Colloques en ligne

Giulio Ferroni

Mourir au début, mourir à la fin

1Dans son livre sur la clôture romanesque Guy Larroux nous rappelle que la mort du personnage figure parmi les thèmes les plus facilement identifiables et généralement conventionnels des énoncés de clausule ; il cite l’affirmation de E.M. Forster, selon lequel la mort est thème obligé pour le romancier, « for the reason the death ends a book neatly », et nous suggère la possibilité d’une « lecture sémiotique de la mort », qui conduirait « à identifier un énoncé d’état disjoint »1  ; mais il note aussi que certains thèmes habituellement réservés à la fin du livre peuvent en même temps « figurer à l’ouverture du roman », en précisant que cela constitue une véritable loi dans un genre particulier comme le roman policier et quelquefois dans le récit à caractère fantastique. Et à ce propos il rappelle encore que Propp insère la mort des parents à l’intérieur de la première des fonctions du conte russe, comme variante particulière de l’éloignement de la famille2.

2En effet, dans une visée plus générale, il ne paraît pas possible de délimiter la nature et la qualité des thèmes du début et de la fin : en principe tout thème peut figurer au début ou à la fin d’un texte quelconque. Il est d’ailleurs évident qu’il y a des thèmes particulièrement destinés à occuper ces places ; thèmes qui non seulement se présentent avec une fréquence particulière, mais qui sont généralement destinés à marquer le début et la fin. Ces thèmes peuvent nous aider à cerner le début et la fin, à définir leur espace et leurs limites : si en principe il n’est pas facile de fixer ces limites, à savoir de préciser où finit le début et où commence la fin, il y a des thèmes qui par leur nature et par leur signification tracent ces limites, renferment en quelque sorte une perspective initiale et/ou finale, et cela même s’il ne s’agit pas d’une démarcation directement mesurable, vérifiable à travers une segmentation ponctuelle.

3Parmi tous ces thèmes, un rôle déterminant est évidemment assigné à la mort, s’il est vrai, comme l’a suggéré Bakhtine, que la perception de la mort de l’autre est la condition essentielle pour l’individuation du personnage, pour la fixation de l’autre à l’extérieur de soi-même, pour la construction d’un point de vue esthétique : la narrativité, la disposition de la vie dans un cadre artistique prennent leur origine dans l’image d’une totalité spatiale et temporelle de la vie, qu’il n’est possible d’appréhender qu’à travers la reconnaissance de la vie de l’autre comme accomplie, comme délimitée par un début et une fin, par la naissance et la mort. Les figures de la naissance et de la mort peuvent alors nous conduire à reconnaître les frontières de l’œuvre, à percevoir de la façon la plus directe la délimitation entre l’espace de l’œuvre et celui du monde réel, entre le domaine artistique et la contingence de l’existence, entre la présence des personnages et l’accidentalité du quotidien3. Le personnage en tant que tel peut d’ailleurs se qualifier (dans la littérature fantastique aussi bien que dans l’horizon que par commodité l’on peut qualifier de « pirandellien  ») comme fantasme, revenant, mort qui revient en vie, présence mystérieuse qui surgit d’un au-delà plus ou moins indéfini. Le thème de la mort peut prendre en charge l’entrée et la sortie du personnage, l’inauguration et la disparition du monde fictif de la littérature, la démarcation des bornes des œuvres : à ce propos le relief de la mort peut bien aller en-deça de la clôture du texte et arriver aussi à affecter ses frontières initiales, en reliant les débuts de l’œuvre à des figures de la fin, à des vies ou des expériences arrivées déjà à conclusion, bouclées justement par la mort. À ce propos il serait intéressant d’examiner et de distinguer les différents débuts des textes qui donnent directement la voix aux morts : dialogues des morts, lettres de l’au-delà, mémoires posthumes, etc. ; et encore les textes qui sont directement centrés sur la mort d’un ou plusieurs personnages, signés totalement par le thème de la mort, quelquefois jusque dans le titre (La mort de Danton, La mort d’Ivan Ilitch, La mort de Virgile, Mort d’un commis voyageur, etc.).

