Colloques en ligne

Maëline Le Lay

Face aux désastres : histoires d’amour, résilience et demande de reconnaissance à l’Est de la RD Congo

We cannot make sense of war if we are unable or unwilling to pay attention to the sensual experiences of those affected1.

1Cette citation placée en exergue exprime à plusieurs égards ce qu’implique de penser, au prisme des théories du care, la littérature produite dans un contexte de guerre larvée à l’Est de la RDC. Il s’agit d’abord d’interroger le cadre discursif dominant la production littéraire dans la région pour déterminer de quelle manière exactement on peut considérer qu’il relève du care et, par ailleurs, d’évaluer la manière dont le choix d’une thématique spécifique dans la fiction narrative et théâtrale contemporaine (en l’occurrence les histoires d’amour) traduit une forme de care. Enfin, cette citation suggère aussi l’importance, pour la chercheuse que je suis, de prêter attention à l’expression des émotions de mes interlocuteurs – et pas forcément celles attendues en contexte de guerre (amertume, haine, désespoir), pour tâcher de percevoir comment la littérature est forgée par les écrivain.e.s comme un lieu où se tisse un lien entre les individus d’une société fissurée par de profondes divisions, et profondément marquée par un ressentiment sédimenté en méfiance et en haine, avec leur corollaire de violences.

2L’Est de la RD Congo est défini depuis une vingtaine d’années par les spécialistes (politistes, journalistes) comme une région étant alternativement en situation de post-conflit ou de conflit, en fonction de la récurrence et de l’intensité des épisodes de violences. L’Est – constitué du Nord-Kivu (dont le chef-lieu est Goma), du Sud-Kivu (dont le chef-lieu est Bukavu) mais aussi l’Ituri plus au Nord – est en proie, depuis la fin officielle des conflits en 2003, à une insécurité chronique caractérisée par une série d’exactions, d’attaques et de massacres réguliers dans toute la région depuis des décennies sans amélioration aucune malgré l’état de siège instauré en mai 2021. L’accumulation de ces événements et leur articulation historique et politique permet de les appréhender comme les différents épisodes d’une « guerre qui ne dit pas son nom » et qui meurtrit la région depuis plus de vingt-cinq ans2.

3Puisqu’il faut savoir « d’où l’on parle », il me semble important de détailler la méthodologie qui a présidé à ce travail. En m’appuyant sur un terrain morcelé mais de longue durée dans la région des Grands Lacs (totalisant douze mois passés entre le Rwanda, le Burundi et la RDC entre 2018 et 2021), en particulier à l’Est du Congo, je propose, dans cet essai, d’allier l’analyse littéraire de textes rencontrés sur mon terrain au cours d’une observation participante de longue durée, à une réflexion plus théorique sur le care, dérivée de mes observations ethnographiques

4Partant du constat qu’il existe une profusion d’histoires d’amour dans la littérature produite au Congo durant ce dernier quart de siècle, je montrerai que l’orientation particulière de ces fictions amoureuses contemporaines répond aux objectifs sociétaux en matière de cohésion sociale et de sortie de crise, à savoir l’injonction à la résilience. Puis j’analyserai la manière dont les enjeux de cette injonction relèvent du care présenté comme seule voie possible, acceptable, voire désirable, dans ce contexte de violences. Faisant mien le questionnement de Roxani Krystalli et Philipp Schulz à l’origine de leur article – « How does taking the practices of love and care seriously illuminate different pathways for understanding the remaking of worlds in the wake of violence ?3 » –, j’adopterai, comme eux, pour définir ma problématique, le concept développé par Veena Das et al. Dans leur ouvrage collectif, ces auteur.e.s pointent l’importance de l’amour et du soin à des fins de « remaking a world in the wake of violence »4 Pour Veena Das et al., ces processus qui cherchent à « refaire un monde », « center around how communities “read, endure, work through, break apart under, transcend5violence and other forms of social suffering6 ».

5Autrement dit, il s’agira ici de voir comment au Congo, face au désastre de la peur, des blessures et de la perte, la littérature – et notamment les histoires d’amour – sont un lieu où se refait, où se réinvente un monde autre et forcément désirable, et de tâcher de comprendre les enjeux de ces textes diffusés tantôt par l’édition (le plus souvent l’auto-édition), tantôt par la scène.

