Colloques en ligne

Anna Krykun

L’utopie du Livre ou la construction d’un sujet politique collectif dans les récits choraux de Mai 68

1« Presque tous les auteurs de livres sérieux sur Mai savent qu’à Censier s’est incarnée une différence 1», déclare Jacques Baynac dans sa Contribution à l’histoire du mouvement révolutionnaire de Mai 68. L’écriture de l’événement en porte des traces manifestes. Il suffit de regarder les productions discursives parues dans la foulée de Mai 68 : des chroniques telles que Derrière la vitre de Robert Merle, composant son tableau panoramique avec des fragments de trente interviews d’étudiants aux origines sociales et aux convictions politiques les plus diverses, des digests comme Mai 68 et la foi démocratique d’André Philip, des livres-collages, que l’on voit, par exemple, dans Les murs ont la parole de Julien Besançon, où sont retranscrits les graffitis des acteurs du mouvement, des œuvres collaboratives anonymes, comme Cinétracts ou Comité, bulletin du Comité d’action étudiants-écrivains édité par Maurice Blanchot, des témoignages, (auto)biographies et mémoires collectifs à l’instar de La Commune de Nantes, Mai des prolétaires ou Génération, ou même des entreprises éditoriales de plus grande envergure, comme la nouvelle collection « Contestation » de Robert Laffont, le projet « Le Cours nouveau » des éditions 10/18 ou encore la création, dans le sillage de Mai 68, des éditions des femmes. On constatera aisément que, dans le tourbillon de l’action collective, le sujet d’énonciation, et a fortiori le sujet d’énonciation revêtu de la légitimité de parole dans l’espace public, a connu des transformations fondamentales en abandonnant la singularité des voix des grands leaders ou tribuns au profit d’une polyphonie de sons et de bruits, d’accents et d’inflexions disparates.

2Or, tandis qu’habituellement l’on en retient la fragmentation de la parole, la multiplication des points de focalisation et l’essor de l’écriture collective, le présent article entend explorer une tendance opposée et peut-être complémentaire, celle de la production textuelle de l’unité du sujet politique par le biais de l’orchestration des voix énonciatives dans les récits de Mai 68. Car il semblerait que, dans ces récits, la différence soit un point de départ obligé permettant de mettre ensuite en scène une conjoncture historique singulière, celle de l’Événement, où les différentes voix contestataires parviennent à entrer en résonance pour récréer le corps de la nation morcelé par les divergences d’opinions dans les décennies précédentes. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant que le même Jacques Baynac ajoute :

Nulle part ailleurs, jamais depuis, ne fut nouée aussi solidement l’alliance, ou plutôt l’alliage, entre mouvement « étudiant » et mouvement ouvrier. Là, étudiants, intellectuels, marginaux, ouvriers, employés, techniciens, cadres, chômeurs, artistes, paysans, aventuriers, Parisiens, provinciaux, étrangers, hommes et femmes, jeunes et vieux, engendrent un être vivant, différencié et pourtant organisé2.

3Mettre en évidence les techniques utilisées pour produire textuellement un tel sujet différencié mais indivisible pourrait ainsi nous permettre non seulement d’expliquer les raisons qui ont rendu nécessaire cette figuration du sujet politique comme étant à la fois pluriel, hétérogène et accordé, réconcilié, uni mais également de révéler les éventuels impensés de cette construction discursive du collectif, qui en sont peut-être aussi des impasses.

