Colloques en ligne

Barbara Formis

Le peintre de la vie moderne comme citoyen vulnérable

1Le Peintre de la vie moderne1 de Charles Baudelaire est un texte tellement célèbre qu’on finit par ne plus être capable de le lire. Et pourtant, la relecture s’impose, tout particulièrement à travers le prisme des éthiques du care. Ce texte signe la période inaugurale de ce qu’on appelle « la modernité », un substantif que Baudelaire utilise tel un néologisme et qui deviendra plus tard un concept clef des pensées du XXe siècle. À l’époque de Baudelaire, l’idée de modernité reste encore à l’état embryonnaire et n’implique pas le même sens que nous pouvons lui accorder aujourd’hui. C’est donc ce sens inaugural que je me propose de réévaluer pour faire résistance à la lecture capitaliste de la modernité qui cherche à associer ce concept à l’industrialisation hâtive et à l’individualisme exacerbé, tout particulièrement à notre époque de capitalisme tardif. Contrairement à cette lecture de la modernité, il est possible d’entrevoir dans les lignes conceptuelles dessinées par Baudelaire une intuition de la modernité comme sphère sociale qui révèle l’importance des sujets marginalisés, des personnes considérées comme différentes, des groupes sociaux discriminés, notamment les artistes et les prostituées. C’est ainsi que la force du peintre de la vie moderne pourrait bel et bien être celle du care, entendu comme une manière de redessiner l’espace social à l’aune des relations de dépendance et de critique de la justice.

2Lorsqu’on relit ce texte mythique de Baudelaire à l’aune du care, il apparaît possible d’y déceler les traces liminaires d’un « care avant le care ». Le care est ici avant tout une relation, une manière de se mettre en scène, une façon de se comporter et de se tenir dans l’espace commun de la ville moderne. L’artiste assure un rôle étrange, il devient une sorte de « collant » entre les différents personnages qui traversent les rues, qui déambulent dans l’espace de la vielle. Son regard et ses gestes façonnent l’environnement de façon artistique et recomposent la circulation urbaine.

3La notion embryonnaire de la modernité telle que Baudelaire la présente dans son texte inaugural permet d’indiquer des indices propres au care à l’aube de l’époque industrielle. Une telle hypothèse permettrait de comprendre comment l’éthique du care est redevable d’une esthétique et d’une pratique artistique selon laquelle les personnages sont mis en scène dans leur « relationalité », dans les relations qu’ils ou elles entretiennent dans l’espace et la circulation des énergies, relations qui peuvent être conscientes ou pas, signifiantes ou pas. Les artistes sont ainsi saisis dans un réseau de liens sociaux qui peuvent être affectifs et conflictuels ; ces liens sociaux permettent donc de ramener les artistes au sein de l’horizontalité des liens communs et ordinaires, et d’arrêter de les placer sur un piédestal comme si les artistes n’appartenaient pas à la même sphère d’interdépendance. En outre, relire la production artistique de la modernité à l’aune du care permet de comprendre que l’artiste n’est jamais seul et que la mise en valeur de sa pratique s’est faite à cause d’un processus de discrimination et de marginalisation à l’égard de ceux et celles qui ne sont pas artistes et qui n’ont pas les conditions sociales pour l’être.

4À la suite des travaux de Joan Tronto et Carol Gilligan aux États Unis, mais aussi de Sandra Laugier, de Patricia Paperman, de Marie Garrau et de Caroline Ibos en France, je propose d’entendre par care non pas tant une attention particulière aux autres selon un dispositif d’aide, de gentillesse ou de sollicitude, mais plutôt, dans son sens plus vaste, une structure sociale de la vulnérabilité dans laquelle tous les individus sont concernés. Cette compréhension du care évite bon nombre de problèmes, tout particulièrement l’hypothèse essentialiste selon laquelle le care serait naturel aux femmes ou aux minorités racisées et sociales. S’il est vrai qu’il y a des classes d’individus qui sont particulièrement vulnérables, comme les femmes, les enfants, les malades, les minorités racisées ou les personnes âgées, il est vrai aussi que tous les êtres humains dépendent d’un ensemble de relations de soutien, même ceux qui apparaissent très autonomes, comme la figure tutélaire de l’homme blanc en pleine possession de ses moyens psychiques et matérielles. Cette figure tutélaire du mâle blanc et autonome est souvent associée à celle de l’artiste comme sujet émancipé et libre en plein acte créatif, tel un démiurge, sorte de sujet au-delà de l’humain. Un tel stéréotype du sujet créateur a bien évidemment des conséquences néfastes pour l’idée même du monde de l’art et de l’artiste comme citoyen parmi d’autres.

