Dare to care : la littérature comme brave space
1Dans le milieu de l’édition littéraire québécoise contemporaine se démarquent des éditrices féministes, également écrivaines, qui encouragent la prise de parole engagée. Commentant leur propre pratique, elles la définissent souvent comme étant orientée par le care. Non conçu comme une forme de bienveillance « naturellement » présente chez toute une chacune, ce care est plutôt animé d’une volonté féministe de dévier le discours vers des voix qui comptent, mais qui n’ont souvent pas l’occasion de se faire entendre. Les écrivaines-éditrices œuvrent en même temps à la création d’une communauté afin de resignifier l’importance du care dans la société et de souligner le rôle politique que peuvent jouer le souci des autres et le souci de soi. L’examen du métadiscours de Valérie Lefebvre-Faucher1 et de Stéphane Martelly2, qui m’intéresseront particulièrement, permet de fait d’esquisser les contours d’un care littéraire qui se manifeste, pour le dire vite, comme une manière de prendre soin des sujets altérisés et du monde à travers une pratique de l’écriture et de l’édition ayant pour objectif l’empowerment, à la fois du sujet de l’écriture et des sujets altérisés. Est-ce dire que la pratique des écrivaines-éditrices se définit seulement par la bienveillance, d’emblée associée au care, envers ces voix minorisées dont elles cherchent à amplifier l’écho ? Est-ce dire que la littérature qu’elles contribuent à produire en est une qui fait du bien, qui soigne ses sujets et les protège de l’hostilité du monde les entourant ? Si le care, comme travail et comme posture, est culturellement attribué aux femmes, les actrices du milieu littéraire québécois l’assument, non pas pour se complaire dans cette préoccupation féminine que serait le soin, comme on l’a souvent reproché aux premières théoriciennes du care : les écrivaines-éditrices révèlent plutôt le potentiel combatif du care (comme souci d’autrui et souci de soi), pour le transformer en outil féministe, et ce, précisément par le biais d’une pratique littéraire pensée à travers les notions de responsabilité et d’attention, de courage et de risque. En résulte un espace littéraire conçu comme un brave space qui « soigne » non pas en préservant la sécurité de ses agentes et de ses sujets, mais en les invitant à occuper l’espace public pour mettre au grand jour des réalités habituellement tues. Ainsi, l’on verra que si l’activité littéraire de ces écrivaines-éditrices québécoises est caring, elle l’est ultimement dans une posture de résistance à ce qui fait uniquement du bien : elle aspire à la fois à la réparation du monde et à son déraillement.
Faire entendre ces voix qui comptent
2De la lecture des textes de Valérie Lefebvre-Faucher se dégagent plusieurs formes de care. Sous le chapeau d’écrivaine, Lefebvre-Faucher démontre un souci pour les autres femmes, « entravées par la mélasse domestique3 » : « C’est à vous que je pense en écrivant […]. Et si j’apprenais que vous avez nourri un bébé d’un bord en parcourant ce livre de l’autre, vous feriez ma journée4. » Écrire pour elles, c’est affirmer qu’elles comptent, au lieu d’imaginer un lectorat homogène, souvent masculin, universel, qui n’est plus le destinataire élu par nombre d’écrivaines contemporaines pour qui apparaît la nécessité de changer ce qu’on a l’habitude de dessiner dans l’horizon de la réception littéraire.
3Lula Carballo, par exemple, tire de son expérience d’interprète à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au Canada une empathie qu’elle réinvestit dans sa pratique littéraire, où le care pour le sort des sujets altérisés prend une place considérable : « Côtoyer la souffrance, les injustices sociales, les enjeux de pouvoir politique et les réalités vécues par des personnes venues de partout m’a permis de développer le besoin d’écrire pour elles et à travers elles, afin que leur voix ne soit pas tue5. » Ce care littéraire, une sollicitude dont les outils sont les mots, dépasse l’œuvre de charité exercée envers les moins favorisés, l’une des premières et, pendant longtemps, seules activités publiques encouragées chez les femmes, qui se soucieraient naturellement des bonheurs et des malheurs d’autrui. Ce care littéraire est féministe et a une portée politique, car il modifie la pratique de l’écriture et bouleverse le champ littéraire, surtout grâce au travail des éditrices qui encouragent l’accueil dans l’espace littéraire de voix exprimant des réalités moins connues, jugées moins valeureuses.
