Colloques en ligne

Stéphanie Proulx

Soigner, aimer de Ouanessa Younsi : une tentative de redéfinir la relation de soin

1Au sein des institutions médicales occidentales, la relation de soin est aujourd’hui caractérisée par l’asymétrie, car les soigné·e·s dépendent des soignant·e·s. Le rétablissement, voire la survie des premier·ère·s – dont les connaissances médicales et l’autonomie sont limitées – repose sur la compétence des deuxièmes1. Pour Agata Zielinski, cette disparité entre les deux membres de la relation est manifeste au premier coup d’œil : « L’un est en général debout, l’autre allongé ou assis ; l’un vêtu d’une blouse blanche au titre de sa fonction, l’autre en pyjama ou dénudé, signe de sa vulnérabilité2 ». Bien entendu, l’inégalité de pouvoir, dont Zielinski donne une illustration éloquente, n’engendre pas forcément un rapport de domination3, sans compter qu’il existe désormais des mécanismes pour limiter les risques de dérives, comme l’obligation d’informer et d’obtenir le consentement éclairé du patient4. Si les dernières décennies ont été le théâtre d’une remise en question du paternalisme médical, il reste encore beaucoup de travail à faire pour parvenir à un changement de paradigme, surtout en ce qui concerne les rapports entre le personnel médical et les populations marginalisées5.

2Comment éviter que la relation de soin ne donne lieu à des abus de pouvoir ? La littérature peut-elle contribuer à l’établissement d’un rapport plus équilibré et si oui, comment ? En France et au Québec, plusieurs écrivain·e·s, dont certain·e·s sont issu·e·s de la profession médicale6, tentent d’offrir des réponses à ces questions épineuses. C’est le cas de l’autrice et psychiatre québécoise Ouanessa Younsi. Ouvrage hybride, à mi-chemin entre le recueil de poésie en prose, le récit autobiographique et l’essai, Soigner, aimer7 retrace sa venue à l’écriture et sa pratique de soignante à l’hôpital de Sept-Îles, une ville pauvre et reculée du Québec qui compte une importante population autochtone. Le recueil est divisé en deux : dans la première partie, Younsi consacre chaque chapitre à un·e patient·e qu’elle a traité·e tandis que dans la deuxième, elle partage son rapport personnel à la maladie. Paru en 2016, Soigner, aimer est propice à l’étude des dynamiques de pouvoir au sein de la relation de soin pour deux raisons. D’une part, comme Younsi accompagne des patient·e·s situé·e·s à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression – l’hôpital où elle travaille se trouve près de la réserve innue8 d’Uashat –, son texte reflète la complexité des rapports de force à l’œuvre dans le domaine médical. D’autre part, puisqu’elle mène une réflexion sur les apports de la prose poétique à sa pratique de psychiatre, Soigner, aimer offre un aperçu du rôle que la littérature – de plus en plus enseignée dans les facultés de médecine – peut jouer.

3Dans ce cas-ci, l’écriture permet à Younsi de renégocier les frontières entre soignant·e et soigné·e de façon à déconstruire le rapport de force qui sous-tend encore trop souvent la relation de soin. Dans les prochaines pages, j’étudierai deux moyens employés par Younsi pour réduire la distance qui la sépare de ses patient·e·s et assurer le succès de la relation de soin. D’abord, je m’attarderai sur les passages où la psychiatre entrecoupe le récit de sa pratique médicale de celui de ses crises d’anorexie pour exposer la vulnérabilité d’une figure caractérisée par sa compétence, voire son infaillibilité : le·la médecin. Ensuite, j’analyserai les extraits où Younsi rapproche l’exercice du soin d’une forme d’amour pour amener ses lecteur·rice·s à concevoir la relation thérapeutique autrement, soit à la lumière d’un modèle relationnel qui s’appuie davantage sur le respect et l’attention à l’autre. Au terme de cet article, j’entends montrer en quoi la création d’une représentation nuancée des médecins favorise l’instauration d’une relation thérapeutique plus égalitaire.