4La situation la plus simple, la plus conventionnelle, la plus mécanique de présence de la mort au début de l’œuvre est évidemment celle dont nous avons parlé au début, celle du roman policier et des contes analysés par Propp : laissant de côté le roman policier et ses dérivés, on notera qu’au modèle de la fonction 1 de Propp se rapportent directement tous les récits qui prennent leur essor de la mort des parents, récits centrés sur les péripéties d’un personnage condamné à entrer dans le monde tout seul et contraint de parcourir les chemins de l’univers à partir de sa condition d’orphelin. Depuis l’ancien roman grec jusqu’aux romans picaresques, on retrouve souvent aux débuts de la fabula (qui ne coïncident pas nécessairement avec les toutes premières pages du texte) la disparition ou la mort de l’un ou des deux parents : il suffit de rappeler la fonction inaugurale de la mort du père (précédée par des récits plus ou moins sommaires de sa vie et de sa friponnerie) dans le Lazarillo de Tormes et dans le Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán. Très nombreuses sont les comédies qui présentent des jeunes gens qui ont perdu leurs parents et dont l’action est motivée par cette perte (à laquelle on se réfère comme un antefatto), sauf à découvrir que les parents n’était pas morts et à les faire réapparaître à la conclusion, avec une joyeuse reconnaissance. Les romans à orphelins sont d’ailleurs très répandus au XIXe siècle et touchent leur sommet bien connu dans l’œuvre de Dickens : il suffit de rappeler la mort du père au début de David Copperfield et la situation extrême et cruelle de la mort de la mère immédiatement après l’accouchement au début d’Oliver Twist (dont par surcroît le père est inconnu).

5Tout à fait singulière est l’image de la mort qui se présente au début du roman de Javier Marias, Mañana en la batalla piensa en mi : le narrateur entame son récit par la mort d’une amante tout récemment rencontrée dont il ignore presque tout ; morte dans sa chambre près de lui au moment même du début d’une première approche amoureuse, pendant que l’enfant dort dans la chambre voisine et que le mari (inconnu du narrateur) se trouve à Londres pour son travail. La narration de cet événement est précédée (ce sont les premiers mots du roman) par une considération initiale sur l’impensabilité de pareille situation, suivie par une véritable énumération de causes de morts que l’on préfère passer sous silence et de morts impensables, étranges, horribles, banales, ridicules ; dans ce début formidable on peut reconnaître d’ailleurs une continuité paradoxale avec l’ancienne tradition des catalogues des « façon de mourir » (qui remonte jusqu’à Valère Maxime et qui touche aussi Rabelais) :

Nadie piensa nunca que pueda ir a encontrarse con una muerta entre los brazos y que ya no verá más su rostro cuyo nombre recuerda. Nadie piensa nunca que nadie vaya a morir en el momento más inadecuado a pesar de que eso succede todo el tempo, y creemos que nadie que no esté previsto habrá de morir junto a nosostros. Muchas veches se ocultan los hechos o las circunstancias : a los vivos y al que se muere – si tiene tempo de darse cruenta – les avergüenza a menudo la forma de la muerte posible y sus aparencias, también la causa. Una indigestión de marisco, un cigarillo encendido al entrar en el sueño que prende las sábanas, o aún peor, la lana de una manta ; un resbalón en la ducha – la nuca – y el pestillo echado del cuarto de baño, un rayo que parte un árbol en una gran avenida y ese árbol que al caer aplasta o siega la cabeza de un transeúnte, quizá un extranjero ; morir en calcetines, o en la peluquería con un gran babero, en un prostíbulo o en el dentista ; o comiendo pescado y atraversando por una espina, morir atragantado come los niños cuya madre no está para meterles un dedo y salvarlos ; morir a medio afeitar, con una mejilla llena de espuma y la barba ya desigual hasta el fin de los tiempos si nadie repara en ello y por piedad estética termina el trabajo ; por no mencionar los momentos más innobles de la existencia, los más recóndidos, de los que nunca se habla fuera de la adolescencia porque fuera de ella no hay pretexto, aunque también hay quienes los airean por hacer una gracia que jamás tiene gracia. Porque esa es una muerte horrible, se dice de algunas muertes ; pero esa es una muerte ridícula, se dice también, entre carcajadas4.

