Colloques en ligne

Mathilde Labbé

« Pour ou contre X ? » : le patrimoine littéraire sur le ring dans Les Nouvelles littéraires (1935‑1969)

1Parmi les enquêtes publiées dans la presse littéraire, le lecteur pourrait être tenté de distinguer celles qui portent sur la littérature de celles qui se donnent un autre objet. Il y a loin, semble‑t‑il entre « Pourquoi écrivez‑vous1 ? » et « Que pensez‑vous de la télévision2 ? », deux enquêtes publiées dans Les Nouvelles littéraires. Une analyse de ces reportages fait cependant apparaître un continuum entre les grandes enquêtes littéraires et les sondages d’actualité, en particulier lorsque la question posée est faite pour susciter un débat : « Pour ou contre X ? » ou « Que pensez‑vous de X ? » Loin des enquêtes permettant d’entrer dans la fabrique des œuvres (« Êtes‑vous le héros de votre roman3 ? ») ou dans les conditions matérielles de l’écriture (« Travaillez‑vous mieux à Paris ou à la campagne4 ? »), celles‑ci invitent les écrivains à prendre position dans un débat critique mis en scène que l’on peut envisager, en reprenant la définition barthésienne du catch, comme un « spectacle excessif5 ». Elles procèdent d’une spectacularisation de la critique particulièrement sensible dans les médias audio‑visuels, mais qui n’est pas propre à ces derniers.

2L’analyse des sujets abordés — « Que pensez‑vous de Maupassant ? » (1938‑1955), « Faut‑il brûler Kafka ? » (1946), « Pour ou contre Baudelaire ? » (1957)… — fait cependant apparaître un enjeu plus profond de cette forme : à travers ces enquêtes, la presse littéraire du second xxe siècle se fait l’écho d’un processus de patrimonialisation de la littérature qui divise autant, sinon davantage, que les sujets explicitement envisagés6. Celui‑ci prend différentes formes, comme le développement des expositions littéraires à la bibliothèque nationale7, la création de la bibliothèque de la Pléiade, la multiplication des collections de vulgarisation vouées au patrimoine littéraire8, ou la création de l’Agrégation des lettres modernes en 1959. Je m’intéresse ici aux modalités de publication de ces enquêtes, à leurs participants et à leur prétention à reconfigurer l’idée que se fait le public de la « littérature d’aujourd’hui », en formulant l’hypothèse qu’elles jouent au‑delà de leurs sujets un rôle structurel : mettre en scène une résistance au phénomène de patrimonialisation de la littérature et de la culture pour soutenir au contraire, l’idée d’un rapport essentiellement individuel aux œuvres. Cette idée de littérature est mise en œuvre par un dispositif qui travaille la frontière entre opinion et jugement esthétique, contribue à la mise en scène de l’écrivain et articule habilement discours de sacralisation et de désacralisation.

Petites et grandes enquêtes d’opinion

3La forme de ces enquêtes intimant aux interviewés de se prononcer vis‑à‑vis d’un écrivain ou d’un objet littéraire, n’est pas toujours aussi caricaturale que le suggère leurs titres, souvent choisis après‑coup. Ceux‑ci témoignent d’une démarche consistant à conduire les interviewés à prendre position par une question fermée (« Jeunes romanciers, Zola est‑il votre maître9 ? »), largement ouverte (« Où en êtes‑vous vis-à-vis de Lamartine10 ? ») ou rhétorique (« Victor Hugo… hélas11 ? », « Faut‑il brûler les récits d’anticipation12 ? »), ce qui contribue à donner du relief au reportage mais aussi à assimiler le jugement esthétique au résultat d’une enquête d’opinion.

4Du fait de leur dimension agonistique, ces études de réception entretiennent une proximité formelle avec d’autres rubriques plus restreintes qui relèvent de l’enquête d’opinion – et ceci malgré les distinctions de prestige impliquées par leur maquettage : elles traitent d’objets similaires, adoptent des titres proches et sollicitent les mêmes personnes.

