Colloques en ligne

Catherine Nesci

Du soin différé : le témoignage littéraire comme partage de l’intolérable (Delbo, Chalamov)

« Telle est la puissance de cette écriture : elle déchire le lecteur et le soigne du mal qu’elle lui fait. »
Catherine Coquio, La littérature en suspens1

1Lors de son exil à Voronej, où il vivra en 1935-1936, après deux tentatives de suicide pour fuir sa relégation dans l’Oural, le poète russe Ossip Émiliévitch Mandelstam (1892-1938) écrit ces lignes étonnantes :

Avant tout, il est indispensable de respirer non pour soi, non pour sa propre cage thoracique, mais pour les autres, pour un grand nombre, à la limite – pour tous. L’air que nous avons absorbé ne nous appartient plus, et moins que jamais quand il se trouve dans nos poumons2

2L’écrivain, brimé par le pouvoir stalinien et vivant dans le plus grand dénuement, y décrit bien plus que la respiration comme processus biologique. Il la considère d’emblée comme un fait physiologique interdépendant, une manière passive, invisible et quasi incorporelle, de se rapporter aux autres, de se préoccuper du bien-être d’autrui et de respirer l’autre en soi. Si l’absorption d’air comme matière primordiale médiatise aussi l’articulation du chant et des vocables sonores, depuis l’Antiquité grecque, elle fait également signe vers l’inspiration créatrice. Mandelstam le rappelle en parlant de « respiration poétique ou [du] choix de cet air que l’on veut respirer », en l’occurrence, l’air que lui insufflent « des poèmes tendres […] qui demandent de l’aide et veulent eux-mêmes aider3 ». C’est donc la responsabilité qu’attribue l’écrivain à la respiration créatrice, son rôle dans la persévérance de l’être, de l’air et de la vie partagés, qui m’occupera ici, et sous la forme que prend la littérature quand elle se fait ce que je nommerai « soin différé », substitut fragile, reporté, après une période de latence, de l’attention mutuelle, de la sollicitude, voire d’une posture éthique à soi et aux autres qui, dans l’univers concentrationnaire, furent interdites, invalidées en l’absence de toute justice, et néanmoins mises en œuvre. 

3Comment les témoignages littéraires parviennent-ils à parler du quotidien dans les camps de concentration et les camps de travail, ces espaces de violence extrême et de vies réduites à leur nudité et à leur misère physique et morale ? Comment les formes esthétiques du récit et du poème à valeur testimoniale mettent-elles à l’épreuve le soin différé, que ce soit dans leur réception, dans la manière de donner vie et voix aux sujets, dans leur thématique ou dans la création d’un cadre de partage de l’insupportable avec lecteurs et lectrices4 ? Telles seront les questions au cœur de ma réflexion sur les textes de Charlotte Delbo (1913-1985) – résistante, prisonnière politique revenue d’Auschwitz et de Ravensbrück – et de Varlam Chalamov (1907-1982) – survivant libéré après dix-sept années passées au Goulag, dans le monde concentrationnaire soviétique, cette « école absolument négative de la vie », sans rédemption possible, selon l’ancien détenu devenu écrivain5.

4Cette étude, qui s’appuie sur les formes fragmentaires de Delbo et les récits de la Kolyma de Chalamov, développera l’hypothèse du rejeu blessant, dans et par le geste littéraire et testimonial, de la privation du lien affectif et de l’investissement dans le bien-être d’autrui. Cependant, l’attention et la mise en relation que les textes déplient pour un lectorat étranger à la violence des camps effectuent un complexe travail de mémoire et nous « soigne du mal » que nous fait l’écriture de l’intolérable, comme le suggère Catherine Coquio à propos de l’œuvre de Delbo.

5Il ne sera pas question ici de comparer l’expérience des camps ; un tel exercice vise le plus souvent à rabattre le Goulag sur la violence nazie pour minimiser celle-ci, et inversement, comme dans l’Histoire réécrite par le pouvoir poutinien. De plus, si ma réflexion se penche sur la sollicitude différée et la littérature comme pratique attentionnelle, je ne ferai pas des lecteurs et lectrices des témoins de témoins, ce qu’ils ne sauraient être, et même si la lecture favorise un déplacement empathique. Mon analyse vise surtout à nourrir le dialogue entre les travaux contemporains sur l’éthique du care et l’approche des textes littéraires, en particulier les propositions de Sandra Laugier sur la lecture comme « expérience6 » et celles d’Emmanuel Levinas sur l’éthique de l’interhumain et la souffrance en autrui. Je souhaite montrer que les textes de Delbo et de Chalamov invitent à penser la valeur de la vie humaine et le problème que posent les vies inégales dans des situations de non-droit, ainsi que le rapport au réel et à la factualité, comme le fait le roman contemporain dans son souci de réparation du monde magistralement étudié par Alexandre Gefen7.

