Colloques en ligne

Wolfgang Asholt

Une « Europe française » ? Le Europa Almanach (1925) comme « enquête » allemande sur la littérature française contemporaine

1Le nouveau genre littéraire qui naît avec l’enquête de Jules Huret en 1891 est immédiatement remarqué et imité en Allemagne. Dès 1892 paraît dans Das Magazin für Literatur Die Zukunft der deutschen Literatur im Urteil unserer Dichter und Denker: eine Enquête à laquelle participent entre autres Gerhart Hauptmann et Max Nordau et qui paraît la même année en tant que volume1. Quelques années plus tard, est déjà réalisée une « enquête » franco‑allemande. Le Mercure de France et la Neue Deutsche Rundschau (Freie Bühne) coopèrent en 1895 pour « Une enquête franco‑allemande » (Mercure de France) « Umfrage bei Deutschen und Franzosen » (NDR) avec l’intention déclarée d’un rapprochement franco‑allemand. La question posée est significative : « Toute politique mise de côté, êtes‑vous partisan de relations intellectuelles et sociales plus suivies entre la France et l’Allemagne, et quels seraient, selon vous, les meilleurs moyens pour y parvenir2 ? » À cette enquête répondent d’un côté Maurice Barrès, Rémy de Gourmont, Maurice Maeterlinck, Stéphane Mallarmé, Octave Mirbeau ou Henri de Régnier et de l’autre côté August Bebel, Richard Dehmel, Ernst Haeckel, Gerhart Hauptmann, Bertha von Suttner ou Bruno Wille. Il est significatif que le panorama des consultés allemand dépasse largement la littérature. Mallarmé déclare : « Quant à l’échange intellectuel, il me semble, dans ma partie, depuis quelques années, fervent — puisque Paris exalte Wagner et Berlin, aux Blaetter für die Kunst, naguères, a traduit Baudelaire. J’applaudis. » (p. 20), il fait ainsi allusions aux traductions de Stefan George dans sa revue littéraire. Mais l’enquête n’a pas de suite et on ne peut qu’à peine parler d’un dialogue littéraire franco‑allemand avant 1914.

2Comme le montre ce premier exemple d’une enquête internationale ou interculturelle, les conditions et les appréciations se distinguent énormément d’un pays à l’autre. Et ceci autant en France et en Allemagne avant et après la Grande Guerre. Dans les configurations qui vont suivre, il s’agit d’enquêtes sur la littérature française organisées par des revues allemandes. Déjà le choix des auteurs auxquels on demande d’y participer exprime une certaine image de la littérature française de l’autre côté du Rhin. Le panorama qui est ainsi établi, possède une double signification : d’un côté, il construit l’image internationale de la littérature française, donc de la République mondiale des lettres. Mais il montre aussi les particularités du regard allemand sur une littérature avec laquelle on voudrait établir une relation équilibrée tout en sachant que l’intérêt est plus grand dans une direction (de la littérature allemande pour la littérature française) que dans l’autre (de la France vers l’Allemagne). Mais cette situation dont Walter Benjamin souligne la distance (du côté allemand) permet aussi une meilleure observation (voir en bas). Dans ce sens, les « enquêtes allemandes » possèdent un caractère et un intérêt spécifique.