6Au-delà de l’inquiétante étrangeté de ces situations, on peut trouver dans la tradition romanesque des débuts moins singuliers où la mort peut quand même assumer un caractère de véritable fondation narrative. C’est le cas de la mort d’un personnage qui représente une tradition familiale, un passé, une autorité dont la nouvelle génération doit hériter : la mort vient ici inaugurer l’épopée familiale, donner le début à une histoire nouvelle, qui maintient, à travers cette mort, une continuité avec le passé qu’elle referme, continuité qui arrivera à se reconnaître même si elle sera partiellement trahie, voire renversée. Le premier chapitre du grand roman de Federico De Roberto, I Vicerè, s’ouvre sur la nouvelle de la mort de la vieille princesse Teresa Uzeda di Francalanza dans le palais habité par son fils, le prince Giacomo, et se développe ensuite avec la représentation de l’agitation qui s’empare du palais, des proches, des serviteurs, des clients et trouve son sommet dans la description des grandes funérailles dans l’église des Cappuccini à Catane, magnifique symphonie funèbre. L’arrivée du carrosse qui porte la nouvelle de la mort de la princesse marque la première phrase du roman, avec une rupture très brusque de son développement : l’image initiale du concierge qui, dans la plus paresseuse tranquillité, berce son bébé devant la grande porte, en lui faisant regarder l’écu de la famille et le râtelier évoquant un passé désormais révolu, est tout de suite bouleversée par la conjonction quando, qui laisse la place au bruit du carrosse poussiéreux qui apporte la nouvelle :

Giuseppe, dinanzi al portone, trastullava il suo bambino, cullandolo sulle braccia, mostrandogli lo scudo marmoreo infisso al sommo dell’arco, la rastrelliera inchiodata sul muro del vestibolo dove, ai tempi antichi, i lanzi del principe appendevano le alabarde, quando s’udì e crebbe rapidamente il rumore d’una carrozza arrivante a tutta carriera ; e prima ancora che egli avesse il tempo di voltarsi, un legnetto sul quale pareva fosse nevicato, dalla tanta polvere, e il cui cavallo era tutto spumante di sudore, entrò nella corte con assordante fracasso5.

7La symphonie funèbre se déroule dans un crescendo qui semble déjà mettre en route, dans ce chapitre initial, le procès de dégénération de la famille Uzeda qui parcourra le roman tout entier : et si dans ce parcours on trouvera d’autres scènes de mort, la conclusion se donnera enfin comme affirmation d’une paradoxale continuité de vie. À la fin on ne trouvera pas d’images ou de scènes de mort, mais un discours que Consalvo, le neveu de la princesse morte et l’héritier du titre de prince de Francalanza, fera à sa vieille tante réactionnaire Ferdinanda après avoir été élu député dans le Parlement du Royaume d’Italie ; ce discours visera à rejeter les éventuelles réprimandes de la vieille bigote, nostalgique de l’ancien régime, et à réaffirmer la survivance et la continuité, dans l’apparente transformation politique, de la famille Uzeda. Par surcroît, cette affirmation aura lieu à l’intérieur d’une hypothèse d’écriture ; Consalvo dit en effet qu’il pourrait justifier devant la vieille tante ses évolutions personnelles et politiques en écrivant la chronique contemporaine avec le style des anciens. Le passé et le présent se superposent ainsi dans une ouverture d’écriture possible, avancée hypothétiquement à la clôture du roman, avec une dénégation tant soit peu ambiguë de cette mort qui a quand même dominé tout entier l’horizon du roman ; refus d’un jugement négatif et déclaration d’inquiétante continuité, d’immuable persistance de la « race » des oppresseurs :

Io farei veramente divertire Vostra Eccellenza, scrivendole tutta la cronaca contemporanea con lo stile degli antichi autori : Vostra Eccellenza riconoscerebbe subito che il suo giudizio non è esatto. No, la nostra razza non è degenerata : è sempre la stessa6.

