Colloques en ligne

Cécile Neeser Hever

Caring (about) Ismene : (r)écriture et care

On a souvent prétendu que je n’avais pas de principes
J’avais un tas de principes, mais visiblement ils comptaient moins1.

1Dans Un monde vulnérable, Joan Tronto exclut l’activité créatrice du domaine du care : « Jouer, accomplir un désir, mettre sur le marché un nouveau produit ou créer une œuvre d’art ne relève pas du care2 ». Si cette exclusion pose question lorsqu’il s’agit de penser une littérature du care, le tournant actuel vers le care dans les études littéraires montre que l’incompatibilité de principe qu’elle suppose entre créer et prendre soin est par trop catégorique3. L’exclusion mutuelle postulée par Tronto donne toutefois lieu à deux ensembles de questions fécondes : le premier touche aux limites et aux prérogatives de la littérature dans le champ discursif et social ainsi qu’à la légitimité des outils employés pour son étude ; le second, à une possible différence ontologique entre créer, d’une part, et entretenir, préserver, soutenir, de l’autre.

2Cet article s’intéresse à un cas où le geste de care, inhérent au geste d’écriture, n’entraîne pas une transgression des frontières entre littérature et monde, l’objet du care étant à la fois créé et préservé par l’écriture. Ce cas où création et préservation se côtoient, où l’acte de sauvegarde et de remédiation se fait dans et à travers l’acte créateur, c’est la (r)écriture4, à condition d’envisager cette pratique et les œuvres qui en résultent comme une forme d’entretien et de sauvegarde – sauvegarde des œuvres qu’elles (r)écrivent et, c’est le pari fait ici, des personnages qui les peuplent. Soit l’avant-propos d’Anne Carson à sa traduction/(r)écriture de l’Antigone de Sophocle :

dear Antigone,

I take it as the task of the translator

to forbid that you should ever lose your screams5

3En situant ce qu’elle appelle, en écho à Walter Benjamin, « la tâche du traducteur » dans le fait de préserver les « cris » d’Antigone (et en intitulant son texte « traduction », bien qu’il s’agisse en réalité d’une (r)écriture de la pièce de Sophocle), Carson minimise la part de création de son geste et amplifie sa part de conservation et de perpétuation. Elle peut ainsi se mouvoir dans un imaginaire du care entendu au sens le plus large, comme « tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”6 ». On aura remarqué que Carson mêle ici deux réseaux métaphoriques : celui du care et celui de la voix (les « cris » d’Antigone préservés dans et par le nouveau texte). En effet le procédé littéraire consistant à (r)écrire un texte de la tradition canonique a souvent été décrit à l’aide de la métaphore de la voix – voix écoutée, préservée, rendue – un topos récurrent, à la fois dans les textes, les paratextes et la critique, en particulier dans le cas des (r)écritures féministes et postcoloniales du canon7, et lorsque celles-ci se focalisent sur un personnage secondaire ou marginal, dont on considère qu’il a été délaissé, voire marginalisé, dans et par le texte d’origine. Sont en jeu dans ce double réseau métaphorique : la responsabilité de l’acte d’écriture, soit l’autorité discursive et créatrice de l’auteur.e d’une part, et la conception du personnage d’autre part. En se présentant comme la sauvegarde ou l’amplification d’une voix et d’une subjectivité qui lui préexisteraient, la (r)écriture renonce à la revendication pleine de l’acte de création.

4Le présent article plaide pour un croisement fécond de ces deux métaphores pour penser la (r)écriture d’un texte classique focalisée sur un personnage secondaire. Le care qui se fait jour dans ces textes est d’abord d’ordre attentionnel, soit épistémologique, puisque l’auteur.e fait le choix de se soucier d’un personnage minorisé par la tradition dominante, répondant ainsi à la vocation des éthiques du care de se rendre attentives à des réalités négligées et de chercher, comme écrit Sandra Laugier, à « voir le visible »8. Il est ensuite acte de réparation symbolique, une réparation qui passe par la création, en ce que ces (r)écritures figurent, par des moyens proprement littéraires (style, rythme, énonciation), ces voix, ces expériences, ces démarches invisibilisées ou minorisées dans leurs contextes littéraires d’origine, transcendant ainsi l’exclusion mutuelle entre prendre soin et créer.