Die literarische Welt

3Quand un dialogue intellectuel et littéraire entre Français et Allemands commence lentement et difficilement après la Grande Guerre au début des années, les « relations intellectuelles et sociales » avaient été presque complètement interrompues pendant une dizaine d’années. C’est donc un acte démonstratif si la nouvelle revue littéraire Die literarische Welt, dont le titre se veut programmatique, ouvre son premier numéro en octobre 1925 avec une mini‑enquête consacrée au sujet : « Qu’est‑ce que vous devez à l’esprit allemand ? à l’idée du cosmopolitisme ? (« Was verdanken Sie dem deutschen Geist ? der kosmopolitischen Idee ? »). Y répondent Henri Barbusse, Thomas Mann, Ilja Ehrenburg, Jean Cocteau et Paul Claudel, donc trois Français parmi cinq réactions, et si on y ajoute la « lettre à la Literarische Welt » du aujourd’hui à juste titre oublié André Germain (1882‑1971) : « Ce que je dois à l’esprit allemand et qui je dois lui reprocher » (« Was ich dem deutschen Geist verdanke und wen ich ihm vorzuwerfen habe »), la présence française est encore plus impressionnante. La revue hebdomadaire est fondée dans le contexte de la maison d’édition Rowohlt selon le modèle des Nouvelles littéraires. Elle est dirigée par Willy Haas, un Pragois germanophone, ami de Kafka et de Max Brod, qui veut lui donner une dimension européenne. Conséquemment, en 1933 il est obligé d’aller en exil. Faire le premier numéro d’une revue avec une telle présence française laisse penser que les temps n’ont pas changé depuis la double enquête Mercure de France / Neue Rundschau, où l’écrivain Ernst Wichert (1831‑1902) avait déploré : « En ce qui concerne du moins la littérature, les Français croient être dans l’heureuse situation de pouvoir se passer de nous, tandis que nous n’avons pas cessé de leur prouver par l’action que nous ne pouvons pas vivre sans eux. » (58) La présence française se situerait donc dans le cadre d’une République mondiale des Lettres à la Pascale Casanova dont le centre serait et resterait Paris. Mais en même temps commence une concurrence dans le domaine du champ littéraire européen, où Berlin, en ouvrant la perspective vers le Nord (Scandinavie), l’Est (Pologne, Russie) et le Sud (les Balcans), veut devenir le centre d’un autre modèle littéraire, plus hétérogène et plus diversifié. La France et sa littérature restent cependant une référence essentielle.

4La place exceptionnelle de la Literarische Welt pour les sondages et enquêtes sur la littérature française est confirmée par une comparaison avec la revue renommée déjà citée qui paraît chez l’éditeur littéraire le plus important : S. Fischer. La Neue Rundschau publie un ou deux articles d’auteurs français par an dans la deuxième moitié des années 19203, mais presque exclusivement que des « valeurs sûres » : Jean Cocteau, Georges Duhamel, Valery Larbaud, François Mauriac, Paul Morand ou et Jules Romains. Les seules exceptions sont les essais « La littérature française de notre époque » (« Die französische Dichtung in dieser Zeit », 1921, p. 1182‑1191) de Jacques Rivière et « L’Avenir de l’Europe » (« Die Zukunft Europas », 1923, p. 602‑610) d’André Gide4, sur lequel je vais revenir. Les informations sur la jeune littérature française mais aussi sur les relations franco-allemandes proviennent surtout d’Ernst Robert Curtius, le romaniste le plus intéressé et le mieux informé sur la jeune littérature française5. Cette attitude de juste milieu, basée sur une position dominante dans le champ littéraire (les éditions Fischer correspondent aux éditions Gallimard) peut donc être comparée à la Nouvelle Revue française. Ainsi il y avait une place libre et à occuper dans le champ des revues littéraires et culturelles dans l’Allemagne d’après Versailles, et la Literarische Welt a été créée pour la prendre.

5Pendant ses presque huit ans d’existence, Die Literaische Welt publie plus de 50 « Enquêtes6 », parmi elles celle qui ouvre le premier numéro, mais aussi une « enquête » sur la première traduction de Proust, avec un démolissage de celle‑ci d’Ernst Rober Curtius et la réponse du traducteur (Rudolf Schottlaender). En général, les « enquêtes » se caractérisent par des « questions », mais nous y trouvons aussi celles du type « Fünfzehn Jahre später » (« Quinze ans après » ou « Nietzsche und Frankreich ». En plus des enquêtes proprement dites, les « numéros spéciaux », dont la revue publie une soixantaine, fonctionnent aussi comme des enquêtes.