Des histoires d’amour pour panser les plaies de la guerre?7

6Considérant la multiplication, depuis les années 2000 environ (soit à l’acmé du conflit), d’histoires d’amour romantique dans les textes narratifs comme dans les performances au Congo, il y a lieu de se demander si ce phénomène générique exprime la nécessité qu’il y aurait à « refaire un monde » selon l’expression de Veena Das et. al., sur les ruines d’un monde hérissé de violences de guerre. Une revue de la littérature mettant en scène des histoires d’amour, en Afrique et au Congo en particulier, permet de situer le genre dans une perspective historique plus large et ainsi de mieux saisir les enjeux sociaux et politiques de la tendance contemporaine.

Du complot amoureux

7Comme ailleurs en Afrique, les textes littéraires (romans, nouvelles, théâtre) traitant de la gestion difficile des questions conjugales liées aux mutations des modes de vies urbains8 sont légion au Congo depuis les années 1970-19809, mais les épisodes de conflits ou de violences ont engendré la production d’histoires d’amour bâties sur des canevas alternatifs reflétant les tensions à l’œuvre dans ces contextes politiques chargés. L’amour transactionnel est un de ces canevas ; l’union impossible au dénouement tragique en est un autre.

8L’amour transactionnel, caractérisé par l’échange d’amour ou de sexe dans l’ambition d’obtenir une contrepartie du partenaire, se retrouve traditionnellement dans les nombreuses intrigues autour de la dot et du mariage. Dans la littérature produite à l’Est du Congo, il n’est pas rare que les relations transactionnelles se fassent, en fait, l’écho d’alliances stratégiques et d’unions dangereuses sur fond d’inimitiés et de quête de prédation. En effet, certaines alliances ne visent pas à obtenir un privilège matériel, mais à contrôler le partenaire et, pour la femme, à soutirer des secrets aux hommes (des informations très sensibles, souvent de nature politique) ou à les faire dévier d’une voie contrariant les intérêts de la femme et de son groupe d’appartenance. La plupart du temps (pour ne pas dire systématiquement), les hommes sont présentés comme les victimes des stratagèmes et des perversions des femmes, destinés à leur faire obtenir ce dont elles ont besoin : de l’argent, la sécurité financière (principalement par le mariage), ou même des secrets sensibles. Ainsi en est-il du roman Chanzu ma belle (2015) de Josué Mufula Jive, écrivain du Kivu. Cet ex-enfant soldat faisait partie de l’armée des kadogo (des petits, en swahili), dirigée par Laurent-Désiré Kabila qui renversa le maréchal Mobutu en 2000, en marchant des maquis tanzaniens à la capitale Kinshasa, lors de la guerre dite « de libération ». Il est aujourd’hui député de la circonscription de Goma-Ville10.

9S’appuyant sur le caractère archétypal – répandu dans les romans policiers et les films – de l’espion caché sous le voile de la dangereuse séductrice, Josué Mufula Jive puise dans le genre très codifié du roman d’espionnage pour esquisser leurs propres récits de la vie politique et des relations internationales de leur pays. Dans son roman, l’irrésistible espionne est une étrangère qui joue de son exotisme, mélange d’inconnu et de mystère, pour susciter le désir du protagoniste masculin. Parce qu’elle sert des intérêts étrangers à la nation pour le compte de laquelle travaille le protagoniste masculin, c’est par les jeux de l’amour (séduction, sexualité) qu’elle va neutraliser sa victime. Dans les romans congolais, l’espionne séductrice exotique apparaît comme une métonymie de l’agression étrangère visant à asservir un peuple, et comme une femme motivée par les intérêts racistes et impérialistes de son propre peuple, ce qui peut donc coûter la vie au héros, entraînant ainsi la perte de toute une nation. Dans ce roman comme dans d’autres mettant en scène un personnage d’espionne étrangère11, l’altérité est outrée en tant qu’elle est présentée dans ses limites les plus repoussantes, et le personnage est caractérisé par son insensibilité, présentée comme congénitale chez les Blancs comme chez les Rwandais (les deux catégories d’appartenance étrangère les plus récurrentes dans les romans congolais). La relation amoureuse apparaît, dans ce roman écrit par un écrivain kivutien, ex-enfant-soldat et aujourd’hui politicien informé des transactions martiales et autres négociations politiques sur les terrains de conflits, comme une relation cristallisant les inimitiés d’un groupe par rapport à un autre ou le magma de défiance et de haine qui entrave souvent les relations jusqu’à les rendre impossibles.