5Le personnage qui nous occupera ici appartient à l’un des textes les plus canoniques de la littérature occidentale : Ismène, la sœur d’Antigone dans la tragédie éponyme de Sophocle, fait en effet l’objet d’un intérêt prononcé dans la littérature et le théâtre contemporains9. Cet intérêt s’explique en partie par la popularité dont jouissent, depuis les années 1960, les personnages secondaires10. Mais il est aussi contemporain d’une réévaluation, dans les champs littéraire, philosophique et éthique, de la figure d’Ismène chez Sophocle11, et peut être envisagé comme la cristallisation, en littérature, d’un changement de paradigme dans la pensée féministe, auquel la théorie du care a considérablement contribué. Le cas des (r)écritures focalisées sur Ismène est en effet d’autant plus complexe que le personnage en question est lui-même, dès le texte original, un personnage de care. Longtemps considérée comme un simple repoussoir à l’héroïne, l’Ismène de Sophocle renferme, pour autant qu’on s’en soucie, that we care, un modèle éthique souverain dont le care permet au mieux de déceler la cohérence. Refusant le sacrifice et le détachement tels que la tragédie les magnifie en Antigone, Ismène déjoue la binarité du conflit tragique en préférant aux principes abstraits de la justice une autre morale : le maintien de la vie et la préservation du lien sororal.

6L’analyse proposée ici porte sur l’une de ces (r)écritures-relectures, le monologue de la dramaturge néerlandaise Lot Vekemans, Sœur de (2005). À travers un changement de genre et des choix stylistiques relevant de ce qu’on pourrait appeler une stylistique du care, il entreprend de figurer, jusque dans ses hésitations et sa vulnérabilité, la voix d’Ismène, minorisée dans la tragédie de Sophocle.

7Dans ce qui suit, il s’agira d’abord d’envisager le care comme un paradigme interprétatif permettant de faire sens de ce qui apparaît sinon comme l’inconsistance de ce personnage dans la tragédie de Sophocle ; nous verrons ensuite comment la littérature même peut faire acte de care en mettant à contribution la création et observerons ce que permet le changement de genre pour la mise en valeur d’une « héroïne du care ». Au sein de la tragédie, la voix, la disposition et les choix d’Ismène sont voués à être disqualifiés pour leur incohérence. Inversement, on le verra, le care s’épanouit, s’entend, se dit le mieux dans la forme narrative12. Ce n’est qu’une fois dégagés de la structure tragique et transposés dans une forme plus à même de leur donner sens et de se mettre à leur écoute – le monologue, le récit de soi – que ces choix peuvent être entendus.