L’artiste, un malentendu

5Il y a un malentendu autour de la figure de l’artiste à partir de l’époque moderne. C’est mon hypothèse. Ce malentendu émerge précisément à partir de la volonté d’extraire l’artiste des entrelacs sociaux propres aux relations de care et de le présenter comme une figure abstraite, voire un modèle de comportement. Cette figure est souvent masculine et autonome, en parfaite maîtrise de ses capacités, l’artiste agit en tant qu’un idéal auquel pouvoir se conformer, auquel devoir aspirer. Or, cette idéalisation de l’artiste est d’une part trompeuse et d’autre part violente. Elle est trompeuse dans la mesure où elle dit le faux et violente, puisque son idéalisation réduit la réalité à une dimension insuffisante par un processus de discrimination qui ne dit pas son nom. L’idéalisation de l’art exige en effet que les coulisses de fabrication, ou pour le dire en termes marxistes, les moyens de production, se doivent de rester le plus cachés et les plus invisibles possibles.

6Le monde de l’art procède d’une façon parfaitement scénique ; cette façon est faite de décors, de personnages, de coulisses, d’estrade et d’obscurcissement de la salle de spectacle. L’idéalisation est à l’œuvre dans la mesure où l’artiste demeure un créateur et la perception du monde de l’art ainsi que le discours qui l’accompagne entretiennent le mystère autour des procédures de fabrication. Les enjeux sont à la fois pédagogiques et politiques : comment prétendre apprendre et transmettre une qualité surhumaine ? Comment l’artiste peut être placé dans un monde idéal et en même temps revendiquer de l’aide financière ? Et de plus, si l’art doit être libre de toute instrumentalisation et toute utilité, si l’art doit rester autonome, alors comment les artistes peuvent réclamer des droits et des aides ? Contre toute attente, cette idéalisation de l’artiste est aussi une forme de discrimination et plus précisément de naturalisation de sa pratique. On le sait, le care, tout comme la pensée critique, le féminisme et les études sur le genre, nous apprend à critiquer toute tentative de naturalisation ou d’essentialisation : l’idée répandue que « les Philippines sont des bonnes femmes de ménage », ou « les Africaines des bonnes nounous », exprime non pas seulement des préjugés de sexe et de race mais aussi plus largement une dévalorisation systémique de ces métiers de care.

7Toute précaution prise avec l’exemple de l’artiste, on voit que la passion qui est au cœur de ce métier est source d’instrumentalisation et de dévalorisation. L’artiste peut venir participer à une exposition collective et ne pas être payé, devoir donner gratuitement de son temps et souvent fournir son propre matériel. Les enjeux économiques du monde de l’art montrent à eux seuls la violence de ce système propre au capitalisme. Certes, les artistes bénéficient d’une valeur symbolique, mais cela ne les protège pas d’une marginalisation systémique, au point que les artistes finissent par se retrancher dans des communautés bien étanches à l’égard des autres sphères de la société.

8Cette discrimination vis-à-vis des artistes est difficile à déceler parce qu’elle fonctionne à rebours : c’est l’idéalisation de la figure de l’artiste qui a une influence négative sur son statut social et politique. Si l’artiste est supposé être porté par une impulsion créatrice qui fait de lui un être « surhumain », proche des dieux et de la Nature, alors il n’y a aucunement besoin d’être protégé, défendu et soutenu (concrètement, économiquement, politiquement). Le malentendu veut que l’artiste soit autonome et émancipé, ce qui implique que l’artiste n’est pas dans une position de fragilité ou de vulnérabilité car il est protégé par sa liberté. Le malentendu fait que l’artiste n’est pas, ou très mal entendu au sein de la structure du social.