10Comme les textes articulés autour d’une relation « amoureuse » transactionnelle écrits à l’Est du Congo, d’autres fictions bâties sur le canevas de l’union impossible au dénouement tragique (et qui feront l’objet d’un prochain écrit), se font la chambre d’échos de l’ampleur des violences politiques et de leurs effets sur les relations interpersonnelles.

« Refaire un monde »

11Si, jusque dans les années 1990, la plupart des textes présentant une union impossible se terminaient tragiquement, la décennie 2000 semble infléchir la tendance en offrant au lecteur ou au spectateur un dénouement de type miraculeux :les obstacles sontsoudainement (et contre toute attente) balayés, et l’union finalement rendue possible. Ce changement de paradigme me semble répondre aux exigences d’une époque marquée par la guerre qui fit rage au Congo dans les années 1990 et jusqu’au début des années 200012. La fin de la « grande guerre mondiale africaine, » comme l’a nommée Gérard Prunier (2009), été suivie dans le pays – et plus particulièrement à l’Est – de la prolifération d’ONG de peace building spécialisées dans « la résolution pacifique des conflits », la « réconciliation », ou encore dans le traitement des traumas occasionnés par les conflits, les violences de masse et leurs corollaires. Certaines de ces ONG se sont transformées en un vivier d’écrivains et de comédiens dédiés à la diffusion de leurs messages, sur les ondes ou dans l’espace public. Pour la plupart, ces artistes participent activement à la dynamique littéraire des villes où ils sont établis. Même si ce marché ne concerne pas la majorité des écrivains, loin s’en faut, force est de constater que la présence massive et croissante des ONG depuis deux décennies (au Congo en général mais à l’Est en particulier, dans la région des Kivus) – ONG d’urgence lors de crises significatives (Ebola, guerres, éruption volcanique…) mais surtout des ONG de peacebuilding et de développement – a durablement imprimé chez les Congolais (et chez les Kivutiens en particulier) un imaginaire façonné par leurs objectifs. L’enjeu majeur à l’Est du pays notamment étant la résolution pacifique des conflits et la réconciliation entre différents groupes écartelés par des conflits ethniques, la rhétorique propre aux ONG a gagné la création artistique, et ce d’autant plus que l’économie des villes du Kivus repose en grande partie sur l’industrie humanitaire. Aussi, le monde professionnel est-il entièrement structuré sur les cadres référentiels de l’aide humanitaire13.

12Je pose donc l’hypothèse que ce changement de paradigme du récit amoureux reflète l’influence d’une pensée et d’une praxis du care transmises par ces ONG, globalement dédiées à la réparation d’un lien social endommagé. Les histoires d’amour parlent de la manière dont les gens tissent des liens dans une société donnée, elles nous permettent d’appréhender ce qui fait le lien social, ce qu’il en reste peut-être. Leur traitement littéraire nous parle du rapport à l’autre – un fait social capital à appréhender quand on travaille dans une région en conflit – mais aussi, pour ce qui est des histoires d’amour avec résolution miraculeuse, du rapport à soi et d’un idéal sociétal à accomplir. Médecin dans des zones rurales du Nord Kivu particulièrement aux prises avec les conflits, Vincent Kulimushi explique à ses collègues écrivains que ce sont les rencontres avec des patient.e.s mais aussi avec un confrère néerlandais qui le questionnait sur la région qui l’ont rendu plus sensible au vécu des habitants de ces localités et poussé à écrire son roman pour transmettre les témoignages qu’il recevait14.

Son roman, Lumoo, fils du Kivu (2018) s’inspire de l’histoire récente de l’Est du Congo, soit les périodes successives de tensions sociales liées aux flux de réfugiés rwandais au Nord-Kivu depuis le génocide, ces personnes étant perçues par la plupart des Congolais comme de dangereux envahisseurs. Les nationalités et les tribus ne sont jamais mentionnées mais le lecteur qui connaît bien la région identifie immédiatement la petite amie de Lumoo comme étant une réfugiée rwandaise. Ils se déclarent leur amour après s’être confié leurs traumatismes liés à l’histoire politique de la région : Lumoo raconte comment il a été témoin du viol collectif et du meurtre de sa mère ; Nzigi raconte comment elle est devenue la seule survivante de sa famille, vivant dans des camps de réfugiés pendant de nombreuses années. C’est donc la puissance de leur traumatisme hérité de cette zone de guerre qui scellera leur amour :

— Oh ! soupira Lumoo, nous avons tous vécu des choses atroces, nous avons encore ça en commun, constatant que Nzigi qui était originaire des peuples des royaumes du Nord avait vécu les mêmes angoisses de la guerre.

