Colloques en ligne

Méliné Kasparian-Le Fèvre

« Like desert flowers you bloom » : les travailleuses du care dans la poésie de Pat Mora

1En ouverture de son recueil de poésie intitulé Borders (1986), l’écrivaine contemporaine chicana Pat Mora cite Carol Gilligan : « My research suggests that men and women may speak different languages that they assume are the same1 ». Au-delà de cette référence explicite, les échos entre l’écriture de Mora et l’éthique du care sont nombreux, tant Mora semble prêter une attention particulière au travail du prendre soin et à ses perceptions sociales dans ses textes qui remettent au centre de l’attention les vies oubliées des travailleuses du care, et qui participent à un des projets de l’éthique du care, celui de « faire reconnaître les personnes qui réalisent le travail du care », pour reprendre les mots de Pascale Molinier2. Les textes de Mora donnent une place centrale aux enjeux du care et offrent, pour les aborder, une voix différente de celle des textes théoriques. Mora remet en question les représentations dominantes de ce travail et des personnes qui l’accomplissent, sans tomber dans la caricature. Ses textes mettent en scène des travailleuses du care avec empathie et délicatesse, en soulignant l’importance du travail du care, mais aussi ses aspects les plus difficiles, sans pour autant réduire les travailleuses du care à de pures victimes passives. Ainsi, l’écriture de Mora répare symboliquement les torts faits aux femmes racialisées et marginalisées économiquement qui occupent nombre des emplois du care aux États-Unis et qui sont souvent rendues invisibles, dénigrées ou déshumanisées.

2En analysant la manière dont la poésie de Mora dénonce la déconsidération sociale des métiers du care, évoque la vulnérabilité des travailleuses du care à l’intersection de multiples inégalités, mais souligne aussi leur capacité d’agir en tant que sujets, la présente étude s’attachera à mettre en lumière un imaginaire du care marqué par l’empathie, le respect et la volonté de dénoncer les injustices associées au travail du soin dans la société américaine contemporaine.

Invisibilité et dévaluation du care : les enjeux de sa représentation

3Les textes de Mora explorent le quotidien des travailleuses du care aux États-Unis, mais aussi la manière dont leur travail est sous-estimé et dévalué. Les travaux autour du care ont bien montré que le care est invisibilisé, minimisé par son association aux activités domestiques qui sont perçues comme l’expression de dispositions naturelles et pas comme un véritable travail nécessitant des compétences : comme le suggèrent Natalie Beneli et Marianne Modak, le care est perçu comme un « travail assigné aux femmes en priorité […] en tant qu’expression naturelle de leur rôle, laquelle occulte […] la dimension de travail contenue dans le terme care3 ». L’invisibilité du travail du care est particulièrement marquée dans le cas du travail domestique, qui ne se remarque que lorsqu’il n’est pas fait ou mal fait, et qui doit s’accompagner d’une discrétion de la part de l’employée de maison pour ne pas créer d’inconfort chez les personnes qui l’emploient. Mora évoque cette invisibilité du travail domestique rémunéré dans un poème intitulé « The Other Woman » :

There’s a woman who […]

hovers unseen around your knees,

shines your shoes and cabinets

until you can see your face

everywhere, your world, a mirror. […]

Back home this woman cooks

enough for ten, rubs her mother’s feet

with hot ointment, sleeps under children who burrow, steamy

animals

in the dark […]4

4Dans ce poème, l’invisibilité du travail ménager se transfère à celle qui l’accomplit : c’est l’employée de maison qui devient invisible. Mora choisit d’utiliser l’adjectif « unseen », au lieu de l’adjectif « invisible » par exemple, ce qui suggère non pas que cette employée serait par nature invisible, mais plutôt qu’elle subit un manque de reconnaissance et d’attention : elle n’est pas vue par ses employeurs. L’expression « the other woman » renvoie habituellement à la maîtresse, à l’amante, à l’autre femme dans un trio amoureux : dans le contexte du poème, cette expression traduit l’idée que le rôle de l’employée de ménage dans la vie de son employeuse reste secret, minimisé, voire tabou. En écho aux travaux du care qui ont montré à quel point le care fait l’objet de stratégies d’effacement et de déconsidération, le poème aborde l’invisibilité du care comme le résultat d’un effacement social, en insistant sur le processus d’invisibilisation du travail et de la présence de l’employée domestique : de même que l’employée domestique efface les traces à la surface des miroirs dans la maison de son employeuse, c’est sa propre existence et son travail qui sont effacés. L’employée domestique occupe un statut marginal, presque fantomatique : le verbe « hover » traduit le caractère discret, insubstantiel, voire éthéré, de sa présence, comme si elle était devenue un spectre ou un hologramme. Contre cette spectralisation, Mora met en avant le corps de la travailleuse domestique, dans une seconde partie du poème, consacrée à la vie de cette employée domestique après sa journée de travail, quand elle rentre chez elle : elle cuisine pour dix, masse les pieds de sa mère, avant de se coucher dans le même lit que ses enfants. Évoquant des sensations et gestes concrets, la seconde partie du poème insiste sur le corps de la travailleuse domestique et sur ses circonstances matérielles d’existence, comme pour rappeler que les travailleuses domestiques sont bien des êtres de chair et d’os, de vraies personnes dont les corps sont mis à rude épreuve par leurs journées de travail, souvent d’ailleurs des journées doubles.