5Les « Enquêtes » et « Grandes enquêtes des Nouvelles littéraires » sont annoncées en première page, se poursuivent ensuite en pleine page et font appel parfois à une cinquantaine écrivains, fournissant des réponses assez amples. Elles sont en général précédées d’un court développement rappelant le contexte historique dans lequel a vécu et créé l’écrivain concerné, rendant compte des conditions de réalisation de l’enquête et citant le courrier adressé aux écrivains interrogés :

Un critique a dit qu’avec Les Fleurs du mal on entrait dans la phase moderne de l’esprit. Le livre, sitôt paru, fit scandale. Cent ans ont passé. Quelle est à vos yeux la « situation » de Baudelaire ? L’éthique et l’esthétique des Fleurs du mal ont‑elles encore quelque chose de provocant ? Estimez‑vous que l’œuvre a vieilli ? Voici les réponses qui nous sont parvenues13.

6À votre avis, Lamartine fut-il un grand poète ? Eut‑il un rôle déterminant ? Exerce‑t‑il aujourd’hui quelque influence ? Conserve‑t‑il quelque actualité ? En un mot, où en êtes‑vous avec Lamartine14 ?

7À ces enquêtes larges s’oppose la rubrique « La Question du jour » portant sur un sujet d’actualité (de la bombe H aux prix littéraires15), parfois littéraire, et qui présente des réponses courtes. On peut ainsi lire, dans Les Nouvelles littéraires du 7 juin 1951, une enquête intitulée « Que pensez-vous des romans policiers ? », dans le numéro du 15 novembre 1951, une « Question du jour » portant sur Paul Léautaud ou, le 13 décembre 1951 une question du jour à propos de Julien Gracq : « Que pensez‑vous de Goncourt Malgré lui ? » — référence à une « affaire » lancée par Les Nouvelles littéraires elles‑mêmes.

8Certes, la place dévolue aux « Grandes enquêtes » et aux « Questions du jour » dans la maquette manifeste leur hiérarchisation : la petite enquête apparaît en marge, à gauche ou à droite et occupe régulièrement la partie inférieure de la page tandis que la grande enquête est placée plus souvent dans le haut de la page, et au centre. Le choix des auteurs les distingue également : les « Enquêtes » ou « Grandes enquêtes » constituent une rubrique irrégulière, confiée à divers journalistes, tandis que la bien plus régulière « Question du jour » est tenue pendant plusieurs années par Claude Cézan. Son ton et ses sujets la rapprochent davantage de la chronique, parfois satirique, que du reportage, modèle des « Grandes enquêtes ». Pourtant, la hiérarchisation stratégique de ces deux entrées, artifice permettant de donner du relief à la ligne éditoriale en variant le ton et les sujets, s’avère toute relative. Si les intervieweurs varient d’une rubrique à l’autre, les interviewés sont, pour une bonne part, les mêmes, et la manière dont ils sont présentés (le nom suivi du titre éventuel) est identique.

9Que font ces enquêtes à leur objet ? À l’opposé de reportages invitant à une plongée — mystique ou anecdotique —, dans le secret de l’écriture, les enquêtes « Pour ou contre X ? » traitent la littérature comme tout autre objet susceptible de figurer aux « nouvelles », conformément à la ligne éditoriale du journal16. Elles s’inscrivent aussi dans le mouvement de spectacularisation de la critique qui s’intensifie à partir des années 1950 à la radio puis à la télévision. L’un des collaborateurs des Nouvelles littéraires, François‑Régis Bastide, est d’ailleurs cofondateur en 1955 du Masque et la plume, émission emblématique de cette critique agonistique. Son comparse Michel Polac est plus connu encore pour sa capacité à mettre en scène le débat. Le dossier intitulé L’Effet Polac dans le numéro du 7 janvier 1982 rend hommage à un probable modèle. La critique du “Pour ou contre” ou “Pour et contre” trouve aussi chemin faisant un modèle plus ancien, à la faveur de la publication du Contre Sainte‑Beuve en 1954 par Bernard de Fallois. Le 2 septembre de la même année, Les Nouvelles littéraires publient une enquête de Philippe Carlier intitulée « Sainte‑Beuve est‑il le modèle des critiques ? » Si l’essai de Proust n’est pas directement cité dans la présentation de l’enquête, celle-ci y fait bien écho, principalement pour prendre la défense du critique17. La formule “Pour et contre X” apparaît ensuite à plusieurs reprises (« Musset. Pour et contre », 9 mai 1957 ; « Pour et contre Baudelaire », 6 juin 1957), mais d’autres titres relèvent de cette conception agonistique de la critique. Ainsi « Faut‑il brûler X ? », « Que pensez‑vous de X ? », « X est‑il votre modèle ? », « X est‑il encore vivant ? », « Qu’avez‑vous lu de meilleur de X ? Qu’avez‑vous lu de plus mauvais ? » ou encore « X a‑t‑il raison quand il écrit “…” ?18 » contribuent aussi bien à la spectacularisation de la critique littéraire et à la mise en scène de l’écrivain. De la commémoration à l’affaire littéraire, ces reportages ont pour effet, outre l’articulation du débat contradictoire, de mettre en scène une communauté lettrée dont les membres peuvent occuper tour à tour les fonctions de journaliste, d’expert ou de grand écrivain d’aujourd’hui.