Littérature, éthique du care et de l’interhumain

6L’un des courants de la pensée féministe et sociale du premier xxie siècle définit un nouvel ethos, fondé sur la conception alternative du développement psychocognitif que mit en lumière Carol Gilligan au cours de ses recherches sur la « voix différente » des fillettes et des jeunes filles dans la formation de leur sens moral. S’opposant à l’éthique de la justice et la vision libérale de l’autonomie du sujet autosuffisant et autocréé, l’éthique du care qu’incarne la « voix différente » prend en compte les relations de dépendance entre les êtres et leur vulnérabilité constitutive8. Saisies dans leur teneur morale, les valeurs du care en tant que disposition – prévenance, compassion, responsabilité envers autrui – forment l’idéal d’une société juste et bonne.

7De son côté, dans son essai « La souffrance inutile », contemporain des travaux de Gilligan, mais dans une perspective non genrée, Emmanuel Levinas préconise lui aussi un engagement affectif quand il appelle de ses vœux une éthique de « l’interhumain ». Il fait de l’attention à la douleur physique et à la souffrance morale d’autrui « le nœud même de la subjectivité humaine » comme « suprême principe éthique9 ». À la fin d’un siècle de terribles cruautés, écrit-il, « la souffrance de la souffrance, la souffrance pour la souffrance inutile de l’autre homme, la juste souffrance en moi pour la souffrance injustifiable d’autrui, ouvre sur la souffrance la perspective éthique de l’inter-humain10 ». Le philosophe reconnaît ainsi l’incontournable nécessité du soin et du « penser-à-l’autre » pour un monde que guette le retour de la barbarie. Son panorama du xxe siècle est sans appel :

Siècle qui en trente ans a connu deux guerres mondiales, les totalitarismes de droite et de gauche, hitlérisme et stalinisme, Hiroshima, le goulag, les génocides d’Auschwitz et du Cambodge. Siècle qui s’achève dans la hantise du retour de tout ce que ces noms barbares signifient. Souffrance et mal imposés de façon délibérée, mais qu’aucune raison ne limitait dans l’exaspération de la raison devenue politique et détachée de toute éthique11.

8Les interrogations transdisciplinaires récentes sur le care et la relationnalité de l’être humain, sur la vie conçue comme forme biologique et vécu biographique12, ainsi que le souci pour les vies minorisées, précaires, voire menacées, et le retour à une littérature plus transitive, « remédiatrice13 », ouverte sur le réel, à l’écoute de la souffrance d’autrui et des voix singulières, répondent aux grandes ruptures anthropologiques qu’ont entraînées les violences génocidaires du xxe siècle, l’affaiblissement des démocraties occidentales et la mondialisation du néolibéralisme dans lequel, comme le dirait Levinas, la raison, devenue économique et technologique, se retrouve à nouveau « détachée de toute éthique ».

9Dans ses travaux sur éthique et littérature, Laugier considère que l’éthique « a pour sujet/objet nos réactions à la vie humaine, les connexions et conversations que nous y établissons, l’éducation que nous retirons de nos usages, adéquats et appropriés, du langage de tous les jours14 ». S’inspirant de la pensée de philosophes américains, elle pose que les œuvres littéraires nous apprennent « à vivre [notre] propre aventure (morale) de lecteur [lectrice] » (4). Une telle morale n’est pas en soi moralisatrice en ce que le texte littéraire n’a pas pour vocation de porter un jugement et ne nous impose pas forcément une conclusion morale ou politiquement correcte : « elle est morale dans la mesure où elle transforme le lecteur [la lectrice], son rapport à son expérience – elle fait en quelque sorte partie de sa vie » (4). Laugier développe ainsi une pragmatique de la lecture, conçue à partir des réflexions de Cora Diamond et de Martha Nussbaum : « le rapport perceptif au littéraire […] conduit à faire de la lecture une véritable expérience – une expérience indissolublement intellectuelle et sensible » (10). Pour Stanley Cavell, il en va même d’une éducation du concept « par l’expérience et la perception, et inversement, [d’une] formation de l’expérience et [d’une] éducation des sentiments par l’intelligence même apportée à la lecture, ensemble, par l’auteur et le lecteur [l’autrice et la lectrice] » (9).