La vie moderne comme processus créatif

9Et pourtant, chez Baudelaire, il y avait déjà tous les éléments pour comprendre que l’artiste moderne ne peut absolument pas être idéalisé, puisqu’une telle idéalisation lui ferait perdre le lien avec la rue et la réalité, mais aussi avec la diversité multiple qui compose la vie moderne et la subjectivité qui en dérive. Pour comprendre les raisons de cette discrimination sournoise et de sa transformation culturelle, nous devons revenir aux origines du concept « moderne » de l’artiste. Il est nécessaire de revenir aux aurores de la modernité pour en décrypter l’histoire conceptuelle. C’est en effet autour de Baudelaire et de son époque que se forge la figure de l’artiste telle que nous la connaissance encore de nos jours, malgré ses diverses transmutations.

10Le concept philosophique de « modernité » est bien étrange au niveau de sa valeur, puisqu’il jouit d’une évaluation intrinsèquement positive. « Être moderne », c’est forcément une bonne chose : cela signifie se démarquer de l’ancien, faire acte de rupture avec ce qui est passé et conventionnel, cela signifie aussi affirmer sa supériorité à l’égard de ce qui est décadent et voué à disparaître. L’injonction au nouveau à laquelle l’artiste est soumis vient non pas simplement d’une inspiration à la création démiurgique, mais aussi du primat idéologique de la modernité au sein de notre culture.

11Dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire présente l’artiste comme un cosmopolite et un autodidacte, qui exige l’anonymat et pratique la flânerie. On pourrait penser que l’attitude de l’artiste est hautaine et distanciée, alors que rien ne serait plus faux. En réalité, sa place n’est pas extérieure mais intimement connectée avec les tensions, les dynamiques et les relations qui tissent la fabrique du social. Son art se fonde sur une pratique attentionnelle et un processus de saisie de soi qui trouve l’émancipation dans l’effacement de l’égotisme. Cette conception de la modernité est en parfait équilibre avec un essor propre au capitalisme et au libéralisme, au départ de la révolution industrielle. Il s’agit d’une attitude positive bien que nihiliste, visant à la mutation constante, à la production massive allant de pair avec la culture de la consommation, l’organisation des loisirs pour permettre une meilleure performance et un rendu plus rentable. L’on assiste ainsi à la formation de la rhétorique privilégiée du néo-liberalisme : une gouvernance faussement émancipatrice qui s’appuie sur la fabrique du consentement2.

12L’injonction à la création et à l’innovation exprime une redondance amplificatrice de l’économie qui génère, de façon sournoise, une sorte d’emprise généralisée sur les moyens de communication devenus des générateurs de besoins. Félix Guattari avait dénoncé le passage de la création à la créativité : ce « mot d’ordre obsessif d’entreprise3 » écrivait-il dans Écosophie. Par cette conformité aux normes faussement émancipatrices de la consommation, l’attitude moderne débouche sur une déshumanisation répressive dans sa propre injonction à l’innovation, et produit une inquiétude et un malaise, devenues les nouvelles catégories de la subjectivité, toujours selon Guattari. Et cela est également explicite dans le champ de l’art où la modernité est conçue comme progrès de la rationalité, comme relation étroite entre le pouvoir de créer et les sciences techniques.

13L’injonction à la création est tout à fait intéressante du point de vue du care. On imagine l’artiste comme un sujet en pleine possession de ses moyens, dans une maîtrise parfaite de son savoir-faire et de sa technique. L’artiste forge et transforme le sensible, concrétise dans la matière des idées abstraites, des sentiments, des lignes de fuite de la pensée. On l’imagine comme un être qui excelle dans son travail, un être tourné vers un but de perfectionnement dans une posture de création qui incite à repousser les limites de l’existant. Si l’artiste manipule la matière pour produire des objets, ces objets ne sont pas de simples produits, mais des sources d’expériences esthétiques. Les œuvres d’art ne sont pas des objets proprement dits, mais elles auraient des qualités de subjectivisation qui les transforment en des « quasi-personnes ». Fruits de l’imagination et pourtant ayant une existence très palpable, les œuvres ont des vies intenses qui excèdent celles de leurs auteurs : elles s’offrent à des rencontres, elles invitent à faire expérience esthétique, elles stimulent notre intellect et suscitent des émotions fortes.