Mise en scène d’une communauté lettrée

10Les enquêtes sont composées selon le principe d’une représentation panoramique et de la littérature de leur temps ; la sélection des écrivains interrogés se veut aussi diverse que possible — « des poètes de tous âges et de toutes tendances19 », « un certain nombre d’écrivains20 », « les opinions des tendances les plus opposées21 ». La présence de réponses « brutales » dans l’ensemble vaut pour preuve de la transparence du sondage réalisé et « rehausse l’intérêt du débat22 ». Cependant, le panorama mis en avant se constitue surtout à partir des relations littéraires des enquêteurs, qui sollicitent certes de grandes plumes dont l’avis importe au débat mais aussi leur propre cercle et celui du journal lui‑même. Plutôt qu’une représentation du champ littéraire dans son ensemble et dans ses modes de structuration, ces enquêtes donnent à voir une communauté lettrée aux contours mouvants composée d’écrivains, de journalistes, et d’écrivains‑journalistes, observée par quelques enquêteurs plus ou moins professionnels.

11Le corpus constitué pour cette étude a permis d’identifier huit enquêteurs, dont certains ont occupé de manière officielle une place de responsable de rubrique dans la maquette du journal. En dehors de Gaston Picard (1892‑1962), sacré prince des enquêteurs23 ou « enquêteur national24 », certains écrivains contribuant régulièrement à l’hebdomadaire ont plusieurs enquêtes à leur actif. Ainsi de Jean Rousselot, qui s’est intéressé pour Les Nouvelles littéraires, au destin de Baudelaire et à celui de Lamartine25, ou de Philippe Carlier, qui s’est attaché de même à Sand puis Sainte‑Beuve, avant d’entreprendre avec Pierre Cogny, pour Les Cahiers naturalistes, une enquête visant à corriger le résultat de celle que Jacques Robichon avait publié en 195226. Yvonne Serville, sous le pseudonyme de Claude Cézan, a été responsable pendant plusieurs années de La Question du jour publiée en une des Nouvelles littéraires, et prenait régulièrement pour objet l’image des écrivains — plutôt que leur réception critique : elle s’intéresse au regard porté sur Saint‑Germain‑des‑Prés et ceux qui le fréquentent, sur Paul Léautaud, sur Julien Gracq ou sur Musset au gré de l’actualité littéraire27. D’autres enquêteurs contribuent à cette pratique de manière ponctuelle. Artine Artinian, professeur de littérature française à Bard College, publie dans Les Nouvelles littéraires puis en volume les résultats d’une enquête critique sur la réception de Maupassant menée en France et à l’étranger entre 1938 et 1950. En 1950, André Figueras (prenant en quelque sorte la suite l’enquête de Picard en 1935) s’attaque plaisamment au cas de Victor Hugo en citant le mot de Gide28, Jacques Robichon demande en 1952 aux jeunes romanciers « Zola est‑il votre maître29 ? » et Pierre Grenaud recueille en 1957 une série de témoignages sous le titre « Faut‑il brûler les récits d’anticipation30 ? ».

12La forme et le volume de ces enquêtes — d’un petit encart à plusieurs dizaines de pages — sont variables. Tantôt l’enquêteur publie de véritables courriers, éventuellement rédigés par les secrétaires de certains écrivains, tantôt le résultat est présenté comme la restitution d’un entretien formel ou familier :

Je trouve l’auteur de M’auriez-vous condamné ? sur le trottoir du boulevard Beauséjour.

Zola, disje.

Ah oui, c’est vrai : Zola…

Le fume‑cigarette rivé aux mâchoires, Jean‑Jacques Gautier joue à l’écho.