4L’on se trompe, d’ailleurs, si l’on croit aujourd’hui que la lutte, à laquelle appellent toujours les féministes, pour la place des femmes dans l’arène publique et politique est gagnée. Cette place, comme le montre Martine Delvaux dans un texte-témoignage paru en 2021 dans le numéro « Femmes manifestes » des Lettres québécoises, est encore menacée par ceux et celles, incluant les « écrivains, [l]es professeurs, [l]es critiques et [l]es éditeurs », qui « disent qu’ils n’aiment pas l’écriture des femmes, pas assez pour la lire, l’enseigner, la publier ». Selon Delvaux, ils n’apprécient surtout pas cette écriture lorsqu’elle est féministe et qu’elle fait « trembler les murs de la littérature » par les colères des écrivaines « doublées de toutes les autres colères, celles des oublié.es, des exclu.es, des nié.es, des tu.es et des tué.es6 ». Cette prise de position par certaines écrivaines contemporaines relève d’une éthique féministe du care qui cherche à faire entendre la différence non pas dans une perspective essentialiste, mais comme une expérience alternative, parallèle à celle du sujet universel (blanc et masculin). Cette éthique demeure attentive aux singularités des vécus au lieu d’en effacer les dissonances comme pour fermer les yeux sur ce que le regard universel7, à travers lequel s’est construit le monde occidental, est incapable d’embrasser.
5Au-delà de la condition des femmes en général doivent être débusquées les inégalités entre les femmes elles-mêmes et la précarité plus criante de certaines qui sont issues de classes subalternes ou qui sont doublement altérisées par leur identification à des catégories raciales, ethniques ou religieuses. Si l’espace de la page est un lieu d’empowerment pour celles qui écrivent et qui s’affirment en tant que sujet par l’écriture – n’est-ce pas notamment en grande partie grâce à la création littéraire que les féminismes ont fait des vagues ? –, le milieu de l’édition n’a pas toujours accueilli avec la même générosité toutes les plumes8. L’émergence au Québec d’une collection comme celle des Martiales, dirigée par Stéphane Martelly aux éditions Remue-ménage, est un exemple probant d’un renouvellement et d’une plus grande politisation du milieu littéraire québécois animé par le souci de certaines éditrices de pallier l’absence des sujets altérisés :
La littérature québécoise a été enrichie depuis tellement longtemps par des voix qui ne sont pas d’origine canadienne-française que l’on oublie à quel point les perspectives des personnes minoritaires, racisées, afrodescendantes qui appartiennent à ce lieu depuis leur naissance demeurent largement absentes. […] Il s’agissait donc […] de créer non pas un espace de mise en scène ou de représentation, mais bien plus dangereusement, un espace de liberté capable d’ôter un à un […] « les bâillons » prévus par les scripts encore actuels […]. (LM, 18-19)
6Donner une place à ces voix ne ressort pas uniquement d’une nécessité de réparation historique (quoique dans la réparation existe déjà l’idée du soin), c’est un véritable souci, une forme de care littéraire plus spécifiquement qui s’exerce dans l’espace du livre publié.