10Qu’en est-il alors des effets éthiques de la lecture d’une œuvre à valeur testimoniale et factuelle, qui blesse et déstabilise la sensibilité, qui suscite une empathie troublée et ménage une identification impossible par son écriture de l’horreur insupportable et par « la juste souffrance en moi pour la souffrance injustifiable d’autrui », pour reprendre la formulation de Levinas ?

Vies blessées, vies tuables

11Les témoignages littéraires des camps articulent une tension entre la valeur de vérité et l’élan moral inhérents au témoignage de la violence et de la déchéance voire de la mise à mort planifiée des êtres, dont les traces furent effacées ou mises au secret, d’une part, et, de l’autre, le tracé poétique et le geste esthétique qui permettent la transmission du vécu historique et servent de substitut à l’archive absente ou peu fiable15. Comment faire œuvre d’art sur les ruines de l’humanisme, la souffrance humaine et l’effondrement même du langage et des formes de la mise en récit ? Par leur fonction testimoniale, les récits de revenants des camps que sont Delbo et Chalamov peuvent se réclamer d’une expérience et valider la référentialité de leur cadre narratif, des personnages mis en scène et de leurs actions. La trilogie Auschwitz et après et les textes recueillis dans La Mémoire et les Jours de Delbo se donnent ainsi comme des non-fictions attestant d’une écriture du « véridique16 » tandis que les Récits de la Kolyma de Chalamov peuvent se lire comme des récits documentaires sur le Goulag, dont l’urgente restitution mémorielle et artistique pallie la destruction des archives pénitentiaires.

12Parmi les textes que j’aimerais lire ensemble figurent « Dimanche » de Delbo et « Le virtuose de la pelle » de Chalamov, un texte écrit en 1964, mais dont la diégèse renvoie à la fin des années 1930. Au cœur de la fiction de Chalamov et de la non-fiction de Delbo, quasiment écrite comme un scénario lardé de cris, se dessinent des clivages discriminants entre les êtres humains. À Auschwitz-Birkenau, des déportées juives et des prisonnières politiques sont contraintes d’exécuter une course insensée et humiliante tout en accomplissant un travail absurde à un rythme inhumain sous la domination impitoyable d’officiers SS et de kapos qui les empêchent de former une communauté interhumaine. Chez Chalamov, la mine d’or de la Kolyma montre la lutte pour la survie et le pouvoir entre différents types de prisonniers politiques et entre ces derniers et les truands, criminels de droit commun, qui contrôlent le camp et les ressources. Le récit de Delbo et la nouvelle de Chalamov mettent en scène l’échec de la sollicitude et du « penser-à-l’autre » dans des situations de cruauté extrême et l’exigence qui en découle, pour les écrivains survivants, de témoigner de l’exclusion violente du monde de celles et ceux qui se voient refuser la dignité et la justice et, pire encore, sont assassinés dans un processus d’extermination de masse, sans inhumation possible. L’écriture est ainsi attention différée et souci porté aux émotions et aux dilemmes des sacrifiés par les auteurs et leurs lecteurs.

13Dans « Dimanche », des notations référentielles évoquent le contexte d’extermination du récit testimonial : le suicide de femmes abattues par les gardes depuis les miradors ; le gaz et le crématoire comme destination finale ; le terrible block 25, redouté comme dernière étape avant la mort anonyme à Auschwitz-Birkenau17. C’est là que des déportées juives brisées, incapables de poursuivre la course « hallucinée » (ANR, 145-147), sont violemment jetées par Taube, le terrible officier SS, seul actant nommé dans le récit. Dans les deux textes, Delbo et Chalamov montrent le fonctionnement d’une sérialité déshumanisante, meurtrière, et la lutte extraordinaire des protagonistes pour continuer à vivre dans un univers de maltraitance et de cruauté inégalées. Leurs récits à valeur de témoignage créent de nouvelles formes pour transmettre l’expérience concentrationnaire, qui provoque l’effondrement des corps et des forces comme l’appauvrissement du langage, des émotions et du sens moral des détenus.