6Au cours de sa parution jusqu’en 1933, Die Literarische Welt publie huit numéros spéciaux consacrés à des cultures et littératures nationales : Russie (1927), États‑Unis (1927), Suisse (1928), Tchécoslovaquie (1928), France (1929), Autriche (1930), Italie (1931), Angleterre (1932). Mais seulement à la France sont consacrés deux numéros : « Das moderne Frankreich I » (février 1929) et « Das moderne Frankreich II » (juin 1929), et il est remarquable, que seule la littérature et culture françaises ont droit à un qualificatif, les valorisant comme « modernes ». Ces deux dossiers représentent une « Enquête sur la France contemporaine » et on doit le choix des sujets et des contributeurs certainement aux correspondants et aux critiques littéraires de la revue pour le domaine français : le Luxembourgeois Frantz Clément (1885‑Dachau 1942), Jean R. Kuckenburg et surtout Walter Benjamin. La première partie (février 1929) est ouverte à la première page par une interview avec André Gide « L’influence de l’Allemagne sur la France » (« Der Einfluss Deutschlands auf Frankreich ») et d’un essai de l’éditeur, Willy Haas : « Commercium et connubium », où il préfère au « commerce littéraire » les enfants d’un « mariage » des deux littératures7. Ces deux textes sont accompagnés de la première publication du « Surréalisme » de Water Benjamin et d’un récit de Franz Hessel « La banlieue de Paris » (« Bannmeile von Paris »), d’un essai de Marcel Brion : « Les courants de la nouvelle littérature française » (« Die Strömungen der neuen französischen Literatur »), de l’article en langue française de Félix Bertaux : « Livres allemands à traduire » et d’un essai de Frantz Clément : « La France et l’Allemagne depuis cent ans » (« Deutschland und Frankreich seit hundert Jahren »), le tout suivi par une « Chronique des livres » uniquement consacrée à des publications françaises.

7La deuxième partie dédiée à la « France moderne » (juin 1929) commence sur la page de titre avec un essai de Victor Klemperer, « La tradition dans la littérature française contemporaine » (« Die Tradition in der gegenwärtigen französischen Literatur ») et avec un article d’Edmond Jaloux « Le jeune roman français » (« Der junge französische Roman »). Ces « éditoriaux » sont accompagnés par un article de Walter Benjamin, « répondant » à celui de Félix Bertaux : la « Chronique des livres » cette fois est consacrée aux « Bücher die übersetzt werden sollten », donc aux livres français que Benjamin aimerait voir traduits (Mac Orlan : Sous la lumière froide, Apollinaire : Le flâneur des deux rives, d’Aubarède : Agnès, Brion : Bartholomé de las Casas et Léon Deubel : Œuvres). Dans la suite, on trouve un compte rendu du livre de Bernard Grasset La Chose littéraire (Oskar A.H. Schmitz), de poèmes de Cocteau, d’un essai de Benjamin : « L’image de Proust » (« Zum Bilde Prousts ») et des réponses de Barbusse, Massis ou Benda à l’enquête « Qu’est‑ce qui doit se passer avec le décalogue ? » (« Was soll mit den Zehn Geboten geschehen ? »). Comme dans la première partie, les points de vue sont si divergents (entre Benjamin et Klemperer mais aussi entre Jaloux et le romaniste allemand) que le résultat des « réponses » sur la « France moderne » ressemble avec ses oppositions et ses contradictions à celui résultant d’une « enquête ».

