Colloques en ligne

Marie Mianowski et Jessica Small

Écrire pour prendre soin : l’écriture du care dans les nouvelles de Melatu Uche Okorie

1La littérature irlandaise doit beaucoup à Samuel Beckett, à James Joyce et à Oscar Wilde pour sa réputation internationale. Ces trois auteurs ont aussi en commun d’avoir passé une grande partie de leur vie hors des frontières de leur terre irlandaise natale, en Angleterre, en France ou en Italie. Si l’exil choisi de ces trois auteurs leur a permis de produire des œuvres subversives qui auraient été censurées ou simplement non publiées en Irlande, la littérature irlandaise1 produite en Irlande a été, jusqu’à l’aube du XXIe siècle, souvent caractérisée par une veine nostalgique. Peuple d’émigrés pendant des siècles, les Irlandais retrouvaient dans leur littérature la douleur des séparations et des famines, mais aussi une forme de ruralité qui leur manquait dans leur pays d’adoption. En outre, l’Irlande compte depuis très longtemps une diaspora active culturellement et politiquement au Royaume-Uni, aux États-Unis, au Canada, en Australie et dans la plupart des pays anglophones, témoin des vagues successives d’émigration qui ont marqué le pays au cours du XVIe au XVIIIe siècle, mais également tout au long des XIXe et XXe siècles. Depuis la dernière décennie du XXe siècle, à la faveur de l’essor économique sans précédent connu sous le nom de « Tigre Celtique », l’Irlande est à son tour devenue terre d’asile pour des milliers de ressortissants du monde entier nés en Europe de l’Est, Afrique ou Asie. De nouvelles littératures ont éclos, à la fois sous la plume de jeunes Irlandais2 (Kevin Barry, Ruth Gilligan, Claire Keegan, Danielle McLaughlin, Kevin McCormack, Eilis Ni Dhuibhne, Donal Ryan pour n’en citer que quelques-uns) qui, en créant de nouvelles formes d’écriture, se sont interrogés sur les récentes mutations sociales et économiques de leur pays ; mais aussi sous la plume d’auteurs réfugiés, principalement des femmes, qui écrivent et publient en Irlande et dans la langue anglaise apprise depuis leur arrivée sur le territoire irlandais, comme par exemple Melatu Uche Okorie3.

2Ce rapide survol du lien qu’entretient l’Irlande avec l’émigration pourrait laisser penser que le pays a su se montrer exemplaire dans l’accueil de ressortissants étrangers venus demander l’asile sur cette île à l’extrémité de l’Europe, connue par les Grecs de l’Antiquité comme l’île d’Ierne4. La réalité est nettement plus complexe. Comme en témoigne la situation des demandeurs d’asile en Irlande, accorder l’hospitalité ne va pas toujours de soi5. En Irlande, plus qu’ailleurs en Europe, l’éthique du care à l’égard de l’étranger qui vient, est une attitude à construire sur des fondations quasi inexistantes. Sur le plan touristique en revanche, l’Irlande jouit d’une excellente renommée qui en fait une destination de vacances recherchée. Les Irlandais ont ainsi la réputation d’être particulièrement accueillants et de tout mettre en œuvre pour recevoir avec chaleur et joie de vivre les nombreux touristes qui s’y rendent chaque année. L’office du tourisme irlandais utilise cette réputation à son profit depuis de nombreuses décennies en adressant aux touristes « cent mille signes de bienvenue6 » dès leur arrivée.

3Dans cet article, nous avons choisi de nous pencher sur les textes écrits et publiés par Melatu Uche Okorie, une auteure nigériane qui a passé plus de huit ans dans un centre de rétention administrative en Irlande de 2006 à 2014. Nous nous interrogerons en particulier sur la manière dont est représentée la question du care dans les nouvelles écrites par cette auteure désormais installée en Irlande et dont le premier recueil a été publié par la maison d’édition Skein Press, fondée en 2017, dont la vocation est de publier les textes d’auteurs traditionnellement sous-représentés dans le monde de l’édition.