5En plus d’aborder l’invisibilisation du travail du care, Mora souligne la dévaluation du care par rapport à d’autres activités productives considérées comme plus prestigieuses, qui dépendent en réalité du travail du care. La mise en avant de cette hiérarchie qui dévalorise les tâches du soin a été au cœur du projet de l’éthique du care, qui, d’après Maïté Snauwaert, a voulu montrer à quel point les activités de care étaient essentielles au fonctionnement social, et à la réussite des personnes qui s’adonnent à des activités considérées comme supérieures au care, dont elles sont en réalité dépendantes5. De même, la poésie de Mora insiste sur l’importance sociale des tâches concrètes du soin et souligne que les personnes qui les accomplissent permettent ainsi à d’autres sujets de se consacrer à des activités porteuses de sens pour eux. Comme l’explique Pascale Molinier, le « prendre soin »la prise de soin ? consiste non seulement à répondre à des besoins matériels, mais aussi à permettre à l’autre de se consacrer à ses intérêts propres : « Se consacrer à ses intérêts propres demande une disponibilité, un détachement vis-à-vis des contraintes temporelles liées au corps, comme devoir (penser à) se préparer à manger par exemple6 ». Cette idée selon laquelle le care permet de créer une disponibilité d’esprit et une liberté se retrouve chez Mora, notamment dans le poème « Illegal Alien », qui suggère que les salarié.e.s du care permettent aux auteur.e.s de se détacher des contraintes matérielles pour se consacrer à leur création artistique, qui n’existerait peut-être pas, ou pas aussi bien, sans le travail de ces employé.e.s qui ne recevront pas d’accolades, mais qui ont pourtant apporté une contribution centrale à la création. Dans ce poème, l’énonciatrice rend hommage à sa femme de ménage, sans qui elle n’aurait pas le temps de composer des poèmes :

Socorro, you free me

to sit in my yellow kitchen

waiting for a poem

while you scrub and iron7.

6Comme le montre ce poème, c’est grâce au travail de son employée domestique que la poète peut se permettre d’utiliser la cuisine non pas comme un lieu de travail ménager, mais comme un lieu de création poétique. Le contraste entre la position de l’énonciatrice, assise à attendre l’inspiration, et celle de l’employée de maison, en train d’accomplir divers travaux, souligne le fait que le travail de cette employée est ce qui permet à son employeuse de faire l’expérience d’une oisiveté propice à l’inspiration artistique. Ce poème constitue presque l’équivalent d’une page de remerciements, dans laquelle l’auteure remercierait non pas seulement son éditeur.rice par exemple, mais aussi l’employée de maison qui lui a permis de se consacrer à la création plutôt qu’aux tâches ménagères. Le travail accompli par l’employée domestique ne créé pas seulement un ordre matériel, mais aussi un espace mental de liberté et de créativité pour l’énonciatrice. Loin de l’image de l’écrivain.e comme génie solitaire qui vit dans les sphères supérieures de l’esprit, Mora nous rappelle dans ce poème que les artistes ont aussi besoin de manger et d’avoir des vêtements propres, et que leur génie s’exprime souvent grâce au travail de quelqu’un d’autre qui satisfait leurs besoins matériels et leur permet de se détacher des considérations prosaïques. Mora remet ainsi en question la hiérarchie entre l’activité de l’écriture, considérée comme prestigieuse, et l’activité du care, dévaluée, voire considérée comme un travail « bête », en présentant les métiers du care comme conditions de de la création poétique et artistique.