8Les deux parties du numéro spécial de 1929 représentent donc une « enquête » sur la littérature et la culture de la France moderne. Ce qui en résulte est l’image d’une littérature française représentative pour l’ensemble de la culture, et d’une littérature qui est absolument sûre de son statut de « capitale de la littérature du xxe siècle ». Quand Gide déclare dès le début, « Il me semble incontestable que la France a plus durablement influencé l’Allemagne que celle‑ci la France » (« Es scheint mir unzweifelhaft, daß Frankreich auf Deutschland nachhaltiger gewirkt hat, als Deutschland auf uns. »), c’est une conviction partagée par tous les témoignages des deux « enquêtes ». Quand Benjamin atteste À la Recherche du Temps perdu qu’elle représente aussi bien la plus grande œuvre littéraire des dernières décennies que leur plus grand exploit, il confirme cette appréciation de la même manière qu’avec son jugement connu du Surréalisme dans le même contexte : « Depuis Bakounine, l’Europe ne disposait plus d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont cette idée. […] Gagner à la révolution les forces de l’ivresse, c’est à quoi tend le surréalisme dans tous ses livres et dans toutes ses entreprises. [Et dans ce contexte, il compare les points de vue français et allemand] L’observateur allemand ne se tient pas à la source. C’est là sa chance. Il se tient dans la vallée. » (« Seit Bakunin hat es in Europa keinen radikalen Begriff von Freiheit mehr gegeben. Die Sürrealisten haben ihn. […] Die Kräfte des Rausches für die Revolution gewinnen, darum kreist der Sürrealismus in allen Büchern und Unternehmungen. » […] « Der deutsche Betrachter steht nicht an der Quelle. Das ist seine Chance. Er steht im Tal. » (On a l’impression que les métaphores de la source et de la vallée, toutes proportions gardées, caractérisent aussi la relation entre les deux littératures. Mais il ne faut pas sauter la petite phrase : « C’est là sa chance », c’est‑à‑dire la position d’en bas de l’observateur et de la littérature allemande peut se révéler un avantage. La littérature française représente à la fois un moment exceptionnel de l’histoire de la modernité (Proust) et la radicalité de l’avant-garde. À partir de l’observation et de la compréhension de cette littérature, une autre littérature allemande semble possible, et Benjamin pense ici certainement plus à celle d’un Brecht qu’à celle d’un Thomas Mann.

Europa Almanach

9Comme la Literarische Welt, le Europa Almanach de 1925 est relativement méconnu. Dans un des rares articles qui lui sont consacrés8, le germaniste munichois en parle comme d’un « Almanach inconnu9. » Il partage ce sort, malgré une réimpression en 1993, avec ses deux coordinateurs qui furent cependant les critiques et historiens de l’art les plus influents de leur époque. Paul Westheim édite chez Kiepenheuer depuis 1917 la revue Das Kunstblatt, le périodique d’art le plus important de la République de Weimar, et Carl Einstein avait publié dans une collection de Westheim ses deux œuvres majeures : Afrikanische Plastik (1921) et Der frühere japanische Holzschnitt (1922). Avec des auteurs comme Gide ou Shaw et Brecht, Feuchtwanger ou Seghers, Kiepenheuer devient un des éditeurs littéraires de premier plan des années 192010. L’Almanach, avec une illustration de couverture en couleurs de Fernand Léger, se veut un coup d’éclat éditorial mais aussi une manifestation littéraire, artistique et culturelle. Même si ce projet a partiellement échoué, l’Almanach n’a pas eu le retentissement espéré, il représente un état des lieux culturels remarquable, coordonné par deux spécialistes de l’art qui ont des relations excellentes avec l’avant-garde parisienne. L’almanach comporte 80 contributions littéraires et encore plus de reproductions d’œuvres d’art (plus de 130)11, avec l’intention d’un horizon européen.

10Dans le domaine de l’art comme dans celui de la littérature, il y a des régions qui manquent (la Scandinavie) ou qui sont sous‑représentées (les cultures méditerranéennes), ce qui souligne d’autant plus l’importance des avant‑gardes française et allemande. Cette relation « privilégiée » est soulignée par le fait qu’une bonne quinzaine des textes (surtout les poèmes) d’auteurs français dans cette publication allemande paraît dans la langue originale : on s’adresse donc à un public qui maîtrise la langue de l’ennemi d’il y a sept ans. Mais il ne faut pas oublier que le Français est à ce moment (et jusqu’à la prise de pouvoir des nazis) la première langue étrangère vivante enseignée au lycée. L’Almanach ouvre avec un texte ironique et critique de Hermann Kasack, le directeur des éditions Kiepenheuer, « Jahrmarkt Europa » (« La Foire Europe ») et il se termine par des aphorismes d’un des deux éditeurs, Paul Westheim, consacrés à la critique d’art (« Der Kritiker »). Il est donc bien encadré par des auteurs allemands, qui représentent en plus la maison d’édition, Mais l’article d’ouverture est introduit par la reproduction en noir et blanc d’une peinture de Ensor (« Les bons juges ») et l’article de clôture de Westheim est suivi par un « dessin » d’un bouclier totémique à l’inscription « EUROPA gezeichnet von einem Irren » (« L’EUROPE dessiné par un fou »). Entre la « foire » qui rappelle La Foire sur la place de Romain Rolland au début, et le dessin d’un fou à la fin, l’Europe se trouve un peu carnavalisée.