7Dans Hantises de Frédérique Bernier9, le livre se présente comme un « curieux habitat ligneux » (H, 11), où l’on trouve que « l’air est soudain respirable » (H, 11), ce qui fait écho à l’idée de Suzanne Jacob selon laquelle la littérature rend le monde habitable10. Dans cet espace tantôt nommé « refuge » (H, 12), tantôt « abri », « havre », « fragile bivouac » ou « cocon visqueux » (H, 13), Bernier découvre la capacité de la littérature à prendre soin et à soigner. Les pages d’une œuvre take care of, pour reprendre la terminologie anglophone de Joan Tronto11, la lectrice en l’accueillant « de telle sorte qu[’elle se] retrouverai[t] chez [l’œuvre] […] comme dans une maison dont [elle] n’aurai[t] plus jamais à sortir pour que le monde s’ouvre à [elle] » (H, 12). La littérature soigne aussi la lectrice en « [r]ecouvrant [s]a folie trouée d’un baume de mots » (H, 12). Au-delà du don réparateur que Bernier reconnaît à certaines œuvres – car toutes ne prennent pas soin et nombreuses sont celles qui plongent plutôt dans le désespoir (H, 50-51), sans oublier que toutes les lectrices ne se retrouvent pas chez elles dans toutes les œuvres –, il y a le pouvoir de la littérature d’engendrer une empathie permettant de se sentir exister comme « écho de la voix d’un autre » (H, 58), de laisser « l’autre se frayer un passage en nous » (H, 59) : « Ce qui s’appelle lire. N’être rien d’autre que cette chambre d’écho où résonne une voix nous parlant d’un monde que l’on accueille enfin comme le sien. » (H, 58) Cette bifurcation par l’essai de Bernier me mène à l’empathie, qui se trouve au cœur de la conception de la littérature comme care par certain.e.s critiques et chercheur.e.s contemporain.e.s12.
8Les philosophes français Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc définissent le care comme « l’ensemble des activités par lesquelles nous prenons soin de l’autre vulnérable dans la mesure où nous imaginons que nous sommes cet autre ou que nous pourrions l’être, ce qui implique une circulation imaginative entre le care giver/pourvoyeur de soin et le care receiver/receveur de soin13 ». La littérature a justement cette capacité de s’offrir comme un espace où l’on peut se mettre à la place d’autrui et mieux saisir sa réalité après en avoir pris connaissance. Encore faut-il que le livre-habitat, tel qu’imaginé par Frédérique Bernier, accueille « ceux et celles qui peinent à se doter d’une histoire convenable » (H, 66). Il faut admettre que cet espace s’est ouvert à certaines voix plus favorablement qu’à d’autres, qui n’ont pas seulement souffert de se lire à travers une histoire non convenable, mais qui se sont aussi heurtés à l’impossibilité de lire leur histoire, à l’absence d’un récit les représentant. Il importe donc de plus en plus de laisser le travail de réparation entre les mains de celles qui ont, par l’écriture – cette « tentative de construire de l’intérieur un […] abri pour [soi] » (H, 13), sorte d’œuvre-habitat ouverte aux autres –, la possibilité de se soigner (self-care) et de prendre en même temps soin de leurs semblables. Ainsi, les membres du groupe des Martiales, par exemple, « deviennent leurs propres voix, leur propre adresse et leur principale destination » (LM, 20). Elles sont « embrass[ées] comme sujets et comme créatrices sur des chemins tracés par elles-mêmes » (LM, 19).
