1Charles Ferdinand Ramuz est probablement l’écrivain de langue française qui a le plus radicalement troublé, par son emploi inusuel des tiroirs verbaux, la continuité temporelle qui contribue à assurer la continuité textuelle de la prose romanesque : « Il a été acheter des cigarettes ; il revint avec son paquet qu’il pose debout sur la table devant lui ; et puis il avait dit à Milliquet […] » (II, 5871). Certaines réalisations de cette marqueterie temporelle ont été décrites par Vincent Verselle (2003b) et Rudolf Mahrer (2003), l’un et l’autre donnant privilège à une approche énonciative du phénomène, à l’occasion de micro-lectures de configurations précises dans un texte précis2. Quelques années plus tard, le second invitait cependant à rouvrir le chantier : « Pour terminer, je mentionnerai un point qui nécessite un travail monographique à lui seul : la complexité des enchaînements verbo-temporels dans l’écriture ramuzienne. Du premier au dernier, les lecteurs de Ramuz n’ont cessé de s’étonner des sauts constants que subit chez lui le temps du verbe » (2006a : 234)3.
2La présente étude ne prétend pas plus à l’exhaustivité que les précédentes, mais elle prend la question sous un angle différent. On s’y propose en effet, dans un premier temps, de faire un rapide parcours chronologique des formes prises par la marqueterie temporelle dans les vingt-deux ouvrages qui forment l’œuvre romanesque de Ramuz. Ce parcours (que le lecteur pourra simplement survoler) n’a d’autre but que de dégager les dominantes qui s’observent dans chacun de ces ouvrages et de faire valoir les principaux changements qui apparaissent entre 1905 et 1942. Il se fonde sur le dernier état des romans : des coups de sonde ont en effet confirmé le constat fait par Doris Jakubec, selon laquelle la récriture des récits opérée par l’écrivain en vue des Œuvres complètes à paraître chez Mermod n’a guère concerné les tiroirs verbaux (2005a : xlvii)4. Il est certain que bien des récritures ponctuelles sont advenues (et peut-être même pour tel ou tel des exemples que nous donnons), mais il est acquis que ces récritures n’ont pas changé les dominantes qui seules ici nous intéressent.
3On se propose dans un second temps de suivre une piste de lecture complémentaire de celle de Verselle et Mahrer, en ne cherchant pas un ordre voire une logique sous ce qui se donne comme chaotique, mais en prenant au sérieux le sentiment de chaos et d’arbitraire qui fut celui des premiers lecteurs et critiques comme résultant d’un geste esthétique par lequel Ramuz offrait une solution originale aux aspirations discontinuistes de la littérature de son temps. Sans doute gagne-t-on en effet à mettre en relation la marqueterie verbo-temporelle de Ramuz avec les autres pratiques détextualisantes que l’on trouve sous sa plume mais aussi avec la mutation esthétique qui s’observe plus largement dans le roman du premier xxe siècle.
Chronologie de la dyschronie
4En 1905, le premier roman de Ramuz, Aline, présente déjà quelques sauts temporels intéressants. Ce récit au passé offre en effet de nombreux décrochements au présent. Le tiroir n’y reçoit pas de valeur narrative (il ne commuterait pas avec le passé simple), mais une valeur élargie qui s’accommoderait fort bien de l’imparfait, comme on le voit sur ces exemples empruntés au début du roman :
Et il avait aussi besoin de marcher. / Le village s’endormait comme tous les soirs ; c’est le moment où les étoiles s’allument ; elles brillent au ciel et les lumières sur la terre […]. (I, 23)
La lumière se tenait dans la chambre comme une femme en robe blanche. Ce fut le jour de la plénitude, mais le jour est court. (I, 25)
5Dans la plupart des cas, les états ou les procès dénotés au présent semblent passés au prisme d’un filtre subjectif, dont jamais le sujet de conscience n’est cependant mentionné dans la proposition au présent. Ces décrochements sont généralement brefs, et les énoncés ont très souvent un contenu générique ou semi-générique ; on peut alors parler de présents génériques subjectivés, c’est-à-dire d’énoncés à valeur générale assignables au point de vue ou au jugement d’un personnage de la fiction.