L’intériorité et la subjectivité des travailleuses du care

7Comme l’expliquent Nadya Guimaraez et Helena Hirata8, l’éthique du care s’attache à décrire les émotions et les affects associés au prendre soin. Les textes de Mora contribuent à ce projet en explorant les textures émotionnelles des relations créées par les métiers du care, à partir du point de vue des employé.e.s. En évoquant leur intériorité, Mora rappelle que ces travailleuses sont des êtres humains singuliers, avec leurs propres trajectoires et leurs propres subjectivités. Dans ses textes, les femmes qui occupent les métiers du care sont souvent en proie à des émotions négatives et victimes d’une forme d’usure psychologique, liée à leur déconsidération et au mépris dont elles sont souvent l’objet. Mais le travail du care est aussi montré comme un espace où des liens affectifs plus positifs, constructifs et possiblement émancipateurs peuvent se nouer. Chez Mora, la « relationalité » associée au travail du care est donc ambivalente : tantôt blessante, tantôt réparatrice.

8La dimension affective du « prendre soin » apparaît particulièrement dans les passages des textes de Mora consacrés au travail domestique. En plus du travail émotionnel que les employées domestiques doivent souvent accomplir au profit des personnes qui les emploient (en prenant soin des membres de leur foyer, en gérant leurs émotions), les textes de Mora mettent en scène les émotions négatives et la souffrance psychologique dont de nombreuses travailleuses domestiques font l’expérience, notamment quand elles sont confrontées à des traitements humiliants et à une constante dévalorisation. Le mépris, la condescendance, le manque de considération que subissent les employées domestiques laissent des traces dans leur psyché. Par exemple, dans le poème « Echoes », l’énonciatrice évoque les « garden parties », ces fêtes auxquelles elle est invitée par des femmes bourgeoises et au cours desquelles il n’est pas rare d’entendre la maîtresse de maison dire à ses invité.e.s de laisser tomber leurs assiettes en carton dans l’herbe, car « la bonne » les ramassera :

Again and again I hear :

just drop the cups and plates

on the grass. My maid

will pick them up.

those black words echoed

in the wind again and again :

just drop …

my maid

just drop …

my maid

Perhaps my desert land waits

to hear me roar, waits to hear

me flash : NO. NO.

Again and again9.

9Dans ce poème, Mora met en scène le traitement humiliant et méprisant que reçoivent de nombreuses employées de maison et que Pierrette Hondagneu-Sotelo a décrit comme une « annihilation sociale10 ». Le poème retranscrit le traumatisme de cette annihilation, à travers un processus de fragmentation textuelle. L’expression « just drop the cups and plates on the grass. My maid will pick them up », citée une première fois dans le poème, éclate et se disloque, et certains de ses fragments sont répétés sur plusieurs vers à la suite. En ne reprenant que certains fragments de la phrase originelle, séparés par des points de suspension, le poème créé des vides, des lacunes, des trous, qui traduisent la blessure émotionnelle subie par les travailleuses du care, confrontées jour après jour à un manque de reconnaissance. Le poème est coloré par l’émotion et l’indignation, par des affects négatifs qui transparaissent dans la forme poétique à travers la fragmentation, les blancs et l’apparition de mots en majuscules : autant de procédés qui reflètent l’agitation émotionnelle, le chaos, et la violence créés par ces paroles si méprisantes envers l’employée domestique. La répétition de la phrase permet d’insister sur la violence ordinaire et symbolique qui peut s’exercer au sein des relations, souvent très inégales, entre employeuses privilégiées et employées domestiques vulnérables. Dès lors, la forme même du poème exprime une empathie et une sollicitude envers les employé.e.s domestiques, la volonté de rendre justice à leur expérience, une compassion qui contraste avec les attitudes méprisantes évoquées dans le poème.

10Tout en mettant en scène la souffrance psychologique ou la violence émotionnelle subie par les travailleuses du care, les textes de Mora s’intéressent aussi à des affects positifs et potentiellement émancipateurs et constructifs, comme l’affection et l’amour. Par exemple, le poème « Graduation Morning », décrit une femme de ménage qui, à force de nettoyer la maison de son employeuse, a tissé avec le fils de cette dernière un lien très fort, si bien qu’elle assiste à sa cérémonie de remise des diplômes du lycée :

She called him Lucero, morning star

snared him with sweet coffee, pennies.

Mexican milk candy, brown bony hugs.

Through the years she’d cross the Rio

Grande to clean his mother’s home. “Lucero,

mi lucero”, she’d cry, when she’d see him

running toward her in the morning,

when she pulled stubborn cactus thorns

from his small hands, when she found him

hiding in the creosote11.