Production textuelle d’un sujet choral

4Les récits de Mai 68 s’efforcent de montrer la pluralité des acteurs de l’événement et la divergence, souvent conflictuelle, de leurs positions. Elle se manifeste aussi bien dans l’insertion des séquences présentées selon les codes de l’écriture théâtrale3 ou le protocole de compte rendu d’une assemblée que dans le paratexte auctorial soulignant l’impossibilité d’une histoire monologique des événements de Mai ou encore dans la décision éditoriale d’éviter l’ajustement des points de vue concurrents restitués l’un à côté de l’autre dans l’ouvrage. Ainsi, dans l’avertissement qui ouvre le recueil La Révolte étudiante : les animateurs parlent regroupant les entretiens avec Jacques Sauvageot, Alain Geismar, Daniel Cohn-Bendit et Jean-Pierre Duteuil, Hervé Bourges justifie-t-il le choix de ne pas harmoniser les propos des interviewés par le fait qu’une telle harmonisation serait contraire aux visées des intervenants : « Leur souci n’est pas, dans cet ouvrage, d’accorder leur analyse, les chevauchements ne les inquiètent pas plus que les divergences4. » En effet, cette pluralité des voix dissonantes est revendiquée comme un élément fondateur d’une nouvelle façon d’appréhender la société où aucun parti, groupe, ni aucune classe, y compris le prolétariat, n’a le droit de reconduire les rapports de domination en prétendant être l’avant-garde révolutionnaire ou le porte-parole de l’ensemble du corps social :

Le problème est de définir, à chaque niveau d’organisation, le type de rapports, de formes à promouvoir et le type de pouvoir à instituer. Le mot d’ordre d’autogestion peut devenir un mot d’ordre écran s’il se substitue massivement à des réponses différenciées pour les niveaux différents et les secteurs différents en fonction de leur complexité réelle.

La transformation du pouvoir d’État, la transformation de la gestion d’une brache d’industrie, l’organisation d’un amphithéâtre, la contestation du syndicalisme bureaucratique sont des choses entièrement différentes qui doivent être considérées séparément5.

5Or, force est de constater que cette diversité des voix subit presque aussitôt un réarrangement textuel qui assigne à chaque partie un rôle précis dans la partition d’une composition chorale. Quelques procédés scripturaux récurrents rendent particulièrement saillant ce travail d’ordonnancement de la polyphonie. Le parallélisme des structures syntaxiques, renforcé par des leitmotivs textuels, est un de ces outils couramment employés dans les récits de Mai. Le passage de Mai retrouvé qui suit offre un excellent exemple de son efficacité :

Devant la librairie des Presses Universitaires de France, un jeune homme de petite taille et aux yeux verts stationne. Il est étudiant en lettres, fils d’enseignants, anarchiste. Il a vingt-cinq ans. Pierre Arènes est arrivé par hasard sur les lieux. Il est révolté. […] Au carrefour du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur-le-Prince, un jeune couple se rend au cinéma des Trois-Luxembourg. Employée dans un restaurant universitaire, elle a vingt-trois ans et vit avec un étudiant suisse de vingt-cinq ans. Elle s’appelle Marie-France Paro, lui Henri Dacier. Quelques policiers poursuivent un lanceur de pierres. Ils matraquent durement sur leur passage. […] « À partir de ce moment, dit-il, on a tout de suite su de quel côté on était. » […] Au coin de la rue de l’École-de-Médecine, une 404 noire s’arrête. Au volant un jeune homme de vingt-cinq ans. Il vend du « software » I.B.M. Il a appris par la radio de bord les échauffourées du Quartier latin. Il y arrive alors que des policiers sont sur le point de rattraper des jeunes. Il interpose son véhicule, l’arrête et, feignant l’innocence, s’enquiert des causes de ce remue-ménage. Deux coups de matraque bien ajustés sont une réponse claire. Claude Frèche, marié et père de famille, est devenu un enragé6.

6Le fait d’appliquer le même schéma narratif, facilement repérable par le lecteur, pour raconter les histoires des différents participants des événements de Mai permet à l’auteur d’homogénéiser ces « récits d’origine » de l’engagement révolutionnaire en se faisant fort de leur apparente diversité, d’autant que les résonances entre ces propos – rendus consonants – amplifient l’effet qu’ils produisent sur le lecteur.

7Autre technique récurrente, le montage réalisé à partir de tranches de vie de plusieurs individus qui, en se superposant et en se complétant, permettent de dégager la continuité, la linéarité et la logique de l’Histoire. Ainsi dans Génération, l’autobiographie collective des soixante-huitards d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, les événements marquants de la vie de différents acteurs de Mai 68 sont-ils convoqués pour construire un récit unique de la jeunesse contestataire. Chaque personnage entre en scène lorsque tel ou tel épisode de son vécu peut nous éclairer sur l’histoire collective. Le regard auctorial se pose sur lui le temps nécessaire pour décrire un événement caractéristique avant de passer à un autre héros dont la vie semble apporter des matériaux plus pertinents pour tracer la ligne de vie du collectif. La métaphore du passage de relais7 employée par les deux auteurs aux premières pages de leur récit est révélatrice de leur vision de l’acteur véritable de l’histoire, le collectif qui se déploie au travers des incarnations humaines spécifiques.