14« Dimanche » de Delbo met en scène la course folle et la compétition absurde que des milliers de femmes, affamées et exténuées, sont obligées d’exécuter, courant en transportant de la terre pour construire un jardin à Auschwitz, horrible et ironique prétexte pour l’élimination des plus faibles. La voix narrative et la focalisation de Delbo sont collectives, mais même le « nous » qui désigne la voix du groupe et les actions des victimes se défait. Dans un passage glaçant, les verbes décrivant les gestes inhumains que doivent effectuer les détenues, pour le plus grand plaisir de leurs bourreaux (hommes et femmes), sont lancés à l’infinitif, sur un mode prescriptif absentant le sujet personnalisé, comme dans un manuel d’instructions pour une performance mécanisée, jouée à une cadence infernale :

Courir à la porte – schnell – passer – weiter – basculer sur la planche au-dessus du fossé – schneller – vider le tablier – courir – attention aux barbelés – de nouveau la porte il y en a toujours une sur qui on marche c’est là qu’est l’officier avec sa canne maintenant – courir jusqu’aux hommes tendre son tablier – coups de bâton – courir vers la porte. Une course hallucinée. (ANR, 145)

15Le remplacement du passé narratif par le présent dramatique dès l’ouverture du récit, et, dans ce passage, la répétition des mêmes expressions et le mélange de l’allemand (non traduit) et du français (courir, schnell, schneller, weiter), l’extrême fragmentation du récit qui annule la syntaxe régulière, l’accélération du tempo : les choix stylistiques expriment l’épuisement des détenues et la souffrance infligée par les bourreaux. Malgré l’horreur, l’écriture noue la création verbale et l’acte testimonial, produisant une forme pour dire une éthique de l’épuisement. L’éthique, cependant, n’est pas une planche de salut en ce qu’elle apparaît par sa négation absolue : d’abord, dans le scandale de la justification, par le travail forcé, de la plus grande souffrance d’autrui ; ensuite, par l’incapacité de prendre soin de celles qui sont érigées en autres ultimes, en êtres abjectés, en l’occurrence les déportées juives marquées par leur habit pitoyable fait de bric et de broc – et non pas la robe rayée des politiques – et la grande croix rouge dans le dos. Les prisonnières politiques françaises, dans leur état d’abattement émotionnel et physique, ne les soutiennent pas pour qu’elles puissent rentrer dans la ronde de l’entraide, qui défie la barbarie des SS :

Elles nous font pitié mais nous ne voulons pas nous séparer. Nous nous protégeons mutuellement. Chacune veut rester près d’une compagne, qui devant une plus faible pour recevoir les coups à sa place, qui derrière une qui ne peut plus courir pour la retenir si elle tombe. (ANR, 145)

16Alors que les détenues politiques françaises, tout en courant et en se tenant désespérément par deux pour se soutenir, font aussi de leur mieux pour enfreindre un interdit et parler à un Français – nouveau prisonnier qui est le seul à pleurer dans cette ronde infernale où les hommes sont eux dans une position immobile et ne peuvent aider aucune femme –, elles ne font pas le même geste pour essayer d’aider les femmes juives, malgré l’empathie qu’elles éprouvent à leur égard. L’impossibilité de prendre soin d’autrui dans cette situation de violence, de souffrance et de vulnérabilité extrêmes pointe la séparation radicale des déportées juives de l’ordre humain dans le monde fracturé du camp, ce lieu brutal de la déliaison, de la perte radicale des normes morales et de l’interdépendance humaine.