8La mort (et la destruction) ont d’ailleurs une fonction fondatrice plus générale, qui peut engager non les mots particuliers du début, mais la structure globale d’ouvrages de grande envergure : le récit tout entier de l’Énéide trouve sa justification, véritable ressort de la fabula, dans la destruction de Troie, bien qu’elle soit racontée seulement dans la célèbre analepse du livre II (« Infandum, regina, iubes renovare dolorem »). Et si l’Énéide s’installe comme modèle fondateur pour le Moyen Age latin et pour la tradition occidentale, on peut en conclure, sur la trace du grand livre d’Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, que chaque tradition se bâtit sur un effondrement, sur quelque incendie, sur la lueur du feu de Troie. Les trois chef-d’œuvres « fondateurs » de la littérature italienne prennent eux aussi leur essor et leur sens les plus authentiques à partir de la mort : la mort de Béatrice pour la Divine Comédie, celle de Laura (bien que seulement au moment de la construction de l’ouvrage, dans l’organisation des poèmes dans le livre) pour le Canzoniere de Pétrarque, et, à l’échelle de la vie sociale toute entière, la peste de 1348 pour le Decaméron de Boccace. À la destruction initiale qui met le héros en mouvement correspond dans l’Énéide – modèle sur ce point de la tradition épique et de ses avatars romanesques – la scène finale de la mort de l’ennemi : et les derniers vers se fixent sur l’image de la « fuite » de l’âme de Turnus vers l’au-delà : « Ast illi solvuntur frigore membra/ vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras » (clausule qui sera reprise avec une sorte de spécification et multiplication à la fin du Roland furieux : « Alle squallide ripe d’Acheronte,/ sciolta dal corpo più freddo che giaccio,/ bestemmiando fuggì l’alma sdegnosa,/ che fu sì altera al mondo e sì orgogliosa » (« Gagnant de l’Achéron les sinistres rivages/ voici que, libérée d’un corps plus froid que glace,/ s’enfuit en blasphémant cette âme dédaigneuse,/ qui dans le monde était hautaine et orgueilleuse »)7.

9La présence initiale de la mort peut quelquefois aboutir à un retour final quelque peu paradoxal : dans le roman de Pirandello Feu Mathias Pascal, le récit de l’histoire est précédé par deux brefs chapitres – un « Avant-propos » (Premessa) et un « Deuxième avant-propos (philosophique) en matière d’excuse » (Premessa seconda (filosofica) a mo’ di scusa) –, où le narrateur (dont les tous premiers mots soulignent qu’il a comme seule certitude le nom de Mattia Pascal : « Una delle poche cose, anzi forse la sola ch’io sapessi di certo era questa : che mi chiamavo Mattia Pascal ») affirme sa condition de mort. Il serait déjà mort non seulement une fois, mais deux fois, bien qu’il ne s’agisse pas de morts stricto sensu. En effet il vit comme enseveli dans une poussiéreuse bibliothèque, où il s’apprête à laisser son manuscrit, à condition que ce dernier ne soit ouvert et ne lu que cinquante ans après sa troisième et dernière mort :

…questa biblioteca, a cui io lascio questo mio manoscritto, con l’obbligo però che nessuno possa aprirlo se non cinquant’anni dopo la mia terza, ultima e definitiva morte. Giacché, per il momento (e Dio sa quanto me ne duole), io sono morto, sì, già due volte, ma la prima per errore, e la seconda... sentirete8.

10Après avoir terminé par ces mots la Premessa, le personnage deux fois mort, relégué dans une condition « posthume », adjoint un seconde préambule, Premessa seconda (filosofica) a mo’ di scusa, où il se justifie du fait d’avoir écrit un livre dans un temps où les livres n’ont plus aucune importance, où les mots conventionnels des romans ont perdu tout crédit (la faute, selon lui, est à Copernic, qui a contraint la terre à tourner : et dès que la terre a commencé à tourner, la petite destinée des hommes a perdu tout sens) ; s’il vient quand même nous raconter les événements de sa vie, c’est en raison d’une simple distraction, d’un provisoire oubli de ce tournoiement de la terre, de la singulière étrangeté de son sort.  Ce n’est qu’à la fin de ce second chapitre préliminaire (négation préliminaire de la valeur du récit, faite par un narrateur qui se présente comme mort), la narration peut commencer ; la Premessa seconda s’arrête en effet par une phrase d’un seul mot : « Cominciamo ». Mais le début véritable du récit, au chapitre III, commence par la correction d’une affirmation à propos du père, faite dans la première Premessa ; et alors on peut constater qu’à l’origine des aventures de ce personnage il y a justement, tout comme dans les romans picaresques, la mort du père :

Ho detto troppo presto, in principio, che ho conosciuto mio padre. Non l’ho conosciuto. Avevo quattr’anni e mezzo quand’egli morì. Andato con un suo trabaccolo in Corsica, per certi negozii che vi faceva, non tornò più, ucciso da una perniciosa, in tre giorni, a trentotto anni. Lasciò tuttavia nell’agiatezza la moglie e i due figli : Mattia (che sarei io, e fui) e Roberto, maggiore di me di due anni9.