— Oui, cela doit nous rendre forts, dit Nzigi à Lumoo qui se sentait libéré du carcan d’un secret qu’il ne voulait révéler à personne.

La guerre avait laissé une trace au fond de leur cœur, ce qui leur donnait la vaillance et pansait leurs blessures ; c’est l’amour qui menait et qui les conduisait. […] « Ils n’avaient plus besoin d’un sacrifice pour porter les habits de Roméo et Juliette mais bien d’un petit voyage romantique et douloureux dans le passé de l’autre pour savoir quand il aura besoin de consolation. Ce fut le début de leur relation15. »

13L’histoire se termine par un dénouement miraculeux : les membres de la famille de Nzigi se laissant finalement convaincre, et laissent le mariage renforcer l’unité de la société.

14L’issue hautement irréaliste de ce roman traduit non seulement l’aspiration très forte à la paix, mais, plus encore, révèle le rêve - voire le fantasme - de pouvoir contribuer à l’avènement de la paix par la littérature. C’est ici au niveau micro-social du couple, de la famille en devenir, par le truchement de la relation intime, que se tisse cette aspiration : la paix peut advenir par l’union amoureuse de deux personnes que l’histoire et la politique ont séparées. Ici la reconnaissance de l’union par la famille se veut donc un acte performatif de cohésion sociale, par-delà la violence et les conflits.

Résilience et demande de reconnaissance

Fortunes de la notion de résilience au Congo

Outre la récurrence des notions de réconciliation, de réparation du lien social, de suture des plaies, l’appel à une cohabitation pacifique ou à une résolution pacifique des conflits, dont la tendance grandissante à des dénouements narratifs miraculeux sont le signe, il est un autre concept, lié à ces objectifs sociétaux, qui fait florès dans le discours social en RDC, et plus particulièrement dans les Kivus : celui de « résilience ». J’entends ici le « discours social », au sens de Marc Angenot16, c’est-à-dire le discours qui porte sur la situation politique et sociale au Congo, que ce soit dans les médias, les discours politiques, les discours des ONG (locales et internationales), les discours du personnel de coopération internationale (bilatérale), les discours des responsables associatifs comme les discours tenus par les artistes. Ce discours est saturé tantôt par les injonctions à la résilience, tantôt par la célébration de la résilience du peuple congolais.

S’agissant de la littérature, les appels à la résilience ou la célébration de la légendaire résilience des Congolais et des Kivutiens traversent les textes de slam, de poésie, de théâtre ou de fiction narrative. Citons par exemple cet extrait du slam de DePaul Bakulu, slameur du collectif Goma Slam Session17, « Hakuna Congo Bila Beni » (Il n’y a pas de Congo sans Beni, 2019)18 :

Alors que ces vers verdissent la terre trempée dans le sang

Qu’ils crient justice [pour] des vies parties innocemment

Qu’ils réveillent nos consciences endormies incessamment

Qu’ils brisent le silence et l’indifférence

Qu’ils nous arment de la résilience

Re Re Re Re ReRésilience

15Ce slam écrit par un militant très actif de la LUCHA fut entonné en chœur, poing en l’air, par le collectif Goma Slam Session en 2019 sur la grande scène du festival Amani (« la paix », en swahili) où il suscita une vive émotion collective parmi le public.

En fait, si la résilience est autant mobilisée, c’est parce qu’elle est perçue comme le moyen de parvenir aux objectifs sociétaux de réconciliation et de résolution pacifique des conflits, ou encore de réparation des traumas. Être résilient face aux crises et aux désastres des conflits ou catastrophes naturelles telles que l’éruption volcanique de 2021 signifie ne pas se laisser abattre et a contrario se placer résolument dans l’action, la détermination, l’espoir et la reconstruction. C’est par cette seule attitude que les ténors de l’appel à la résilience imaginent possible le renforcement de la cohésion sociale et par là-même la suture des plaies causées par les conflits.