17Toutefois, l’impossibilité de l’entraide et de la fragile préservation de la vie et du lien social affecte rapidement toutes les autres femmes, nonobstant leur classification concentrationnaire ou nationale et leur aptitude à la survie : « Des femmes tombent. La ronde continue. Courir. Courir toujours. Ne pas ralentir. Ne pas s’arrêter. Celles qui tombent, nous ne les regardons pas. Nous nous tenons deux par deux et c’est une attention de toutes les secondes. On ne peut pas s’occuper des autres » (ANR, 146-147). Delbo, témoin survivant, assume avec détresse sa part de responsabilité dans l’abandon des déportées juives à leur propre sort, comme elle le fait pour les autres femmes de son propre block, qui sont envoyées à l’infirmerie, le lendemain de la course et en ressortent mortes, sur une civière. L’écriture testimoniale de l’insoutenable, chez Delbo, s’adresse à ses lectrices et lecteurs vivants, que déchire la souffrance sans rachat des sacrifiées. L’écrivaine qui a survécu parle aussi de, et peut-être pour, toutes ces femmes qui sont mortes un dimanche, dans cette ronde atroce ; son texte expérimental sert de modeste et dérisoire substitut, ambivalent et non rédempteur, à l’oraison funèbre, à la prière ou au kaddish qui ne furent pas prononcés après leur disparition dans l’anonymat et l’indifférencié, dans la fumée et dans les cendres.

18Beaucoup de textes de la trilogie Auschwitz et après et de La Mémoire et les Jours témoignent de la pitié que ressent la prisonnière politique qu’était Delbo pour les autres détenus et pour la souffrance des déportées juives, celles dont les vies dans le monde concentrationnaire sont encore plus disponibles « à la blessure » physique et morale, pour reprendre l’image de la philosophe Estelle Ferrarese sur la vulnérabilité psychique soumise à la volonté d’autrui et pensée sur le mode de la vulnérabilité corporelle18. Dans son commentaire sur le concept de « vie nue », chez Giorgio Agamben, et le lien constitutif que celui-ci établit entre état d’exception et camp de concentration, Ferrarese écrit :

La « vie nue » est ce sur quoi naît et s’acharne le pouvoir, à l’exemple paroxystique du camp, dont les habitants ont été dépouillés de tout statut politique et réduits intégralement à la vie nue, et qui est l’espace « où le pouvoir n’a en face de lui que la pure vie biologique sans aucune médiation », des « corps besogneux et exclus », tuables19.

19En incarnant et en différenciant l’épreuve de la disponibilité à la blessure des vies nues dans le camp nazi, le témoignage littéraire de Delbo se fait éthique de l’attention et soin différé pour ses camarades naufragées et pour les détenus de toutes catégories dont elle rapporte la lutte pour la survie, la souffrance et la mort. Elle soutient aussi l’aventure morale et sensible de son lectorat et le partage d’une expérience qui promeut un « déplacement positionnel affectif20 », déplacement au vrai transitoire ne débouchant sur aucune identification possible avec des victimes dont la conscience et le langage sont fortement amoindris par la douleur, la faim, la maladie et l’injustice répétée.

20À la cadence effrénée des travailleuses dans une mise en scène macabre dont aucune ne peut se détacher, sous peine de mort, répondent la corruption par la loi du « chacun pour soi » et les jeux pervers des quotas de production exigés des détenus du Goulag. Leona Toker se réfère à l’une des catégories du jeu selon Roger Caillois pour analyser la fiction de Chalamov. Elle suggère que le quota de travail élevé imposé aux travailleurs du Goulag et le manque de nourriture constant sont « associated with corrupt forms of ilinx, the game of vertigo that is forced on the protagonist[s]21 ». Le fardeau de la faim et du vertige, dans « Le virtuose de la pelle », assume des caractéristiques moins perverses ou diaboliques que dans « Dimanche » de Delbo, mais il est aussi lié au travail forcé et épuisant de prisonniers affamés et aux manœuvres oppressives perpétrées par les truands et les administrateurs. Toutefois, à la différence du monde fissuré de Delbo dans lequel les prisonnières politiques restent solidaires et retirent leur consentement à la violence de masse et au sadisme des officiers SS, les hommes victimes, dans « Le virtuose de la pelle », sont incapables de créer une communauté de soutien autour de leurs souffrances et des abus dont ils sont les proies. Lorsque Krist (l’un des pseudonymes de Chalamov), ledit virtuose, qui se transforme en martyr après avoir été qualifié de « cave » (« fraier » en argot du Goulag), tente de défendre ses droits contre son chef de brigade, il est battu deux fois pour son geste de résistance à une autorité arbitraire. Par deux fois, les hommes de sa brigade ne réagissent pas ; les camarades restent silencieux et ne le soutiennent pas, ce qui perturbe Krist bien plus que l’injustice elle-même.