Le lien contre la loi : l’Ismène de Sophocle

8Antigone de Sophocle nous met en présence de deux figures de femmes dont l’une apparaît à la grande majorité des lecteurs comme plus intéressante que l’autre, et ce en partie parce qu’elle arbore des traits qui transcendent la féminité. Singulièrement, cette lecture est essentiellement celle d’une certaine réception féministe qui, de Luce Irigaray à Judith Butler, célèbre volontiers tout ce qui, chez Antigone, transgresse la frontière du genre13. Sa sœur Ismène, en revanche, a longtemps fait l’objet de la condescendance, voire du mépris des commentateurs. Mary C. Rawlinson, qui plaide pour une réévaluation du personnage d’Ismène chez Sophocle, rappelle que l’encensement de la transgression de genre chez Antigone ainsi que de son détachement de la vie et de sa disposition au sacrifice vont de pair avec la déconsidération d’Ismène14, qui fait figure de femme lisse et n’est le plus souvent envisagée que comme repoussoir. Or, Rawlinson montre que l’acte d’Antigone, loin de représenter la transgression qu’on lui attribue souvent, reste en fait en accord avec l’assignation des femmes au soin du corps. L’universitaire va jusqu’à voir dans la lecture féministe dominante un fourvoiement néfaste : « L’acte d’Antigone se détourne de la vie et de la solidarité sororale au profit de la fraternité, qui affecte les femmes au soin du corps. Cette lecture héroïsante d’Antigone, centrale pour le féminisme et pour la théorie politique féministe, réinscrit en fait les infrastructures de soumission qu’elle se propose de déconstruire et de démanteler15 ». En effet, la transgression d’Antigone, motivée par le devoir envers le frère, est une préoccupation qui relève du care. C’est déjà la lecture de Hegel, qui associe Antigone aux prérogatives féminines de la loyauté familiale et du soin au corps. Pourtant, Antigone partage avec Créon la dureté et l’absolu d’une position abstraite qui fait fi de l’humain et de la relation : « Comme Créon, Antigone est coupable de l’obstination [hardheadedness] qui consiste à s’attacher à un moment de ce qui est juste [one moment of the right] au mépris de l’autre et de la dureté de cœur [hardheartedness] qui consiste à faire primer des principes abstraits sur des relations sociales vivantes16 ». Mais il y a plus : Antigone est mue par une conception légaliste de son devoir qui rappelle l’éthique de la justice : lorsqu’elle invoque « les lois non écrites, inébranlables, des dieux » (Ant., v. 454-45517) qu’elle oppose aux « décrets » de Créon, elle pose une loi contre une autre18, et mobilise des principes universels dans la résolution du problème moral qui se pose à elle. Elle n’est en cela pas différente de Créon, lui-même sûr d’être dans son droit, et les stichomythies de leur agôn, miment cette symétrie au niveau formel. En ce sens, Antigone défend les principes du care avec le style argumentatif de la justice19. Pour s’en convaincre, citons encore les vers où, avant de disparaître, elle énonce le principe (ou la loi, le terme est nomos) qui l’a portée à agir comme elle l’a fait :

Quel est donc le principe [nomos] auquel je prétends avoir obéi ? Comprends-le bien : un mari mort, je pouvais en trouver un autre et avoir de lui un enfant, si j’avais perdu mon premier époux ; mais, mon père et ma mère une fois dans la tombe, nul autre frère ne me fût jamais né. Le voilà, le principe [nomos] pour lequel je t’ai fait passer avant tout autre (Ant., v. 908-914).

9Ainsi, non seulement le « care » d’Antigone est des plus sélectifs, mais il est régi par une casuistique hautement formelle qui rappelle le raisonnement moral fait en termes de justice, un raisonnement « centr[é] sur le choix, [qui] permet, outre la délibération, la justification de l’action – “oui, j’ai bien fait de faire ceci ou cela20” ». L’authenticité de ces vers de l’Antigone a souvent été discutée : on les juge indignes de la hauteur d’âme de l’héroïne. Or, à travers le prisme de l’opposition care/justice, ils apparaissent au contraire comme parfaitement congruents avec la conduite du personnage. Cette justification ultra-formelle, quasi mathématique, rappelle en effet la réponse de Jake, le petit garçon interrogé dans In A Different Voice et dont les réponses illustrent l’éthique de la justice. À la question « Quand il y a un conflit entre les responsabilités que l’on a envers soi-même et envers autrui, comment devrait-on choisir ? », Jake répond : « Un quart pour les autres et les trois quarts pour soi21 ».