Le lien entre résilience et réparation du traumatisme apparaît clairement dans une pièce de théâtre de l’auteur, dramaturge, poète et slameur de Goma, Ghislain Kabuyaya, alias Cœur Tam-Tam, Crâne fragmenté par la haine tribale (2018)19. Outre le lien direct fait par l’auteur entre la résilience du personnage de la femme violée et la réparation du trauma, l’usage inflationniste des didascalies traduit le souci d’exposer dans le détail le contexte médico-psychologique de la pièce, à savoir la clinique du trauma. Pathologiser la souffrance est une façon de la reconnaître pleinement et d’accorder toute son importance à la résilience. Ainsi sertie, cette notion permet de donner de l’espoir, de trouver, peut-être, un sens aux épreuves traversées. Ghislain Kabuyaya n’a de cesse de la mobiliser et choisit pour cela divers genres et des intonations plurielles. Dans un « bord de scène » suite à sa pièce de théâtre vaudevillesque Peau de caméléon (2019), il s’exprimait ainsi :

Plusieurs personnes me questionnent : pourquoi parler d’amour tandis qu’on connaît une période d’atrocités, pourquoi est-ce que j’aime faire rire les gens ? Parce que nous sommes dans une période post-traumatique, nous avons besoin d’amour et d’humour. Et parce qu’on ne doit pas oublier qu’il y a des gens qui s’aiment à Goma20 !

16Pour autant, l’omniprésence du concept de « résilience » dans le discours social et littéraire ne manque pas d’étonner. Le surinvestissement de l’usage de résilience pour qualifier la manière des sociétés de réagir face à diverses difficultés concerne plus largement le champ de l’aide internationale, ainsi que l’analysent Benoît Lallau, Perrine Laissus-Benoît et Emmanuel Mbetid-Bessane dans leur introduction au dossier « La résilience en pratiques ». Les ONG et agences internationales de développement ont pour mission principale d’aider, d’apporter du soin aux populations fragilisées par divers phénomènes afin qu’elles puissent se reconstruire ou consolider leurs fondements de vivre en société, ou encore pour retrouver des conditions de vie décentes (en tout cas définies comme telles par les ONG et agences de développement). Soulignant que depuis une dizaine d’années, la résilience tend à orienter, voire à définir leurs politiques de développement, les auteurs la présentent en ces termes : « Définie comme la capacité des communautés et des systèmes à faire face aux chocs, mais aussi à s’y préparer, voire à les éviter et s’y adapter sur le long terme, elle possède une ambition forte, plus encore que la lutte contre la pauvreté et contre la vulnérabilité21 ». Tout se passe donc comme si la résilience devenait, par un curieux tour de passe-passe épistémique, à la fois horizon à atteindre et condition sine qua non d’une aide réussie, efficace et donc désirable.

17Cette polysémie, qui traduit une invasion du concept de résilience dans le discours de l’aide internationale, dictant ainsi les politiques menées en son nom, n’est pas exempte de critique, loin s’en faut. La principale accusation portée par ses détracteurs ou ses critiques tels Thierry Ribault, auteur d’un essai intitulé Contre la résilience, ou encore Eva Ilouz et Edgar Cabanas, Happycratie, pour ne citer qu’eux22, concerne son postulat néolibéral, selon lequel un individu est toujours capable de faire face à l’adversité, quelle qu’elle soit, et de se réaliser, quelles que soient les difficultés rencontrées. Un tel raisonnement a évidemment pour effet de culpabiliser l’individu, c’est à dire ceux qui n’y parviendraient pas, tout en minimisant l’implication des grandes structures collectives, en l’occurrence étatiques, sur une situation donnée23.

18Le sociologue Nicolas Maquis, qui propose dans son article une analyse critique de la réception des ouvrages de Boris Cyrulnik, chantre de la résilience « à la française », en Europe francophone, remarque qu’il est d’autant plus intéressant de prendre la France, la Belgique et la Suisse comme cas d’étude de cette réception car ces pays n’ont pas baigné « dans un environnement célébrant le potentiel de l’individu et la nécessité pour lui de se libérer d’une série de contraintes sociales » : « [C]es sociétés […] sont historiquement organisées sur base d’un État-providence qui tendent à insister d’une part sur la responsabilité de la collectivité face aux malheurs que peuvent connaître les individus et d’autre part sur le devoir pour chaque membre du groupe d’être un bon citoyen24 ».