Les médecins : des figures vulnérables et privilégiées

4Selon la sociologue Nathalie Zaccaï-Reyners, le déséquilibre constitutif du rapport entre soignant·e et soigné·e « repose sur le constat de l’insuffisance et de l’inexpérience de l’un des termes de la relation9 ». Puisqu’il ne possède pas les connaissances nécessaires pour poser un diagnostic et définir un plan d’action, « le patient s’en remet au médecin, détenteur du savoir et du pouvoir, auquel il doit obéissance et confiance10 ». Younsi n’est pas la première écrivaine à douter du bien-fondé de cette approche paternaliste du soin. Au plus fort de la crise du VIH/sida, plusieurs membres de la communauté artistique – dont Hervé Guibert est sans doute le plus connu dans le monde francophone – ont pris la parole pour dénoncer le mépris de l’institution médicale et de ses représentant·e·s envers les personnes malades11. Or, à l’inverse d’écrivains comme Guibert, Younsi ne cherche pas à établir la compétence de la personne malade ou à démontrer la pertinence du savoir qu’elle possède sur son propre corps. Son objectif n’est pas d’élever la personne soignée au rang de l’expert·e, mais de renforcer l’identification des médecins à leurs patient·e·s :

La psychiatrie nous apprend souvent que nous sommes sur cette chaise pour y rester. Qu’un fossé nous sépare de celle du patient. Cela est faux. Seule une poignée de gènes, d’atomes et d’expériences nous distinguent l’un de l’autre. Nous pouvons toujours basculer. Cette chaise de soignant ne nous appartient pas. Elle nous est prêtée. Qui n’a jamais été malade ? Rhume, cancer, dépression, trouble panique, gastro-entérite. Qui n’a jamais senti son corps flancher ? (SA, 128)

5Pour Younsi, nous sommes tous vulnérables. En dépit de toute l’autorité qui leur est conférée par leur titre, de l’étendue du savoir qu’ils.elles possèdent et du pouvoir que cette expertise leur donne, les médecins ne font pas exception : ils·elles ne sont jamais complètement à l’abri des maux qu’ils·elles guérissent. Bien qu’il n’y fasse pas explicitement référence, le discours de la psychiatre rejoint tout à fait celui de Joan Tronto, pour qui la vulnérabilité n’est pas un état exceptionnel ou transitoire, mais une condition commune à laquelle personne n’échappe :

While it is true that some are more vulnerable than others, all humans are extremely vulnerable at some points in their lives, especially when they are young, elderly, or ill. Human life is fragile; people are constantly vulnerable to changes in their bodily conditions that may require that they rely on others for care and support12.

6Si elle gagne du terrain et rencontre des échos dans la littérature contemporaine13, l’idée défendue par Tronto reste marginale, comme le montre de manière flagrante l’extrait de Soigner, aimer. Toutes les phrases pointent vers la fragilité du corps, vers l’impossibilité de garantir son intégrité, car l’écrivaine doit marteler son message pour se faire entendre. Younsi est tenue d’accumuler les preuves et les arguments pour donner de la légitimité à son discours, parce que sa position ne va pas de soi. Dans les sociétés capitalistes, où la réussite individuelle et l’autonomie sont des valeurs cardinales, les plus puissant·e·s nient leur vulnérabilité avec véhémence, car la notion revêt encore une connotation extrêmement négative dans les discours hégémoniques : « Vulnerability is associated with being harmed, passive, and weak, and thus is incompatible with ideal notions of mastery, competence, and wellbeing14. » Malgré la révolution déclenchée par Carol Gilligan et Joan Tronto, figures de proue des éthiques du care, et les tentatives de leurs successeures de faire valoir le potentiel de la vulnérabilité15, celle-ci demeure l’apanage des groupes sociaux les plus marginalisés : malades, réfugié·e·s, bénéficiaires de l’aide sociale, personnes âgées, etc.

7Ainsi, l’écrivaine ne rompt pas seulement avec les enseignements de la psychiatrie lorsqu’elle soutient que soignant·e et soigné·e ne sont pas radicalement différent·e·s l’un·e de l’autre, que les deux sont vulnérables, exposé·e·s aux aléas en vertu de leur corporalité (embodiment). Elle contredit une idéologie typique des sociétés capitalistes contemporaines. C’est pour cette raison qu’elle déploie autant d’efforts, dans l’extrait, pour défendre sa vision et qu’elle entreprend de montrer, dans le reste du recueil, qu’elle n’est pas infaillible. Younsi, en effet, ne se contente pas d’affirmer qu’elle est vulnérable : elle en fournit la preuve dans les passages plus narratifs de Soigner, aimer, où elle évoque à plusieurs reprises son combat personnel contre l’anorexie. La première mention de son trouble alimentaire survient au tiers du recueil, alors que la psychiatre fait le compte rendu de sa consultation médicale avec Julia, une jeune adulte de dix-huit ans qu’elle soupçonne d’être atteinte de boulimie. À l’origine, Julia se présente à l’urgence parce qu’elle vomit «  tout le temps  » le dentifrice qu’elle ingurgite pour « [s]e pratiquer à avaler » (SA, 43) le sperme de son amoureux, qui menace de la quitter pour une autre si elle ne s’exécute pas :