11Dans le déroulement du roman, le lecteur sera informé sur la nature des deux morts de Mattia Pascal : la première par erreur, grâce à la fausse identification avec un inconnu suicidé, la deuxième par fiction, grâce à l’abandon de la fausse identité qu’il s’était donnée sous le nom d’Adriano Meis. Le thème de la mort se fixera dans le dernier chapitre, dont le titre sera le même que celui du roman tout entier (Feu Mathias Pascal) et qui se terminera par la visite du narrateur à son propre tombeau (là où a été enterré l’inconnu suicidé à qui on a attribué son nom et son identité), occasion de reproduire les mots de l’épigraphe tombale, rédigée par Lodoletta, l’intellectuel du village de Miragno :

Nel cimitero di Miragno, su la fossa di quel povero ignoto che s’uccise alla Stìa, c’è ancora la lapide dettata da Lodoletta :

COLPITO DA AVVERSI FATI

MATTIA PASCAL

BIBLIOTECARIO

CUOR GENEROSO ANIMA APERTA

QUI VOLONTARIO

RIPOSA.

LA PIETÀ DEI CONCITTADINI

QUESTA LAPIDE POSE.

Io vi ho portato la corona di fiori promessa e ogni tanto mi reco a vedermi morto e sepolto là. Qualche curioso mi segue da lontano ; poi, al ritorno, s’accompagna con me, sorride, e – considerando la mia condizione – mi domanda :

– Ma voi, insomma, si può sapere chi siete ?

Mi stringo nelle spalle, socchiudo gli occhi e gli rispondo :

– Eh, caro mio... Io sono il fu Mattia Pascal.10

12Le personnage se plaît à se voir ainsi « mort et enseveli » : il fixe comme mots de la fin la phrase qu’il dit aux curieux qui le questionnent, phrase qui d’ailleurs répète son nom, mais avec la particule feu qui le projette du côté la mort et qui scelle le livre sur son titre même, qui est aussi le titre de son dernier chapitre11.

13Sur un cruel renversement de la perspective des romans à orphelin que nous avons déjà rappelés s’ouvre L’étranger d’Albert Camus : la nouvelle de la mort de la mère, communiquée par télégramme, s’encadre dans un questionnement du temps, suspendu entre incertitude et insignifiance :

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier12.

14À cette notification initiale de la mort de la mère (antécédent immédiat de la narration, ainsi éloigné dans l’indétermination et l’indifférence), correspond à la fin du roman l’annonce de la mort prochaine du narrateur, son attente d’une fin pour ainsi dire plus finale de cette clôture narrative ; les « cris de haine » des spectateurs qu’il souhaite lui donneront un caractère de véritable apothéose :

Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine13.

15Tout à fait originale est la mention de la mort que l’on trouve au début du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa :

« Nunc et in hora mortis nostrae. Amen ».

La recita quotidiana dal Rosario era finita14.