4Dans son livre L’éthique du « care7 », Fabienne Brugère retrace l’histoire du concept de care forgé par Carol Gilligan dans les années 1980, jusqu’à nos jours. Pour cet article, nous sommes parties de la critique qu’énonce Maria Puig de la Bellacasa dans Matters of Care8 vis-à-vis d’une instrumentalisation du care à un niveau politique mondialisé. Bellacasa enjoint les citoyens du monde, ainsi que les chercheurs, à s’intéresser au care concrètement, dans des engagements sociétaux de façon à mieux cerner les tensions et à tenter de les déjouer9. De même, dans Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment10, Cynthia Fleury prône la construction d’un socle commun d’engagement responsable qui ne dédouane pas l’individu de ses propres responsabilités vis-à-vis d’autrui, de lui-même et du monde11. Une éthique du même ordre, fondée de manière consciente sur la résolution de dépasser tout ressentiment, se retrouve dans les ouvrages d’Anne Dufourmantelle. Dans Puissance de la douceur12, elle analyse le concept de « douceur » en partant de sa nature mystérieuse et en insistant sur le potentiel de transformation que la douceur recèle :

La douceur est une énigme incluse dans un double mouvement d’accueil et de don, elle apparaît à la lisière des passages que naissance et mort signe. Parce qu’elle a ses degrés d’intensité, parce qu’elle a une force symbolique et un pouvoir sur les choses, elle est une puissance13.

5Parce que la douceur a trait aux seuils et aux passages, elle peut nous parler aussi de ces frontières, ces cols, ces perrons que franchissent ceux qui sont en quête d’un refuge. C’est donc principalement à une lecture croisée de ce petit ouvrage d’Anne Dufourmantelle et du recueil de nouvelles de Melatu Uche Okorie, This Hostel Life14, que nous consacrons les lignes qui suivent : comment la sollicitude, la bienveillance, le soin, le souci envers autrui, mais aussi le sucré et la caresse, toutes ces variations sur le thème de la douceur contribuent-elles à dessiner un monde vivable et désirable ? Nous nous sommes intéressées aux formes que prend la douceur dans la quête d’un refuge. Plus précisément, quelles formes la puissance transformative de la douceur prend-elle dans les communautés de résistance qui se créent entre réfugiés ? Il s’agira en outre de repérer les saveurs amères, voire toxiques, qui ont les atours trompeurs de la douceur, mais non les qualités. Nous montrerons enfin comment l’écriture d’Okorie se fait puissante et militante, au cœur même de la douceur.

Le care : porteur de vie, porteur du récit

6Les notions de care et de douceur font partie de l’écriture de Melatu Okorie, non seulement sur le plan thématique, mais aussi comme force motrice de chaque récit. Les personnages sont en effet guidés par l’éthique du care, au sens que propose Carol Gilligan15 : les intrigues sont fondées sur le désir de prendre soin, de soigner les êtres chers. Mais chez Okorie le care épouse les multiples facettes sensorielles que détaille Anne Dufourmantelle concernant la puissance de la douceur, et pour commencer le fait que « la douceur […] porte la vie16 ».

7Les nouvelles d’Okorie décrivent le processus qui conduit un individu à prendre la fuite, à chercher refuge et à demander l’asile en un mouvement double qui traduit à la fois la douceur maternelle et la puissance de la métamorphose induite par l’exil Dans plusieurs de ses nouvelles, la fuite de la terre natale, en l’occurrence le Nigéria, est motivée par la nécessité pour une jeune mère de protéger ses enfants. Dès lors, le care comme exigence vitale s’établit à deux niveaux : celui de l’amour maternel protecteur vis-à-vis de ses enfants et celui de la société auprès de laquelle la mère demande asile et protection. Si la maternité représente depuis toujours l’expression ultime du soin vis-à-vis d’autrui, Anne Dufourmantelle promeut la douceur de type maternel à une échelle qui dépasse la seule relation mère-enfant, dans le but d’assurer la survie et de favoriser la croissance : « Je crois que la puissance de métamorphose de la vie elle-même se soutient dans la douceur. Quand l’embryon devient un nouveau-né, quand la chrysalide laisse éclore le papillon […] il y a, au minimum, la douceur17 ». Okorie elle-même reconnaît la place de la maternité dans ses récits comme une force qui palpite : « Nothing compares to the link between mother and child. For most writers, the mother is this life force who is there for us18 ». 