9Si le problème de la marginalisation, et donc de la domination d’un groupe par un autre conjuguée à une surreprésentation d’un groupe au détriment d’autres, que nous constatons dans nos sociétés occidentales et dans le champ littéraire est issu d’une tendance à voir dans ce qui est différent de soi un autre, la littérature en tant que « concernement éthique14 » permet de montrer que les « vies autres […] ne sont autres que pour autant que nous ne nous transportons pas en elles et refusons de les comprendre depuis une commune vulnérabilité15 ». La lecture permettrait de se reporter à autrui, ce qui est le mécanisme même de l’empathie, de le voir, de l’entendre s’affirmer comme sujet dont la voix compte. Cette reconnaissance enclenche par le fait même un processus de politisation du care : d’un côté, les différentes activités de care se voient attribuer une valeur politique ; d’un autre côté, le care littéraire témoigné à travers l’écriture-lecture contribue à transformer les sujets altérisés en sujets politiques, ayant droit de cité16. D’abord, pour les sujets altérisés, se lire soi-même dans l’écriture d’un.e autre génère un sentiment d’empowerment à travers une forme de self-care qui confère un rapport à soi et une reconnaissance de soi comme sujet. Ensuite, ceux et celles qui ne souffrent pas de biais de classe, de genre, de race ou de toute autre forme pourraient alors s’ouvrir aux personnes « vulnérables » – non pas faibles en elles-mêmes, mais jusque-là sans voix, pour reprendre la terminologie des éthiques du care – en imaginant leur vécu. On pourrait ainsi se rallier aux revendications de groupes marginalisés pour tenter de provoquer un changement social plus significatif. En effet, sans empathie, comment en arriverait-on à la solidarité, autre pilier du care comme éthique féministe ?
10Néanmoins, ce care n’a pas pour but de départager les bons des méchants, d’apprendre à ne cultiver que les bons sentiments et la bienveillance, ou bien de concevoir l’espace littéraire ou l’écriture, surtout celle des femmes, comme étant rassurants ou apaisants17. C’est en fait là qu’intervient le travail de l’éditrice. Il n’est pas question d’accueillir à bras ouverts tous les textes sans discernement critique. Le care des éditrices n’appartient pas au domaine de la bienfaisance, mais de la responsabilité, qui parfois « bless[e] tout en prenant soin » (PV, 11). Cette responsabilité dérange premièrement parce qu’elle exige que l’on confronte des réalités qu’on s’est habitué à cacher ; en outre elle fait de la place à ce qui n’en avait pas et intime l’ordre de partager la place qu’on était seul.e à s’accaparer. Aux notions d’attention et de responsabilité s’ajoutent celles de courage et de risque : le care des éditrices est combatif. Entre leurs mains, il devient une arme qui leur vaut parfois d’être poursuivies en justice18 pour avoir « empêch[é] que le monde tourne comme il tourne », pour s’être assuré « que les idées dérangeantes contenues dans les livres [publiés] circulent, […] qu’on entende le plus possible ce qui est “à contre-courant” » (PV, 47-48).
Faire de l’écriture un brave space
11L’aspect combatif de l’édition, Valérie Lefebvre-Faucher le défend obstinément. Pour elle, protéger « la liberté d’expression, c’est ainsi accepter des possibilités d’erreurs, de blessures, afin d’en éviter de plus grandes, celles qui viendraient, par exemple, de notre consentement silencieux à l’horreur » (PV, 111). Si l’on écrit et publie pour réparer le monde, il faut accepter d’être en quelques sortes hors la loi, parce que « les paroles qui comptent […] sont [toujours] à leur manière en dehors d’une loi » (PV, 13) et qu’il incombe à l’éditrice d’encourager ces paroles à circuler au grand jour, de publier des « textes critiques, impertinents, dénonciateurs » (PV, 17), pour « leur audace, leur écart à la norme » (PV, 17). Revient donc aux écrivain.e.s « la responsabilité de transgression » (PV, 78), et certaines voix, ne serait-ce qu’en prenant la parole ou la plume, transgressent l’ordre dans lequel on tenait à les garder. Aux yeux de Lefebvre-Faucher, c’est une forme de care que de leur demander, à ces voix-là, de « risquer la parole » (PV, 17) : « J’aspire à votre dérape. C’est parce que je vous aime » (PV, 175), écrit-elle.