8Enfin, la fabrique de l’union dans le creuset des manifestations, polémiques et affrontements peut devenir l’axe structurant, le nerf de l’action du livre, comme nous pouvons le voir dans Dieu n’est pas conservateur de Robert Serrou. Cet ouvrage portant sur la participation des chrétiens à la contestation du pouvoir commence en effet par une démonstration de l’immense diversité des positions prises par les croyants en 1968, qu’illustrent la profusion des communiqués des groupes chrétiens, les nombreux extraits d’homélies, les déclarations d’hommes d’Église, les tracts rédigés par les organisations religieuses de toutes sortes, les comptes rendus des divers débats et réunions, et que résument à merveille les revendications de la liberté de choix individuel citées in extenso par Serrou :

Nous sommes quinze. Aucun d’entre nous n’a hésité à s’engager, mais chacun l’a fait selon ses options. Il est important que les chrétiens agissent personnellement et qu’ils n’apparaissent surtout pas comme un groupe de pression […] Il n’y a pas de lecture évangélique directe qui permette de nous mobiliser tous sous la même bannière8.

9Si le livre s’achève par le chapitre « L’intercommunion » consacré à une célébration eucharistique du 2 juin 1968 ayant réuni catholiques et protestants, laïcs et prêtres à la recherche d’« une communion universelle » « au-delà des problèmes œcuméniques et ecclésiaux9 », c’est que tout le récit des événements de mai, déployé entre ces deux pôles, est traversé par l’idée d’une communion dans la différence, dont ce rassemblement interconfessionnel devient une concrétisation.

10Il importe de noter que les différents auteurs des récits de Mai 68 s’accordent sur le rôle crucial du texte dans la construction de cette unité plurielle du sujet politique. Car, en effet, s’il est vrai, comme l’avance Claude Lefort, que « par-delà leurs causes ou leurs effets ponctuels, indépendamment de la chaîne de déterminations manifestes, [certains événements] ont le pouvoir de déclencher et de lier les uns avec les autres, dans toute l’étendue des rapports sociaux, des conflits et des actions qui ordinairement s’ignorent10 », le moment révolutionnaire passé, seul le livre semble à même de faire ressortir à la fois la variété des engagements particuliers et la conscience des enjeux communs qui s’est forgée dans le feu de l’action. Or le maintien du lien créé dans la mobilisation de mai-juin est une préoccupation sous-jacente dans la plupart des récits de ses participants, qui comprennent parfaitement que l’existence d’un corps politique capable de satisfaire « la double aspiration, d’une part, à la communication et à la communauté, d’autre part à l’autonomie et à la liberté11 » fut un état de choses exceptionnel dû à cette parenthèse utopique et uchronique que représente toute révolution qui « fait communiquer les individus et les groupes12 ». Dès lors, le livre apparaît comme le seul autre espace utopique où un sujet politique peut être à la fois singulier et pluriel, libre et uni par des liens de socialité, de solidarité ou d’engagement politique.

Reconfiguration de la subjectivité scripturale et crise du modèle politique

11Toutefois, si l’exaltation de l’unité du peuple révolutionnaire est facilement compréhensible à la lumière des circonstances de production de ces écrits, l’insistance sur l’étendue des dissensions et des contradictions internes du sujet politique semble beaucoup plus paradoxale et ne peut s’expliquer que par une crise multiforme du modèle social.