8« If George Could Talk19 » figure parmi ces nouvelles. L’histoire retrace le parcours de Jumi, de son adolescence à l’ombre tutélaire de sa grand-mère dans l’État d’Imo, et son mariage malheureux à Lagos avec un capitaine de l’armée dont elle a deux enfants. Lorsque son mari est arrêté pour participation présumée à une tentative de coup d’État, la jeune famille se retrouve en danger, s’enfuit et demande l’asile en Irlande. L’instinct de protéger ses enfants provoque le départ. Le chiasme visible dans la phrase décrivant le moment du départ place les enfants en première et en dernière position : « The children and I left Lagos in the middle of the night with only the George in a bag and a change of clothes for the children20 ». La nécessité de s’occuper de ses enfants détermine toutes les décisions de sa vie, la constitue réfugiée et représente le point culminant du récit.

9La nouvelle « The Egg Broke21 » dépeint aussi la fuite d’une femme pour protéger ses enfants : la quête d’un refuge est un acte de douceur. L’histoire se déroule dans le contexte d’une vie villageoise dans l’État de Rivers, où une femme nommée Ogechi prend conscience qu’elle est enceinte de jumeaux. Selon les coutumes locales, les jumeaux portent malheur et doivent être enlevés à la naissance pour être exécutés selon un rituel spécifique. Ogechi veut à tout prix éviter un tel destin à ses nourrissons et s’enfuit immédiatement après son accouchement pour les protéger.

10Certains commentateurs considèrent que cette nouvelle constitue une histoire « antérieure », illustrant les facteurs qui peuvent inciter les femmes à s’enfuir et chercher refuge22. Certes, la subtilité de la narration d’Okorie invite le lecteur à se demander si la femme qui erre dans les forêts du sud du Nigéria à la recherche de ses enfants n’a pas fini par devenir l’une des résidentes d’un des centres de rétention irlandais évoqués dans plusieurs autres de ses œuvres. Mais la description de l’errance d’Ogechi transcende les géographies localisées pour évoquer une incarnation universelle de la figure de la femme déracinée. Les paysages traversés décrits sont variés, illimités, voire éthérés :

I have entered places where women do not go, and I have entered places where humans do not go. I have walked fearlessly through great forests, crossed deep rivers and marched into sacred places […] I have knocked on every door. I will search more forests, and swim across more rivers23.

11Dans leur immensité, ces paysages deviennent universels, de sorte que chaque réfugié transparaît dans cette image d’une mère, les « seins pleins de lait24 », qui incarne le soin et la douceur. Les récits d’Okorie rappellent qu’on cherche à se réfugier pour sauvegarder la vie, ce qui est par essence un acte de douceur25. Okorie tisse un lien entre le soin maternel et la recherche de refuge, si bien que le fait même de devenir réfugié est à la fois motivé par le besoin de douceur et est une manifestation de celle-ci.

Communautés de résistance : la douceur solidaire dans les centres de rétention

12Si les nouvelles citées plus haut peuvent être considérées comme des histoires « avant le départ », Okorie est plus connue pour ses récits « après l’arrivée ». Plus précisément, les nouvelles qui se déroulent dans les centres de rétention apportent un éclairage rare sur ces espaces marginaux qui servent à exclure les demandeurs d’asile du reste de la société irlandaise. En outre, dans ses nouvelles, les personnages demandeurs d’asile sont unanimement motivés par une éthique du care. La nouvelle « Shackles26 » raconte la tragédie d’Osita, un Nigérian vivant dans un centre de rétention provisoire avec sa femme et leur fille. Alors qu’Osita souhaite par-dessus tout prendre soin de sa famille, son statut de demandeur d’asile l’en empêche. Désespérant de parvenir à nourrir et vêtir sa femme et sa fille, qu’il déteste voir vêtus de « clothes that are almost rags27 » et hanté par le fait qu’il n’a pas pu s’occuper de sa mère malade avant que celle-ci ne décède (« I wasn’t there when she needed me the most, and that is what hurts most28 »), il accepte des emplois au noir pour assurer des achats de nécessité et financer les funérailles, sachant qu’il est interdit aux demandeurs d’asile de travailler sous peine d’expulsion immédiate. Tragiquement, il finit par se tourner vers un usurier, mais c’est pour pallier l’impossibilité de prendre soin légalement de sa famille qu’il met celle-ci en danger.