10Outre le fait qu’Antigone incarne et défend des positions qui relèvent du care mais avec l’argumentaire de la justice, on remarque qu’elle n’incarne le care que tel qu’il est conçu au sein d’un système de pensée patriarcal en ce qu’il reste inscrit dans les hiérarchies patriarcales : dans ce système, il est attendu d’elle qu’en tant que femme, elle donne priorité au soin du frère – du corps du frère – au détriment de la loi de la cité, mais aussi de sa sœur encore vivante, et que ce soin de l’autre la conduise jusqu’au sacrifice de soi : « Dans l’univers genré du patriarcat, le care est une éthique féminine et non universelle. Le care, c’est ce que les “bonnes” femmes font, et les personnes qui prennent soin font un travail de femme. Elles sont dévouées aux autres, attentives à leurs besoins, à l’écoute de leur voix, et désintéressées [selfless]22 ».

11On est alors en droit de se demander, avec Rawlinson, « en quoi le fait d’abandonner la sœur vivante pour mourir pour le frère mort est un acte qui inspire le respect23 ». Or il y a une autre femme, une autre voix, une autre option éthique qui, serait-on tentée de dire en citant Gilligan, « n’est pas identifiée par son genre, mais par son thème24 ». En effet, Polynice n’a pas une, mais deux sœurs, Sophocle nous mettant en présence de deux personnages de même âge, de même genre et de même position dans la parenté. Ce redoublement permet de « dégenrer25 », comme invite à le faire Gilligan, l’opposition justice/care, et de considérer Antigone et Ismène comme deux modèles de conduite humains et non strictement féminins : « le care et le caring ne sont pas des questions de femmes ; ce sont des préoccupations humaines26 ».

12Dans la lecture traditionnelle de la pièce, Ismène fait l’objet d’un double mépris : pour son attachement à la vie, d’une part, et, peut-être plus encore, pour l’inconstance de sa résolution à ce sujet : elle commence par refuser la demande d’Antigone d’ensevelir avec elle leur frère Polynice et de s’exposer ainsi avec elle à une mort certaine. Mais une fois Antigone prise sur le fait et condamnée, elle cherchera à la rejoindre dans la mort en prétendant devant Créon avoir été sa complice. Antigone, superbe, condamne alors son irrésolution (« Je n’aime pas les amis qui ne sont amis qu’en parole », Ant., v. 543) avant de la rejeter définitivement avec ces vers fameux : « Ton choix est fait : la vie, et le mien, c’est la mort » (Ant., v. 555). Or si les valeurs de la tragédie ne peuvent que disqualifier la conduite d’Ismène, celle-ci gagne en cohérence une fois envisagée du point de vue de l’éthique du care. Ismène est en effet un personnage profondément relationnel, valorisant le singulier des relations humaines et familiales plutôt que l’universel des lois. Comme celle d’Amy, la petite fille qui incarne la perspective du care dans les premiers travaux de Gilligan, « sa vision du monde est constituée de relations humaines qui se tissent et dont la trame forme un tout cohérent, et non pas d’individus isolés et indépendants dont les rapports sont régis par des systèmes de règles27 ». Envisagé sous cet angle, le revirement apparent d’Ismène une fois Antigone arrêtée gagne lui aussi en cohérence (c’est la préservation de la vie – celle d’Antigone et la sienne propre – qui motive sa décision de renoncer à braver l’interdit), mais une fois la mort d’Antigone certaine, il n’est plus de philoi, de proches, de relations, desquels prendre soin et alors seulement la mort est envisageable, voire souhaitable : « Quelle vie me peut plaire encore, si je me vois privée de toi ? » (Ant., v. 548).

13« Pour Ismène, la valeur prééminente a toujours été les relations avec les vivants, en particulier avec la sœur vivante28 ». La prééminence de la relation est pour elle cruciale : alors qu’Antigone répond à son refus du sacrifice avec une violence qui vise à rompre tout lien entre elles – « Tu auras ma haine, tu auras la haine du mort, à jamais attachée à toi – et bien méritée » (Ant., v. 93-94), la dernière réplique d’Ismène, qui clôt le prologue, s’efforce de le réaffirmer : « À ton gré, pars ; mais sache, en partant, que tu restes, en dépit de ta folie, justement chère à ceux ceux qui te sont chers » (Ant., v. 98-99). Ismène reprend en cela mot pour mot une formule d’Antigone quelques répliques plus haut, qui visait à exclure Ismène du lien de la philia pour la réserver au frère Polynice : « C’est ainsi que j’irai reposer, près de lui, chère à qui m’est cher, saintement criminelle » (Ant., v. 73-74, je souligne). À une philia sélective, Ismène oppose une philia inclusive et inconditionnelle et montre une détermination inentamée à préserver entre elles ce lien de la philia, en le plaçant au-delà – et hors d’atteinte – des partis pris d’Antigone. Cette réplique, qui clôt le prologue, illustre un désir phatique de pérennisation du lien : au-delà du principe – et de l’obstination d’Antigone à s’y tenir – celui-ci demeure.