14Le malentendu autour de la figure de l’artiste est loin d’être résolu à l’époque contemporaine. Nous sommes encore, malgré tout, dans une optique d’idéalisation de l’art et de ceux et celles qui la pratiquent. Cette idéalisation est témoignée par la persistance des phénomènes de dématérialisation de l’œuvre ainsi que de conceptualisation de l’art. Il y a encore, de nos jours, une vision anesthésiée du monde de l’art, et cette vision met en sourdine, voire annule l’apport du sensible et des pratiques empiriques dans la fabrique de l’art. La fabrication artistique ne peut pas être comprise comme une procédure de production (artisanale ou industrielle, cela importe peu à ce stade) mais elle doit être saisie comme un processus de création autour duquel le mystère, le silence et le secret se doivent de demeurer.

15Afin de lever le malentendu autour de la figure de l’artiste, il est nécessaire tout d’abord de comprendre que l’idéalisation de sa figure (et la discrimination sociale et politique de son statut qui s’en suit) se fait au prix de sacrifier les détours des gestes artistiques, c’est-à-dire les hésitations et les maladresses qui caractérisent la praxis artistique. Cela se fait au prix de garder sous silence les difficultés du processus de production. Pour lever ce malentendu, il faut aussi comprendre que cette idéalisation surgit dans un dispositif conceptuel et politique patriarcal, car la figure idéale de l’artiste se construit autour d’un processus de masculinisation visant à décrire l’artiste comme homme seul, supérieur, détaché, comme être imperturbable et parfaitement en contrôle de ses moyens.

Transitions

16Or, à bien y regarder l’émergence de la notion de modernité n’était pas nécessairement orientée vers une telle injonction à la nouveauté ou à la créativité, ni non plus vers une masculinisation de la figure de l’artiste. Tout le contraire. Regardons de près le texte de Charles Baudelaire, au sein duquel le substantif « modernité » fait sa première apparition. Le Peintre de la vie moderne, paru en 1863 en forme de trois feuilletons dans Le Figaro, tourne autour de la figure d’un artiste dessinateur qui n’est jamais nommé. Il s’agit d’un peintre mineur qui reste anonyme. Dans ces merveilleuses pages d’une grande simplicité de style littéraire, Baudelaire condense une théorie de l’art et une réflexion philosophique étonnement complexes. La lecture convenue de ce texte consiste à pointer la posture critique de l’artiste, sujet immergé dans une sphère urbaine multiple et plurielle, sans pour autant être touché par la force ordinaire de cette sphère et de la foule qui l’habite. L’artiste est un « homme du monde », comme celui décrit par Edgard Allan Poe dans L’Homme des foules ; il s’agit d’un cosmopolite qui fait de la ville sa maison, d’un être qui réussit à rendre poreuses les limites entre espaces privés et lieux publics.

17Flâneur, cosmopolite et autodidacte, le peintre de la vie moderne est une figure qui reste énigmatique, malgré les milliers de pages qui ont été écrites à son propos. On connaît l’identité du peintre : il s’agit de Constantin Guys, ami de beuverie de Baudelaire, dessinateur dont il avait acheté la totalité des croquis et des dessins. Le filtre de la critique féministe est utile ici. Aux aurores de la modernité, la masculinité n’est pas forcément idéalisée, en tout cas pas par Baudelaire. On peut en effet saisir dans Le Peintre de la vie moderne une pluralité de voix et la marque d’une féminisation de l’art, au point d’accepter la comparaison entre l’art et la prostitution, comme Baudelaire l’aurait lui-même invoqué. « Qu’est-ce que l’art ? Prostitution. Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplication du nombre4. » La prostitution est en effet cet état mystérieux de coïncidence entre l’objet et le sujet, puisque la prostituée est une flâneuse des rues qui fait de son corps sa propre marchandise. Ainsi, cette dépossession de soi et de son corps de la part de la prostituée pourrait être associée au travail du care, non pas tant parce que le care est une sorte de mise à service de son propre au corps à travers l’abnégation, mais plutôt parce que les éthiques du care montrent que le sens de justice n’est jamais à trouver dans une hiérarchisation abstraite et modélisante des concepts, mais plutôt dans les réseaux de dépendances entres êtres vivants et sujets incarnés dans un contexte politique et social précis. Comme les éthiques du care nous l’apprennent, la vulnérabilité est une forme de force qui souligne le pluralisme humain.