13La nouvelle éponyme de la trilogie d’Okorie « This Hostel Life29 » dépeint également une série de personnages dont la principale motivation est de prendre soin, même si le ton de cette nouvelle est moins grave que dans « Shackles ». L’histoire donne un aperçu d’une matinée dans la vie d’un centre de rétention administrative grâce au portrait d’un groupe de femmes qui font la queue pour recevoir leurs rations alimentaires. Leurs vies sont centrées sur les soins qu’elles apportent à leurs proches et à leurs conditions de vie : « from laundry to collect provision, from collect provision to check laundry, from check laundry to see GP, from see GP to collect food, from collect food to check laundry30 ». Les personnages réfugiés d’Okorie ont une longue expérience des centres de rétention et sont dépeints dans leurs actions quotidiennes orientées vers la construction d’un contexte protecteur.

14La solidarité se traduit en particulier dans la douceur dont ils témoignent les uns envers les autres, exprimée par le toucher et dans leurs gestes. En effet, si Dufourmantelle caractérise la douceur comme « une appréhension de la relation à l’autre dont la tendresse est la quintessence31 », elle insiste sur la nature profondément tactile de celle-ci, car « elle appartient tout autant à la caresse qu’à la pensée32 » et se trouve dans « le tact, l’intelligence du toucher33 ». Dans l’écriture d’Okorie on remarque une attention particulière portée aux échanges tactiles entre les résidents des centres de rétention administrative : tapes, tapotements, caresses. Presque chaque dialogue est accompagné d’un geste correspondant. Ainsi dans « Shackles », lorsque l’ami d’Osita tente de le réconforter, « he placed his hand on my arm34 » ou « he patted my shoulder35 ». Il en va de même pour les femmes dans « This Hostel Life » : pendant qu’elles parlent, « they touch […] for arm36 ». Malgré la dureté de leur situation, les personnages d’Okorie engendrent de la douceur car dans les gestes les plus subtils ils témoignent de la tendresse les uns envers les autres.

15Cette douceur leur permet de nouer des liens qui contribuent à fonder une communauté solidaire. En effet, les nouvelles qui se déroulent dans le contexte de centres de rétention représentent des communautés qui mettent en commun leurs ressources et leurs connaissances pour s’aider mutuellement à survivre aux mécanismes d’oppression qui les traversent. Il s’agit d’abord de faciliter l’accès aux rations alimentaires de base. Comme le dépeint « This Hostel Life », faire la queue pour obtenir des provisions essentielles est un élément central de la routine imposée aux résidents. La communauté des femmes de « This Hostel Life » pratique des formes d’entraide et se soutiennent mutuellement dans la file d’attente pour récupérer leurs provisions. La sollicitude des uns envers les autres conduit à mettre en partage la résilience nécessaire pour survivre.

16La communauté est également un lieu de soutien sur le plan épistémique. Dans une société hostile dans laquelle elles sont reléguées dans des centres à l’écart, les femmes mettent en commun leurs connaissances linguistiques et culturelles pour contribuer à démystifier la culture qui les exclut. Elles se parlent dans une forme d’anglais pidgin nigérian qu’Okorie a créé et qu’elle reproduit dans le texte pour montrer comment la construction d’une nouvelle langue fédératrice est à l’œuvre : « how the different nationalities in direct provision hostel were reconstructing langage in order to be able to communicate with one another37 ». Grâce à cette langue commune, elles sont en mesure de partager des connaissances essentielles. Dans une scène cruciale, alors que Beverlée ne comprend pas le terme « fertility38 » que les autres ont entendu à la télévision irlandaise, une amie le lui explique gentiment. Au sein de cette communauté, les personnages acquièrent la compréhension du langage et des concepts nécessaires pour verbaliser des questions qui les concernent, même aussi intimes que la santé reproductive. Elle constitue donc un outil puissant de résistance.

17Grâce à ces communautés, les résidents des centres de rétention s’efforcent de créer un contexte de douce hospitalité qui leur permette de résister à l’hostilité du monde qui les entoure. Dans « Shackles », l’hospitalité est exprimée par la métaphore du partage de nourriture, une pratique symbolique et centrale dans l’acte d’hospitalité39. Les résidents utilisent les modestes ressources dont ils disposent pour s’accueillir mutuellement. C’est ainsi que Daddy, l’ami d’Osita, l’accueille lorsqu’il a besoin de réconfort : « [they] sat together in his room, nursing carefully the two cans of Stella Artois beer40 ». Le choix du mot « nursing » dans la version anglaise est particulièrement révélateur, évoquant le soin et l’attention dans la dégustation de la bière, symbole d’un geste d’hospitalité. De même, Osita et sa femme assument le rôle d’hôtes en organisant une veillée pour sa mère :

We invited almost everyone from the hostel […] they all gathered inside our room [it went on till the early hours of the morning. There was lots of singing, clapping and life story sharing. I busied myself with sharing the guests the drinks and food that were donated by my fellow asylum seekers41.