12Le travail de l’éditrice est impératif à l’émergence de « plus de paroles et de plus de vérités dont nous avons besoin » (l’auteure souligne), d’une « justice féministe plus intelligente que celle des juges », une « justice littéraire » possible grâce aux « outils éditoriaux pour continuer à trouver, à soigner et à propulser la parole des femmes » (PV, 204). Ce care littéraire manifesté à travers la figure de l’éditrice porte donc le projet féministe qui est désormais de plus en plus fréquemment désigné comme la volonté de libérer la colère ravalée. Derrière la sollicitude témoignée à ses consœurs qu’on lit et qu’on encourage à prendre la parole se trouve l’intention d’une œuvre qui « a de quoi faire peur » (PV, 158) : « Car elle cherche à libérer une parole terrible, un cri d’épouvante, le hurlement de toutes celles qui ont été massacrées en silence, une clameur impossible à arrêter. » (PV, 158-159) Et ce projet exige que l’on soit brave, pour « [p]réserver coûte que coûte cet espace de contre-jour » (H, 33) que peut parfois être la littérature.
13En fait, le care littéraire qui invite l’autre à se projeter dans la vie de l’un pour mieux la comprendre et la considérer dans toute sa singularité ne chercherait pas toujours à rassurer quiconque. Il ne se niche pas dans un safe space. Les éditrices québécoises contemporaines ne conçoivent pas leur pratique comme étant orientée par le care parce qu’elles sont des femmes et que c’est naturel pour elles de prendre soin d’autrui. Leur souci des autres naît de leur background féministe et comporte des risques semblables à ceux de toute lutte féministe. Le projet de société dessiné par Carol Gilligan, qu’on pourrait considérer utopique, celui d’une « démocratie libérée du patriarcat et des maux qui lui sont associés, le racisme, le sexisme, l’homophobie, et d’autres formes d’intolérance et d’absence de care19 », dans laquelle « tous [ont] une voix20 », est celui-là même que les éditrices féministes tentent de réaliser à travers leur activité littéraire, qui prend le risque de bousculer pour réparer. Pour Anne-Marie Voisard, responsable juridique chez Écosociété, « il y a des situations de vulnérabilité, de domination, d’assujettissement, qui supposent aujourd’hui qu’on prenne la parole pour les dénoncer publiquement […] » (PV, 49). En d’autres mots, ceux de Valérie Lefebvre-Faucher, le rôle de l’éditrice féministe est alimenté par la responsabilité citoyenne de se préoccuper (to care about) du sort des autres êtres humains, de la planète et de la défense de la liberté de parole (PV, 51). Pour y parvenir, il faut « le courage d’apparaître publiquement, et de ne rien céder de sa singularité tout en tenant compte dans son jugement du point de vue des autres », affirmait déjà Françoise Collin, parce que c’est « ce courage qui fait résistance ultimement aux tentatives du discours tyrannique21 ». Pour cette raison, le safe space dont on entend beaucoup parler dernièrement, cette bulle sécuritaire où l’on sélectionne des participant.e.s aptes à comprendre et à accueillir avec bienveillance et sans agressivité ce qui sera partagé et où certains thèmes, idées ou mots jugés difficilement soutenables, sont limités d’accès, ne convient pas à la réalisation des projets des éditrices et écrivaines féministes. La démarche de certains groupes féministes a d’ailleurs déjà été signalée comme étant contre-productive par bell hooks :
If women always seek to avoid confrontation, to always be « safe », we may never experience any revolutionary change, any transformation, individually or collectively. When women actively struggle in a truly supportive way to understand our differences, to change misguided, distorted perspectives, we lay the foundation for the experience of political solidarity. Solidarity is not the same as support. To experience solidarity, we must have a community of interests, shared beliefs and goals around which to unite, to build Sisterhood. Support can be occasional. It can be given and just as easily withdrawn. Solidarity requires sustained, ongoing commitment. In feminist movement, there is need for diversity, disagreement, and difference if we are to grow22.