18Aussi, le texte met en place un glissement du masculin au féminin, ou pire la récupération de la part de la sphère politique du domaine biologique. On voit en effet que les œuvres assument le rôle des enfants, l’artiste est le père, les œuvres sont issues de lui. Ainsi, en lieu et place de l’habilité artistique vient se substituer l’idée de création, que l’on peut aussi saisir comme le substitutif de la procréation naturelle. La création artistique remplace, et améliore, le potentiel de la reproduction organique des espèces. La dose de masculinité qui caractérise la figure de l’artiste ne l’empêche pas de pouvoir « accoucher » des œuvres, sorte d’enfants dont la vie est indépendante de l’artiste lui-même. Mais l’accouchement de l’artiste améliore le processus organique puisqu’au lieu de se limiter à subir ce processus, l’artiste va se l’approprier et le réinventer. Au lieu de simplement accoucher comme font les femelles de façon naturelle, le « faire » artistique est théorisé et ne se limite pas au « travail » biologique de l’accouchement organique, sorte de période de préparation et d’atroces souffrances.

19On voit là tantôt la dévalorisation du féminin à la faveur du masculin, tantôt la dévalorisation, tout à fait symétrique, du biologique à la faveur du théorique. Il en reste tout de même que l’idée de création vient suppléer le manque de capacité reproductive et hisse le sujet de l’art à un rang supérieur. Cela ne commence pas avec Baudelaire. Le malentendu autour de la figure de l’artiste présente des implications politiques et sexistes qui dérivent d’une histoire conceptuelle qui est vieille de plusieurs siècles et qui a été transformée durant la modernité mais qui survit aussi à l’époque contemporaine. L’artiste est un sujet qui est généralement masculin, voire virile, et il est souvent associé à la divinité. En effet, la figure de l’artiste créateur, de l’artiste démiurge comme dans La République de Platon, est vieille autant que notre culture.

20Les rapports de care entre les personnages se développent comme une transition relationnelle entre les figures. La transition est un concept central dans Le Peintre de la vie moderne ; elle permet de rendre compte de la fugacité de la modernité et d’en saisir la beauté intrinsèque : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable5 ». C’est au sein de la dualité de la beauté et de la nature humaine que la transition est nécessaire. Or, dans le contexte du peintre de la vie moderne, cette transitivité non individualisante est explicite pour deux figures apparemment contradictoires : le militaire et le dandy. Baudelaire décrit ces deux figures dans la première partie de son texte, alors que dans la seconde partie, il dédie ses réflexions à la femme. Il y a un fond commun esthétique entre ces trois figures.

Parures

21Baudelaire met en place un rapprochement esthétique entre trois figures décrites dans le texte en cet ordre précis : le militaire d’abord (sorte de figure suprême de la virilité), le dandy ensuite (figure transitoire entre le masculin et le féminin) et la femme (archétype du féminin). Ce rapprochement se décline selon Baudelaire dans la mesure où ces figures possèdent un goût qui leur est propre. « Le militaire, pris en général, a sa beauté, comme le dandy et la femme galante ont la leur, d’un goût essentiellement différent6. » C’est probablement à cause de la qualité transitive du geste que Baudelaire s’intéresse à décrire le troisième sexe, cette apparence trouble entre féminin et masculin à laquelle l’on pourrait rattacher aussi le dandy. C’est dans la partie dédiée à la Turquie et aux croquis sur la Guerre de Crimée que cette idée apparaît explicitement. Le peintre de la vie moderne trouve dans « les fêtes du Baïram, splendeurs profondes et ruisselantes, au fond desquelles apparaît, comme un soleil pâle, l’ennui permanent du sultan défunt » d’admirables motifs de compositions :  