16La fin du Rosaire, avec les derniers mots de l’Ave Maria, vient inscrire, avec la mort, la formule même qui généralement clôt les prières chrétiennes (Amen) : de cette façon, le début du roman évoque doublement la fin, ouvrant la description du salon où le Rosaire a été dit, des mouvements qui s’ensuivent et de la figure du prince protagoniste. Mais lorsque celui-ci passe dans le jardin du palais et s’attarde à considérer les parfums excessifs et presque corrompus des fleurs et surtout des roses « dégénérées » qui s’y pressent (« profumi untuosi, carnali e lievemente putridi come i liquami aromatici distillati dalle reliquie di certe sante »)15, c’est encore des images de mort à hanter son esprit, jusqu’au souvenir de la puanteur du cadavre d’un soldat bourbonien, venu mourir dans le jardin, le jour de l’entrée de Garibaldi à Palerme. La description très détaillée de ce cadavre, trouvé par le gardien, Russo, se pose aussi comme signe de la fin de la monarchie bourbonienne : et à l’image du cadavre humain correspond, vers la fin du chapitre (qui par ailleurs s’arrête encore sur une prière, la reprise du Rosaire dans la nouvelle journée : fin de chapitre qui se rattache explicitement à son début), une image de mort animale. Il s’agit de la vision de six agnelets dont les entrailles pendantes à l’extérieur du corps éveillent encore au prince le souvenir de ce soldat éventré (« lo sbudellato di un mese fa »), spectacle de mort et de terreur qui le dégoûte (« Lo spettacolo di sangue e di terrore, però, lo disgustò »,). Une image de boucherie, avec d’autres nombreux signes de mort, reviendra sombrement dans la sixième partie, le chapitre du grand bal du Palazzo Ponteleone du novembre 1862 : dans la section initiale, pendant le parcours vers le lieu de la fête, le carrosse doit s’arrêter, près de San Domenico, pour laisser passer un prêtre qui apporte à quelqu’un le Saint Viatique (accompagné d’un angoissant carillonnement) ; au centre du chapitre, au cœur de la fête où tous les conviés sont en réjouissance, les jeunes amoureux, suscitent une comparaison avec le bétail conduit à l’abattoir (« come il bestiame che mugola per le vie della città, condotto al macello »)16 et évoquent à nouveau le carillonnement entendu près de San Domenico. Et à la fin du chapitre, don Fabrizio qui rentre chez lui à pied, rencontre dans la rue un chariot qui transporte des bœufs abattus, qui montrent eux aussi leurs entrailles, pendant que leur sang coule sur la chaussée ; au même moment le prince regarde dans le ciel l’étoile du matin, Venus, comme s’il attendait d’elle un rendez-vous certain et final, « lontano dai torsoli e dal sangue »17. Ce rendez-vous aura lieu, en effet, à la fin de la septième partie (le chapitre sur la mort du prince, qui mériterait d’être suivi dans tous ses passages) : face à une fenêtre ouverte sur la mer, don Fabrizio voit la mort s’approcher sous les traits d’une femme qui apparaît et disparaît, désirée, rencontrée, jamais saisie dans la vie, comme une éternelle passante baudelairienne. Elle ressemble à une femme toute jeune entrevue à la gare de Catane ; elle paraît prête à l’emporter dans le train ; quand elle se dévoile, ses traits se confondent avec ceux de l’étoile Venus : le bruit de la mer se tait définitivement. Mais le roman ne s’arrête pas sur cette scène de la mort du protagoniste : le narrateur en prolonge l’effet dans un dernier chapitre (huitième partie), qui s’ouvre sur une scène se déroulant presque trente ans plus tard (mai 1910, alors que la mort du prince est datée de juillet 1883) : c’est la dissolution des souvenirs et de tout ce qui reste, symbolisée par la destruction des reliques gardées par Concetta, la fille du prince devenue vieille fille, et surtout par la triste fin d’une fourrure mitée, le chien Bendicò embaumé. Jetée aux ordures et réduite en poussière, cette fourrure pourrie signe la fin du roman, la réduction en poussière de l’écriture, de l’expérience, de l’histoire.

17Si maintenant on s’approche d’un monde linguistique, stylistique, social et géographique tout à fait opposé à celui de Tomasi di Lampedusa, on peut trouver encore une formidable correspondance entre images initiale et finale de la mort : je parle de Cent ans de solitude (Cien años de soledad) de Gabriel García Marquez, dont le début inscrit déjà les signes de la mort qui emportera la famille Buendía et Macondo à la fin. La page initiale conduit le lecteur au récit de l’origine de Macondo, dans le temps où beaucoup de choses n’avaient pas encore de noms ; mais ce récit prend son départ dans le souvenir qu’en aura, bien des années plus tard, le colonel Aureliano Buendía, au moment de son exécution : dans la perception du lecteur il y a alors un lien très étroit entre le passé de l’origine et un futur de mort, même si l’on apprend plus tard que le colonel réussira provisoirement à tromper la mort, se sauvant miraculeusement de cette exécution : l’anticipation des événements futurs est d’ailleurs une donnée constante de ce roman, avec « la funzione primaria di accennare, all’inizio di un ciclo vitale, alla sua conclusione, così che il presente sia anche già percepito nella prospettiva di passato che gli darà il futuro » (« la fonction principale de faire référence, au début d’un cycle vital, à sa conclusion, de manière à ce que le présent soit déjà perçu selon la perspective du passé que lui donnera le futur »)18. Ici le souvenir du colonel exposé au peloton d’exécution évoque la fonction fondatrice et affabulatrice du gitan Melquíades, qui a rédigé une carte où est inscrite toute l’histoire de la famille Buendía et de Macondo. Au point d’arrivée des cent ans de solitude, le dernier de Buendía, Aureliano Babilonia, après la naissance et la mort d’un enfant à la queue de porc, s’enfermera désespéré dans sa maison pour déchiffrer la chronique de Melquíades, où il pourra lire, écrite par avance, toute l’histoire de la famille, jusqu’au passage où il est mentionné l’instant qu’il est en train de vivre, et jusqu’à la relation de sa propre mort, qui aura lieu en même temps que la disparition de Macondo, effacée par le vent. Dans cette lecture finale, Aureliano Babilonia court rapidement vers « la última página de los pergaminos, come si se estuviera viendo en un espejo hablado »19, il fait aussi des sauts pour arriver à « anticiparse a las predicciones y averiguar la fecha y las circunstancias de su muerte »20. Avant d’arriver « al verso final », il comprend qu’il est définitivement enfermé dans la chambre où il lit et que ce qui est écrit dans ces cartes est « irrepetible desde siempre y para siempre, porque las estirpes condenadas a cien años de soledad no tenían una segunda oportunidad sobre la tierra »21. Le roman se termine ainsi en renvoyant à son titre, au moment même de la mort du dernier personnage et de la destruction du monde fictif représenté. Coïncidence parfaite entre la clôture de l’énoncé (de l’histoire et du monde racontés) et la clôture de l’énonciation ; clôture qui nie toute possibilité de répétition et qui se donne comme un effacement du livre et de sa matière.

