement transformée).
324° Dans « Marco » [82], le titre laisse d’abord imaginer qu’il est question d’un homme, d’où le caractère audacieux de l’attaque du poème, avec sa rime initiale éloquente : « Quand Marco passait, tous les jeunes hommes / Se penchaient pour voir ses yeux, des Sodomes […] » ; un peu plus loin, le lecteur apprendra qu’il est question d’une femme, comme dans une pièce de théâtre de l’époque, mais cette dénégation de la lecture homosexuelle sert précisément d’alibi puisque cette lecture a tout de même été activée, et le lecteur intelligent ne se limitera pas à se dire qu’il s’était trompé… Il a été trompé et cette tromperie est elle-même parlante. Verlaine emploie une méthode proche de celle de Gautier dans Mademoiselle de Maupin, où des personnages travestis suscitent l’amour d’autres personnages inquiets d’éprouver ainsi un amour homosexuel, avant d’apprendre avec soulagement que leurs objets de désir étaient de l’autre sexe… Chez Verlaine, c’est d’abord le lecteur qui est dupé. D’autant que le lecteur qui croit s’être arraché à cette duperie en apprenant que Marco est une femme est toujours dupe s’il ne voit pas que dans « Marco », il s’agit bien, aussi, de soulever la question de l’homosexualité.
335° Tandis que dans « L’Heure du berger » et « Le Rossignol », l’attente du lecteur est donc d’abord frustrée par une substitution (la lune à Vénus, des oiseaux cacophoniques au rossignol euphonique), avant une rectification de tir dans le dernier vers ou la seconde moitié du poème, dans « Soleils couchants » [53], le premier vers présente « Une aube affaiblie » qui sera le vrai sujet du poème, le titre désignant le comparant et non le comparé, contrairement à ce qu’ont cru beaucoup d’exégètes par une sorte de réflexe automatique suscité par le titre.
346° Dans « Résignation » [38], la triple signalisation titulaire « Poëmes saturniens », « Melancholia », « Résignation » débouche sur un poème qui, par sa forme comme par son contenu sémantique, récuse la résignation prévue. De même, dans le poème précédent, structuré de la même manière en deux volets portant sur un passé et le présent (antithèse présente dès « Les Sages d’autrefois […] »), « Prologue » offre une apparente résignation accompagnée des marques d’un renversement ironique, le poème évoquant l’industrialisation brutale et les guerres du Second Empire sur le mode de la prétérition et la tour d’ivoire des poètes avec une idéalisation parodique. Comme on l’a vu, c’est à une telle exhibition de ce que le sujet ne semble pas voir que procède « Croquis parisien », le refoulé resurgissant dans l’acte d’énonciation qui est censé en faire abstraction.
357° L’une des mises en scène les plus grotesques de l’acte de communication poétique est celle de « Sérénade » [71] : le sujet s’adresse à une femme comme un poète à son public, seulement l’homme est comparé à un cadavre qui chante « Du fond de sa fosse » et – comme l’avait compris Sainte-Beuve30, contrairement à beaucoup de critiques ultérieurs – la femme se trouve dans son « retrait »… au sens de latrines. Dans « Une charogne », Baudelaire parodiait les contrats de type ronsardien où la femme devait donner sa beauté éphémère pour gagner la beauté éternelle de la représentation artistique, tandis que la « Sérénade » verlainienne est l’antithèse, à l’avance, de Sagesse I, XVI : « Écoutez la chanson bien douce / Qui ne pleure que pour vous plaire. / Elle est discrète, elle est légère : / Un frisson d’eau sur de la mousse ! » Cette parodie des sérénades italianisantes et hispanolâtres du Romantisme est une chanson bien forte qui ne beugle que pour nous déplaire. Le titre peut être considéré comme une antiphrase, s’agissant d’une sorte de contre-sérénade, mais on peut tout aussi bien le considérer sous l’angle, déjà antiphrastique, du sens populaire de sérénade « tapage nocturne ». Le poème est réflexif par sa stratégie formelle : par la rime fosse::fausse, rime justement fausse renvoyant comme l’ensemble de la strophe d’attaque à un passage célèbre de « La Comédie de la mort » de Gautier, comme par la combinaison problématique du décasyllabe 4-6 avec le pentasyllabe, la combinaison de mesures de 4, 5 et 6 syllabes posant des problèmes de discrimination métrique comme les vers offerts par Baudelaire dans « La Musique » (6-6 et 5) et surtout « Le Poison » (6-6 et 731). Il faut donc ouvrir l’oreille au son de cette mandoline, et bien écouter cette « voix aigre et fausse » qui se reflète dans les propriétés rythmiques et phonologiques du poème ; il s’agit, pour ainsi dire, d’une disharmonie imitative. Ce qui apparaît ici, c’est donc une parodie d’une certaine forme de poésie romantique par le biais d’une autre forme de poésie, non moins romantique. Avec ses allusions à Baudelaire, le poème identifie implicitement une filiation : il s’agit en effet de sous-entendre que comme Verlaine doit beaucoup à Baudelaire, ce dernier était redevable, notamment pour l’humour noir et plus généralement le macabre, à Gautier, la relation impliquée par la dédicace des Fleurs du Mal ne renvoyant pas en premier lieu à quelque impeccabilité marmoréenne, mais à la provocation du rire, du dégoût ou de la peur.