Les cortèges et les pompes solennelles […], les lourdes voitures massives, espèces de carrosses à la Louis XIV, dorés et agrémentés par le caprice oriental, […] les danses frénétiques des baladins du troisième sexe (jamais l’expression bouffonne de Balzac ne fut plus applicable que dans le cas présent, car, sous la palpitation de ces lueurs tremblantes, sous l’agitation de ces amples vêtements, sous cet ardent maquillage des joues, des yeux et des sourcils, dans ces gestes hystériques et convulsifs, dans ces longues chevelures flottant sur les reins, il vous serait difficile, pour ne pas dire impossible, de deviner la virilité)7.

22Ce trouble entre virilité et féminité se dévoile par des « gestes hystériques et convulsifs » qui apparaissent sous la « parure », cet ornement, habillement qui à la fois couvre le corps et en exprime les tensions. Le vêtement et le déguisement sont complices d’une apparition masquée du corps, sorte d’escamotage phénoménologique par lequel le geste s’exprime par la fabrique textile qui le recouvre. Par une sorte de théâtralisation scénique, la parure cache et en même temps exprime les puissances gestuelles. Le vêtement est, grâce aux multiples transformations qu’il permet, le meilleur complice de l’expression esthétique du geste, tout particulièrement dans les changements propres à la modernité comme stylisation de la vie et esthétique de l’existence. Après tout, le substantif « modernité » est un dérivé non pas seulement de l’adjectif « moderne » qui existait depuis longtemps avant le substantif, mais aussi du mot « mode » lequel concerne avant tout les habitudes vestimentaires, les changements de style et les appréciations de goût.

23La parure permet donc de créer des transitions entre corps différents et la sexualité propre. C’est bel et bien un trouble sexué qui permet de comprendre la confrontation qui s’opère dans le texte entre le militaire et le dandy, entre ces deux figures qui incarnent « la dualité de l’homme » qui tant intéresse Baudelaire. Le militaire et le dandy ne pourraient être plus différents : la droiture d’un côté et la mouvance, de l’autre ; la rigidité d’un côté et l’élégance, de l’autre ; l’uniformité d’un côté et la variété, de l’autre. Le dandy révèle en effet la part du féminin chez l’homme et ouvre la porte aux développements ultérieurs sur la femme et « les filles », à savoir les prostituées.

24Il y a donc une duplicité de la vie militaire : profondeur et surface, vie morale et parure vont de pair, et cela non sans paradoxes. Le peintre la vie moderne s’intéresse à « la pompe de la vie8 » dans le contexte militaire « non seulement [à cause] des vertus et des qualités qui passent forcément de l’âme du guerrier dans son attitude et sur son visage, mais aussi [à cause] de la parure voyante dont sa profession le revêt9 ». Le vêtement, la surface, l’apparence sont donc aussi des qualités d’affection que le peintre de la vie moderne montre à l’égard du militaire. Son allure possède un caractère excessif d’audace et d’indépendance, et comme un sentiment plus vif de responsabilité personnelle.

Politiques des espaces

25Comme chez Balzac, il s’agit pour Baudelaire d’agir en physionomiste, de dégager de l’attitude et du geste les qualités morales, de lier le somatique au spirituel. Rien d’étonnant que Baudelaire dans la partie dédiée à la Turquie et aux croquis sur la Guerre de Crimée, cite pertinemment Balzac, puisque ce dernier avait déjà décrit, avant lui en 1833, une comparaison sexuée entre le soldat et la coquette dans sa Théorie de la démarche10. Il y a en effet chez Balzac l’intuition d’une théorie du geste fondée sur l’analogie entre le mouvement somatique et sa forme expressive, comme s’il y avait, sinon un message, du moins un sens à déceler dans le geste du corps.

