Colloques en ligne

Antoine Piantoni

Robert de la Vaissière et le « problème romantique » :
Enjeux d’une anthologie poétique dans l’entre‑deux‑guerres

1À bien des égards, la démarche anthologique est communément ravalée au rang de collection de plaisirs coupables, démonstration de particularismes de goût suspectée davantage de trahir la prétention élitiste de celui qui l’entreprend que de révéler le choix sûr et justifié du spécialiste impartial. Aussi est‑on fondé à s’interroger sur la compatibilité de cet objet d’étude avec le genre composite de l’enquête littéraire, où la confrontation de subjectivités distinctes, peu importe le mode, donne à penser que le résultat approcherait une forme de scientificité ou, à tout le moins, un effort d’observation du phénomène littéraire point trop entaché par les partis‑pris de l’enquêteur1. À ne considérer que le premier quart du xxe siècle, si l’on se risque à une brève typologie des essais consacrés à la littérature contemporaine, on distingue trois variétés distinctes : l’enquête traditionnelle qui restitue les réponses d’écrivains et met parfois en scène la conversation entretenue avec les enquêteurs (Jules Huret, Georges Le Cardonnel et Charles Vellay, Pierre Varillon et Henri Rambaud) ; l’exposé panoramique qui entend cartographier le champ littéraire, par genre ou par courant (Francis Carco, Georges Casella et Ernest Gaubert) et l’anthologie (Robert de la Vaissière, Gustave Lanson). C’est sur les enjeux de cette dernière catégorie que portera notre réflexion à partir de l’Anthologie poétique du xxe siècle que Robert de la Vaissière (1880‑1937) fait paraître en 1923 pour aussitôt en proposer une édition revue et augmentée l’année suivante.

2On commencera par relever le fait évident que Robert de la Vaissière choisit le genre anthologique plutôt que celui de l’enquête. À cela, deux raisons probables : tout d’abord l’apparent discrédit progressif du questionnaire et de l’entretien si l’on en croit certains prédécesseurs2 ; ensuite, l’anthologie laisse un plus grand pouvoir discrétionnaire à son rédacteur tant dans la sélection du corpus que dans l’élaboration des notices. Elle laisse également place à un échantillonnage primaire qui permet l’économie de la prise de parole dogmatique. Toutefois, elle s’écarte de l’enquête à la Huret en ce sens qu’elle évacue toute prise de parole exogène et repose en définitive sur les options idéologico‑esthétiques de l’anthologiste. La parution de cette anthologie ne peut se comprendre qu’à la condition d’envisager le contexte historico‑littéraire dans lequel elle s’inscrit, à une époque où il y a quelque urgence de considérer l’ensemble du champ après les bouleversements de la guerre. Il faudra ensuite examiner les conditions de possibilité du discours de La Vaissière et voir dans quelle mesure ses assises théoriques concordent avec un certain nombre de critiques contemporaines qui acclimatent la pensée nietzschéenne au domaine des Lettres avant de prendre en compte la manière dont l’anthologiste construit discrètement un instrument manifestaire au service du groupe auquel il appartient, celui des fantaisistes.

Le point névralgique critique

3Dans l’introduction à leur enquête sur Les tendances présentes de la littérature française menée en 1913, Jean Muller et Gaston Picard inscrivent leur entreprise dans le sillage des travaux de Jules Huret et de Georges le Cardonnel et Charles Vellay tout en insistant sur le fait qu’

il n’y a point de fait nouveau, strictement littéraire, qui puisse légitimer aujourd’hui une entreprise analogue à celle de M. Jules Huret ou MM. Le Cardonnel et Vellay. Mais le moment semble peut-être venu d’accorder quelque importance, en ce qui concerne les lettres et leur mouvement, à des transformations sociales, d’ordre matériel ou spirituel qui ne paraissent point négligeables3.

4Le contexte de l’après‑guerre dans les années vingt donne parfaitement raison à une telle posture et explique alors la profusion d’essais du même genre dont l’anthologie de La Vaissière est un spécimen particulier. Bien que l’entreprise soit en germe dès le lendemain de la guerre, la publication de l’anthologie de La Vaissière coïncide donc avec plusieurs enquêtes sur les tendances de la littérature contemporaine qui font des années 1922‑1923 un point névralgique : nous en retiendrons deux qui permettent une triangulation révélatrice des enjeux du genre de l’enquête littéraire. La première concerne les « Tendances de la jeune poésie » et paraît en feuilleton dans les pages du supplément littéraire du Figaro entre le 9 avril et le 11 juin 1922 sous les auspices de Gilbert Charles ; la seconde est l’Enquête sur les Maîtres de la Jeune Littérature de Pierre Varillon et Henri Rambaud, divulguée dans les pages de la Revue hebdomadaire du 30 septembre au 30 décembre de la même année, avant de connaître une édition en volume en 1923, c’est‑à‑dire en même temps que la première édition de l’anthologie de La Vaissière. Bien qu’elles puissent d’emblée paraître comme un surgeon naturel d’essais antérieurs, ces enquêtes témoignent de préoccupations majeures au sortir de la guerre : la nécessité de reconstruire un champ littéraire profondément bouleversé par quatre années de conflit mondial et, corollairement, le souci de restaurer par des sutures symboliques le tissu conjonctif générationnel dont l’intégrité a été mise à l’épreuve. La guerre ne fut pas le catalyseur de l’émiettement esthétique mais peut‑être davantage le dernier clou du cercueil des écoles littéraires dont la prolifération était déjà à la racine du constat d’Ernest Florian‑Parmentier en 19144. C’est ainsi que Gilbert Charles constate le changement de paradigme qui récuse le principe d’école pour lui préférer celui de groupe :