Cette fille a tant vomi que son potassium s’est perdu avec la pâte à dents. Je n’y crois pas. Il y a un trouble alimentaire là-dessous. Avouez vous mangez avec des baguettes vous faites les lunchs de la famille vous perdez votre poids et votre peur vous vous croyez obèse vous mettez votre doigt dans le fond de la mort pour cracher le pain à la viande que votre mère vous force à avaler et les beignes que vous engloutissez pour taire ce vide qui est le nôtre, avouons. (SA, 44)

8Younsi glisse sans prévenir de la deuxième à la première personne du pluriel dans la dernière ligne de l’extrait : elle n’intime plus l’autre à se confier, elle ne dit plus «  avouez », mais « avouons ». Même s’il se produit tardivement dans la citation, le changement de personne n’est pas anodin, car il constitue à lui seul une forme d’aveu. C’est une manière, pour la psychiatre, d’admettre qu’elle a souffert – ou souffre encore, le passage ne permet pas de le déterminer – des troubles qu’elle identifie chez les autres, de signifier qu’elle n’est pas étrangère à la haine de soi qu’elle constate chez Julia. De toute évidence, les propos de Younsi ne sont pas destinés à la personne soignée : bien qu’elle s’adresse à autrui, c’est d’elle-même que l’écrivaine parle. Sous couvert de diagnostiquer sa patiente, la psychiatre dévoile le rapport conflictuel qu’elle entretient avec son corps et la colère que ses propres comportements alimentaires lui inspirent. Les reproches, en effet, fusent dans la deuxième moitié de la citation : le ton est sévère et le rythme, beaucoup plus rapide en l’absence de ponctuation. Chaque segment de la phrase produit l’effet d’un coup de poing, car Younsi ne s’accorde aucun répit. Plutôt que de faire preuve de compassion envers sa personne, la psychiatre retourne son outil de travail contre elle-même : elle n’utilise pas les mots pour soigner ses blessures, mais pour s’en infliger de nouvelles, pour se punir d’avoir cédé à ses pulsions mortifères. L’extrait est donc doublement révélateur des tendances autodestructrices de l’écrivaine, puisqu’il contient à la fois un aperçu des privations que Younsi impose à son corps et de la violence du langage qu’elle emploie pour parler d’elle-même.

9Dans Soigner, aimer, la psychiatre ne tente pas de nier la précarité de sa santé mentale pour renforcer sa crédibilité. Malgré la honte que le souvenir de ses crises d’anorexie génère, l’écrivaine consacre un chapitre entier de la deuxième partie à la maladie dont elle a souffert pendant ses études en médecine et aux moyens mis en œuvre pour guérir. Intitulé «  Je sortirais de ma faim  », le chapitre joue un rôle déterminant dans la création d’une représentation plus nuancée des médecins en raison de son contenu et de la description du « match […] avec la mort  » (SA, 94) que Younsi a disputé, mais aussi de son emplacement stratégique dans le recueil. Soigner, aimer est organisé de telle sorte que tous les chapitres de la première partie sont dédiés à un·e patient·e que Younsi a soigné·e ou à une situation de crise qu’elle a rencontrée. Au fil des pages, l’écrivaine relate le silence imperturbable de Luc (SA, 19), la dépendance affective de Julia (SA, 43-47), le cancer en phase terminale de Gilles (SA, 53-55) et l’internement forcé d’Andy (SA, 57-61). Elle porte un regard empathique sur ceux et celles que la maladie marginalise, puis elle opère un changement de focalisation dans la deuxième section du recueil et n’aborde plus la souffrance des autres, mais la sienne. Dès lors, les lecteur·rice·s sont contraint·e·s de reconsidérer la place qu’occupe la psychiatre dans le texte, car la structure du recueil suggère une continuité entre son récit et celui de ses patient·e·s, entre sa position et celle des personnes qu’elle soigne. Du moment que Younsi se confie aux lecteur·rice·s, elle n’est plus perçue comme une observatrice objective, mais comme un membre du groupe dont elle relaie la voix, comme un autre visage de la vulnérabilité : « C’est une honte que je garde comme un secret : moi aussi j’ai été malade. Moi aussi j’ai été détruite » (SA, 98).