26Balzac suit finalement l’idée selon laquelle la forme du geste en serait aussi la parole muette, l’expression première avant tout langage. Sa Théorie de la démarche considère la démarche comme « la physionomie du corps », une sorte d’expression de soi par les mouvements corporels, alors que la voix exprime des mouvements intellectuels. Dans son texte, Balzac note : « il me parut impossible de faire mentir le mouvement11 ». Principe de vérité par excellence, l’analogie entre le geste et sa forme permet d’en exprimer le sens caché, et même d’établir une « science complète12 » de la démarche. D’où cette nature « physionomique13 » visant à montrer l’essence du corps et de l’esprit. Selon cette lecture expressive des mouvements du corps, Balzac écrit : « un simple geste, un involontaire frémissement des lèvres peut devenir le terrible dénouement d’un drame caché longtemps entre deux cœurs14 ».

27Hautement significatif, tout mouvement dit quelque chose, représente un sens, quoi que de manière inconsciente. C’est un tel sens que la théorie de la démarche vise à démasquer. Pour cela donc, il y aura des gestes « faux » relevant de notre « ignorance » et de notre « sottise15 ». D’où la prédominance imposée de « l’intelligence [qui] doit briller dans les actes imperceptibles et successifs de notre mouvement16 ». En raison de l’expressivité, pour Balzac, tout comme pour Baudelaire, le somatique relève du spirituel. Et c’est sur ce point précis de la moralité que l’art ne peut aucunement être rapproché du dandysme :

Le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde ; mais, d’un autre côté, le dandy aspire à l’insensibilité, et c’est par là que M. G., qui est dominé, lui par une passion insatiable, celle de voir et de sentir, se détache violemment du dandysme17.

28L’esthétique du peintre de la vie moderne se sépare donc nettement de toute esthétisation pour épouser au contraire la sensibilité. Ce trait sensible est aussi une forme de féminisation de la création. Mais pas seulement : il s’agit aussi d’une posture politique. Devant la froideur aristocratique et décadente du dandysme, à ce stoïcisme qui empêche l’émotion, il y a ce que Baudelaire nomme « la marée montante de la démocratie18 ». Cette montée est nécessairement reliée à l’artiste de la vie moderne et elle est profondément chaleureuse et altruiste ; elle est en mesure de rendre compte d’une émotion retrouvée, sans pour autant tomber dans les méandres nostalgiques du romantisme.

29Le peintre, immergé dans la foule, en épouse le geste et les formes pour les retransmettre dans leur pluralité, en faisant sortir sur le papier les hésitations et les embarras identitaires qui caractérisent la vie moderne. Le peintre ne dessine pas en son nom, mais au nom de la foule démocratique ; il efface son nom pour n’être qu’un simple miroir de la vie multiple, avec ses flux contradictoires et ses tensions internes. C’est aussi par cette forme de dévotion et d’ouverture qu’il témoignage d’une attitude éthique propre au care. L’artiste moderne s’ouvre à la foule et aux sujets marginalisés et minorés comme les prostituées. Walter Benjamin avait déjà souligné la place centrale de la prostitution dans la poétique de Baudelaire et le rôle de la figure de la lesbienne dans Les Fleurs du Mal. On peut ainsi approfondir cette lecture en focalisant non pas sur les figures du militaire et du dandy, comme cela a été fait de façon récurrente, mais plutôt en se concentrant sur les chapitres X et XI, autour de La Femme et des Filles.

30C’est grâce à l’émergence de ces figures féminines que le care pourrait être évoqué à la lumière du texte : d’une part, en raison de l’implication féministe de ces collectifs de corps sexués discriminés et, d’autre part, en raison du rôle déterminant des sujets marginalisés dans un effort de réflexivité de la structure sociale. Cela a des effets politiques certains. En effet, c’est à travers une pratique immersive et non égotiste que le modèle du dandysme peut être critiqué et réhabilité, puisque cela touche à la place du sujet dans la société et au régime démocratique de l’art moderne. Car le fossé entre le dandy et le peintre de la vie moderne est bel et bien d’ordre politique. Le dandysme apparaît donc comme un mouvement passé et révolu, comme une forme de vie beaucoup trop imbriquée avec la décadence aristocratique. On ne saurait pas défendre l’idée que Baudelaire était un féministe, loin de là. Toute sa description de la femme ou des filles se fait entièrement à la lumière du regard de l’homme qui crée et qui observe, un « male gaze » plutôt classique selon lequel tout commence dans l’œil de l’artiste masculin qui observe et regarde la figure féminine comme nécessairement « autre ».