6Publié en 1907, Les Circonstances de la vie infléchit les dominantes qui s’observent dans le roman inaugural. Le récit reste au passé simple, mais les décrochements au présent y sont plus nombreux et fréquemment plus longs ; moins volontiers génériques ou commentatifs, ils sont plus descriptifs. Dans la dénotation d’états ou de procès saisis à travers un filtre subjectif, le présent y peut concurrencer l’imparfait de façon plus audacieuse :
Hélène s’amusait à suivre le bateau des yeux. Il s’arrête au bout du débarcadère, se tient là un moment et repart. Il suivait la rive, il bougeait à peine, à cause de l’éloignement. (I, 157)
7Les décrochements au présent accueillent désormais volontiers la mention d’actants humains, ce qui était fort rare dans Aline :
À mesure que le matin s’avançait, la rue devenait plus bruyante. Les garçons boulangers qui ont sorti le pain du four s’amusent devant la boutique. En face, Hauser le cordonnier donnait à manger à ses canaris. Des femmes s’appellent, les enfants crient. (I, 111)
8Le présent reçoit en outre ici un traitement plus narratif que dans le roman précédent ; il est bien plus fréquemment éligible à une commutation avec le passé simple :
Madame Buttet s’était levée, ils se levèrent eux aussi et, comme on prenait congé d’eux, la fête fut interrompue. Il y a un moment de tristesse à cause du changement qui survient tout à coup. (I, 96-97)
9Le passé composé ne fait en revanche pas encore l’objet d’un travail stylistique notable. Il apparaît plus fréquemment que dans Aline, mais toujours dans des emplois compatibles avec une interprétation comme tiroir accompli :
Mais il a fini et il s’en retourne. Il se dit qu’Hélène l’attend. Et ce fut elle qu’il revit. (I, 290)
10Le premier quart de Jean-Luc persécuté (1908) ne présente pas de grosses différences avec les deux romans précédents ; on y retrouve des décrochements au présent, parfois intempestifs. Le tiroir est cependant moins sollicité dans la suite du récit, où devient plus sensible un travail sur les formes en -ant. Très frappant à la lecture, le recours massif au participe présent est confirmé par les chiffres : la densité des quatre participes les plus fréquents (ayant, étant, faisant, disant) était d’environ 2 pour 1000 mots dans les deux romans précédents ; elle est de 5,6 dans Jean-Luc persécuté5 ; elle retombe dans les deux romans suivants. On retrouve même fréquemment la séquence [et, + ant], très flaubertienne ou « belle prose romanesque », dans une dernière proposition à l’imparfait narratif :
Elle avait détourné la tête et, faisant un effort de tout le poids de son corps, elle cherchait à s’échapper. (I, 330)
[…] cela il l’avait peut-être deviné, mais non point vu clairement en pensée, comme maintenant il faisait, et, l’ayant saisie par les épaules, il s’appesantissait sur elle. (I, 331)
11Publié en 1911, Aimé Pache, peintre vaudois n’offre guère de nouveauté par rapport aux deux premiers romans de l’auteur : le récit est conduit au passé simple, avec des traces de présent narratif et de nombreux décrochements descriptifs ou commentatifs au présent élargi voire générique, que l’on tend à attribuer à l’expérience commune ou à la voix narratoriale, ici plus sensible que dans les fictions antérieures.
12En 1913, Vie de Samuel Belet est le seul roman de Ramuz à la première personne, ce qui modifie sensiblement le travail qui s’y observe sur les tiroirs verbaux. Les derniers chapitres du récit racontent ainsi au passé composé des événements plus proches du moment de rédaction. Le présent peut en outre recevoir une valeur métadiégétique :
Je raconte les choses comme elles viennent, sans trop choisir, parce que, certaines, je me les rappelle, et, les autres, plus du tout. (I, 598)
13C’est dès lors à l’instance-source que l’on attribue spontanément les segments descriptifs ou commentatifs au présent (ici paradoxalement moins nombreux) qui pouvaient troubler dans les récits précédents :
Elle avait bien fait de choisir le bord du lac, il n’y venait jamais personne. On va voir ses champs ou ses prés, le dimanche ; ce bord de lac n’est que sable et cailloux. (I, 615)
14Dans ce roman, le présent est par ailleurs largement utilisé avec une valeur narrative ; l’arrière-plan reste le plus souvent exprimé à l’imparfait ou au plus-que-parfait, mais le présent est parfois associé à des marques de rupture ou de survenance qui accentuent encore l’idée de « vivacité » que lui prêtait la grammaire scolaire6 ainsi que le sentiment que le tiroir a une valeur synchrone (c’est-à-dire manifestant l’exacte contemporanéité des événements et de leur mention) :
Mais voilà tout à coup que maman se renverse en arrière, saisit des deux mains le coin du coussin, s’y cramponne […]. (I, 594)
Alors la voilà qui lève la tête, elle tourne vers moi sa figure comme un soleil. (I, 618)
15Vie de Samuel Belet est dès lors le premier roman de Ramuz à offrir des effets de marqueterie verbo-temporelle comparables à ce que l’on trouvera dans la suite de l’œuvre. Cette marqueterie ne convoque cependant pas encore le passé composé :
Tout à coup, il me semble entendre un frôlement ; le bruit cessa presque aussitôt, tout d’abord je pensai que j’avais fait erreur […]. (I, 667)
Je tire le trousseau de ces prétendues clés. Comme on comprend, c’étaient les bonnes. Je fais en sorte de commencer par la clé de la cave, puis ce fut celle du grenier, puis celle d’une porte intérieure, et je secouais la tête, comme si je me décourageais. (I, 762)