10Si la psychiatre affiche sa vulnérabilité dans l’espoir de réduire l’écart entre soignant·e et soigné·e, elle admet volontiers, ailleurs dans le recueil, que sa santé physique, son titre et son statut socioéconomique lui confèrent des prérogatives dont les membres des communautés qu’elle traite à l’hôpital ne disposent pas. Younsi accompagne son amie innue dans un centre commercial de Sept-Îles lorsqu’elle se rend compte, pour la première fois, de l’étendue des libertés que son salaire de médecin spécialiste lui garantit :

J’ai juré de ne pas entrer dans un Walmart. Comment me défiler alors que Lindy me rend service ? Je tente de la convaincre : rebroussons chemin, allons à Malio16. Rien n’y fait, elle a besoin de sandales ; les moins chères se vendent au Walmart. Plus tard je comprendrai que tout le monde ne fait pas, comme moi, partie du 1 %, ne peut pas, comme moi, se payer le luxe d’éviter toute grande surface et d’acheter des souliers qui ne sont pas fabriqués en Chine. Du jugement je passerai à l’amour, la culpabilité, la révolte contre un système et non contre ceux qui y survivent. (SA, 37)

11Dans sa recherche d’une relation plus égalitaire, Younsi n’efface pas les différences. Bien qu’elle soutienne que nous sommes tous·tes vulnérables, elle reste consciente que nous ne le sommes pas tous·tes au même degré, que le système néolibéral – qu’elle appelle d’ailleurs à renverser – crée d’importantes disparités. À de nombreuses reprises dans Soigner, aimer, l’écrivaine reconnaît ses privilèges. Dans l’extrait, ils sont symbolisés par ses habitudes d’achat, par la possibilité même qu’elle a de déterminer où elle fait ses courses, chose qui n’est pas donnée à Lindy, dont les options sont limitées et les choix, dictés par des impératifs financiers. Ailleurs dans le texte, les privilèges s’incarnent dans la mobilité de l’écrivaine : « Je leur raconte ce pays qu’ils […] ne peuvent plus habiter. […] Culpabilité́ de mes cuisses qui quittent l’hôpital en soirée, alors que les patients y suent, y jouent aux cartes, s’y brossent les dents, s’y masturbent » (SA, 20). Selon Zielinski, il y a une inégalité de pouvoir au sein de la relation de soin parce que le soignant possède à la fois plus de compétence et d’autonomie que le soigné, dont le champ d’action est réduit par la maladie : « L’un [est] sur le mode du “je peux”, l’autre sur celui du “je ne peux pas” ou “je ne peux plus” – expérience de soi à travers la privation, la limite17. » Dans Soigner, aimer, le déséquilibre s’illustre dans la manière, très différente, qu’ont l’écrivaine et ses patient·e·s d’occuper et de parcourir l’espace. Alors que les individus qu’elle traite sont confinés à l’aile psychiatrique – ils sont limités à une « sortie d’une heure par jour, accompagnée » (SA, 20) –, Younsi circule librement à l’intérieur comme à l’extérieur de l’hôpital. Représentée au bord de la mer à Magpie (SA, 69), au restaurant à Montréal (SA, 60), puis dans la maison d’un ami à Uashat (SA, 38), l’écrivaine évolue dans divers espaces, car sa condition ne restreint pas les avenues qu’elle peut emprunter.