11Dans le poème, Mora insiste sur l’amour qu’éprouve l’employée de maison envers le fils de son employeuse, une affection réciproque comme en témoigne, plus loin dans le poème, le moment où le jeune homme cherche cette femme du regard pendant la cérémonie. Le poème retrace minutieusement la manière dont leur relation s’est construite à partir d’une accumulation de petits gestes affectueux, nourriciers et aimants de la part de cette employée domestique. L’intensité avec laquelle cette dernière recherche la proximité avec le fils de son employeuse se traduit par le choix du verbe « snare » qui suggère qu’elle cherche presque à piéger cet enfant dans la toile de son amour. Cette intensité pourrait être le signe d’un manque, si, comme de nombreuses travailleuses domestiques, le personnage souffre de l’absence de ses propres enfants pendant qu’elle s’occupe de ceux de son employeuse12. Mais le choix de cette expression, « snare », qui traduit une véritable intentionnalité, peut aussi s’interpréter comme une manière pour Mora d’insister sur la capacité d’agir de cette travailleuse, qui a choisi délibérément de cultiver, au fil des années, un lien avec l’enfant, qui s’avère dans le poème durable, fort et authentique, même s’il a pris racine au départ du fait des circonstances oppressives de la vie de cette femme. Comme l’explique Pascale Molinier, le care et l’amour entretiennent un rapport ambivalent. L’amour a servi, dans les discours dominants, à masquer et à atténuer la réalité du care en tant que travail, ainsi que sa pénibilité et sa corvéabilité pour les personnes qui l’accomplissent13. Historiquement, le travail domestique non rémunéré, dont le travail du care est considéré comme un prolongement, a été déconsidéré en tant que travail à travers le renvoi à l’amour, puisqu’on a suggéré que pour les femmes, accomplir les tâches domestiques relevait d’une expression naturelle de leur amour pour leur famille et pas d’un véritable travail. De même, l’idée que les employeur.euse.s et les employé.e.s domestiques seraient unis par des liens d’affection, tant et si bien que l’employé.e domestique ferait partie de la famille, par exemple, est souvent utilisée par les employeur.euse.s pour atténuer leur inconfort face à la réalité du care en tant que travail délégué à un salarié, qui trouve peut-être peu de satisfaction à l’accomplir. L’amour a donc souvent été instrumentalisé dans les discours pour masquer les réalités du care, ou pour minimiser les situations où le care relève de l’exploitation. Chez Mora, cette association, à l’héritage quelque peu troublé, entre care et amour, est utilisée pour mettre en valeur la subjectivité et l’humanité des travailleuses domestiques en tant que personnes à part entière, qui conservent malgré des structures oppressives, la liberté de choisir à qui prodiguer leurs affections : Mora présente en effet la travailleuse du care au centre du poème comme un sujet agissant, qui choisit délibérément de cultiver un lien avec l’enfant qu’elle est amenée à côtoyer du fait de son travail, tissant avec lui une relation qui dépasse le registre de la contrainte. Ces passages témoignent d’une tendance plus large qui se dessine dans les représentations des travailleuses du care proposées par Mora, qui fait attention à ne pas présenter les travailleuses du care comme de pures victimes passives, qui ne feraient que subir un travail purement pénible et inintéressant.

Vulnérabilité et résilience des travailleuses du care

12Évoquant les travailleuses domestiques mexicaines aux États-Unis, Vicki Ruiz et Susan Tiano insistent sur l’importance de reconnaître la résilience de ces femmes, sans les réduire à l’oppression qu’elles subissent : « they are not merely the passive victims of discrimination […] they are active agents directing their own destinies and weaving the economic and cultural fabric of the borderlands14 ». Cette volonté de reconnaître les travailleuses domestiques comme des sujets actifs, et d’éviter de les présenter comme des victimes passives, se retrouve chez Mora. Dans « The Grateful Minority », elle évoque explicitement la tendance à ne voir les travailleuses du care que comme des victimes. L’énonciatrice du poème s’aperçoit qu’elle a tendance à penser que les employées de maison qu’elle observe autour d’elles font preuve d’un acquiescement béat face à leur exploitation :

Why the smile, Ofelia?

Ofelia who?

Why the smile at Lysol days

scrubbing washbowls, mop—

mopping bathrooms for people

who don’t even know your name.