14Le prologue est le lieu où les conduites des deux sœurs s’énoncent dans toute la clarté de leurs présupposés éthiques. La première réplique d’envergure d’Ismène, qui vise à motiver son refus du sacrifice et à convaincre Antigone à renoncer à son dessein, commence par un retour sur l’histoire familiale, soit par une narration, une mise en contexte, qui fait d’ailleurs office d’exposition de la pièce :

Ah ! réfléchis, ma sœur, et songe à notre père. Il a fini odieux, infime : dénonçant le premier ses crimes, il s’est lui-même, et de sa propre main, arraché les deux yeux. Songe à celle qui fut et sa mère et sa femme, qui mérita ce double nom et détruisit sa vie dans le nœud d’un lacet. Songe enfin à nos deux frères, à ces infortunés qu’on vit en un seul jour se massacrer tous deux et s’infliger, sous des coups mutuels, une mort fratricide ! Et, aujourd’hui encore, où nous restons toutes deux seules, imagine la mort misérable entre toutes dont nous allons périr, si, rebelles à la loi, nous passons outre à la sentence, au pouvoir absolu d’un tyran (Ant., v. 49-60, je souligne).

15Avec ce récit rétrospectif qui remonte bien en amont du problème qui se pose présentement aux deux sœurs, Ismène envisage ce problème en des termes « contextuel[s] et narratif[s] », selon la formulation de Gilligan29. Ce faisant, elle s’abstrait du dilemme tragique et de l’alternative binaire qu’il suppose. Il ne s’agit pas pour elle d’opposer une loi à une autre, mais de mettre un terme à la succession infinie des malheurs, de braver, peut-être même, le déterminisme du fatum. Pour reprendre une formule de Gilligan à propos de Psyché, qui illustre pour elle une sortie du tragique, Ismène « quitte le scénario tragique30 » en passant par la narration, qui lui permet de résister à la tentation de la binarité et à l’abstraction du dilemme. Cet élan vers le passé lui garantit aussi un avenir, un au-delà du conflit tragique. Il n’est pas indifférent, de ce point de vue, que la (r)écriture qui nous occupera place Ismène survivante dans une position de narratrice. La narration permet d’échapper à l’unicité du temps tragique et fait basculer dans une temporalité longue et linéaire, en amont et en aval.

16Ismène apparaît ainsi comme une héroïne du care : en ce qu’elle affirme la prééminence de la relation sur la loi ; en ce qu’elle envisage la possibilité de sortir d’un dilemme intemporel et abstrait en mettant en œuvre une pensée contextualisante et narrative ; en ce qu’elle prend en compte, dans les termes de Sandra Laugier, « toutes les données du problème31 » (l’anaphore « songe à… » en est le signe formel) ; et, enfin, en ce qu’elle fait le choix de la préservation de la vie – y compris la sienne propre, rappelant que le souci d’autrui est indissociable du souci de soi et que le care passe aussi par le self-care et s’étend à « nos corps, nous-mêmes et notre environnement32 ». Sa simple présence, sa constance dans le maintien du lien, fragilisent l’auto-définition d’Antigone comme « celle qui aime33 », ainsi que l’opposition genrée de la lecture hégélienne : Créon contre Antigone, l’homme contre la femme, l’État contre la famille, la polis contre l’oikos. Ismène est femme, elle aussi, mais différemment ; elle aime, elle aussi, mais différemment, sans aller jusqu’au sacrifice. Il est donc temps de ne plus l’envisager comme trop strictement féminine, mais comme une alternative sereine au conflit binaire dans lequel nous enferment les abstractions tragiques de l’éthique de la justice et dont Antigone, autant que Créon, dit la limitation.