16Publié en 1915, La Guerre dans le Haut-Pays est le premier roman de Ramuz où le présent narratif prend sur plusieurs pages le relais du passé simple ; c’est en outre le premier récit à la troisième personne où le passé composé semble, par endroits, utilisé comme un tiroir narratif, avant que l’arrivée du présent ne rende éligible, a posteriorI, une interprétation accomplie :
Elle n’a rien dit tout d’abord, elle n’a pas fait un mouvement. Puis elle a poussé une sourde plainte, elle s’est jetée contre lui ; et elle qui jusqu’alors ne l’a jamais seulement touché, voilà qu’elle le tient par le cou et étroitement le serre contre elle, avec ses lèvres qui le cherchent et bientôt elles l’ont trouvé. / Il n’y a plus rien eu de tout un grand moment, ils ont cru qu’ils allaient tomber. / Mais ensuite c’est elle qui s’est détournée, elle qui a baissé les yeux, et elle ne sait plus que faire, tandis que c’est lui qui vient maintenant, et la presse et lui prend les mains. (I, 872-873)
17Pour le reste, la narration demeure au passé simple, avec des décrochements ponctuels au présent pour des remarques descriptives ou commentatives que l’on prête, selon les endroits, à un personnage ou bien à la voix narratoriale, de plus en plus sensible depuis 1911. C’est ce que nous retrouvons dans Le Règne de l’esprit malin, paru en 1917, où l’on notera simplement un recours plus important que dans les récits précédents au plus-que-parfait à l’attaque de paragraphes successifs :
D’ailleurs, la porte s’était ouverte […]. / C’est que d’autres hommes encore étaient arrivés […] / Les conversations s’étaient engagées. (I, 1114)
18Également paru en 1917, La Guérison des maladies propose pour la première fois (hors hapax ou cas à interprétation ambiguë) une concurrence entre passé simple et passé composé pour une même série d’actions. L’effet de marqueterie peut être encore accentué par des mises en série sur le mode principale / subordonnée ou par le recours à un imparfait narratif :
Mais, quand, un peu plus tard, Mme Grin entra, elle a crié […]. (I, 1163)
Ils furent forcés de s’arrêter (à cause de ce renfoncement). / Elle a levé un peu les yeux ; elle regardait au loin quelque chose. / Et la réponse fut qu’elle continua d’abord de regarder ainsI, au loin, cette chose ; ensuite un petit sourire lui est venu. (I, 1140-1141)
19Pour la première fois, on observe alors cet émiettement temporel des actions qui est devenue célèbre au point que, malgré sa marginalité au regard de l’ensemble de l’œuvre, on la considère comme emblématique de l’écrivain :
Une demi-heure, peut-être, passe encore. / Soudain, il est monté la rue, il courait de toutes ses forces. En moins de rien, il fut en haut de l’escalier. Comme une fois déjà, un grand vent le poussait, mais ce n’était plus le grand vent d’alors. Grin entra dans la chambre, il marchait de travers. Il ne dit rien, il marcha jusqu’au lit. Et il a regardé ce lit, comme pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, puis il s’est laissé tomber en avant, la tête dans les couvertures. (I, 1208)
20L’étrangeté de la concaténation reste cependant souvent atténuée par le changement de sujet du verbe, l’alinéa ou la présence d’un adverbe de survenance ou de rupture :
Il se tourna vers la Brûlée, il l’avait prise de nouveau par la main. / Ensuite il a ouvert la porte, et le lac entra brusquement […]. (I, 1147)
Il fallut que les femmes s’approchassent, étant poussées par la curiosité ; il fallut qu’elles lui adressassent la parole, alors la Brûlée a relevé la tête. / Tout aussitôt, il y eut un cri. (I, 1204)
21Comme on le voit sur ces deux exemples et comme on le verrait sur tant d’autres, Ramuz renforce la discontinuité en utilisant souvent le passé composé pour des procès qui sont au départ d’une série d’actions, et le passé simple pour des procès qui viennent au terme d’une série d’actions, avec un léger effet de contre-emploI, puisque le passé simple a une valeur aspectuelle inchoative, le passé composé une valeur aspectuelle terminative. Le premier insiste en effet sur la borne temporelle gauche du procès, le second sur la borne temporelle droite. « Ensuite il ouvrit la porte, et le lac est entré brusquement » serait sans doute mieux textualisé que « Ensuite il a ouvert la porte, et le lac entra brusquement. »
22En 1919, Les Signes parmi nous ajoute plus régulièrement le présent au passé simple et au passé composé dans l’évocation d’une même série d’actions :
Ils n’entendirent pas la porte s’ouvrir, ils n’ont pas vu tout de suite que Caille était entré. Caille souleva son chapeau et, tout en s’avançant, avait entrouvert sa sacoche. Puis il s’arrête, baisse la tête pour prendre ses brochures qui ont un titre […]. (I, 1239)
L’homme se tourna vers où était Clinchant, et là il retrouve Clinchant, pareil à un très vieux portrait, quand le vernis s’est épaissi ; il lui a dit […]. (I, 1310)
23Particulièrement complexe sur le plan de la prise en charge énonciative, Les Signes parmi nous propose en outre de larges passages au présent, où le passé composé est généralement susceptible de recevoir aussi bien une lecture accomplie que non-accomplie :
Il a rangé ses bouteilles à vernis ; il a couvert d’un linge, à cause de la poussière, le panneau de noyer qu’il est en train de repolir ; il prend la clé, il ouvre la porte. (I, 1289)
Il lève le bras, il monte la prendre, il est arrêté en chemin ; l’électricité s’est éteinte. (I, 1297)
24D’un point de vue qualitatif, Terre du ciel présente, en 1921, les mêmes configurations que Les Signes parmi nous et n’en offre pas de nouvelle. Mais d’un point de vue quantitatif, ce roman très phénoméniste (les emplois animistes du verbe, les passifs ou impersonnels impressionnistes y sont encore plus fréquents que dans le précédent), les deux récits sont fort différents. Terre du ciel ne recourt plus que marginalement au présent, tandis que l’imparfait tend à saturer le texte :