36Ces « “déconcertements” »32 peuvent conduire à une perplexité absolue ou seulement temporaire, mais cette poétique exige non pas que l’on évite le piège, mais… que l’on tombe dedans. C’est dire – puisqu’il s’agit ici d’une réflexion dans le cadre de l’Agrégation – que l’on est incité non pas à éluder et escamoter les difficultés du texte, mais plutôt, souvent, à en faire des points névralgiques permettant de parvenir à une interprétation. En cas de perplexité, il vaut mieux pointer les paradoxes ou les contradictions apparentes du texte que les esquiver, tout en se gardant du réflexe consistant à imputer à Verlaine des erreurs, réflexe largement attesté par l’édition pourtant si précieuse de Jacques Robichez33. Dès que le critique signale une erreur, l’interprétation peut utilement recommencer…
37L’essai consacré à Baudelaire montrait déjà qu’il ne suffisait pas de contrarier en général le lecteur : il fallait réserver un traitement particulier à telle ou telle catégorie de lecteurs. La lectrice, en particulier, bénéficie des attentions rhétoriquement indélicates du poète dans l’essai comme dans les Poëmes saturniens, dans le droit fil des provocations baudelairiennes. Chez Hugo, la préface des Contemplations supposait un lectorat, en gros, indifférencié : tout être humain pourrait comprendre empathiquement les joies et souffrances d’un sujet poétique qui vaut non seulement par la sincérité et la véracité d’une expression autobiographique, mais aussi par ce qu’il représente de la condition humaine et donc de l’existence de son lecteur. Dans Les Châtiments, la méthode était évidemment très différente puisqu’il s’agissait de s’adresser à l’Empereur et à ses complices, mais aussi, plus généralement, à viser à la fois, mais différemment, les républicains, les bonapartistes, les catholiques, etc. Verlaine ne pouvait ignorer que le début de « Marco » aurait des résonances différentes pour un lecteur hétérosexuel et pour un lecteur homosexuel et dans certains poèmes, un rapport potentiel de connivence et d’antipathie est favorisé par la présence de sujets idéologiques. Le lecteur de l’époque avait peu de chances de ne pas comprendre les accusations portées contre l’Église dans « Jésuitisme » [62], avec ses suggestions érotiques soulignées par l’allusion à Tartuffe et plus précisément son accusation de pédophilie.