La voix différente d’Ismène : Sœur de de Lot Vekemans

17Sœur de est un monologue rétrospectif en vers libres. Ismène y revient sur les faits de l’Antigone, mais aussi sur le temps long de sa survie, un temps non tragique ou post-tragique que la linéarité du monologue met au mieux en lumière. Ismène y est caring à plusieurs titres. Foncièrement relationnelle, comme l’annonce déjà le titre, elle est portée par le refus des principes absolus dont elle expose l’inanité, voire la toxicité, lorsque ceux-ci prennent le pas sur les relations humaines et menacent d’en défaire le tissu :

J’avais pensé

Espéré

Lorsque tout le monde a été mort

Le père la mère les frères

Qu’elle se rapprocherait un peu de moi

Après tout nous étions de la même famille

Les deux seules survivantes

On pourrait croire que ça crée des liens, un rapprochement

Mais non, pas pour elle,

Elle se préoccupait plus de son frère mort que de moi

Sa sœur vivante

Parce qu’elle voulait démontrer que les lois des dieux sont plus hautes que les lois des hommes (SD, p. 27, je souligne).

18Mais le care de cette Ismène passe aussi par une attention à l’autre qui va jusqu’à des pratiques concrètes de soin, un soin en l’occurrence prodigué à celui qui devrait être son pire ennemi, mais que le lien (familial, d’affection, de circonstance) et la dépendance rendent susceptible de recevoir :

J’ai continué à vivre

Avec mon oncle Créon j’ai habité en bordure de la ville […]

Créon je l’ai maudit

Naturellement

Il était le meurtrier de ma sœur

Il l’avait poussée à mourir

[…]

Mais je ne voulais pas me venger de Créon

[…]

Créon n’était rien de plus qu’un sac d’os […]

Parfois il traînait ses savates dans la maison et on entendait cliqueter son squelette

[…]

Il avait perdu son fils

Sa femme

Sa sœur

J’étais son seul parent et lui le seul mien

Il était tout ce qui me restait

Je me suis donc réconciliée avec lui

[…]

Je lui ai apporté ses repas

Je lui ai tenu compagnie quand il le demandait

Et je lui ai souhaité la bonne nuit tous les soirs

Jusqu’à sa mort (SD, p. 41-42).

19Cette prise en charge continue de la dernière relation familiale est intimement liée à la survie des deux protagonistes, et le monologue est en mesure de prendre en charge la temporalité à la fois linéaire et itérative de la survie (« parfois il traînait ») (« tous les soirs »), et des soins continus et quotidiens qu’elle demande et implique.

20Outre ces motifs thématiques (dispositions éthiques ou pratiques concrètes de soin), les choix énonciatifs et stylistiques de ce monologue participent de ce qu’on peut appeler, avec Tiphaine Samoyault, une « poétique du care34 » ou une stylistique du care. La voix différente d’Ismène se trouve en effet non seulement écoutée, mais figurée dans toute sa fragilité, jusque dans sa maladresse et sa difficulté à se dire. En effet, sa prise de parole se caractérise par une posture énonciative peu assurée, tributaire de l’attention et des attentes de son public, hantée par la conscience de la présence de l’autre, et prise dans un dialogisme constant :

« Donc, ta sœur ! »

Oui, ma sœur, oui

Ma sœur est la meilleure ! Ma sœur est un héros oui

Je le sais

Je le sais très bien

Je me le suis juré

Je me suis juré que le nom de ma sœur

Que son nom… je ne le prononcerais plus jamais

Plus jamais… à voix haute… je ne le prononcerai (SD, p. 14).