18Une autre correspondance singulière entre mort initiale et mort finale se trouve dans le roman de José Saramago, dédié à un personnage de mort vivant, O Ano da Morte de Ricardo Reis, chronique historique et fantastique à la fois, qui suit neuf mois de la vie d’un des hétéronymes de Fernando Pessoa, Ricardo Reis. Celui-ci, revenant du Brésil où il s’était volontairement exilé, débarque à Lisbonne le jour même de la mort de son inventeur (le 30 novembre 1935). L’arrivée de Ricardo Reis à Lisbonne est fixée dans les premiers mots du roman par une citation d’un vers du poème national portugais, Os Lusíadas, de Luis de Camões, « Onde a terra se acaba e o mar começa » (Les Lusiades, III, 20, 3 : « Où la terre finit et la mer commence ») : mais il n’est pas immédiatement question de la mort de Pessoa, dont Reis lira la nouvelle dans les journaux un peu plus tard, après s’être installé à l’hôtel Bragança. Il est évident toutefois que le voyage du personnage est lié à la mort de son inventeur : c’est comme si celui-ci l’avait appelé à revenir dans le lieu de son origine : et sa première traversée de Lisbonne l’emmène à visiter le tombeau de Pessoa au cimetière des Prazeres. Entré dans la vie quotidienne de la capitale portugaise, Ricardo Reis y reste pendant neuf mois ; la même mesure de temps est concédée au fantôme du poète, qui revient visiter ce double personnel. Il s’agit d’une curieuse inversion des rôles : Reis vit, malgré sa nature singulièrement fictive, comme l’habitant normal d’un hôtel, pendant que le personnage réel, son créateur Fernando Pessoa, désormais mort, est réduit à une figure évanescente, fantôme qui rencontre plusieurs fois ce personnage par lui-même créé et maintenant vivant : jusqu’au moment où, à l’échéance imposée par une instance inconnue, le même fantôme de Pessoa conduira Reis au cimetière, comme pour le réintégrer à l’intérieur de soi-même, pour le faire revenir à son origine. La mort de Ricardo Reis, répétition et confirmation de la mort de Fernando Pessoa (et de l’horreur qui est en train de tomber sur l’Europe), clôt le roman, encore sous le signe de Camões, dont on reprend le vers déjà cité au début, avec une légère mais essentielle modification : « Onde o mar está acabado e a terra espera » (« où la mer est finie et la terre attend »). À travers ce mouvement circulaire, la mort du poète et de son image « autre » concentre en elle-même les ravages de l’histoire, les désastres que l’année 1936 fait tomber sur l’Europe et le monde, sur les espoirs de liberté et de justice.