38On peut penser que les républicains avaient de bonnes chances d’arriver spontanément à l’interprétation politique de « César Borgia » [84]34, qui a longtemps échappé à la critique verlainienne. Le lecteur s’y trouve confronté au portrait d’un homme « au front pur ». Il peut en conclure, comme André Vial, que Verlaine a décidé d’insister sur les aspects humanistes du personnage35. Cette nouvelle agrammaticalité sert surtout à rappeler que le portraitiste a été obligé d’adopter une démarche prudemment flatteuse par la psychologie formidable du personnage, formidable au sens étymologique, « qui fait peur ». Les portraits de patriciens supposent non seulement l’intérêt positif du mécénat, mais aussi l’intérêt négatif que signale la main de César Borgia posé sur son poignard. Le tableau dit ainsi avec éloquence comment procède dans l’aujourd’hui de 1866 l’artiste ou le poète, qui peut cependant glisser dans son œuvre des indices du caractère trompeur de sa représentation, l’éloge se transformant implicitement en condamnation. Suivant la logique réflexive du vers 6 : « Le duc CÉSAR en grand + costume se détache. », le lecteur pouvait comprendre que César se détache visuellement de l’arrière-fond du portrait, mais aussi que le nom César se détache sur la page par le grand costume typographique des majuscules, et enfin que CÉSAR se détache de BORGIA, libérant ainsi la possibilité de voir dans cet homme moustachu une représentant de celui que Rimbaud allait croquer dans « Rages de Césars », Napoléon III, un Empereur qui voulait qu’on le prenne pour un nouveau Jules César, tandis que les républicains en feront un nouveau César Borgia.
39* * *
40L’une des préoccupations des Fleurs du Mal avait été le danger de ne pas être lu.
41Dans Les Fleurs du Mal, la voix de l’auteur peut être inaudible, étouffée sous les cadavres anonymes d’autres soldats de la poésie (« La Cloche fêlée ») ; si personne ne lit l’œuvre, son génie restera inconnu (« Le Guignon ») ; l’œuvre poétique est comme un navire qui, dans sa tentative pour atteindre les rivages de futurs lectorats, est poussé par l’aquilon, dont les rafales imprévisibles peuvent l’aider dans ce voyage, ou tout aussi bien le couler (« Je te donne ces vers […] »). Ainsi, la meilleure solution est de remplir le flacon du livre avec des odeurs pénétrantes, suaves ou répugnantes, ou plutôt, de préférence, les deux, puisque comme cela, celui qui ouvrira ce flacon en gardera durablement le souvenir (« Le Flacon »). C’est ainsi qu’« Une charogne » et « Harmonie du soir » doivent contribuer autant l’un que l’autre au déclenchement du souvenir de la lecture. Le dernier vers du « Prologue » [37] : « – Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène ! », sonne curieusement comme une clausule d’épilogue : il a tout l’air de faire appel à l’idée du caractère aléatoire de la réception, avec ses rivages et ses écueils. Il peut cependant également suggérer un cheminement rhapsodique, capricieux, dans l’organisation même du recueil, ce vers ne pouvant être interprété justement si l’on s’en tient à une lecture « en clôture » du poème, puisque ce vers, comme le poème entier, a une fonction structurale dans le recueil. La convocation de la postérité n’est cependant pas oubliée puisqu’elle est explicite dans les derniers vers de l’« Épilogue » [94].
42La méthode de Verlaine est bien celle du « Flacon » de Baudelaire : il s’agit de provoquer des réactions, en élargissant la palette de la poésie pour tenir compte de toutes les émotions que peut susciter l’art, et non seulement des affects censément nobles. Important les techniques de la poésie satirique, Verlaine produit une combinaison souvent décapante de lyrisme et d’ironie, suivant en cela de près, comme le feront Rimbaud ou Corbière, le modèle baudelairien. Cette méthode ne manquera pas de susciter les réactions, généralement hostiles, de la critique, mais elle a bien permis d’attirer l’attention sur le premier Verlaine. En même temps, le mélange de tonalités, la polyphonie qui empêche le lecteur de savoir si c’est, pour prendre une expression courante, « le poète qui parle », permettaient à Verlaine d’essayer de contrecarrer les lectures (auto)biographiques du recueil et de garder ainsi une distance entre sujet(s) poétique(s) et lecteur, résiliant le contrat d’intimité et d’empathie habituel dans la poésie lyrique de l’époque. L’intimité avec cette œuvre ne pourrait exister que grâce à une constante relecture soupçonneuse. Et puisque « la communication est un jeu, ou plutôt une gymnastique puisque c’est un jeu guidé, programmé par le texte »36, cette gymnastique peut entraîner des chutes. Quel lecteur de Verlaine n’a pas les ecchymoses et cicatrices qui le prouvent ?