12Par la mise en lumière de sa vulnérabilité, puis des avantages dont elle bénéficie, Younsi parvient à établir un lien de solidarité avec ses patient·e·s sans invalider leur expérience particulière. Sous prétexte d’instaurer un rapport plus horizontal avec les personnes qu’elle soigne, l’écrivaine ne perd pas de vue les multiples facteurs à l’origine des divisions et des hiérarchies : l’état de santé, la classe sociale, le genre, l’ethnicité, etc. À nouveau, le discours de Younsi rejoint celui de Tronto. Dans Moral Boundaries, la philosophe soutient que la vulnérabilité est inhérente à l’expérience humaine, mais que la condition des malades, pauvres, immigrant·e·s et autres exclu·e·s de la société est exacerbée parce que leurs besoins ne sont pas pris en compte18. Consciente d’être née « dans la classe moyenne qui envahit les Club Med et les Facultés de médecine » (SA, 27-28), Younsi ne nie pas qu’elle occupe une position privilégiée entre les murs de l’hôpital comme en dehors de ceux-ci. Mais si l’écrivaine admet qu’il existe un écart entre soignant·e et soigné·e, elle refuse d’exagérer son ampleur et de prétendre qu’un fossé infranchissable sépare les deux. Pour la psychiatre, il n’y a pas de différence fondamentale entre les médecins et leurs patient·e·s : « Seul le hasard nous a posés là plutôt qu’en face. Lorsqu’on a compris cela, on peut commencer à soigner » (SA, 129).

Se soigner pour mieux aimer

13Dans Soigner, aimer, Younsi déclare que « l’humilité équilibre le lien » (SA, 10), qu’elle « permet la compassion et non la pitié » (SA, 10), mais affirme, dans un même souffle, que le succès de la relation thérapeutique repose sur autre chose. En rupture avec les enseignements de la médecine – elle-même le précise dans une entrevue réalisée après la publication de son livre19 –, Younsi soutient qu’il est possible de panser des blessures, de guérir des maladies ou d’apaiser des douleurs sans aimer, mais pas de soigner. Élaborée à même le titre, où les verbes « soigner » et « aimer » sont employés comme des synonymes, la proposition de Younsi est reprise dans le prologue :

Soigner est une variation du verbe aimer. Il faut aimer nos patients. On espère d’un chirurgien qu’il opère bien. Jusqu’à ce qu’un robot le remplace. Du psychiatre, on attend savoir et écoute. Une machine peut prescrire des pilules mieux que lui, mais ne peut aimer mieux que lui. (SA, 9)

14Younsi n’est pas la première à définir le soin comme un travail d’amour (labour of love). Une telle rhétorique est utilisée depuis longtemps pour enfermer les femmes dans des rôles de soutien ou pour justifier le refus de leur verser une compensation financière pour le travail de care qu’elles effectuent dans la sphère familiale20. Mais l’écrivaine ne se situe pas dans l’une ou l’autre de ces lignes de pensée. Lorsqu’elle proclame que l’acte de soigner est indissociable de celui d’aimer, Younsi défend plutôt l’idée qu’un soin n’est réellement adéquat que s’il est prodigué avec l’attitude appropriée : « La médecine exige techniques et connaissances, mais cela ne suffit pas, particulièrement en psychiatrie, où la relation est le cœur et le nœud » (SA, 9). Mais qu’est-ce qu’aimer ses patient·e·s suppose concrètement ? N’y a-t-il pas un risque que l’engagement émotif des médecins menace leur intégrité ou compromette la relation thérapeutique ? Dans l’entrevue réalisée après la sortie de son recueil, Younsi développe la réponse qu’elle donne dans le prologue et souligne qu’aimer ses patient·e·s ne demande pas de fusionner avec eux·elles : « Pour aimer, il faut être deux. Et pour être deux, il faut être séparé21. » Si Younsi identifie clairement ce que l’amour n’est pas, elle ne fournit pas de description précise de l’attitude qu’elle intime ses pairs à adopter pour améliorer la qualité de l’expérience thérapeutique. Néanmoins, le court récit de sa consultation avec Z., un patient que la psychiatre anonymise pour lui conférer une portée représentative, offre un aperçu de ce qu’elle entend dans le prologue par « il faut aimer [ses] patients » :

De retour à l’hôpital, j’entends la souffrance de Z., je la reconnais telle, différente de moi. […] Je me laisse bouleverser, émouvoir, je n’ai plus peur de la folie […]. Je suis touchée. Être touchée est le propre […] du soignant, tant qu’on connaît ses limites. Je ne fuis pas. Rester, serait-ce aimer ? Dans les couloirs de l’hôpital psychiatrique où je prescris l’injection, Z. insulte, crie. Rester, serait-ce soigner ? (SA, 127)