Eh bien ? dis‑je, dans ce temps om nous sommes, ne lui attribuez-vous aucune place ?

En 1952 ? La place de Zola ? Nulle… Ou presque31.

13Le détachement de cette réponse dialoguée est exemplaire de la mise en scène du milieu littéraire permise par ces enquêtes multiformes : quelles que soient les modalités de la réponse, celle-ci intéresse autant, si ce n’est plus, par ce qu’elle apprend de la reconnaissance des grandes œuvres que par la manière dont les écrivains interrogés s’en saisissent pour se représenter eux-mêmes. Ce jeu est encouragé par la posture des enquêteurs, qui traitent les interviewés comme des experts de la chose littéraire et les présentent tantôt comme des artistes, tantôt comme des « personnalités32 ».

14239 écrivains ont été interrogés dans les enquêtes des Nouvelles littéraires qui composent notre corpus (1935‑1969) — certains sollicités plusieurs fois. Au premier abord, l’ensemble étonne par son hétérogénéité. Tous « écrivains », tous « personnalités » ? La désignation des personnes interrogées masque des différences de pratique et de statuts en n’ordonnant les réponses que de manière alphabétique ou chronologique, et en ne reprenant que de manière très irrégulière les titres (prix littéraire, appartenance à une académie). De petits romanciers primés dans les années 1940 et 1950 sont désignés comme lauréats du prix Goncourt, alors que le nom de Céline, bien que celui‑ci soit lauréat du prix Renaudot, suffit à l’identifier dans les différentes enquêtes auxquelles il se prête. Nombreux sont ceux qui appartiennent au cercle des enquêteurs, celui de Gaston Picard et celui de Jean Rousselot notamment. Mais au‑delà du cercle personnel, ce sont aussi les collaborateurs des Nouvelles littéraires qui sont sollicités. Les écrivains les plus fréquemment interrogés dans ce corpus en sont des rédacteurs réguliers ou importants : Francis Ambrière et Alexandre Arnoux y ont tenu une chronique ; André Billy a participé aux premiers numéros. D’autres apparaissent occasionnellement dans les pages de l’hebdomadaire comme journalistes, en dehors des reportages dont ils peuvent faire l’objet : Roland Dorgelès, Luc Durtain, André Maurois et Francis de Miomandre sont parmi ceux‑là. Si Les Nouvelles littéraires se recommandent d’un journalisme fait par les écrivains, elles contribuent activement à la réciproque, et, dans leurs propres pages, donnent la parole à leurs journalistes en tant qu’écrivains. Il arrive même qu’un collaborateur de l’hebdomadaire fasse l’objet d’une enquête littéraire, comme Henry de Montherlant en 1936, pour qui cette publicité indirecte redouble celle qui est faite plus explicitement à son roman quelques pages auparavant, et Paul Léautaud, en 1951.

15Dans la plupart des cas, les écrivains jugés sont des auteurs appartenant au patrimoine littéraire du xixe siècle : Hugo en 1935 et 1950, Maupassant de 1938 à 1950, Zola en 1952, Sand en 1954, Sainte‑Beuve en 1954 ; Musset et Baudelaire en 1957, Lamartine 1969. Seule l’enquête « Avez‑vous lu le discours de la méthode ? », en 1937, qui accompagne un dossier invitant à redécouvrir Descartes écrivain, renvoie à une époque plus ancienne. En effet, les enquêtes ont en général pour objet un écrivain récemment patrimonialisé, évoqué à l’occasion d’un anniversaire. D’une manière générale, il s’agit de tirer la leçon de l’institutionnalisation du romantisme, puis du xixe siècle littéraire dans son entier — c’est-à-dire de se demander ce que la patrimonialisation fait à l’œuvre aux yeux des écrivains. Les enquêtes concernant des contemporains — dans la rubrique « La Question du jour » — sont plus rares et plus courtes, sans que cela implique un changement de ton : les vivants et les morts consacrés par la critique sont soumis au même rituel du « pour ou contre ». Cependant, Les Nouvelles littéraires ne sont pas un manuel de littérature, et les enquêtes opposent à une vision informée et savante de l’histoire littéraire des points de vue singuliers qui contribuent à saper la représentation de la littérature comme patrimoine consensuel, sans pour autant prendre parti.