Après qu’ils avaient moissonné, vendangé, fauché, et ils revenaient en huchant ; Pierre Chemin alors se disait : « C’est l’heure » ; il posait sa varlope ; il tirait de sa poche un paquet de tabac enveloppé de papier brun (qui est un tabac fort de goût). Thérèse Min rentrait avec ses chèvres ; elle serrait son tricot dans un petit sac, elle soufflait dans son cornet de cuivre. (I, 1328)
25Dans ce roman statique, le plus-que-parfait est plus souvent convoqué pour des séries d’actions, et cela même dans des paragraphes isolés :
Maintenant la nuit était venue tout à fait. Pierre Chemin avait remis sa pipe dans sa poche ; Adèle Genoud avait été coucher son enfant ; les chauves-souris avaient été se coucher aussI, qui sont des bêtes vite fatiguées. (I, 1344)
26Présence de la mort est, en 1922, le premier roman de Ramuz qui mérite pleinement l’étiquette de roman poétique ; il présente une densité de jeux syntaxiques et sonores (répétitions, reformulations, parallélismes, interpellations…) encore inédite sous la plume du romancier. Cette couleur lyrique est permise par l’inscription d’une figure de narrateur-scripteur, qui n’est ni une voix en surplomb ni un protagoniste, mais le témoin et l’analyste des événements. Cette présence d’une première personne autorise un style notationnel, dont les formes sont celles dont use la représentation endophasique romanesque en ce début des années 1920 (infinitifs d’auto-injonction, phrases nominales thétiques, réouverture après ponctuant d’un programme syntaxique, longues phrases accumulatives ou alors très brèves…). Le récit est alternativement conduit au présent et au passé, avec les marqueteries que nous connaissons déjà, mais cette configuration énonciative et stylistique inédite chez Ramuz est propice à l’apparition d’emplois explicitement synchrones du présent, qui n’étaient jamais aussi nets dans les romans précédents :
Trois belles filles. Elles lèvent en l’air leurs bras nus. Le toit sous elles a beau fumer une buée et faire trembler toute leur personne, agitant le contour de leurs jambes et de leur corsage, et les taches du linge autour d’elles sont comme du lait qui bout : elles continuent à rire, elles continuent à bavarder. Je porte mes yeux plus loin. (II, 45)
27La Séparation des races, paru en cette même année 1922, marque le retour à une forme d’intrigue. Le récit est conduit au passé simple, avec de fréquents décrochements plus ou moins longs au passé composé ou au présent, selon le modèle qui s’est mis en place entre la Guérison des maladies et Les Signes parmi nous. Ce roman étant stylistiquement et énonciativement bien plus simple que les précédents, c’est ici que l’on trouve à l’état le plus aisément observable les jeux d’alternance verbo-temporelle que Ramuz a désormais stabilisés :
Il est resté assis un long moment sur le mur ; il se tint longtemps à côté des morts comme dans sa vraie société. (II, 190)
Et tout se trouva retourné ; tout se retourne en lui une nouvelle fois. (II, 191)
28En 1923, Passage du poète renoue avec les récits qui donnent toute priorité au portrait, sans intrigue, d’une collectivité villageoise. Le tout début du roman offre encore des verbes au passé simple en alternance avec le présent et le passé composé, mais le tiroir disparaît ensuite, si bien que l’on peut légitimement considérer que ce récit est le seul que Ramuz ait écrit au présent. Les cas de marqueterie temporelle sont dès lors plus rares et moins spectaculaires :
C’est le soir. Il avait repoussé son chapeau de feutre en arrière et allait, tenant son bâton, s’élevant de plus en plus au-dessus des choses, et ainsi on n’a pas su si ce sont elles qui l’ont quitté ou lui qui les quitte, parce qu’il va dans un sens, et, elles, elles vont dans l’autre. (II, 314-315)
29Le passé composé domine L’Amour du monde, paru en 1925, mais le récit peut aussi être conduit au passé simple ou au présent ; dans le second cas, l’arrière-plan hésite entre l’imparfait et le présent. Les segments à l’un ou l’autre de ces tiroirs ont une ampleur variable, et Ramuz y renoue avec la marqueterie temporelle :
Il a été jusqu’à la porte, il a heurté. / — Dis donc, il est 9 heures… Thérèse ! / Il pesa sur le loquet. / Et un grand silence se fit, puis le jour se met à baisser pour lui comme quand il y a une éclipse. / La porte était allée toute seule en arrière, étant entraînée par son poids, et les gonds devaient en avoir été huilés récemment, de sorte qu’elle n’a pas grincé. / La porte a été battre contre le mur. Il y avait longtemps déjà qu’elle avait battu contre le mur… / Trois heures sonnent ; huit heures sonnent. / Il sonne midi ou minuit ; et Joël était sur le matelas […]. (II, 400)
30Bien que La Grande Peur dans la montagne propose, en 1926, un récit centré sur un seul problème et avec un fort effet de tension, l’emploi des tiroirs temporels y est le même que dans L’Amour du monde, et l’on retrouve la même marqueterie dans l’alternance en contexte long ou étroit :
Mais, vers minuit, on a appelé sous les fenêtres du Président. Du premier coup, le Président fut réveillé à côté de sa femme. C’est Romain qui appelle le Président […]. (II, 453)
31Le système est désormais bien en place. SI, en 1927, La Beauté sur la terre offre quelques-uns des exemples les plus audacieux de changement de tiroir en contexte étroit (l’un d’eux nous avait servi de premier exemple), le roman ne diffère guère, sur ce point, des précédents. Le passé simple tend à nouveau à s’y estomper : fortement convoqué au début du récit, il cède peu à peu le terrain au passé composé et surtout au présent.