11À l’intérieur cependant, règne un (presque) équilibre entre les contributions littéraires françaises (19), allemandes (22) et d’autres langues (13), ce qui révèle comparativement une position dominante de la littérature du voisin/ennemi d’il y a peu. Le panorama de la littérature française contemporaine qui résulte du choix des contributeurs est significatif. Mis à part Rimbaud, il s’agit de l’avant‑garde cubiste et surréaliste d’un côté et des deux grandes figures déjà classiques que sont André Gide et Paul Valery. Pour le cubisme littéraire, Apollinaire n’est présent qu’avec le fameux portrait de la tête bandagée de Picasso, mais Cendrars avec « La Robe simultanée » et Reverdy avec le texte « Von Lyrismus und Exaltation unserer Zeit » (« Du lyrisme et de l’exaltation de notre époque », que je n’ai pas pu identifier dans les écrits poétiques) et le poème « Détresse du sort12 ». Le Dadaïsme manque parce Einstein avait sans résultat demandé à Tzara de lui envoyer des « inédits », « prose, poésie, aphorisme […] une brève histoire du dada par vous13 » ; il n’y a aucune trace du dadaïsme allemand (Hausmann, Huelsenbeck). Même si Aragon et Breton sont absents, il y a une grande présence du surréalisme avec Jacques Baron (le poème « Jacques »), Joseph Delteil (un extrait : « La mort de Jeanne d’Arc » et le poème « La mode qui vient à Mme Sonia Delaunay »), Max Morise (avec le poème plein d’allusions « Leurre du ris d’Eros… »), Benjamin Péret (le poème « Quatre ans après le chien ») et Philippe Soupault (le poème « Swanee »). Pour compléter ce panorama, il faudrait mentionner Cocteau, avec plusieurs dessins et un poème (« C’est aussi l’ange… »), Fernand Léger avec sa « Conférence über die Schaubühne », une théorie du théâtre contemporain inspirée par sa collaboration avec Rolf de Maré, ou un extrait du Jacob Cow (1921) de Jean Paulhan. Il est difficile d’établir un panorama de la littérature du début des années 1920 à partir de ces choix qui dépendent largement des connaissances et surtout des relations artistiques des deux éditeurs qui étaient, au moins en partie, informés de la littérature contemporaine par l’intermédiaire des artistes parisiens qu’ils connaissaient. Mais il est évident que la littérature française ne représente pas seulement la modernité mais aussi l’avant‑garde.

12Ce qui saute aux yeux, c’est que, comme dans la Literarische Welt, Gide fait aussi dans l’Almanach figure d’exception et de référence. Il y contribue avec deux grands essais et quatre courts textes réunis sous le titre « Bemerkungen » (« Remarques »). Avec deux miniatures sur Romain Rolland et Flaubert, une autre sur la radicalité (nécessaire) de la jeunesse, et une dernière sur sa conception de l’artiste, il donne des pastiches de sa conception littéraire : contre le trop de bonne volonté (Rolland), contre les éloges exagérés du style de Flaubert, pour la réalisation de son propre projet (de jeunesse) et pour une co‑présence du monde et de la personnalité de l’artiste dans une œuvre.