15Soin et amour connotent fortement l’idée de présence dans le texte. Pour l’écrivaine, aimer implique de « rester », c’est-à-dire de maintenir le lien même quand le.la patient.e doute de sa nécessité, que ses comportements ne répondent plus d’aucune logique ou qu’il.elle refuse obstinément de coopérer, comme c’est le cas dans l’extrait. Cette interprétation est appuyée par la référence intertextuelle à un discours prononcé par le pédiatre et psychanalyste britannique Donald W. Winnicott. Dans le passage sélectionné par Younsi, Winnicott souligne les efforts que déploient certain.e.s médecins pour que l’acception moderne du terme « cure » ne se substitue pas à l’originale, pour que « cure, au sens de traitement, d’éradication de la maladie » (SA, 5) ne l’emporte pas sur « le sens de care (soin, intérêt, attention) » (SA, 5). Stratégiquement placée en exergue du recueil, la citation inscrit d’emblée la psychiatre dans la filiation des docteur·e·s « sans cesse en train de livrer bataille » (SA, 5) pour que la relation demeure au centre de la pratique médicale, en plus de la situer dans la lignée de Winnicott lui-même. Dans le texte d’où la citation est tirée, Winnicott ne parle pas d’amour, mais il évoque – sans la nommer – cette même idée de présence que l’œuvre de l’écrivaine met de l’avant :

What do people want of us as doctors […], what do we want of our colleagues when it is we ourselves who are immature, ill or old? These conditions–immaturity, illness, old age–carry with them the fact of dependence. It follows that what is needed is dependability. As doctors, […] we are called upon to be humanly (not mechanically) reliable, to have reliability built into our overall attitude22.

16À l’instar de Winnicott, dont elle se réclame une fois de plus dans l’épilogue (SA, 123), Younsi considère que le rôle d’un.e médecin n’est pas uniquement de diagnostiquer les problèmes de santé, puis de les traiter, mais d’accompagner les personnes qui en souffrent. Il va sans dire, la présence active d’un.e médecin ne règle pas tout, mais elle aide les patient.e.s à tolérer l’incertitude générée par la maladie et rompt, pour un temps, la solitude dans laquelle elle les plonge : « Tous ignorent pourquoi [Luc] ne parle pas. […] J’ai décidé d’abandonner le pourquoi. D’être là, simplement. De l’écouter se taire » (SA, 19). Si la vision du soin que promeut Younsi n’est pas nouvelle, toujours est-il que son apport est considérable, car l’écrivaine ne se contente pas de défendre son approche : elle réfléchit aux modalités d’implantation du modèle médical qu’elle préconise.

17Ainsi, elle soutient que, pour soigner, les médecins doivent parvenir à « toucher sans traverser » (SA, 21), à « frôler sans dépasser » (SA, 123) et à « déposer les frontières au bon endroit » (SA, 91). Bien que les expressions employées par l’écrivaine évoquent l’idée de limite, son insistance sur la nécessité, pour les soignant·e·s, de préserver leur intégrité ne doit pas être interprétée comme un appel à tenir les personnes soignées à distance ou pis, à se fermer à elles. Dans Soigner, aimer, tracer une frontière n’équivaut pas à ériger un mur impénétrable entre soi et les autres. Au contraire, pour la psychiatre, le respect, par les médecins, de leurs propres limites est la condition de possibilité d’une relation thérapeutique plus égalitaire. Comme l’explique Pascale Molinier, quoique gratifiant, le soin reste une activité exténuante, voire douloureuse, car il expose sans cesse les professionnel·le·s à la souffrance de leurs patient·e·s23. Par conséquent, pour continuer d’effectuer son travail, la personne soignante n’a d’autres choix que de fixer des balises claires, sans quoi elle risque d’être amenée, plus tard dans la relation, à déployer des mécanismes de protection susceptibles de nuire à la qualité du lien, puis des soins :

Maintenir une relation de care au long terme implique non pas la négation des sentiments douloureux, contradictoires et ambivalents que génère le travail de care, mais leur élaboration. À défaut de cette élaboration qui requiert un travail collectif substantiel, les soignants peuvent aussi se préserver de la souffrance du care par l’instauration de défenses qui visent à les maintenir à distance – par évitement, altérisation ou réification – de l’expérience vécue par les personnes dont ils s’occupent. Bien évidemment, plus les soignants se défendent de la souffrance générée par le care, moins ils sont en mesure d’en délivrer, jusqu’au point où la radicalisation des défenses aboutit à l’absence de care24.