21Hautement réflexif, son style est marqué par l’hésitation, que figure ici l’épanorthose, reflet syntaxique d’un scrupule énonciatif indissociable de l’absence d’assurance, et participant de ce style « non affirmatif », que relève Tiphaine Samoyault comme concourant à une poétique du care, car il se « met en quête de […] l’expression juste35 ». Or ce style hésitant et ultra-réflexif rappelle également le style d’Amy. Parce que les questions que les enquêteurs lui posent dans l’optique de la justice ne sont pas formulées de manière à entendre sa voix, celle-ci, sentant qu’elle répond différemment, voire « mal », perd confiance et devient « balbutiante, incertaine et finalement un peu plate36 ». On observe chez l’Ismène de Vekemans une difficulté à dire similaire, comme si le texte, en mimant syntaxiquement et stylistiquement la difficulté à se formuler d’une voix différente, entreprenait à la fois de se mettre à l’écoute de cette voix et de lui donner forme. Et c’est là peut-être le propre de ce que la création littéraire, en particulier la (r)écriture, qui mêle lecture et écriture, est seule en mesure de faire : sauvegarder en créant, dans et par la figure. Davantage que le commentaire, elle est en mesure de donner une voix, un style et, comme l’écrit Marjolaine Deschênes, « le pouvoir de se raconter37 » aux personnages pour lesquels elle se prend d’attention, desquels elle choisit de prendre soin.

Coda : une héroïne de la théorisation du care ?

Dans un schéma de pensée patriarcal, le care est une éthique féminine. Dans un schéma de pensée démocratique, le care est une éthique humaine. L’éthique féministe du care est une voix différente à l’intérieur de la culture patriarcale, parce qu’elle joint la raison et l’émotion, l’esprit et le corps, le soi et les relations, les hommes et les femmes, et résiste aux divisions qui maintiennent l’ordre patriarcal38.

22On pourrait transposer ce propos de Gilligan comme suit : dans une lecture patriarcale de l’Antigone de Sophocle, Ismène est féminine, elle reflète la dichotomie du genre et la hiérarchie du patriarcat – elle demeure platement féminine. Dans une (r)écriture non binaire, non tragique, et caring de l’Antigone de Sophocle, l’éthique d’Ismène devient féministe : sa voix est différente parce que, comme la voix du care, elle « joint la raison et l’émotion, l’esprit et le corps, le soi et les relations […] en résistant aux divisions qui maintiennent l’ordre patriarcal ».

23Peut-être la réception de ce personnage peut-elle être comparée à la réception des éthiques du care. Lorsqu’en 1984, George Steiner, dans son monumental Les Antigones, réduisait Ismène à la « blonde » et au « faire-valoir39 », il décrivait avec une acuité mordante la condescendance avec laquelle la réception l’avait traitée. Peut-on extrapoler et voir en Ismène, face à Antigone et face à la tragédie, le care en tant qu’éthique non entendue ? Les attitudes de care ont longtemps été « la blonde », soit à la fois ce qui est attendu des femmes et ce qui légitime leur disqualification du champ moral. Aujourd’hui encore, les éthiques du care luttent contre cette disqualification d’une part, et contre l’accusation d’essentialisme de l’autre. En se souciant d’Ismène, on se met à l’écoute des difficultés qu’elle illustre, qui sont celles du care comme pensée et, en définitive, de tout féminisme :

Le care échappe en effet aux structures binaires en les dépassant (que ces alternatives soient celles du genre féminin ou bien masculin, du théorique ou bien du pratique […]), ce qui le rend peut-être aussi plus difficile à appréhender avec nos catégories traditionnelles qui s’inscrivent justement trop souvent dans ces partitions dichotomiques40.

24Ou pour le dire autrement : comment être entendue comme une voix/voie humaine valable dans un contexte interprétatif qui, comme la tragédie ou le patriarcat, en revient toujours à la binarité ?