Ni index, ni canon

16Au‑delà d’une simple cartographie des héritages esthétiques, les enquêtes « Pour ou contre X ? » posent la question des usages effectifs du patrimoine et mettent à l’épreuve le rituel commémoratif qui les a motivées. Plutôt que le schématique sondage annoncé par leur titre, elles livrent une étude fine des rapports à une œuvre et permettent, si elles sont analysées en séries, de mettre en perspective des conceptions de la culture commune.

Stratifications de la mémoire littéraire

17Même si elles semblent polariser les positions critiques dans leurs titres et dans les constats sur lesquels elles débouchent — « défaite33 » de Malherbe, nécessité de « découvrir ou redécouvrir »34 Lamartine presque oublié, désamour de Maupassant35, Fleurs du mal en partie « vieilli[es]36 » — ces enquêtes permettent d’entrevoir la complexité du rapport aux grandes œuvres, à une époque où la littérature est en cours d’intégration au champ patrimonial. Celle‑ci prend d’abord la forme d’une distinction entre différentes échelles de la valeur : « grandeur », « influence » et « actualité » des œuvres. L’enquête d’André Figueras sur Victor Hugo, en 195037, reprend le mot de Gide « Le plus grand poète français ? Victor Hugo, hélas ! » ; celle de Jacques Robichon sur Zola cible « l’influence que celui‑ci peut exercer sur le roman d’aujourd’hui38 ». Celle de Jean Rousselot sur Lamartine en 1969 combine ces notions : « À votre avis, Lamartine fut‑il un grand poète ? Eut‑il un rôle déterminant ? Exerce‑t‑il aujourd’hui quelque influence ? Conserve‑t‑il quelque actualité ? En un mot, où en êtes‑vous avec Lamartine ? » Les réponses font apparaître un rejet de la notion d’influence, au profit d’une conception vague de la grandeur ou de l’importance, qui constitue un critère — non exclusif — d’intégration au patrimoine.

18Actuellement, on doit tenir pour nulle l’influence de Maupassant […] La critique moderne […] le rejette. Dans une certaine mesure, elle a tort. Il y a dans Maupassant des pages excellentes, tant par l’écriture que pour le sentiment humain profond. Sur l’eau, Pierre et Jean, Une vie font partie du patrimoine littéraire français39.

19De manière exceptionnelle, l’influence des œuvres patrimoniales est évoquée pour les années de formation à l’écriture, à travers l’image d’une « stratification » de la mémoire littéraire qui fait se succéder innutrition et oubli, assimilation et prise de distance. Louis Guilloux répond ainsi à Artine Artinian à propos de Maupassant : « Je n’ai pas relu une page de Maupassant depuis peut‑être trente ans, mais je me souviens que, dans ma jeunesse, je l’ai beaucoup pratiqué, et avec grande passion. Je lui dois sûrement quelque chose40. » Pour Michel Deguy, « Lamartine est “enfance” englouti en la mémoire qui [le]constitue, au niveau des stratifications profondes, […] là où (entre 10 et 12 ou 13 ans) [il a] été formé à l’écriture poétique […] ». Envisagés un par un, les auteurs patrimoniaux sont ainsi assimilés à l’apprentissage de l’écriture, donc à un répertoire vite dépassé.

Histoire littéraire et bibliothèque intérieure

20Pour envisager la « situation » de tel ou tel auteur, ces enquêtes invitent les interviewés à prendre position selon deux modalités concurrentes : le rôle de l’œuvre dans l’histoire littéraire (Estimez‑vous que telle œuvre est actuelle ou qu’elle a vieilli ?) et celui qu’il joue dans leur propre bibliothèque (Où en êtes‑vous avec telle œuvre ?) L’énoncé d’un jugement et/ou d’une préférence se combine souvent à des considérations sur l’écriture, la lecture et l’enseignement de la littérature, si bien que l’ensemble des réponses permet de comprendre plus généralement le rôle des œuvres patrimoniales pour les écrivains interrogés. Pour décrire l’ensemble des positions que ceux-ci adoptent dans leurs réponses, je propose d’envisager deux axes (a ;b) définissant quatre combinaisons de réponses : (a) place accordée aux chefs d’œuvres dans la mémoire littéraire (rôle de la valeur intrinsèque des œuvres), (b) incidence du temps sur le rapport aux œuvres (importance de l’actualité des œuvres ou de leur inscription dans une histoire littéraire). Ces deux axes définissent quatre types de rapports à l’histoire et au patrimoine littéraires :