18L’expérience professionnelle de la psychiatre, témoin de scènes d’une violence inouïe sur une base régulière à l’hôpital, met en relief toute la difficulté du métier qu’elle a choisi d’exercer : « J’ai vu un ado se faire hara-kiri pour tuer le diable dans son ventre. Un autre se trancher les oreilles avec un exacto pour enlever les voix » (SA, 46). Pour être en mesure de maintenir un lien avec ses patient.e.s, dont la souffrance atteint manifestement des sommets, Younsi s’efforce de fixer des limites : « Aimer, c’est aussi dire non » (SA, 9). Bien entendu, ce n’est pas chose facile et l’écrivaine ne prétend pas le contraire. À deux reprises, la psychiatre déroge à sa propre règle. Dans le chapitre intitulé « Gilles au bout du pancréas », Younsi se glisse dans la peau d’un patient à l’article de la mort et épouse son point de vue. « Je suis Gilles » (SA, 54), dit-elle avant d’évoquer, de nouveau à la première personne du singulier, ses souvenirs les plus intimes, du « baiser à l’âge de sept ans avec Lily » à la « naissance de Judith le cordon autour du cou » (SA, 55). Dans « Andy », le résumé que Younsi fait d’une soirée au restaurant est parasité par le récit d’un patient interné de force dans un hôpital de Montréal : « À quelques kilomètres d’Andy, je dégusterai des pâtes aux morilles tandis qu’il recevra une injection contre son gré. […] Il se débattra, hurlera, […] et je m’étoufferai avec mes linguine tandis qu’Andy ne sera plus qu’un cri défonçant les tympans de Montréal » (SA, 59-60).

19Dans un cas comme dans l’autre, la narration suggère qu’il n’y a pas de réelle séparation entre soignant·e et soigné·e. Younsi reste habitée par la douleur de ses patient·e·s même une fois sortie de l’hôpital : « Il est difficile […] de laver mon corps troué de Gilles » (SA, 55). Cette porosité, mise en relief par le verbe « trouer », ne traduit pas un désaveu. Par le récit de son expérience fusionnelle avec Gilles et Andy, Younsi ne remet pas en question la nécessité des limites ; elle souligne l’ampleur du défi à relever et admet qu’elle-même ne réussit pas toujours à établir la bonne distance.

20Si l’imposition de limites permet d’aimer, de soigner sans se blesser, elle ne garantit pas le succès de la relation. Pour l’écrivaine, encore faut-il que les médecins prennent soin d’eux et d’elles-mêmes pour être capable d’« accueillir la souffrance des autres » (SA, 25). En effet, dans Soigner, aimer, la pratique du self-care participe d’une stratégie pour améliorer la qualité de l’expérience thérapeutique et minimiser les risques d’abus de pouvoir : « Écrire est […] l’une des rares occupations qui te comble plus qu’elle ne te vide. Oh tu aimes tes patients, tu aimes soigner, mais écrire te soigne de toi-même, et tu peux mieux accompagner autrui » (SA, 79). Younsi souligne à plusieurs reprises les vertus éducatives et thérapeutiques de l’écriture, notamment dans l’épilogue, où elle décrit le texte littéraire comme un exutoire et un espace de rencontre avec l’altérité. À mon sens, toutefois, le principal apport de la psychiatre ne réside pas dans le rôle qu’elle accorde à la littérature, mais dans cette idée, rapidement évoquée à la fin du passage précédent, qu’il faut soigner les soignant·e·s pour qu’ils.elles puissent être présent·e·s et disponibles à l’autre. Dans le recueil, Younsi ne développe pas davantage cette réflexion, mais celle-ci s’inscrit à l’évidence dans la continuité de ses considérations sur la notion de limite. Pour l’écrivaine, soigner exige de « toucher au fragile », c’est-à-dire d’entrer en contact avec les patient·e·s. Consciente que personne ne ressort indemne d’une telle rencontre, qu’il en coûte, à la longue, aux soignant·e·s d’entendre la détresse « des endeuillés des hallucinés des neuroleptisés des narcissiques des trop gros des anorexiques des gavés des cendrés » (SA, 46), Younsi appelle ses pairs à veiller à leur bien-être personnel. Au même titre que l’instauration de balises, la pratique du self-care – par l’écriture, dans ce cas-ci – permet à la psychiatre de conserver cette attitude d’ouverture qu’elle juge indispensable à l’exercice de son métier. Dans sa préface à Soigner, aimer, le médecin et auteur québécois Jean Désy écrit : « Sans amour pour l’autre, pas de soin véritable » (SA, 7). Pour ma part, j’ajouterais, après la lecture du recueil de Younsi, qu’il n’y pas de lien et, dès lors, pas de soin sans amour de soi.