14Comme alternative plus opératoire au safe space, on peut proposer le brave space, un « espace de courage où tous peuvent débattre de tout23 ». Cet espace évite le danger de la marginalisation et d’une plus grande exclusion de ceux et celles qui sont déjà mis à l’écart (ce qui arrive aussi à l’intérieur même du mouvement féministe et qui est dénoncé par hooks) pour des raisons d’identification à des catégories raciales, ethniques, religieuses ou genrées : « Suspension of critical judgement is not necessary for offering real support, which has to do instead with self-respect and respect for other people even at moments of serious disagreement24. »
15Aux yeux de Valérie Lefebvre-Faucher, il existe même une dichotomie dans la volonté de faire du livre un safe space, car « une publication ne peut pas être sécuritaire » (PV, 205 ; l’auteure souligne) : « Un safe space ne peut pas consister en une publication. Ce concept exprime déjà une tension entre parole et sécurité […] ; il ne s’applique pas à l’espace public25. » (PV, 206 ; l’auteure souligne.) Un safe space donne l’impression de protéger et de soigner : mais qui, de quoi et pourquoi ? Il est une capsule dans le temps et l’espace, une bulle de laquelle l’on est un jour forcé de sortir pour se retrouver dans un monde qui ne s’est pas départi de l’hostilité dont on se protégeait dans l’espace sécurisé par des gens bienveillants. L’idée n’est pas de conserver un monde de préjugés et d’attaques racistes, sexistes, misogynes, homophobes, etc. Mais si l’on souhaite « réparer le monde », garder ces enjeux dans le domaine du dialogue privé serait inefficace et ne rendrait pas le monde plus habitable pour les sujets altérisés : le féminisme des années 1960-1970 a gagné du terrain en clamant que le privé était politique et en le rendant public. Si une sororité privée, vécue en groupe fermé de membres quasi homogènes pouvant librement se plaindre de leur condition pour s’apaiser le temps d’une conversation, a pu être la première étape d’une entreprise féministe, par exemple durant les années 1970, ce groupe a dû éventuellement sortir dans les rues pour scander ses doléances, rallier d’autres membres et, ultimement, forcer la main aux détenteurs du pouvoir pour faire advenir, à petits pas et dans un combat de longue haleine, plus de liberté et d’égalité, par souci pour soi et pour les autres.
16Proposer sa différence comme alternative acceptée dans un cercle où tous les membres sont déjà empathiques et aimants, où personne ne répondra par l’intolérance, peut soulager la souffrance engendrée par l’exclusion, mais ne suffit pas. Tant que la parole non attendue ne s’exprime pas publiquement, elle ne conduira jamais « à la liberté, à la souveraineté et à la vaillance de certaines sujettes qui sont encore trop peu espérées comme autrices » (LM, 20), ce que vise la collection des Martiales. Cette dernière est pourtant dirigée dans la plus grande discrétion, rassemblant des créatrices, d’abord anonymes, opérant dans « un espace d’écoute hors patriarcat pour accueillir des mémoires vives, troublées ou oubliées, restaurer la pluralité ou la communauté là où la solitude et la marginalisation étaient les seules modalités d’expérience proposées » (LM, 19). Ce lieu qui prend les allures d’un safe space, dans lequel la parole de celles qui « ne sont jamais attendues » (LM, 19) s’exprime librement devant des consœurs à huis clos, est vu par l’une d’elles, restée volontairement anonyme, comme « une clinique offerte pour renouer avec la source de la création » (LM, 19 ; je souligne), grâce à laquelle « [s]a négritude redevient [s]ienne » (LM, 19). Toutefois, ce lieu où la pensée est entendue avec « douceur et amour » (LM, 20) ne réconforte pas (seulement) parce qu’il s’ouvre à celles que l’histoire et la tradition ne célèbrent pas. S’il paraît contreproductif, parce que volontairement gardé secret, il vise ultimement à ouvrir l’histoire et la tradition à de nouvelles paroles, à créer des œuvres qui, elles, sont des brave spaces où la parole originale est non plus retenue, mais propulsée dans l’espace public, revendiquant son droit de circulation dans l’agora et faisant tomber l’anonymat de son auteure au moment de sa parution sur le marché du livre. L’espace des Martiales n’est pas une source de réconfort seulement, mais aussi d’empowerment :