13Ce sont les deux grands essais de Gide qui marquent l’Almanach. Avec celui sur Paul Valéry il essaie d’expliquer l’importance de son silence pendant 25 ans pour le développement du « système » Valéry qu’il compare à celui du Leonard. Le résultat de cette « méthode » sont les « poèmes assurément les plus splendides dont puisse se glorifier notre époque14 » (« die herrlichsten Gedichte, deren sich unsere Zeit rühmen kann ») qui l’impressionnent d’autant plus qu’il y découvre aussi la personnalité de l’artiste. De cette manière, il présente au public allemand un écrivain peu connu qu’il élève en même temps au-dessus de son époque pour en faire un classique. L’autre essai qui porte le titre exigeant et prestigieux « Europas Zukunft » (« L’avenir de l’Europe ») représente le texte central de l’Almanach Europa15. En utilisant le procédé des Lettres Persanes, Gide (se) fait poser par un Chinois des questions (prétendument ingénues) sur l’Europe contemporaine qui portent essentiellement sur l’Europe de l’esprit et sur une culture individualiste qui nie la religion (chrétienne) que la plupart des Européens confesse cependant. « Notre malaise vient, en effet, de ce que la religion et la civilisation nous tiraillent en sens contraire […] nous avons fait de l’Europe le lieu du mensonge et du compromis16. » (« Unser Unbehagen kommt in der Tat daher, daß Religion und Kultur uns nach entgegengesetzten Richtungen zerren […] wir haben aus Europa eine Stätte der Lüge und des Kompromisses gemacht. ») Ce qui en résulte pour la littérature n’est pas détaillé, mais en s’adressant à son public allemand, Gide répond, un peu comme le Valéry de « La Crise de l’esprit » : « Je crois que nous assistons à la fin d’un monde, d’une culture, d’une civilisation » (33) (« Ich glaube, daß wir dem Ende einer Welt, einer Kultur, einer Zivilisation beiwohnen »)

14Il prévoit que « l’Europe entière court à la ruine si chaque pays d’Europe ne consent à considérer que son salut particulier. » (33) (« daß ganz Europa dem Untergang entgegengeht, wenn jedes Land Europas nur sein eigenes Heil ins Auge zu fassen gedenkt »). Pour la littérature cela a comme conséquence que les questions politiques intéressent Gide beaucoup moins que les questions sociales et que celles‑ci ont moins d’importance pour lui que les questions morales. Il n’est pas sûr qu’une littérature française qui correspond à ce point de vue (en gros celui de la NRF) soit comprise comme un exemple à suivre dans l’Allemagne de la république de Weimar qui va échouer dans la tension entre un nationalisme réactionnaire et un internationalisme fidèle à l’URSS. Avec la triple constellation esquissée par Gide : « Le véritable esprit européen s’oppose à l’infatuation isolante du nationalisme ; il s’oppose également à cette dépersonnalisation que voudrait l’internationalisme. » (33) (« Der wahre europäische Geist widersetzt sich der isolierten Vernarrtheit in den Nationalismus; er widersetzt sich auch der Entpersönlichung, die der Internationalismus erstrebt. »), il répond indirectement à l’enquête d’ouverture de la Literarische Welt (esprit national vs cosmopolitisme) et il donne des critères pour chaque littérature « nationale ». Mais au‑delà des écoles et des courants dans un pays et dans l’autre, Gide aborde avec ce triangle les positions essentielles de la littérature européenne de l’entre‑deux‑guerres. Dans ce sens, un point de vue fondé sur la littérature française a l’avantage de disposer de l’expérience de la pratique d’un universalisme sur lequel est basé la fonction de « Capitale du xixe siècle » (Benjamin) — ce qui peut se révéler aussi un héritage difficile à assumer au xxe siècle. Et dans la situation concrète, ce « vrai esprit européen » est aussi difficile à réaliser dans la littérature française que dans la littérature allemande.

15L’image de l’Europe que Gide développe dans le dialogue avec son partenaire chinois, un homme cultivé et ancien ministre, offre une vue panoramique et synthétique de l’Europe culturelle, et cette Europe culturelle comme le montre le modèle des Lettres persanes, est basée sur la littérature et empreinte par elle17. Il ne faut pas oublier que l’hôte chinois veut rencontrer Gide pour l’interviewer sur la littérature française. Quand le Chinois parle des peuples les plus civilisées, les plus ingénieux, les plus remuants et turbulents etc., il ne vise pas exclusivement la France mais certainement la France représente, grâce à sa littérature, la réalisation la plus aboutie de cet « idéal » européen. Ce sont l’inquiétude et l’agitation qui caractérisent l’Europe et sa littérature et il semble hors question que c’est la littérature française qui a le plus contribué pour former l’esprit européen. Quand Gide constate dans son épilogue, en se détournant de son partenaire chinois pour s’adresser à ses lecteurs, « que tout doit être remis en question » (33) (« dass alles wieder in Frage gestellt werden muss »), c’est la littérature qui est le domaine culturel qui tout au long du xixe siècle a le plus contribué à ces mises en question radicales. Et en 1923 ou en 1925, Gide n’a même pas besoin de nommer l’avant‑garde dadaïste ou surréaliste pour désigner à son public les représentant actuels de ces mises en cause. Et quand il conclut, souligné en italiques, « C’est en se renonçant qu’on se retrouve. » (34) (« Im Verzicht auf sich findet man sich »), il préfigure la déconstruction découvrant l’autre comme partie de son identité propre, mais il fait certainement aussi allusion à Rimbaud.