18On note une symbiose dans cette pratique hospitalière : non seulement Osita et sa femme sont généreux dans leur accueil et les efforts pour servir leurs invités, mais ces derniers contribuent à leur tour, en apportant des offrandes de nourriture et de boisson et en participant activement aux échanges conviviaux. Si une hospitalité parfaite requiert les efforts de l’hôte et de l’invité, il s’agit ici d’une réussite. La nature solidaire de la communauté qui s’est constituée dans le cadre de ce centre de rétention nourrit la pratique de l’hospitalité qui constitue alors un acte de résistance joyeuse dans un contexte hostile.

19 En effet, les pratiques hospitalières rappellent la joie, cette autre forme de la douceur selon Dufourmantelle : « rire, chanter, aimer sont des actes puissants, dionysiaques, expressions d’une vie authentique42 ». Si, dans le sombre contexte de la veillée, la communauté des demandeurs d’asile chante joyeusement, ces chants sont la métaphore de leur capacité à trouver la joie au milieu des difficultés de leur vie de demandeurs d’asile. « This Hostel Life » est une histoire d’amitiés, de sourires et de rires à tel point que ce dernier mot apparaît dix fois dans les neuf pages que compte la nouvelle. Okorie a insisté sur le fait qu’elle tenait à ce que l’histoire soit racontée de cette manière afin d’éviter un récit victimaire :

The residents of Direct Provision] needed to be celebrated for their resilience. It didn’t need a pity party outlook. They didn’t need someone to come and save them, they were all capable of saving themselves. There was no other way to write it: I wanted to write a fun story43.

20« La joie est l’un des noms de la douceur44 », nous rappelle Dufourmantelle. C’est aussi l’un des noms de la résistance. Dans les représentations que donne à voir Okorie des communautés solidaires nées au sein des centres de rétention administrative, les notions de douceur, de joie et de résilience sont entrelacées d’une manière qu’il ne faut pas confondre avec la mièvrerie ou une quelconque attitude mielleuse.

Douceur pervertie

21En effet, la manière dont l’accueil des demandeurs d’asile en Irlande est représentée dans les nouvelles d’Okorie souligne le caractère faussement hospitalier de certaines attitudes. Le goût que laisse cet accueil est celui de l’amertume. Selon Dufourmantelle, « le contraire de la douceur n’est pas la brutalité ou la violence même, c’est la contrefaçon de la douceur : ce qui la pervertit en la mimant45 ». Dans l’écriture d’Okorie, l’accueil des réfugiés en Irlande imite la douceur tout en infligeant la violence.

22Si l’ironie des « cent mille signes de bienvenue » de l’Irlande a été largement soulignée par les chercheurs qui étudient le système des centres de rétention administrative46, le lexique paradoxal de l’hospitalité est largement utilisé pour évoquer la rétention liée à l’asile. On parle par exemple de pays « d’accueil ». Les nouvelles d’Okorie remettent en question l’utilisation d’un tel langage, en décrivant non simplement une hospitalité insuffisante, mais une hostilité active, qui s’applique à exclure les personnes migrantes de la société irlandaise. Elles mettent en évidence les chambres exiguës, les maigres rations alimentaires, les fripes, tout en témoignant d’une législation d’exclusion délibérée. « Shackles » par exemple, démontre la marginalisation forcée des demandeurs d’asile et leur exclusion de la main-d’œuvre légale. Une autre nouvelle, « Under the Awning », illustre l’altérité ressentie par des générations de migrants après le référendum sur la citoyenneté de 2004, qui est allé jusqu’à exclure les nouveau-nés47 : « Aunty Muna then wondered aloud why […] African children born in this same country were not even accepted as Irish and do not hold the same passport as other Irish children48 ».