De l’amour à l’éthique

21Convaincue que « soigner demande humilité » (SA, 10), Younsi cherche à corriger l’asymétrie de la relation de soin pour être capable « d’entendre les appels d’autrui » (SA, 92) et de répondre aux besoins de ses patient·e·s dans le respect de leur dignité et de leur autonomie. Pour ce faire, l’écrivaine québécoise procède en deux temps. D’une part, elle fait le pari d’exposer son combat contre l’anorexie. Si la reconnaissance, par la psychiatre, de sa propre vulnérabilité équilibre le lien, elle n’entraîne pas le déni des dynamiques de pouvoir. Dans Soigner, aimer, Younsi admet volontiers qu’elle bénéficie de facteurs de protection et ne prétend pas, comme plusieurs l’ont fait pendant la pandémie de Covid-19, que nous sommes tous·tes dans le même bateau25. Sa volonté d’établir la relation thérapeutique sur une base commune ne l’empêche pas de valider les expériences de vulnérabilité des personnes marginalisées qu’elle soigne, d’où l’intérêt de son approche. D’autre part, Younsi rompt avec les enseignements de la psychiatrie traditionnelle et affirme, dans un geste de défiance, qu’il faut aimer ses patient·e·s afin de les soigner. Pour l’écrivaine, le soin est un travail d’accompagnement dont la réalisation exige de la personne soignante qu’elle fasse preuve d’ouverture, de compassion et d’écoute, mais pas d’abnégation. En effet, Younsi s’efforce d’instaurer des limites et de pratiquer le self-care pour assurer son intégrité et celle de ses patient·e·s. Dans le recueil, les deux sont intimement liés, puisque les soignant·e·s ne peuvent maintenir le lien thérapeutique et continuer à effectuer leur travail – douloureux à bien des égards – qu’à condition de préserver leur propre équilibre.

22Comme Eva Kittay, pour qui l’élimination de la violence au sein des relations de soin exige que la société fournisse aux soignant·e·s les ressources dont ces dernier·ère·s ont besoin pour accomplir leurs devoirs et s’épanouir26, Younsi soutient que du bien-être des un·e·s dépend celui des autres. De toute évidence, l’éthique du care trouve un écho dans l’œuvre de l’écrivaine québécoise. Mais si j’inscris Younsi dans la filiation de Gilligan, Tronto et Kittay, ce n’est pas parce que son texte illustre des relations de soin bienveillantes, mais parce qu’il contribue à mettre au jour des rapports de pouvoir et à les déconstruire. Loin « de véhiculer une image “nunuche” ou “mémère” de la féminité27 », l’éthique du care est caractérisée par sa puissance critique, par sa détermination à lutter contre les discours et les pratiques qui génèrent et accentuent la vulnérabilité. Dans une entrevue qu’elle a accordée à Sandra Laugier, Carol Gilligan rappelle que « le care est […] une éthique féministe : une éthique conduisant à une démocratie libérée du patriarcat et des maux qui lui sont associés, le racisme, le sexisme, l’homophobie, et d’autres formes d’intolérance et d’absence de care28 ». Les principes et les valeurs défendus par l’éthique du care – la sollicitude, le souci pour autrui, l’interdépendance, etc. – le sont dans un but politique. L’objectif est de mettre en lumière la vulnérabilité inhérente des uns et celle, générée par la répartition inégalitaire des soins, des autres pour favoriser une meilleure prise en charge des besoins de chacun·e. Par conséquent, à l’instar de Marjolaine Deschênes, je suis d’avis que « les écritures du care sont d’abord celles de la juste colère devant la domination ; elles critiquent les injustices et réclament réparation pour les dominé·e·s29 ». Nécessairement féministe et engagée, la littérature du care ne se contente pas d’illustrer la sollicitude ou d’incorporer le soin comme un thème. Elle n’est pas le lieu d’un triomphe ou d’une célébration des bons sentiments. Il s’agit d’une force déstabilisatrice dont le dessein est de rééduquer le regard et de réorganiser la perception pour rendre visibles les expériences marginales et favoriser l’avènement d’une société capable de reconnaître et de répondre aux besoins de tous ses membres – pas seulement des plus puissants.