32Bien que publié plus de quatre ans après La Beauté sur la terre, Farinet ou la fausse monnaie en reprend le travail sur les tiroirs verbaux, avec l’exhibition ponctuelle des mêmes marqueteries :
Il voit Farinet, il dit : « Ah ! c’est toi ! » Il a dit : « Entre, je t’attendais » ; il lui avait tendu la main. / Ils traversèrent la cuisine, puis sont entrés dans une chambre tout à côté, où il y avait une table et des chaises. (II, 759)
33Également paru en 1932, Adam et Ève confirme le recul du passé simple, qui n’entre presque plus dans les marqueteries temporelles locales, lesquelles se limitent souvent à un jeu sur la succession passé composé / présent. Les contre-emplois du plus-que-parfait sont cependant ici plus nets que dans le roman précédent, notamment lorsque ce tiroir est utilisé pour des actions dont l’arrière-plan imperfectif est exprimé au présent ou lorsqu’il entre dans des séries dont les autres procès sont dénotés au passé composé :
Mais elle était déjà sortie, pendant que la porte reste ouverte […]. (II, 912)
Alors Gourdou avait regardé autour de lui et il s’est aperçu que Lydie était sortie. (II, 915)
34En 1934, Derborence confine cette fois les étrangetés aux concaténations passé composé / présent :
Elle a eu froid dans sa chemise pendant qu’elle va vite les fermer […]. (II, 975)
Justin entre chez le président, il est reparu avec le président ; alors le malheur a été sur nous. Car Justin reparaît. (II, 987)
35Le Garçon savoyard, paru en 1936, renoue, sur une base pourtant proche des deux romans précédents, avec des combinaisons auxquelles Ramuz semblait avoir renoncé :
Borcard avait commencé par tirer de loin ses deux coups de fusil sur les corbeaux qui s’étaient éparpillés avec des cris au-dessous d’eux dans l’immense coupe de l’air, où ils se sont mis à faire de grands cercles. Les hommes cependant s’avancent et d’abord ils ne virent rien. (II, 1226)
36Malgré cet exemple, le passé simple reste rare dans le récit et les effets de discontinuité verbo-temporelle y sont bien plus discrets encore que dans Derborence. Ils proviennent moins du caractère anomique des combinaisons que de l’alternance de possibilités autorisées par la langue et l’usage, combinaisons que nous rencontrions depuis longtemps chez Ramuz mais auxquelles sont désormais principalement confiés les effets de discontinuité. Le passé composé non-accompli peut ainsi appeler soit un arrière-plan à l’imparfait et un accompli au plus-que-parfait, soit un arrière-plan au présent et un accompli au passé composé :
Rien ne remuait dans la cuisine. Elle a vu que tout y était resté comme la veille […]. (II, 1154)
[…] il a vu qu’il y a un homme qui est monté dans son bateau […]. (II, 1178)
37Quant au présent narratif, il peut aussi bien recevoir un arrière-plan à l’imparfait et un accompli au plus-que-parfait (ce qui tend alors à lui donner une valeur asynchrone), qu’un arrière-plan au présent et un accompli au passé composé (ce qui tend alors à lui donner alors une valeur synchrone) :
Le chien était d’abord allé du côté des grandes carrières, il part maintenant vers l’ouest, il disparaît entre les troncs. Elle marchait à sa suite […]. (II, 1162)
Elle s’est mise à courir tant qu’elle a pu jusqu’à ce qu’elle soit arrivée dans une espèce de ravine. Elle voit Maraud qui est déjà à une centaine de pieds au-dessus d’elle […]. (II, 1163)
38Dans ce récit alternativement conduit au présent et au passé composé et avec des changements parfois brusques, on ne sait pas toujours si le passé composé doit être lu avec une valeur accomplie ou non. L’interprétation ponctuelle se fait alors sur plusieurs bases, comme la présence ou l’absence de connecteur, l’ordre de mention des procès et l’aspect lexical des verbes qui les dénotent. Mais la lecture cursive est d’abord sensible à des effets de discontinuité dans la succession des choix opérés entre plusieurs possibilités offertes par la langue.
39Dans son emploi des tiroirs verbaux, Si le soleil ne revenait pas ne diffère guère, en 1937, des romans parus depuis Farinet, à cette seule exception que le passé simple y fait retour à de nombreuses reprises. On notera par ailleurs que Ramuz continue à donner tout privilège, dans la narration (mais pas dans les dialogues), aux formes passées du subjonctif dans les subordonnées dépendant d’une proposition dont le verbe est au passé composé, ce que la norme n’exige pas et parfois réprouve :
[…] elle est restée assise sur la table jusqu’à ce qu’ils fussent venus […]. (II, 1265)
Il n’a pas pu douter cette fois qu’on ne l’appelât […]. (II, 1293)
40Le dernier roman de Ramuz, La Guerre aux papiers en 1942, ne présente pas de changement notable par rapport au précédent. La marqueterie temporelle continue à s’y atténuer, même si l’on a localement des jeux intéressants sur les tiroirs verbaux, et surtout si le fil narratif y est, parfois et sur plusieurs pages, presque entièrement confié au plus-que-parfait. Le taux d’emploi de ce tiroir y est en effet supérieur de 25 % au taux de Si le soleil ne revenait pas et de 50 % supérieur à celui du Garçon savoyard.
Esthétique de la discontinuité
41La première conclusion que l’on peut tirer de ce petit parcours, c’est qu’aucun lien ne saurait être d’emblée établi entre les emplois des tiroirs verbaux et les périodisations proposées pour l’œuvre de C. F. Ramuz, que ce soit la distinction usuelle entre romans réalistes (1905-1914), romans mystiques (1915-1923) et romans symboliques (1925-1942), ou la proposition qui voudrait que l’année 1919 fût celle d’une rupture franche, notamment dans le système énonciatif et verbal (Berney & al., 2003). Du point de vue chronologique, on voit que la marqueterie temporelle s’impose peu à peu jusqu’en 1917 et qu’elle s’atténue progressivement après 1927.
42Si l’on prend les choses de plus loin, on voit en outre que l’évolution générale de la pratique de Ramuz suit la pente commune sur au moins deux points : recul du passé simple (« Sa chute se précipite à la fin du xixe et beaucoup de ses formes, sauf à la troisième personne, sont devenues archaïques », Brunet 2016), montée du présent, disponible comme tiroir « romanesque » à partir de 1900 (voir Philippe 2021 : 149-176). Dès la fin du xixe siècle, l’usure du passé simple est particulièrement sensible dans les récits qui souhaitent atténuer le caractère artificiellement fictionnel des textes narratifs, si bien que le binôme passé simple / imparfait tend à devenir l’emblème d’un modèle romanesque dépassé. Comme l’a bien montré Michel Raimond (1966), les fictions du début du xxe siècle ont ainsi souvent prétendu au « vrai », valorisé une organisation narrative moins linéaire et moins centrée sur un personnage ; beaucoup ont récusé l’impersonnalité narrative qui avait dominé le roman de la seconde moitié du xixe siècle. Comme il advient le plus souvent, les évolutions personnelles apparaissent dès lors comme des variantes singulières de changements qui s’observent à une échelle bien plus large.