  1. Sacralisation du patrimoine littéraire

  2. Dépassement du patrimoine par l’innovation littéraire

  3. Sacralisation de la bibliothèque intérieure

  4. Désacralisation et objectivation de l’histoire littéraire

21(1) Une attitude très commune consiste à répondre par un hommage au grand écrivain, et à remplacer l’évaluation demandée par des considérations sur le rôle des classiques (aux deux premiers sens analysés par Alain Viala : « qui a valeur de modèle » et « qu’on enseigne dans les classes41 »), leur intemporalité, et le travail salutaire du temps : « Il est vain d’assigner une place aux écrivains puisque c’est un rôle dont se charge, presque toujours fort bien, la justicière postérité42 », répond Maurice Druon à Artine Artinian. La distance chronologique, l’évolution des formes littéraires et les héritages esthétiques sont alors écartés, comme toute forme d’historicisation ou de critique. « Victor Hugo est le plus grand poëte français et l’un des plus puissants écrivains du monde. Il n’y a rien de « plus mauvais » dans l’œuvre colossale de Victor Hugo […]. La critique est puérile ou mesquine quand le génie est fulgurant », répond ainsi Ernest Prévost à Gaston Picard. De même Rachilde, dans la même enquête :

Je suis d’un temps où l’on ne se permettait pas d’insulter les hommes de génie. Mais […] dans cette merveilleuse époque présente, où l’on vit dans le manoir à l’envers, il est pas mal de poètes, très adulés, dont le génie est certainement fait de ce qui pourrait paraître mauvais chez le grand homme en question et j’espère que ce compliment leur fera plaisir43 !

22La valorisation de la figure du génie relève du même argumentaire que la sacralisation des classiques et participe de la patrimonialisation de la littérature. Pour les défenseurs de cette conception, une œuvre importante n’est pas une œuvre vivante au sens d’influente, mais une œuvre vraie de toute éternité, dont la valeur tient, outre sa beauté, à ce qu’elle dit de la condition humaine. Au moment de la vogue des enquêtes dans Les Nouvelles littéraires, le xixe siècle vient tout juste d’accéder à ce statut : les romantiques (et leurs successeurs) sont devenus des classiques.

23Contrairement aux défenseurs d’un patrimoine littéraire irrévocable, une partie des avant‑gardes (2) consent à s’inscrire en toute subjectivité dans une histoire des générations ou des siècles littéraires pour déclarer dépassées les œuvres patrimoniales. La réponse de Max Jacob à Gaston Picard résume plaisamment le refus du « grand écrivain » éternel :

Un grand poëte cesse de l’être quand son siècle a passé et qu’il ne correspond plus aux besoins d’un autre siècle. Ne le dites pas et ne scandalisons personne. Il y a eu le siècle Hugo, le siècle Baudelaire, nous vivons le siècle Apollinaire. On s’en apercevra plus tard44.

24De même, Céline estime que ceux qui s’inscrivent encore dans l’héritage de Maupassant font « fausse route », non seulement parce qu’il est dépassé, mais aussi parce que toute prétention à l’objectivité relève de la « maladie naturaliste » :

Maupassant noffre plus pour nous, actuellement, aucun intérêt. Tout a été dit, rabâché — en thèses, en des cours, en controverses — sur le sémillant nouvelliste. Je crois, évidemment, que les romanciers américains, sont encore à la traîne de Maupassant. Cela leur passera. […] Quant au fond même, il est nul, comme tout ce qui est systématiquement « objectif ». Tout doit nous éloigner de Maupassant. La route qu’il suivait, comme tous les naturalistes, mène à la mécanique, aux usines Ford, au cinéma — Fausse Route45 !

25(3) Une autre partie de l’avant‑garde rejoint la première position en refusant purement et simplement le principe historique, qu’elle oppose à la valeur de la bibliothèque intérieure, atemporelle et subjective. Elle revendique la possibilité de choisir ses maîtres en dehors du canon scolaire et poursuit, un demi‑siècle plus tard, la position des avant‑gardes 1900 telle que la décrit William Marx dans L’Histoire littéraire des écrivains46. Cette conception s’exprime de façon éclatante dans les réponses — par ailleurs divergentes — d’Isidore Isou et de Franck Venaille à l’enquête de Jean Rousselot en 1969 :

La défense du créateur immortel conduit normalement à la liquidation de tous les imitateurs de cinquième ou dixième zone qui croient aux vertus éternelles de ce qu’ils copient, et qui transforment le modèle fragmentaire en modèle totalitaire et permanent.