19Le Congo est un monde certes francophone et qui a hérité des structures de l’État-nation européen (belge en l’occurrence), mais dans lequel la pensée protestante est bien établie (en tout cas davantage qu’en France, en Belgique et en Suisse), du fait de la multiplication, pour ne pas dire la prolifération des églises protestantes, notamment évangéliques, dites « églises de réveil », qui drainent des foules de prophètes et pasteurs auto-proclamés. En outre, les Congolais baignent dans un univers culturel où l’univers rhétorique et l’esprit du self-help ont bien pénétré, et ce, sans doute également du fait de l’influence des voisins anglophones plus ou moins directs – Rwanda, Tanzanie, Ouganda, Kenya – et de la diffusion de supports ad hoc : manuels et autres livres de self help circulant d’un pays à l’autre, vendus sur les étals des « librairies par terre », ou conférences d’« experts » professant des conseils illustrés par des success-stories25.

20L’injonction répétée à la résilience oriente aussi l’éthique politique en attribuant à l’individu la responsabilité du bien-être d’une société, voire la responsabilité de sa survie. Or, cette transmutation de l’autorité arrange les réels responsables que sont les gouvernants, alors tacitement autorisés à se décharger de leurs propres responsabilités et à poursuivre leur inaction ou bien leur politique criminelle. En ce sens, la définition de la résilience qu’en fait Thierry Ribault qui la qualifie de « technologie du consentement », est, ici, à tout le moins un nouvel appel à la résignation, la même qui est endossée par l’Église appelant le fidèle à supporter son sort et à travailler pour le salut de son âme.

21Face à des scandales politiques responsables de situations humaines intolérables qui bafouent la dignité humaine, face à des désastres abyssaux, ces appels parfois ad nauseam à la résilience autorisent à se demander, avec Sandra Laugier : « Quels possibles restent ouverts aux êtres humains dans des situations de vulnérabilité extrême cumulant diverses vulnérabilités26 ? » ; autrement dit, quelle possible résilience ? La résilience apparaît en effet comme une espèce de formule magique, de mantra, parfois même d’incantation, qui permet aux gens de se reconnaître une valeur humaine mais aussi de se fédérer dans une nouvelle identité (celle d’un peuple résilient) et ainsi de se sentir soutenu, renforcé, en tant qu’être humain appartenant à un groupe d’élus : celles et ceux que l’adversité a rendus plus fort.e.s. Célébrer la résilience fait ainsi l’effet d’un baume cicatrisant qui soulage et réconforte en même temps qu’il valorise et grandit celui ou celle qui fait preuve de résilience.

Demande de reconnaissance

22Il me semble que le succès de la résilience au Congo procède d’un enjeu existentiel majeur, largement partagé par les habitants de l’Est du Congo, qu’est le besoin de reconnaissance. Énoncer sa résilience, la porter en étendard ou exhorter ses semblables à être résilient, c’est, en creux, dire sa douleur. La célébration de la résilience permet de libérer la parole sur les violences subies (que ce soit comme victime directe ou comme témoin) mais de manière oblique : sans entrer dans le vif du sujet ni dans le détail des violences, sans surtout s’appesantir sur le préjudice subi. Célébrer la résilience est une manière d’être déjà dans l’après, dans ce qui doit venir triompher inéluctablement suite aux épisodes traumatiques : la vie, le vivant. Chanter la résilience est donc aussi un moyen commode de traiter pudiquement de la douleur ; cela s’avère être un langage approprié pour en reconnaître – pour soi d’abord – le poids et la gravité, et ainsi être en mesure de porter une demande de reconnaissance, de la rendre publique. L’enjeu de la reconnaissance de leur douleur par les Congolais est colossal27. La dénonciation de l’injustice emprunte des accents militants, et l’art qui se confond alors avec l’activisme politique, est alors parfois aiguillonné par un impératif de résistance davantage que par le mot d’ordre de résilience28.