16Dans un article introductif pour un projet de recherche sur les relations entre l’Europe et la Méditerranée, deux collègues allemands se réfèrent à l’article de Gide sur l’avenir de l’Europe en constatant : « Diese Diagnose gilt noch heute, im Moment einer anderen Krise […] in der wir Europäer zugleich dem Beginn einer Welt, einer Kultur, einer Zivilisation beiwohnen, deren Umrisse noch schwach konturiert sind. » (« Ce diagnostic est encore valable aujourd’hui, au moment d’une autre crise […] avec laquelle nous autres Européens assistent au début d’un monde, d’une culture, d’une civilisation qui sont encore faiblement esquissés18. ») Si on se réfère encore (presque un siècle plus tard) aux conceptions de Gide, cela confirme indirectement la place d’exception qui lui est attribuée dans les enquêtes et les almanachs allemands. Mais Gide ne peut devenir cette figure exceptionnelle de la littérature allemande qu’à cause du statut exceptionnel de la littérature française, confirmé aussi bien par les enquêtes de la Literarische Welt que par l’Almanach Europa. Ces deux médias développent l’image d’une littérature française qui correspond aux exigences de Gide : ni (trop) nationaliste ni (trop) internationaliste. La Literarische Welt trouve un équilibre entre les écrivains proches de la NRF qui domine l’horizon d’attente et les tentatives avant‑gardistes, l’Almanach à cause des relations de ses deux éditeurs avec les milieux de l’avant‑garde artistique parisienne, est beaucoup plus ouvert vers l’avant‑garde littéraire, même si Aragon, Breton et Tzara manquent. Mais il faut aussi voir que quelques années après la Grande Guerre, les coordinateurs allemands veulent présenter une certaine image de la France et de la littérature française à leur public. Il ne s’agit donc pas seulement d’un regard étranger donc distancié sur la littérature française mais un regard conditionné par les attentes (présupposées) d’un public qui n’est ni celui de l’importante bourgeoisie réactionnaire ni celui des parties du prolétariat sympathisant avec le Parti communiste.

17Si la France représente donc la littérature européenne de référence, cela ne veut pas dire que son statut de capitale de La République mondiale des Lettres (Pascale Casanova 1999) soit incontesté. Pendant les quelques années de l’âge d’or culturel de la République de Weimar, celle‑ci commence à développer un autre modèle d’une république mondiale des lettres, très ouverte d’un côté vers la littérature des États‑Unis (et de l’Angleterre) et de l’autre côté vers les littératures européennes du Nord, de l’Est et du Sud‑Est, je renvoie au texte significatif de Jean‑Richard Bloch : Europe du Milieu (MITROPA), paru dans la revue Europe en 1928/192919. La crise économique mondiale et la prise du pouvoir par les nazis mettront fin à ce modèle qui voulait renoncer à devenir une capitale du xxe siècle pour devenir un centre de l’archipel de littératures et de cultures européennes. L’Almanach et la Literarische Welt témoignent aussi de ce modèle de diversité et de la co‑présence des autres. Nous assistons donc à la possibilité d’un établissement de deux modèles et il est difficile de dire quelque chose sur leur éventuelle co‑existence, l’avènement des nazis et la guerre déclenchée par eux mettront fin à la domination européenne, aussi en littérature.