23En effet, c’est dans cette nouvelle que l’on observe la représentation la plus pernicieuse d’une prétendue attention à l’autre, en réalité dénuée de toute empathie. « Under the Awning » est un récit enchâssé dans lequel une jeune femme participant à un atelier d’écriture créative partage son travail ; une nouvelle relatant des expériences de racisme en tant que jeune migrant en Irlande. Les commentaires qu’elle reçoit sont négatifs et mordants. On qualifie son récit de « melodramatic49 », suggérant que le personnage lui-même est responsable de sa propre aliénation, en raison de la haine de soi qui transparaît dans le récit. La cruauté est renforcée par la tautologie. Peinée et honteuse, elle réécrit sa nouvelle de manière à atténuer les actions racistes pour plaire à ses détracteurs, dont on comprend qu’ils sont des Irlandais blancs :

Your classmates who asked their friends to mind their bags were not actually doing anything wrong; […] the man in the supermarket who asked your mother for a BJ is just sick; and the children who called out “Blackie” at you whenever they saw you passing could just be what they were, children50.

24On note une forme de détournement cognitif manipulateur, qui non seulement érige la migrante en figure de repoussoir, mais qui la conduit également à effacer jusqu’à sa propre perception de cette hostilité. Il s’agit d’une triple violence : la violence initiale de l’hostilité, la violence de la part de l’interlocuteur qui refuse de croire à son témoignage, et enfin, la plus néfaste de toutes, celle qu’elle s’inflige elle-même en se sentant coupable du sentiment d’aliénation qui découle de la situation. Ce qu’Okorie dépeint dans sa nouvelle est la forme de douceur pervertie devenue omniprésente et nuisible décrite par Dufourmantelle. C’est une corruption du care dans l’accueil des migrants et des réfugiés en Irlande que dénonce Okorie.

25 L’écriture d’Okorie est donc une forme de douceur engagée. En effet, Okorie et Durfourmantelle ont en commun une compréhension de ce qui est nécessaire pour combattre la douceur pervertie : la douceur authentique. Selon Dufourmantelle, « la douceur est politique […] elle est un verbe : on fait acte de douceur51 ». De son côté, pour Okorie l’action doit être au cœur de la réponse du lecteur à son œuvre : « you want the reader to take away […] why don’t we do something about it52 ». La solution qu’elle propose est ambitieuse, mais simple et inclut la douceur : « Ireland could benefit greatly from people becoming kinder to one another53 ».

Conclusion : écriture et douceur

26En écrivant ces nouvelles, Okorie a déjà fait acte de douceur, car c’est de la douceur que naît ici l’écriture. Comme l’explique Dufourmantelle, la douceur se trouve dans le soin apporté à la recherche du mot juste, dans le travail attentif, la recherche de perfection : « Le raffinement coexiste avec la douceur […]. C’est la manière dont le bois est sculpté, travaillé, la subtilité d’une couleur54 ». Okorie voue une passion au raffinement, réécrivant ses nouvelles parfois jusqu’à dix-huit fois55. Cet effort inlassable pour rendre justice à la voix de ses personnages est le contraire du manque d’attention que la société lui adresse. Loin de la superficialité d’une douceur pervertie, cette application rejoint l’intention de bien faire que Dufourmantelle considère comme une condition préalable à la douceur authentique.

27Si l’écriture résulte de la douceur, elle en est aussi la source. Dufourmantelle explique qu’au cours de ses nombreuses années de pratique psychanalytique, elle a été témoin de la façon dont la création peut guérir les traumatismes56. Selon Okorie, l’écriture de ses nouvelles correspond à un processus thérapeutique qui l’a aidée à accepter tout ce qu’elle a vécu dans les centres de rétention : « they not only touch on emotions and feelings that have affected me over those years, but also helped put them into words57 ». Dans « Under the Awning » où le personage principal soumet son texte à l’œil critique de ses camarades d’atelier, Okorie illustre combien l’élan de l’écriture peut être effectivement un moyen de guérir: « You wanted to tell him all these things but you didn’t. You cried for a long time on your bed, confused at how alone you felt […] and the next day, you went into this same Spar shop and bought a diary58 ». La narration à la deuxième personne place la narratrice à la fois comme sujet de l’énonciation et comme interlocutrice, comme si elle reproduisait à elle seule l'échange dialogique entre le thérapeute et le patient et s'engageait ainsi activement dans sa propre guérison. Ainsi, l’écriture devient un moyen de prendre soin de soi ; elle constitue la résistance dans sa forme la plus personnelle, la plus intime tout en se faisant contrepoids de la violence environnante.