12D’abord la crise du modèle social-démocrate à la Ferdinand Lassalle, qui reposait sur la conviction que l’effort concerté de toutes les parties du corps social conduirait non seulement à un progrès technique ou une prospérité économique mais également au développement social, à l’épanouissement individuel et au bien-être collectif. Comme le remarque Jean-Marc Coudray, l’explosion de Mai 68 révèle une crise de la croyance en la possibilité même d’une coexistence paisible des différences dans un État-providence :

Le mouvement présent est profondément moderne, parce qu’il dissipe la mystification de la belle société organisée, bien huilée, où n’existerait plus de conflit radical, mais seulement quelques problèmes marginaux. Cette commotion violente n’a lieu ni au Congo, ni en Chine, ni en Grèce  mais dans un pays où le capitalisme bureaucratique contemporain est bien établi et florissant, où des administrateurs très cultivés ont tout administré et des planificateurs très intelligents tout prévu13.

13Pour la génération de 68, l’idée hobbesienne que bellum omnium contra omnes, la guerre de tous contre tous, est un mode de cohabitation des hommes dans l’état de nature et qu’un contrat social permet de mâter les hostilités n’est qu’un leurre. Ce que résume ainsi André Glucksmann :

Abandonnant le règne des déclarations verbales pour se définir dans le monde des rapports de force, la politique ne se fait aucune infidélité, elle devient simplement sérieuse.

La possibilité ultime, mais permanente, d’user de la violence physique définit le jeu des forces politiques dans sa spécificité. Pas de politique sans horizon de violence […]14

14Ainsi la différence, la division et l’antagonisme ne peuvent plus être évacués ni de la pensée ni de la pratique politique et doivent désormais être intégrés dans la sphère publique non seulement comme un savoir abstrait mais aussi et surtout comme « la connaissance concrète de la lutte à mort », « une manière de vivre en combattant », « une éthique au sens strict du terme15 ».

15À cela s’ajoute une crise du modèle démocratique fondé sur la représentativité : en effet, le rejet d’« une représentation idéale et terne de la nation cependant que tout concourt à prouver que le vrai pouvoir de l’État réside dans un ensemble de structures économiques16 » est massif, unanime et radical. Au-delà du simple constat du caractère systémique des manipulations électorales, c’est le principe même de la représentativité qui est mis en cause comme un dévoiement du modèle démocratique qui prend ses racines dans l’inconscient politique occidental, cette « pensée, très réelle, très vivante, plus réelle, plus vivante, plus puissante que la théorie consciente » et qui consiste dans notre « attachement à la démocratie que l’on nomme à juste titre formelle17 ». Pour renouer avec une participation réelle dans la vie politique, « [l]a première tâche est donc de faire disparaître l’alibi supérieur, puis, à tous les niveaux, l’alibi des alibis. Ne croyons pas en vie politique parce que nous participons avec mesure à une opposition réglementaire18. »

16En rendant possible l’expression directe d’une volonté collective, les livres de voix semblent court-circuiter la machine de la démocratie représentative, dont la légitimité repose sur la prémisse selon laquelle la consultation des urnes constitue le meilleur moyen d’expression politique collective. Les auteurs des livres de voix revendiquent avec intransigeance le fait de ne pas être représentatifs, car c’est précisément cette rupture avec le principe de représentation formelle qui est censée leur permettre de proposer une alternative au détournement électoral des idéaux démocratiques. Aussi, en publiant L’aparole électorale, ouvrage collectif sur les sources et les formes de l’engagement politique féminin, les éditrices du volume précisent-elles aussitôt que « toutes les camarades appelées à participer à cette opération étaient immédiatement invitées à ne se sentir représentatives que d’elles-mêmes19 ». La même volonté de se passer d’intermédiaires-représentants anime Daniel Anselme, Jean-Louis Peninou et Jean-Marcel Bouguereau lorsque le 15 juin 1968 ils lancent les Cahiers de mai, mensuel devenu hebdomadaire destiné à servir de tribune aux travailleurs sans le relais des syndicats. La même motivation anime Antoinette Fouque, Sylvina Boissonnas, Yvonne Boissarie et Marie-Claude Grumbach au moment de fonder les éditions des femmes, preuve que dans le sillage de Mai 68 « demander à une secrétaire d’essayer aussi de taper un texte, et de publier les textes de la secrétaire20 » s’impose comme un nouvel idéal d’expression aussi bien sur le plan artistique que politique.