43Il demeure certain que les réponses que Ramuz a proposées aux questions qui se posaient à tous font partie des plus originales, notamment à cause de l’étrangeté de ses marqueteries temporelles. Non que celles-ci n’aient jamais été pratiquées (dans L’Enfant, en 1878, Jules Vallès sautait du passé simple au passé composé ou au présent), mais jamais de façon si audacieuse. Ces marqueteries ne doivent d’ailleurs pas être ramenées à une simple radicalisation du mélange des tiroirs bien attesté dans la littérature classique (voir Jaubert 2001 : 68), comme dans ce début du chapitre 5 du Candide de Voltaire :
L’anabaptiste aidait un peu à la manœuvre ; il était sur le tillac ; un matelot furieux le frappe rudement et l’étend sur les planches ; mais du coup qu’il lui donna, il eut lui-même une si violente secousse, qu’il tomba hors du vaisseau, la tête la première. Il restait suspendu et accroché à une partie de mât rompu. Le bon Jacques court à son secours, l’aide à remonter, et de l’effort qu’il fait, il est précipité dans la mer à la vue du matelot, qui le laissa périr sans daigner seulement le regarder.
44On aura en revanche plus de légitimité à rapprocher la pratique de Ramuz d’autres tentatives qui s’observent dans les récits modernistes qui paraissent au même moment que les siens7, même si aucune ne présente la même densité ou la même audace :
Daniel est allé chez la couturière. / Germaine le reçut pendant l’essayage ; les essayeuses bourdonnaient autour d’elle comme des abeilles, l’enveloppant d’une mousseline raide sous laquelle elle paraissait nue. Cette intimité subite rendit Daniel très gauche. Il cherchait à voir sans voir, découvrant soudain dans les échancrures de la gaze une chair rose comme une rose thé, devant laquelle il fermait les yeux. / Germaine lui donne rendez-vous chez tous ses fournisseurs […]8.
45Sans perdre son évidente spécificité, le geste ramuzien gagne ainsi à être mis en relation avec cette « réinvention collective » du roman qui eut lieu entre 1917 et 1927, selon l’expression et les dates proposées par Émilien Sermier (2022). Il est bien sûr facile de faire parler des dates précises, mais le fait est que c’est précisément en 1917 qu’apparaissent véritablement les marqueteries temporelles qui vont caractériser la suite de la production romanesque de Ramuz avant de s’atténuer après 1927. Sermier propose par ailleurs de revaloriser l’hypothèse d’un lien générationnel et esthétique, au-delà de la poésie (voir, par exemple, Geinoz 2014), entre la littérature moderniste et la peinture cubiste, dont le principe est bien connu : donner à voir un même objet sous des points de vue ou des angles différents. Il y a, de fait un côté « cubiste » dans la marqueterie verbo-temporelle ramuzienne. Cela apparaît tout particulièrement dans une de ses formes privilégiées ; nous l’avons déjà rencontrée à plusieurs reprises : elle consiste à changer de tiroir tout en conservant tout ou partie du matériel lexical d’une première formulation.
46Les exemples qui suivent sont empruntés à La Beauté sur la terre (1927) :
Elle secoua la tête ; très lentement et par deux fois, elle a secoué la tête […]. / Elle secoue de nouveau la tête. (II, 631)
Elle est venue à ce moment ou un peu plus tard ; elle sortit à ce moment, ou un peu plus tard, de sa chambre. (II, 688)
47Ce type de reformulation ne se limite cependant pas à des concaténations passé simple / passé composé, comme on le voit dans ces exemples empruntés à La Grande Peur dans la montagne (1926) :
Ainsi ils ont vu Pont venir un peu, puis Pont s’est assis. Arrivé à une petite distance du chalet, Pont s’assied ; il ôte ses souliers. Le garde sortit de la hotte une paire de vieux souliers. (II, 469-470)
Eux là-bas regardent : Pont s’est mis debout. Pont s’était mis debout, il passe par-dessus sa veste une blouse. (II, 470)
48Les variations sur le modèle sont innombrables ; elles ne se bornent pas à une opposition entre une saisie embrayée ou subjective et une saisie non-embrayée ou objective d’un même procès. L’opposition aspectuelle entre tiroirs verbaux revêt ici une valeur bien plus sémantique qu’énonciative stricto sensu : dans une série de procès, l’un est saisi à son point de départ, l’autre à son terme, l’autre encore en cours de déroulement, selon des combinaisons sans limites et d’allure arbitraire. Ces variations gagnent en outre à être rassemblées en faisceau avec d’autres pratiques de marqueterie, par exemple celle qui consiste à dénoter au passé composé un procès qui semble postérieur à celui qui vient d’être dénoté au présent, comme dans ces exemples de Derborence (1934) :
[…] on regarde ; on a vu que des rochers se dressaient devant vous, barrant le chemin […]. (II, 979)
[…] il se prouve à lui-même qu’il existe, poussant ainsi un premier crI, lequel lui est revenu, renvoyé par l’écho. (II, 1008)
49Dans tous les cas, le passé composé joue un rôle majeur, et il est certain que c’est ce tiroir qui permet à Ramuz les audaces les plus frappantes. Rappelons, à cet égard, que les tiroirs verbaux sont inégalement textualisants : le passé simple et l’imparfait le sont par exemple fortement, si bien que l’on peine à trouver un énoncé isolé à l’un de ces tiroirs, sauf s’il y a un adverbial temporel. Le passé composé non-accompli est en revanche peu textualisant ; il ne situe pas les énoncés entre eux, et la chaîne temporelle est reconstruite à réception : « J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude » est paraphrasable par « J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. » Comme on le voit sur ce début du troisième paragraphe de L’Étranger d’Albert Camus (1942), l’ordre de mention des procès dans le texte ne préjuge pas de celui de leur réalisation dans le temps9.