31Par contre, si le peintre s’identifie au fur et à mesure avec les sujets de ses croquis (le militaire, la femme et surtout le dandy), c’est finalement au fur et à mesure que le texte avance, et que le brouillage entre l’art et la vie s’estompe, que l’identification est de plus en plus affirmée. Le peintre, l’artiste et le poète sont explicitement identifiés à la dernière figure, mieux aux dernières figures : les femmes et les filles. Cette identification par une forme de pluralisation est tout à fait cohérente avec l’éthique du care puisque la pluralisation du sujet du croquis et du thème poétique présente dans « les filles » est aussi une pluralisation d’espaces et de situations ; cette pluralisation regroupe une typologie de lieux propres à la ville moderne.

Regards

32Pour conclure, ce qui rend le poète similaire à la prostituée est un héroïsme du regard : la prostituée est, sous la plume de Baudelaire, le seul autre personnage qui déambule dans la foule et l’observe au même temps, exactement comme le flâneur. La prostituée, tout comme le flâneur, incarne un regard ; elle se caractérise par une perception aigue et fine qui est dirigée vers deux objectifs précis : le client potentiel et le policier. Le premier est la proie du regard de la prostituée, alors que le deuxième incarne ce dont elle est elle-même une proie. La prostitue est à la fois dans l’attaque et dans la défense, elle émerge sans se montrer, elle s’exhibe pour disparaître, elle regarde, tout en étant regardée. Elle est à la fois une prédatrice et une victime, elle est à la fois vulnérable et forte. Cette théâtralité de l’ordinaire met en jeu les coulisses de l’invisibilisation et des processus de pouvoir.

33Cet héroïsme place le regard au point névralgique du care : à la fois intérieur et imbriqué avec l’espace social et extérieur, dans la mesure où la structure de dépendance de la société est rendue visible. Le malentendu autour de la figure de l’artiste, qui idéalise l’artiste et le discrimine à la fois, peut ainsi être dépassé et critiqué par le dévoilement de ses gestes pratiques et l’analyse de sa mise en scène sociale. Il s’agit de réévaluer ces gestes maladroits et improvisés que Baudelaire nous décrit dans son texte en orientant le réflecteur sur la fabrique de l’art, sur les entrailles du faire et sur la création comme un processus de procréation délibérément incarné. C’est uniquement en revenant aux gestes pratiques et non-égotiques de l’artiste anonyme et flâneur que l’on peut défaire et critiquer le processus d’idéalisation de l’artiste et de comprendre que l’idéalisation surgit dans un dispositif conceptuel et politique patriarcal : car la figure idéale de l’artiste se construit autour d’un processus de masculinisation visant à décrire l’artiste comme homme seul, supérieur, détaché, comme figure imperturbable parfaitement en contrôle de ses moyens.

34C’est l’inverse de ce que Baudelaire décrit en réalité dans ces pages. Aux aurores de la modernité, la figure de l’artiste doit dépasser le malentendu dont il est l’objet. Nous pouvons donc entendre mieux l’artiste en le plaçant dans un réseau de relations redevables du care. Car le care s’adresse à la fois à celles et ceux qui sont dans une situation de besoin et de dépendance qu’à celles et ceux qui sont considéré.e.s comme autonomes et en pleine maîtrise de leurs actions. Il représente ce point névralgique du monde social, cette articulation ou jointure au sein de la société en tant que système structuré. Le care peut être compris comme la condition de possibilité de la société elle-même, comme une conjonction où se cristallise l’ensemble des dépendances du monde social. On comprend mieux ainsi comment l’artiste de la vie moderne se place en tant que « collant » entre les êtres, comment son rôle se joue au niveau de l’articulation des relations sociales et de leurs rapports de vulnérabilité réciproque. L’artiste ne se présente pas en tant que modèle d’autonomie, comme le mythe de la modernité souhaite nous le faire croire, mais il ou elle se présente plutôt en tant que support de relations multiples, avec toute l’humilité que cette fonction demande.