17Enfin, il faut mentionner la crise du modèle républicain de la VRépublique, dont le dixième anniversaire, célébré le 13 mai 1968, incite à évaluer la concrétisation historique de l’idée républicaine à l’aune des valeurs proclamées dans la devise nationale. Or, à leur lumière, la France de 1968 se révèle être :

(…) une société à très faible degré de communauté, un agrégat presque inorganique, quasi mécanique, qui se défait en somme au premier séisme. On découvre que la France, en dépit des affirmations nationales au sommet, en dépit du général de Gaulle jouant solitairement le jeu de la France-personne sur le théâtre du monde, et du reste avec brio, était une société anonyme, une accumulation cybernétique de rouages, une « Geselleschaft » très peu cimenté de « Gemeinschaft »21. [en italique dans le texte – AK]

18En effet, aux yeux des contemporains, la VRépublique semble avoir oublié un de ses principes fondateurs, celui de la fraternité. Et privé de ce pilier, le régime politique se fourvoie, dénature la vérité intrinsèque de la démocratie, devenue une orthodoxie « administrative, diplomatique et impersonnelle afin d’éviter tout risque à celui qui l’annonce comme à celui qui l’accueille22 ». Adopter un « langage direct et abrupt, qui ne prétend pas tout dire, ni tout équilibrer à chaque instant mais qui fait confiance à la foi dans les consciences vivantes23 » paraît alors le seul moyen pour donner sens à une participation au débat public. Trouver une forme littéraire qui offre la possibilité de relier l’individuel et le collectif de façon organique s’avère pourtant être une tâche ardue dans la société individualiste de la fin des Trente Glorieuses, en sorte que seul le tranchant de l’Événement, tel que Mai 68, semble permettre à l’artiste de retrouver cette focalisation particulière où je suis à la fois la plaie et le couteau, où je suis un autre et donc où je suis collectif. Le journal poétique de l’année 1968 que Jean Cayrol publie l’année suivante est hanté par la quête d’une nouvelle configuration de la subjectivité auctoriale :

et moi qui me tenais debout et solitaire

avec mes écrous, ma laine, mes eaux froides,

le faux-fuyant de mes itinéraires

et mes illuminés en boîte,

et moi, avec mes fenêtres dormantes, la peur d’un pas

qui pouvait raviver le sang de mes pavés

dans une canonnade oubliée,

me retournant afin de voir qui me suivait

dans le flamboiement des glaïeuls

et dans le poudroiement d’un passé qui met bas

de tant d’intrigues pour gens seuls,

et moi qui jouais avec le halo de ma parole […]

comment m’ouvrir comme un fruit, donner la pulpe

et les pépins,

comment me tenir sous le couteau24 ?

19Le recours à l’écriture collective apparaît sans doute comme la solution la plus évidente. En effet, les souvenirs que Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, Marguerite Duras, Jean Schuster, Georges Sebbag et Robert Antelme publient collégialement dans Les Lettres Nouvelles à l’occasion du premier anniversaire de Mai 68 donnent à voir comment une écriture collective, qu’ils ont pratiquée au sein du Comité d’action étudiants-écrivains pendant les événements révolutionnaires, sert à retrouver cette vérité intime de la participation fusionnelle à la chose publique qui faisait si cruellement défaut à la vie politique de la VRépublique :

Première lecture : la méfiance est à son comble. D’emblée, le procès est fait au texte de relever – encore et toujours – de l’irréductible solitude de l’opération mentale. Son auteur, ignoré, est objectivement puni, dans son irresponsabilité même. Le « fruit de ses entrailles » est massacré.

Deuxième lecture : la méfiance diminue. Troisième, cinquième lecture : la peine de l’individu étant purgée, la communauté fonctionne. […]

Personne ne nous a quittés depuis deux mois.

Ces preuves nous paraissent suffisantes. Nous sommes éternels.

Nous sommes la préhistoire de l’avenir. Nous sommes cet effort.

Nous n’avons jamais eu d’existence sociale aliénante. Sans quoi nous n’y aurions pas résisté25.