21La sérialité comme épreuve de l’inhumain et du non-respect de la vie, dans la nouvelle de Chalamov, est représentée non seulement par l’expérience de Krist, premier personnage focalisateur, et personnage éponyme avec lequel lecteurs et lectrices peuvent s’identifier, mais aussi par Kostochkine, le jeune chef de la brigade de travail à laquelle est transféré Krist. La focalisation, en contrechamp, se déplace sur ce dernier lorsqu’il regarde Krist préparer sa pelle et la manier avec talent pour casser la roche dans le gisement aurifère. Le chef de brigade comprend vite que le talent cache en fait l’épuisement des forces de Krist, rendu visible par sa productivité inférieure aux autres détenus et au quota imposé à sa brigade. La caractérisation du jeune chef le fait d’abord échapper à la sérialité des autres forçats incarnant l’état de vie nue. Tout le rend extraordinaire, y compris sa longue biographie de jeune ingénieur qui a grandi à Kharbin (ville de Mandchourie), parle deux langues occidentales et deux langues asiatiques, danse comme un professionnel et boxe comme un champion. Mais il a aussi renié son père fusillé et se moque de la foi aveugle que celui-ci professait pour la police politique soviétique, ce qui est déjà un signe de corruption.

22Malgré sa distinction initiale et l’erreur que Krist commet en le jugeant et en croyant recevoir un salaire pour son travail, le jeune homme est pris dans la même expérience sérielle que les autres condamnés politiques, soumis aux quotas et au pouvoir des truands. La dernière partie du récit prévoit sa transformation de prédateur corrompu en proie vulnérable et la perte de son statut de chef. Dans les hiérarchies inversées typiques du Goulag, c’est un prisonnier criminel de premier plan, dit Minia le Grec, qui exerce sa domination sur Kostochkine et vole même la voix narrative, surtout lorsqu’il savoure sa description ekphrastique du futur meurtre du chef de brigade : « Un jour, Dompteur, ils vont te faire sauter […] ou alors ils te couperont la tête à la scie. Tu as le cou épais, il faudra scier longtemps22 ». Le chef avait fait preuve d’une cruauté dissimulée envers Krist, qu’il roule après avoir deviné son secret et dont il boit la paie promise ; il jette le virtuose à terre en utilisant ses talents de boxeur. L’horreur de son propre démembrement annoncé le brise ; il se soumet alors aux machinations du truand, ce qui fait du chef de brigade, à son tour, une victime programmée de la sérialité mortifère du Goulag.

23Durant ses longues années à la Kolyma, Chalamov aurait refusé de jouer le jeu corrompu des truands. Dans le texte Ce que j’ai vu et compris aux camps, il affirmait en effet : « Je suis fier d’avoir décidé dès le début, en 1937, que je ne serais jamais un chef de brigade si ma volonté pouvait entraîner la mort d’une autre personne – si ma volonté devait servir les autorités en opprimant d’autres prisonniers comme moi23 ». C’est un tel refus que représentent le personnage de sacrifié qu’est Krist et son initiation malheureuse, sans rachat, à la corruption et à l’égoïsme.

« Sacrement de tendresse »

24Dans La Mémoire et les Jours, comme dans Une connaissance inutile, le deuxième livre de la trilogie Auschwitz et après, Delbo met en valeur l’entraide qui permet de survivre dans le camp. Elle alterne les textes poétiques, dramatiques et narratifs figurant la mort et l’anéantissement des êtres (des déportées tsiganes et juives, des détenues politiques, de son mari fusillé, de milliers de Grecs fusillés par les nazis, des disparus argentins sous la dictature militaire de Videla, la torture en Algérie), sa propre survie et sa renaissance grâce à ses camarades, ainsi que les exploits de femmes qui prennent soin des autres et des morts. Véritable mise en abyme de l’écriture comme relais testimonial et soin différé, le premier récit de La Mémoire et les Jours, après l’introduction sur le travail de la mémoire profonde, narre la tendresse qu’une survivante anonyme, dont l’âme est restée à Auschwitz, prodigue au corps de sa sœur la nuit de sa mort. La narratrice transforme ce tendre geste d’affection sororale en rite « d’ensevelissement » résistant à l’interdit d’inhumer, à la profanation des corps et à la destruction complète des traces de la vie :