50Mais le problème peut se poser de la même façon pour le plus-que-parfait, que Ramuz aime utiliser en série. Bien souvent, on ne sait si le second procès a précédé le premier, qui lui sert alors de point de repère, ou s’il l’a suivI, le repère de l’accompli étant alors commun aux deux occurrences du tiroir. On le voit sur ces exemples de La Guerre aux papiers (1942) :
Il avait hoché la tête. Ses yeux malicieux s’étaient mis à rire tout seuls […]. (II, 1337)
Mlle Suzanne avait soupiré de nouveau ; elle avait soulevé un petit peu ses mains […]. (II, 1338)
51Mais il arrive aussi que le plus-que-parfait soit utilisé pour désigner des événements qui suivent de toute évidence des procès dénotés au présent ou au passé composé, comme dans ces exemples tirés d’Adam et Ève (1932) et de Si le soleil ne revenait pas (1937) :
Mais il la regarde mieux et avait vu qu’elle ne se défaisait pas […]. (II, 847)
Il a serré la main à Cyprien, il est sorti. Et tout de suite Justine Émonet l’avait arrêté […]. (II, 1247)
52La bigarrure verbo-temporelle et le privilège donné par Ramuz au passé composé peuvent dès lors être mis en relation avec d’autres faits de marqueterie stylistique, et notamment avec ceux qui manifestent le projet « cubiste » de saisie plurielle et brutale du même réel, d’un même objet, d’un même procès, selon deux points de vue différents, ou dans des discours dont la prise en charge est incertaine, par exemple lorsqu’il y a brusque irruption d’un fragment de discours direct libre. Rappelant combien Ramuz était friand de cette forme, Vincent Verselle a pu y voir la première source d’instabilité temporelle chez Ramuz, ce qu’il illustrait par un cas où une phrase au discours direct libre se présente comme une « reformulation » de la précédente (2003b : 223) :
Le soleil n’a point fait de distinction entre elle et eux, quand il est venu. Le soleil l’aime autant que nous, ses vieux habitués, ses compagnons de chaque jour. (II, 618)
53Si l’on considère en outre que la textualisation exige que les énoncés se suivent en prenant appui sur l’énoncé ou les énoncés qui précèdent, on comprendra que bien des redondances tendent à détextualiser la formulation surnuméraire, puisqu’elles font comme si l’information n’avait pas déjà été émise. La chose est particulièrement sensible si la reprise se fait sine variatione. On le vérifiera sur ces exemples de Si le soleil ne revenait pas (1937) :
[…] eux, ils étaient dans la cuisine […]. Eux, étaient à présent dans la cuisine […]. (II, 1242)
Un petit vent s’était mis à souffler. […] Un petit vent s’était mis à souffler. (II, 1191)
54Bien d’autres procédés fréquents sous la plume de Ramuz peuvent également être considérés comme détextualisants, par exemple la réouverture d’une structure alors que la coordination des compléments est possible, ou encore la reprise immédiate d’un groupe nominal alors que le référent est accessible à la reprise pronominale, ce qu’illustrent les exemples suivants, empruntés au même roman :
Ils n’avaient pas quitté leurs bonnets faits avec des peaux de bête. Ils n’avaient pas quitté leurs vêtements d’hiver […]. (II, 1283)
Le menuisier avait fini de planter ses clous. Le menuisier s’était mis à peindre le cercueil en noir. (II, 1250)
55Tous ces procédés créent un effet de mosaïque, de bigarrure, mais les derniers sont moins troublants : on y retrouve par exemple des modalités familières de poétisation de la prose. On sait en revanche que les marqueteries verbo-temporelles ont fait l’objet d’évaluations très négatives des critiques contemporains (voir Verselle 2003b : 219-220). Cela ne surprend guère le regard rétrospectif : très visibles, elles exhibaient le geste esthétique, or l’on n’appréciait plus guère de tels « maniérismes », dont on s’était lassés après les excès symbolistes. En 1909, le premier numéro de la Nouvelle Revue française — laquelle devait dicter les valeurs du champ littéraire français de l’entre-deux-guerres — s’était ainsi ouvert par l’éloge d’un retour à la simplicité et à la clarté. La sensibilité néo-classique s’agaçait de tout ce qui lui apparaissait comme de simples affèteries. Contre la sensibilité dominante, le modernisme commençait certes à promouvoir une esthétique discontinuiste (voir Philippe 2021 : 75-82) ; mais à cause des thématiques, de l’imaginaire, des valeurs de Ramuz, il ne venait sans doute à l’idée de personne que l’œuvre de ce dernier pût relever d’avant-gardes dont il partageait pourtant le « cubisme ».