20En mêlant indissolublement l’expression de soi à l’écoute et l’acceptation de l’autre, la communauté d’auteurs-lecteurs entend retisser les liens fraternels permettant de suppléer à l’atomisation de la société et à l’effritement du corps de la nation dans une république réduite à sa rationalité bureaucratique26. Les voix multiples, biaisées, contradictoires, mais toujours passionnées, des livres choraux apportent une réponse alternative à la même nécessité de réarticuler le singulier et le pluriel. En préfaçant un récit exemplaire de ce genre, Mai 1968 en France de Jean Thibaudeau, Philippe Sollers insiste sur l’importance de cette forme de focalisation comme le seul instrument adéquat pour traiter la réalité sociale, construction nécessairement dialectique du général et du particulier : « Le paradoxe apparent est alors qu’un seul point de vue est correct pour que toutes les “vues” soient comprises, mais que le point de vue n’est correct que si toutes les vues ont été jouées27. » Ainsi, face au solipsisme grandissant des individus-atomes des sociétés contemporaines le livre de voix devient-il une forme narrative permettant aux auteurs de Mai 68 de réconcilier la conscience des limites de l’individualité créatrice avec les ambitions de réaliser une œuvre d’art totale28.

Les impensés et les impasses du choix de la construction discursive de la cohésion du sujet politique

21En effet, tout sceptiques qu’ils soient à l’idée du Livre mallarméen, incessamment récusé comme une manifestation exemplaire du culte de l’art, religion de remplacement des sociétés laïques contemporaines, les auteurs de 68 partagent la conviction de la valeur suprême de ce Livre, qui n’est pas « des livres, non pas une œuvre, mais le livre, ce livre unique fait de rien, qui ne mène à rien29 ». L’étude que Pierre de Boisdeffre consacre en 1970 à cette croyance de ses contemporains en est un formidable exemple. La dénonciation circonstanciée d’une illusion répandue parmi les lettrés s’achève paradoxalement par l’exclamation : « Tant que les écrivains l’éprouveront, cette obsession, quelque chose en eux sera sauvé30 ! » Il semblerait en effet que même si ce Livre est impossible à l’époque où aucun signifiant absolu (Vérité, Dieu, Nature, Nation, Parti et même Littérature) ne peut plus lui servir d’assise31, il n’en reste pas moins le cap inconscient, l’horizon idéal de toute entreprise d’écriture.

22C’est pourquoi même en appelant de leurs vœux la mort du livre, les auteurs de 68 n’y voient qu’un renouvellement de l’écriture, irremplaçable, éternelle, vitale. Blanchot articule très nettement cette contradiction, qui, visiblement, ne paraît telle ni à lui ni à ses confrères. En effet, tout en célébrant « [c]et arrêt du livre qui est aussi arrêt de l’histoire et qui loin de nous reconduire avant la culture désigne un point situé bien au-delà de la culture, […] ce qui provoque le plus l’autorité, le pouvoir, la loi32 », l’auteur de L’Entretien infini affirme vouloir lui substituer les formes d’écriture collective mises à l’épreuve dans le bulletin anonyme du Comité d’action étudiants-écrivains qu’il commence à éditer en octobre 68 : « Que ce bulletin prolonge cet arrêt, tout en l’empêchant de s’arrêter33. » Curieusement, dans la vision blanchotienne, c’est donc l’écriture de textes anonymes collectifs qui doit permettre d’en finir avec l’écriture des livres.

23Aussi ne s’agit-il probablement pas tant de la fin du Livre que de la modification de sa forme sous l’impulsion d’un climat sociétal et intellectuel nouveau. En effet, en désavouant le livre traditionnel comme achevé et donc forcément incomplet, puisque arrêté au moment de sa publication, les auteurs de 68 entendent lui substituer des formes d’écriture ouvertes. Cette ouverture de l’écriture doit être triple : ouverture sur l’action et donc sur la transformation de la vie, ouverture sur l’avenir, qui sous-entend une possibilité de prolongement à l’infini, et enfin ouverture à l’autre donnant lieu à l’élaboration textuelle de nouvelles formes de vivre-ensemble. L’écriture murale, qui allie l’expression de soi et l’action dans la cité, l’inscription dans la matérialité d’un lieu particulier et la possibilité de reproduction sérielle, le message individuel et son appropriation collective, devient alors sans surprise le nouvel idéal du Livre :