Au cœur, tout le poids de cette nuit-là, son impuissance à partager sa respiration avec sa sœur, et puis le poids de la jeune fille qu’elle a portée hors de la baraque et posée sur la neige, délicatement, maternellement, une espèce d’ensevelissement, quelque chose d’un sacrement de tendresse, avant que ce corps devienne un objet à brûler qu’on remue à la pelle dans le tas des cadavres de la nuit, qui seront brûlés dans la journée ou qui attendront demain, livrés aux rats, s'il y en a trop aujourd’hui. (MJ, 14)

25Catherine Coquio dit combien, pour Delbo, il est difficile de revenir à la vie après Auschwitz : « Elle le dit dans un chant tragique, mais d’une douceur telle parfois qu’il devient lui aussi “une espèce d’ensevelissement”. Plus encore qu’au rituel tragique, c’est à ce “sacrement de tendresse” que s’efforce son écriture24. » La structure même de La Mémoire et les Jours met en relation les formes poétiques de l’interdépendance et la gestuelle du lien affectif comme de l’éthique lévinassienne de l’interhumain. Il s’agit, pour Delbo, d’aider lecteurs et lectrices, déchirés par l’horreur et l’injustice, à prêter attention à sa parole et à la parole d’autres témoins et au travail littéraire qui les porte. Il faut aussi que les destinataires s’insurgent contre l’intolérable d’une expérience, d’une douleur et d’un chagrin qui ne furent certes pas les leurs, mais qui en appellent à leur humanité et à leur engagement politique. Delbo multiplie ainsi les voix et les regards pour narrer non seulement, et surtout, le terrible scandale du génocide dans les camps, mais aussi le sacrifice nazi de soldats allemands gravement mutilés, le retour de la barbarie après Auschwitz, les camps politiques en Grèce, les disparitions en Argentine et les camps de travail soviétiques en Sibérie : « Les chants glacés de la Kolyma nous glacent le cœur. / Camarades, ô mes camarades, nous qui avons juré de ne pas oublier nos morts, que pouvons-nous pour ces oubliés-là ? Il y en a qui sont encore vivants. Il y en a qui espèrent encore. » (MJ, 124) C’est par cet appel qui vise ce que Chloé Brendlé appelle une « conscientisation du care » que se clôt Les Mémoires et les Jours25.

26Le recueil chalamovien alterne lui aussi les morts et les résurrections chez les prisonniers de la Kolyma. L’écrivain, ancien « crevard » qui a survécu grâce à sa dernière assignation comme aide-médecin (de 1945 à 1950), fait une véritable « physiologie de la déchéance » et des « étapes de la déshumanisation » de l’être kolymien, mais il narre aussi les survies au néant26. La mise en relation des récits, dans l’aventure sensible et intellectuelle de la lecture, établit le lien entre « la construction d’une trace » par l’écrivain et son interprétation dans la narration, dans les marges et par les non-dits, et les renvois entre les textes. Par cette mosaïque de liens et de tracés naît le document comme archive fiable, comme l’a montré Luba Jurgenson27.

27C’est un récit fictionnel et non testimonial, cependant, qui nous servira de conclusion et d’exemple ultime de soin différé et de « sacrement de tendresse » empathique : « Cherry-Brandy », récit sur les dernières heures du poète Ossip Mandelstam, auxquelles Chalamov n’avait pas assisté et qu’il imagine toutefois avec délicatesse, quasiment vingt ans après sa mort. Personnage focalisant dont le récit déroule la rêverie et les pensées et épouse le regard amoindri, le poète à l’agonie sent le flux et le reflux de la vie et de ses forces vitales :

La vie entrait toute seule en lui […] elle n’en pénétrait pas moins son corps, son cerveau, elle entrait comme la poésie, comme l’inspiration. Et, pour la première fois, la signification de ce mot lui fut révélée dans toute sa plénitude. La poésie était la force créatrice dont il vivait. […] Il ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle.

Et maintenant il était évident, il était clair de façon perceptible que l’inspiration, c’était la vie […] la vie, c’était l’inspiration, oui, l’inspiration28.

28Dans cette dernière révélation, le poète fait de l’univers entier sa matière créatrice : « le travail, le galop d’un cheval, une maison, un oiseau, un rocher, l’amour […]29 ». Dans la solitude de la mort qui vient, heureux qu’il est de berner le système répressif en lui volant des années de travaux forcés, Mandelstam, tel que l’imagine Chalamov, célèbre le lien, apaisant et exigeant, de la poésie et du monde, la respiration lyrique de l’univers sensible.