19Est tout aussi singulier le passage d’une mort initiale à des morts finales dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec. Ce grand texte (à propos duquel Julien Roumette a fourni une remarquable analyse, dans ce colloque-même) est fixé, dans son long développement, sur une sorte de ponctuation idéale du temps, comme un ralenti absolu. La description du bâtiment parisien aux environs de vingt heures le 23 juin 1975 débute dans le chapitre I (Dans l’escalier), par une sorte d’hypothèse sur l’horizon du commencement, sur l’ouverture comme possibilité : « Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne… »22. Mais en avançant à l’intérieur du chapitre on apprend la nouvelle de la mort, survenue deux ans auparavant, de l’ébéniste Winckler, instrument essentiel du fou projet de Bartlebooth. À cette mort de Winckler correspond dans le dernier chapitre (XCIX) la mort de Bartlebooth, qui, désormais aveugle, n’a pas réussi à compléter son projet (il meurt avec la dernière pièce du puzzle numéro 439 dans sa main) :

C’est le vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze et il va être huit heures du soir. Assis devant son puzzle, Bartlebooth vient de mourir. Sur le drap de la table, quelque part dans le ciel crépusculaire du quatre cent trente-neuvième puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d’un X. Mais la pièce que le mort tient dans ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible dans son ironie même, d’un W23.

20Cette mort de Bartlebooth se prolonge ensuite dans un Épilogue, qui relate rapidement la mort, arrivée quelques semaines plus tard, de Valène, le peintre qui avait appris à Bartlebooth la technique de la gouache. Dans la chambre de bonne où Valène habitait reste une toile « vierge », qui contient la section de l’immeuble, seulement divisée en carrés réguliers, sans qu’aucune figure y soit tracée :

Il reposait sur son lit, tout habillé, placide et boursouflé, les mains croisées sur la poitrine. Une grande toile carrée de plus de deux mètres de côté était posée à côté de la fenêtre, réduisant de moitié l’espace étroit de la chambre de bonne où il avait passé la plus grande partie de sa vie. La toile était pratiquement vierge : quelques traits au fusain, soigneusement tracés, la divisaient en carrés réguliers, esquisse d’un plan en coupe d’un immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter24.

21La mort donne donc à la conclusion un caractère d’interruption. Il ne s’agit plus du thème conventionnel de la mort du héros au bout d’une existence accomplie, mais du signe de l’insuffisance de tout projet humain, de l’impossibilité même de conclure quelque entreprise que ce soit, de l’évanescence de tout défi à la casualité de l’expérience : la toile vierge, seulement sectionnée, de Valène, thématise l’interruption du projet très avancé de Bartlebooth et de la description de l’immeuble par l’auteur, boucle le livre de Perec comme un miroir renversé de sa minutieuse description de l’immeuble et de ses récits sur ses habitants. Le plein est donc le vide : l’ouvrage qui a cherché à enregistrer une section complète de la réalité (cet immeuble parisien) équivaut à la toile blanche, simplement divisée en carreaux, de Valène.

22À ce point-là on se souvient du célèbre essai de Montaigne, Que philosopher c’est apprendre à mourir…  Peut-être qu’écrire, c’est aussi apprendre à mourir… Dans une telle perspective, écrire et philosopher sont encore étroitement liés, comme dans la dernière pièce du dernier livre publié par Italo Calvino, Palomar (Come imparare a essere morto). Monsieur Palomar voudrait comprendre dans sa pensée la fin du temps et de soi-même : c’est pour cela qu’il arrive à se poser le problème de la description du temps, qui lui paraît possible seulement comme ponctuation du temps même, division de ses instants et fixation d’un regard exhaustif sur chaque instant. Mais ce regard absolu (qui fait penser d’ailleurs au long regard porté par Perec sur l’immeuble de La Vie, fixé dans un jour et une heure définis) suscite un élargissement indéfini des instants, de leur succession, de tout le mouvement temporel. C’est quelque chose qui arrive presque à effacer la fin, qui semble rendre impossible tout accomplissement et toute clôture : comme si dans le contexte post-moderne continuait à se poser le problème de Zénon d’Elée, et que la division des instants à décrire pouvait altérer le parcours du temps, en arrêter la fuite, éloigner la pensée même de la mort. Mais la décision de mettre en place ce projet ne peut aboutit qu’à la mort :

« Se il tempo deve finire, lo si può descrivere, istante per istante, – pensa Palomar, – e ogni istante, a descriverlo, si dilata tanto che non si vede più la fine ». Decide che si metterà a descrivere ogni istante della sua vita, e finché non li avrà descritti tutti non penserà più d’essere morto. In quel momento muore25.