À Censier, parmi ceux qui écrivaient sur les murs, il y avait quelqu’un qui riait toujours. […] Je le croisais souvent dans les escaliers, dans les couloirs, et plusieurs fois je l’ai vu écrire sur les murs, très vite, nerveusement, dans cet extraordinaire état de rire, de gravité et d’empressement qui était le sien, et soumis à une exigence, une espèce d’ordre qu’il ne pouvait plus différer – les autres écrivaient lentement, avec application, à plusieurs, mais lui toujours seul, en douce, assumant ses gestes et ses risques, et son état m’intimidait, m’imposant cette sorte de respect qu’on peut avoir devant un enfant qui écrit quelque chose de secret sur un carnet – ici le carnet intime était le mur public mais avec lui c’était le mur public qui devenait carnet intime34.

24L’écriture murale met ainsi en évidence la nature collective de toute activité langagière : n’appartenant à personne et susceptible de subir toutes sortes de réécritures ou de ratures, elle incarne à merveille le bien commun qui est autant la langue que la parole, l’une et l’autre récipients d’une histoire collective. De plus, l’écriture murale ne se réduit pas à un simple condensé de l’histoire mais sert également de fabrique de l’avenir, d’autant que les appropriations auxquelles elle invite rendent possible une confrontation des parties qui débouche soit sur l’établissement d’un rapport de force soit sur la négociation du consensus. Tel est du moins le point de vue que développe Jean Ricardou dans un récit allégorique faisant partie de Révolutions minuscules où le protagoniste aperçoit au bas d’une façade une inscription occident avec une croix dans le cercle de l’initiale, la corrige en accident et quelques minutes plus tard tombe victime d’un accident survenu dans la bagarre avec un groupe de jeunes qui l’ont surpris à cette tâche. Le sens figuré du récit est parfaitement transparent : dépositaire du passé et révélatrice du présent, cette écriture plurielle circonscrit les contours du possible d’une communauté langagière, et de ce fait recèle l’horizon de son futur.

25L’écriture où je scriptural est inséparable de nous, et la fixation du présent de l’invention collective de l’avenir s’imposent comme le nouvel idéal du Livre bien au-delà du cercle de soixante-huitards. En effet, il suffit de regarder l’incipit éditorial de Cité-Liberté, revue lancée sous le patronat de l’Institut d’études occidentales, futur bastion de la Nouvelle Droite, pour constater la présence du même modèle :

NOUS voici devant une page blanche. Émotion, gravité, joie surtout. À cette page blanche nous allons confier nos espoirs, nos volontés, nos ambitions. Et quelles ambitions : la Cité et la Liberté !

De cette page blanche, que ferons-nous ?

Ce sera, si vous le voulez, notre lien [en majuscules dans le texte.- AK]35

26Ce fantasme d’un Livre absolu, vu comme un livre de voix qui pourrait potentiellement accueillir les paroles et les points de vue de tous les membres de la communauté, n’est peut-être nulle part aussi visible que dans la note d’Adrien Dansette mise en exergue de son Mai 1968 pour suggérer que son œuvre puisse devenir une entreprise collective et se faire progressivement « totale » grâce à une série de rééditions augmentées en vue d’inclure un nombre toujours plus important de voix et de perspectives jusqu’à ce que le je auctorial ne coïncide pleinement avec le corps collectif :

J’ai écrit ce livre grâce à la collaboration qu’ont bien voulu m’accorder environ deux cent vingt acteurs et témoins des événements. Avant d’être la mienne, il est leur œuvre, celle de leurs souvenirs et de leurs archives. Je leur renouvelle ici l’expression de ma gratitude.

Je me tourne aussi vers mes lecteurs. Le concours de ceux qui ont été mêlés d’une manière ou d’une autre à la crise de mai pourrait également m’être précieux. Si leurs contributions, verbales ou écrites, me permettaient de serrer la vérité de plus près, ils feraient des éditions ultérieures de cet ouvrage une création continue36.