Some days I want to shake you

brown women who whistle while

you shine toilets, who smile gratefully

at dry rubber gloves, new uniforms,

steady paychecks, cleaning

content in your soapy solitude…

Like desert flowers you bloom

namelessly in harsh countries

I want to shake your secret

from you. Why? How?15

13L’énonciatrice est agacée par ces employées de maison qui ne se révoltent pas, mais semblent heureuses de continuer à travailler pour des employeur.euse.s qui ne leur accordent aucune considération et ne connaissent même pas leur prénom. Toutefois, à la fin du poème, l’énonciatrice comprend que ces femmes ne sont pas bêtement soumises face à leur propre oppression, mais qu’elles font ce qu’elles peuvent, qu’elles se concentrent sur les aspects positifs de leur travail (comme l’indépendance financière à laquelle il leur permet d’accéder). Elles composent avec les contraintes qui pèsent sur elles, comme les fleurs qui réussissent à fleurir dans le désert. Cette image des fleurs du désert, capables de s’épanouir malgré des conditions très difficiles, symbolise la résilience des travailleuses du care, qui sont nombreuses dans la région frontalière désertique entre le Texas et le nord du Mexique, où Mora a d’ailleurs grandi. La poète nous encourage ainsi à nous éloigner d’un regard réducteur et paternaliste sur les travailleuses du care vulnérables, qui consisterait à ne les percevoir que comme de pures victimes prisonnières de leurs circonstances et dépourvues de la capacité ou de la présence d’esprit de s’extirper de leur situation. Mora exprime la volonté de respecter la voix des travailleuses du care, d’écouter leur manière de décrire leur expérience, au lieu d’être aveuglée par nos préjugés. Au lieu de présupposer que toutes les employées domestiques sont des victimes passives qui auraient besoin d’être secourues, il s’agit de reconnaître la capacité d’agir de ces femmes, sans pour autant occulter les vulnérabilités sociales qui sont les leurs.

14Mora réussit, dans sa poésie, à trouver l’équilibre en mettant en scène des travailleuses du care qui se caractérisent par leur débrouillardise et leur capacité à glaner, dans un quotidien difficile, des moments de satisfaction et d’émancipation. Ainsi, dans « The Other Woman », l’employée de ménage au centre du poème témoigne de son ingéniosité quand elle glane, dans la corbeille à papier de son employeuse, des rubans qu’elle utilisera pour orner des vêtements ou pour donner à ses enfants16. Dans le poème « Echoes », ce ne sont pas des rubans que l’employée domestique glane, pendant la « garden party », mais des bribes d’anglais dont elle apprécie les sonorités et qui l’aident à améliorer sa maîtrise de la langue : comparés aux ballons colorés qui décorent une fête d’anniversaire17, ces mots d’anglais symbolisent sa capacité d’agir qui s’exerce malgré le cadre contraignant de son emploi. Les images de ballons colorés et insouciants, de rubans joyeux, qui sont au cœur de ces deux poèmes, incarnent bien la poétique de Mora, en équilibre entre dénonciation de l’oppression et hommage à la résilience, à la créativité et à l’humanité qui persistent dans des circonstances difficiles.

***

15Mora propose des textes qui combattent l’invisibilisation et la dévaluation du travail du care, et qui font entendre l’expérience souvent occultée des personnes qui accomplissent les tâches concrètes du prendre soin. Même si les travailleuses du care qu’elle évoque sont des personnages fictionnels, ses textes sont marqués par un réalisme certain et reflètent les enjeux évoqués par la sociologie et l’éthique du care. Le care est présent à un niveau thématique, mais aussi sur le plan formel dans les textes qui rendent compte, avec réalisme, des expériences des travailleuses du care, tout en se saisissant des outils et procédés poétiques pour transmettre ces expériences de manière puissante et touchante. Les poèmes peuvent être considérés comme un contre-discours à la portée réparatrice, tant elle est susceptible de sensibiliser le public à la situation des employé.e.s du care. Les résonances entre la littérature chicana contemporaine et les théories du care qui s’observent à travers les textes de Mora témoignent de l’intérêt des études autour des représentations littéraires du travail du care. Ces représentations constituent des interfaces qui influent sur les rapports entre la société et les personnes qui accomplissent le travail du care, comme le proposent Hannah Grist et Nos Kennings18. Dès lors, la manière dont le care est représenté dans l’art et dans la littérature n’est pas anodine, mais peut avoir des effets réels en transformant les mentalités et en suscitant l’empathie du public. Les artistes participent à la construction d’un imaginaire collectif du care, lequel n’est pas sans conséquences réelles sur la manière dont les sociétés considèrent, valorisent et protègent, ou non, les personnes qui font ce travail. En témoigne un exemple cité par Elizabeth Osborne et Sofía Ruiz-Alfaro qui font remarquer que le succès du film Roma, décrivant avec compassion l’expérience d’une jeune travailleuse domestique indigène au Mexique, a été suivi d’un renouvellement du débat public autour de la situation des travailleuses domestiques dans le pays, qui a abouti à une inscription de leurs protections dans la loi19. On pourrait considérer que les représentations empathiques du care, telles que celles proposées par des auteures comme Pat Mora, complètent le travail des universitaires et des philosophes en sensibilisant le public aux enjeux du prendre soin et à la situation des personnes qui accomplissent le travail du care.