23Dans son article sur la compréhension contemporaine de la résilience d’après la réception des travaux de Boris Cyrulnik, Nicolas Marquis fait le lien entre revendication de la résilience (ou appel à la résilience) qui implique d’exprimer une douleur préalable, et demande de reconnaissance. Il affirme : « On peut considérer avec Veena Das que l’expression de la douleur est toujours en même temps une demande de reconnaissance de celle-ci par autrui, ce qui implique qu’elle emprunte des jeux de langage partagés29 ». La création littéraire, par sa diffusion auprès d’un public, par la médiation qu’elle suscite de fait, occasionne un partage avec le lecteur ou le spectateur. Et c’est le fait-même de partager les textes qui permet la demande de reconnaissance par autrui (le public qui reçoit les textes) et son résultat escompté. Écrire des histoires d’amour à caractère miraculeux traduit une situation d’extrême vulnérabilité tant convoquer le miracle, c’est révéler en creux l’ampleur du désarroi devant une situation si critique que sa résolution ne peut être envisagée que par cette voie extra-ordinaire.

24Dans cette demande de reconnaissance portée par l’expression de la douleur et de l’injustice traduisant une condition d’extrême vulnérabilité, il y a a minima, la sollicitation, chez le lecteur, de sa praxis morale. Toutefois, analysant le besoin de reconnaissance exprimé par des personnes en situation d’extrême vulnérabilité, Veena Das le situe à un niveau plus profond et plus engagé que la praxis morale. Il y aurait d’après elle une attente d’incorporation de sa douleur par autrui :

Dès lors, on peut commencer à penser la douleur comme la demande d’une reconnaissance ; le déni de la douleur d’autrui n’est pas tant une défaite de la raison qu’une défaite de l’âme. Dans le registre de l’imaginaire, la douleur de l’autre ne demande pas seulement d’être chez soi dans le langage, mais cherche également une demeure dans le corps prêt à la recevoir30.

25Autrement dit, plus encore que la morale, c’est l’empathie du lecteur, dans le geste de lecture/réception qui crée la reconnaissance de la douleur. De même que c’est l’empathie de celui qui reçoit un témoignage qui le fait pleinement exister dans toute sa dimension performative et perlocutoire puisque la raison d’être du témoignage de violences, c’est de frapper l’esprit et le cœur d’une seule flèche : faire prendre conscience et émouvoir pour déclencher l’empathie de celui ou celle qui le reçoit.

Reconnaître la douleur d’autrui, le préjudice subi lors de violences vécues, ou plus simplement sa vulnérabilité, est non seulement faire preuve d’une attitude morale, mais c’est aussi un geste fort d’engagement personnel par l’empathie. En ce sens, c’est un geste de care. L’on peut ainsi considérer que cette littérature « du désastre » en RD Congo est tout entière tendue et motivée par une intentionnalité de care qui s’incarne dans un double geste de care : d’une part, dans la production du discours, le geste des écrivains portant la voix de la condition d’extrême vulnérabilité de leurs congénères peut être considéré comme un geste de care. D’autre part, le geste des lecteurs dont on attend qu’ils exercent leurs aptitudes morales en faisant preuve d’empathie, est pensé comme un geste de care.

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26Dans des contextes politiques de violences ou post-violences caractérisés par une extrême vulnérabilité collective et un état de tensions toujours vif, le souci de l’autre s’incarne dans des manières de replacer au centre de nos préoccupations ce que Veena Das appelle « le déni de la voix humaine31 ». Aussi la littérature a-t-elle un rôle prédominant à jouer dans cette entreprise de care. L’expression poétique et fictionnelle de sa propre douleur ou de celle d’autrui, du malheur collectif, permet la reconnaissance nécessaire de sa vulnérabilité et/ou du préjudice subi. Et, par effet d’appel d’air, convoque la résilience, à des fins de réparation ou de réconciliation.

27Toutefois, cette orientation rhétorique et idéologique dominant le discours social et le champ artistique n’est pas sans risque ni ambiguïté dans une région où l’État est défaillant32, où les ONG pallient par un bricolage plus que par planification coordonnée les carences abyssales du gouvernement ; une région dominée par le cadre conceptuel de l’évangélisme nord-américain forgé par la pensée libérale. Si je corrobore le propos de Pascale Molinier – « La perspective du care est un excellent point d’appui conceptuel et sémantique pour ne pas se laisser embarquer par les sirènes de l’excellence ou de la performance33 » – je le complèterai tout de même en ajoutant : sauf quand elle se donne pour objectif téléologique et principale condition de réalisation la résilience, pensée et vécue comme responsabilité individuelle.