27Or, si la foi des auteurs des récits choraux de Mai 68 en la capacité d’un Livre nouveau à refonder radicalement le monde semble intacte, c’est que la croyance dans le pouvoir orphique du langage est inébranlée. Le meilleur témoignage de cette persistance est la profusion des dictionnaires de Mai, qui circulent non seulement sous la forme traditionnelle (dictionnaires biographiques, glossaires d’institutions et de corps intermédiaires publiés sous l’appellation de « guides politiques », lexiques du vocabulaire politico-médiatique, recueils de citations et de références culturelles courantes dans les discours publics, etc.) mais qui pénètrent également les textes narratifs où ils constituent soit un chapitre introductif soit le tissu des notes de bas de page, comme c’est le cas dans la chronique futuriste Si mai avait gagné, fiction littéraire où les mots les plus usuels, tels que « France37 » ou « référendum38 », donnent lieu à un article encyclopédique en bas de page.

28Ce penchant lexicographique ne saurait s’expliquer sans prendre en compte la conscience aiguë de l’évanescence du sens commun de la langue « nationale », qui semble s’être émiettée en plusieurs sociolectes corporatistes :

Un des privilèges les plus abusifs de notre époque tient dans l’usage du langage par quoi les classes et les fractions de classes se distinguent. Chaque caste de la société française possède un jargon spécialisé qui la transforme en univers clos, ses membres sont entre eux, complices, face aux autres, fermés ; les mots sont devenus poteaux-frontières. L’abolition des privilèges passe par la destruction des ségrégations linguistiques […]39

29Convaincus que le langage fait le monde dans le sens où l’entend Francis Wolff, à savoir que le langage constitue un ensemble de conditions qui permettent que le réel apparaisse comme total et commun40, les auteurs des récits de Mai 68 recourent aux genres lexicologiques pour refonder la communauté nationale en tant que communauté linguistique, c’est-à-dire en redéfinissant les mots dont les usages particuliers sont devenus contradictoires. L’étonnant optimisme de l’avant-garde révolutionnaire repose sur le socle solide des croyances anciennes en la toute-puissance du Verbe.

30Nés de la déception ressentie à l’égard des promesses de la démocratie représentative, les livres de voix de Mai 68 cherchaient à proposer une forme de représentation nationale alternative aux institutions politiques et de ce fait ont considérablement influencé nos façons de penser, d’agir et d’écrire. Il suffit de passer en revue diverses initiatives contemporaines, du Parlement des invisibles de Pierre Rosanvallon aux conventions citoyennes ou cahiers de doléances, à l’instar de ceux qu’ont rédigés des Gilets jaunes, pour constater qu’elles sont animées par cette même recherche d’une forme de représentation alternative au travers d’un livre. D’autre part, les livres de voix de Mai 1968, marqués par l’essor de la psychanalyse, semblaient tenter une cure à l’échelle non plus d’un individu isolé mais de toute une nation : la levée des tabous et la libération de la parole devaient lui permettre de s’affranchir de la figure du Père et de s’assumer comme un sujet politique à part entière. En cela, les campagnes MeToo ou Black Lives Matter, que nous observons aujourd’hui, s’inscrivent sans doute dans la voie ouverte par les récits choraux de la fin des années 1960. Enfin, vues comme opposées au discours doctrinaire de l’État et ses productions idéologiques, ces narrations plurielles étaient considérées comme une vérité de l’histoire, voire la vérité de l’histoire, ce qui a fait d’elles des formes d’écriture privilégiées de l’histoire non seulement dans la littérature mais aussi dans les sciences humaines avec l’essor notamment de l’histoire orale, de l’histoire d’en bas et de l’ego-histoire.

31Toutefois, l’on pourrait être tenté de se demander si tous ces livres de voix, qui prennent leur origine dans l’indestructible foi dans le Livre, héritée des romantiques et des modernistes, ne partagent pas leur croyance dans le pouvoir démiurgique du langage poétique. Interroger ces énonciations pluralistes d’un point de vue littéraire, en tant que récits qui orchestrent et arrangent la polyphonie, pourrait ainsi nous permettre de penser certaines apories et impasses politiques de notre temps.