Celles qui doivent écrire depuis un lieu d’effacement, celles dont les voix ne sont jamais attendues savent bien au contraire comment le moindre mot, la moindre résistance à leur destinée de masse silencieuse et utile constitue du vrai péril, une transgression insupportable, au bord de l’illisible et de l’indéchiffrable, mais du même coup, peut-être, la seule subversion encore crédible. (LM, 19-20)
17Sans courage, sans bravoure, on ne peut pas faire face au péril de l’écriture et de la publication, et, sans s’exposer à ce péril, il semble difficile aux yeux des éditrices de voir leur projet démocratique (celui d’ouvrir la place à toutes les voix) se réaliser :
La création devient […] cette pratique risquée d’urgence et de liberté qui la rendent essentielle, car elle autorise des imaginaires qui étaient si universellement forclos et refusés que ces écritures une fois réclamées ne peuvent qu’envahir la brèche ouverte, susciter la terreur, le dérangement, l’étonnement, l’éblouissement. (LM, 20)
18Il s’avère donc primordial de transformer le safe space rassurant – il va sans dire que nous sommes tous vulnérables à des degrés et moments différents, et pour des raisons différentes, et que nous avons tous besoin d’une trêve où l’on peut être rassurés – en brave space où l’on s’engage à poser un regard critique, à argumenter et à exprimer des désaccords qui sont constructifs et attentionnés (caring), avec l’intention d’enrichir, et non pas de diminuer, la condition des autres26 et le rapport à eux.
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19Parce que le « droit à la parole n’est pas reconnu universellement ; pour les pauvres, les femmes, les personnes racisées, par exemple » (PV, 213), il faut construire des brave spaces, non pas privés mais publics, où les mots sont des armes, non pas pour blesser, même si c’est le risque à prendre en maniant toute arme, mais pour résister, pour combattre et pour défendre. Dans les textes littéraires, l’éditrice devrait, selon Valérie Lefebvre-Faucher, « aménager des lieux de parole qui augmentent le pouvoir [des] paroles » (PV, 207) qui cherchent à s’énoncer, au lieu de les censurer au nom de la sécurité à assurer à ceux et celles qui souffrent de la parole des autres ou de la négation publique de leur propre parole. Il ne s’agit pas de nier ces douleurs. Au contraire, puisqu’on s’en préoccupe, on veut les soigner, on veut qu’elles s’expriment dans les textes et qu’elles bénéficient de la puissance du care littéraire : « Aimer la littérature qui fait mal, entrer dans une conversation terrifiante, ça n’a pas à nous placer dans une position de victime. Ça nous entraîne, nous fait surmonter les traumas. Pour pouvoir vivre la littérature qui fait grandir, il faut y venir sans contrainte et sans humiliation27. »
20Par les écrits publics, qui quittent le foyer « doux et fermé » (PV, 207), « surveillé » (PV, 207) du safe space, on prend certainement le risque de se mettre en danger face à la critique, d’entendre des paroles qui font mal (PV, 207), mais les écrivaines-éditrices gagent aussi sur le pouvoir de la littérature comme care. Ce dont on ressent apparemment le besoin depuis le début de la pandémie du COVID-19, qui ressurgit inévitablement chaque fois que le sujet du soin est abordé depuis 202028, c’est d’une révolution du care, d’une revendication du souci, de la sollicitude et de l’empathie comme étant politiques, d’une substitution de la communauté de la guerre par la communauté du care29, d’une « inversion des valeurs acceptées depuis des décennies30 » pour mettre en haut de l’échelle de valeurs « les pratiques qui soutiennent la vie humaine31 ». Et cette révolution, les éditrices et écrivaines québécoises semblent déterminées à la mener.