56Ces considérations complètent les analyses proposées par Verselle en 2003. Il est certain que certains jeux sur les tiroirs verbaux peuvent être pensés en termes énonciatifs et que les jeux de Ramuz créent parfois un effet de style parlé. Mais on a vu que la marqueterie temporelle ne pouvait se limiter, comme dans la configuration qu’étudie Verselle (les décrochements au présent dans La Beauté sur la terre), à des va-et-vient entre plans énonciatifs embrayés ou non, si bien que l’on peut même se demander si de tels va-et-vient ne sont pas ponctuellement une conséquence plus qu’une cause de la marqueterie, dont la raison d’être serait à chercher ailleurs.
57Si l’on cesse de référer le geste de Ramuz au seul « roman traditionnel » (dont les protocoles sont usés au moment où l’écrivain prit la plume) et que l’on rapporte ce geste aux tendances qui émergent dans le roman du début du xxe siècle, les jeux temporels de Ramuz nous aident à mieux prendre en considération la textualisation fine comme un élément stylistique déterminant, mais aussi à préciser le passage entre la domination d’une esthétique textualisante / continuiste, encore forte vers 1920, au triomphe, à l’orée des années 1940, d’une esthétique détextualisante / discontinuiste. Une analyse purement énonciative du jeu sur les temps ne rend donc pas forcément compte des pratiques de cette période ; bien que juste, elle risque, en ne retenant qu’un seul critère et en isolant un fait langagier, de prendre un biais légèrement anachronique.
58On doit en effet se souvenir que les tiroirs verbaux n’ont pas seulement une valeur énonciative ; ils ont aussi une valeur textuelle, puisqu’ils articulent entre eux les états ou les procès désignés par le verbe et contribuent ainsi à articuler entre eux les énoncés qui forment la chaîne textuelle (voir Weinrich 1973 : 1310). La chose est particulièrement vraie pour les récits, qui ont vocation à préciser la chronologie d’apparition des procès et à distribuer l’information entre un premier plan narratif et un arrière-plan descriptif ou commentatif. Il en résulte que toute perturbation dans l’emploi attendu des tiroirs est susceptible d’être perçue comme une dérogation à la continuité textuelle et conséquemment susceptible d’être mise au service d’un projet esthétique, dans sa singularité mais aussi dans son historicité.
59Ainsi les emplois des tiroirs verbaux ne sauraient être décrits sur une seule base énonciative. Benveniste avait raison de dire que Sartre avait « commenté avec pénétration, mais à un autre point de vue » (1976 : 244) l’emploi narratif du passé composé chez Albert Camus : pour Sartre en effet, l’opposition entre ce tiroir et le passé simple n’était nullement de l’ordre de l’attitude de locution (laquelle n’est même jamais mentionnée dans le grand article de 1943), mais uniquement de l’ordre de la textualisation : dans L’Étranger, disait-il, chaque phrase « refuse de profiter de l’élan acquis par les précédentes, chacune est un recommencement » (1992 : 105). Ce faisant, il ébauchait une description de ce que l’on pourrait appeler le patron stylistique de la discontinuité :
C’est pour accentuer la solitude de chaque unité phrastique que M. Camus a choisi de faire son récit au parfait composé. Le passé défini est le temps de la continuité […]. Lorsqu’il faut absolument faire allusion dans une phrase à la phrase antérieure, on utilise les mots de et, de mais, de puis, de c’est à ce moment que..., qui n’évoquent rien sinon la disjonction, l’opposition ou l’addition pure. […] Naturellement on n’organise pas les phrases entre elles : elles sont purement juxtaposées : en particulier on évite toutes les liaisons causales, qui introduiraient dans le récit un embryon d’explication et qui mettraient entre les instants un ordre différent de la succession pure. (109-110)
60Comme bien des écrivains de son temps, Sartre était obsédé par la question de la continuité et de la discontinuité textuelle, ne sachant s’il souhaitait donner préférence à l’une ou à l’autre (voir Philippe 2002 : 179-181)11. Cette hésitation n’a rien d’étonnant, puisque nous sommes exactement au point de bascule entre la norme continuiste, qui n’a cessé de s’affaiblir dans les années 1920-1930, et la norme discontinuiste, qui va triompher dès la fin des années 1940. Parmi les écrivains de sa génération, Georges Bataille nous offre des cas d’alternance passé composé / passé simple (configuration chère à Ramuz) pour une même série de procès dès la première version du Bleu du ciel en 1935, et il est bien certain qu’il ne s’agit pas d’abord pour lui d’alterner les plans énonciatifs. Il radicalisera d’ailleurs sa pratique, lorsque le discontinuisme fut devenu la norme esthétique dominante ; il en devint même l’écrivain le plus représentatif (voir Philippe 2021 : 80-81) :
Je n’ai pas touché au petit-déjeuner que déposa ma belle-mère à mon chevet. Mon envie de vomir durait. Elle n’avait pour ainsi dire pas cessé depuis l’avant-veille. J’envoyai chercher une bouteille de champagne. J’en bus un verre glacé : après quelques minutes, je me suis levé pour aller vomir. Après le vomissement, je me suis recouché, j’étais légèrement soulagé, mais la nausée ne tarda pas à revenir12.
61Les choses n’étaient sans doute pas aussi tranchées pour Ramuz : nous étions plus tôt dans le siècle et les questions se posaient différemment. Mais on voit que la sensibilité aux tiroirs verbaux évolue avec le temps, quand bien même le système de la langue reste stable, et il est à gager que l’alternance des tiroirs relevait autant voire plus pour Ramuz de la textualisation que de l’énonciation. Notre exemple initial (« Il a été acheter des cigarettes ; il revint avec son paquet qu’il pose debout sur la table devant lui ; et puis il avait dit à Milliquet […] ») ne saurait être ramené à la seule opposition de plans énonciatifs ; il relève d’un choix esthétique que l’époque percevait d’abord dans un autre cadre et selon cet « autre point de vue » dont parlait Benveniste.