[…] Ainsi donc, l’apologie cohérente de Lamartine nous contraint à remettre à leur place tous les sous‑Lamartine, même lorsque ces derniers se font passer pour des surréalistes ou des poètes à la mode d’aujourd’hui ; cette apologie cohérente nous contraint de renvoyer aux oubliettes de l’histoire les contestataires d’un jour, les anti-lamartiniens sans hiérarchie de valeurs47.

Où en êtes-vous avec Lamartine ? Mais nulle part voyons !

Je n’ai pas quant à moi le culte de la grande poésie, des grands poètes. Je préfère ceux des rez-de-chaussée des bibliothèques, tous ceux qui, quelle que soit la date de leur déclin, sont encore présents pour nous parce qu’ils échappent à toute école, à toute classification. Et Lamartine, pour moi, ronronne48.

26(4) Plus rare, un quatrième type de réponses prend au sérieux la question de l’intervieweur pour tenter, avec l’ethos de l’historien, de situer l’auteur visé dans son époque puis dans l’époque présente, en considérant aussi objectivement que possible son legs esthétique, y compris si cela conduit à faire le tri dans l’ensemble de l’œuvre. Camus fait à l’enquête d’Artine Artinian une réponse qui articule expérience personnelle de l’œuvre, jugement esthétique et analyse du rôle de l’écrivain dans une histoire littéraire plurielle :

J’ai peu pratiqué Maupassant. J’ai lu tout ce qu’il a écrit. Je ne l’ai, je crois, jamais relu. Je n’en aime, en fait, que les derniers contes. Pour le reste, son esthétique m’est étrangère. Je ne suis touché, en général, ni par les œuvres qui s’éloignent tout à fait de la réalité, ni par celles qui, comme l’œuvre de Maupassant, s’y tiennent tout près. Le grand art, pour moi, est à mi-chemin. C’est pourquoi Maupassant reste, pour beaucoup d’entre nous, un artiste honnête et estimable qui a exprimé assez exactement une époque et une société d’ailleurs pauvres en grandes œuvres. Mais il n’est pas un grand créateur, comme Balzac, par exemple, l’était49.

27Bien que ces quatre thèses se rencontrent dans les réponses des écrivains interrogés, la deuxième et la troisième y sont plus fréquentes que les deux autres : elles correspondent à une revendication d’innovation esthétique pour laquelle la tradition devient un poids, l’influence, une source d’angoisse — comme l’a souligné Harold Bloom50 —, et l’enseignement scolaire de la littérature, une édulcoration regrettable. La première thèse, certes représentée dans les réponses, correspond plutôt à l’arrière‑garde ou à la conception que certains journalistes‑écrivains se font de la littérature ; les enquêteurs semblent osciller entre cette attitude de célébration des grandes œuvres (3) et une approche plus historique (4), opposant l’ensemble large qu’est la littérature patrimoniale à la sélection rigoureuse du canon littéraire.

28Les enquêtes « Pour ou contre X ? » font ainsi dialoguer partisans et détracteurs de la patrimonialisation de la littérature, sans que Les Nouvelles littéraires ne prennent parti dans le débat, ce qui permet au journal d’apparaître comme un lieu de rencontre entre l’institution et la littérature en train de s’écrire. Au‑delà de l’intérêt stratégique, pour le journal, de cette confrontation, on peut leur reconnaître le mérite de mettre en évidence deux phénomènes si proches qu’ils sont quasiment contemporains : l’accès des auteurs du xixe siècle au statut d’écrivains du patrimoine et la désacralisation de la figure du grand écrivain, refusée en particulier par les écrivains eux‑mêmes. Cette désacralisation peut être envisagée à la fois comme une revendication de liberté et comme une résistance des écrivains à la patrimonialisation de leurs aînés. Leur réponse à la question « Pour ou contre X ? » se résout au fond en « Ni pour ni contre X—mais contre sa commémoration ».