À aucune époque peut‑être on n’a compté autant de groupements que dans la littérature française. C’est, semble‑t‑il, que l’idée même d’école (à tort ou à raison) fait aujourd’hui sourire la plupart d’entre eux. Et, parmi les écoles que nous pourrions découvrir, il en est beaucoup dont les disciples eux‑mêmes se contredisent. On peut affirmer qu’il y a assez peu de courants importants qui traversent les jeunes lettres contemporaines5.

5Varillon et Rambaud s’intéressent quant à eux aux linéaments qui structurent une continuité intergénérationnelle et prennent comme point de mire la question de l’influence et de l’héritage littéraire, en dépit de la tendance qu’ils estiment actuelle :

Une autre raison nous a décidé à mener de la sorte cette enquête sur la sensibilité française d’aujourd’hui. L’ambition de toute une partie de la littérature de ce temps est assurément de s’affranchir de toute espèce d’influences. On peut penser ce que l’on veut de cette esthétique, l’approuver ou la condamner. Que ces tendances existent, que cette esthétique soit défendue par un certain nombre d’esprits distingués, cela n’est guère niable. Par une conséquence naturelle, ce n’est pas seulement à l’idée d’influence qu’en veulent ces esprits dont la plupart ne sont pas médiocres, c’est toute la tradition qu’ils prétendent rejeter comme un poids opprimant6.

6Varillon et Rambaud ont très probablement à l’esprit les exubérances iconoclastes des dadaïstes et des surréalistes qui multiplient les provocations dans cette première moitié des années vingt. Une contre‑histoire de la littérature telle que la mènent de front Breton dans Les Pas perdus ou bien Aragon dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine menace un corpus institutionnalisé qui tient encore Anatole France ou Maurice Barrès pour les phares modernes d’une culture française pluriséculaire. Sans la perspective révolutionnaire de ses cadets, la démarche de La Vaissière s’appuie sur ces deux pierres d’attente à la fois : la nécessité de redistribuer les cartes et réattribuer des places dans le champ littéraire tout en interrogeant à nouveaux frais l’idée de littérature, notamment l’hypothèse d’un principe génératif qu’il rapproche lui-même d’une « loi de constance ».

7La crise du paradigme de l’école n’est donc pas chose nouvelle au début des années vingt7 : elle date au moins du début du siècle et se décline dans les réponses aux enquêtes antérieures, que l’on se reporte à La Littérature contemporaine publié par Georges Le Cardonnel et Charles Vellay en 19058 ou bien aux Tendances présentes de la littérature française de Jean Muller et Gaston Picard en 1913. La Vaissière récuse en son nom propre la pertinence de la notion dans la préface de son anthologie, position qu’il avait déjà défendue dans plusieurs articles avant‑guerre :

On a toujours parlé d’« écoles littéraires », on en parle encore. Celles de notre temps furent nombreuses. Il y a eu l’humanisme. Il y a eu le naturisme qui a influencé de nombreux poètes (Carco, Frêne, etc.) : mais ces poètes lui ont échappé. Il y a eu le mallarmisme, mais fut‑ce une école ? les vrais mallarmistes étant ceux qui, sans imiter Mallarmé, ont été aidés, par la connaissance de sa poésie, à se savoir eux‑mêmes poètes, et ont trouvé en lui un exemple plutôt qu’un maître ; il y eu la poésie scientifique de M. René Ghil ; il y a eu le paroxysme ; il y a eu l’intégralisme ; il y a eu le dramatisme ; il y en a eu d’autres, et jusqu’au futurisme de M. Marinetti. Tout ceci appartient au passé ou achève d’y glisser doucement.

À ces écoles d’autres écoles ont succédé. M’illusionné‑je en les voyant moins déterminées, moins agissantes, moins promptes à s’enfermer dans la tour de bataille des manifestes ? Voici le cérébrisme de M. Canudo, le synchronisme de M. Marcello‑Fabri, l’impulsionnisme de M. Florian‑Parmentier, le métabolisme de M. Orliac ! Noms que chaque écrivain, chaque poète donne à son exaltation vue d’un certain angle, mais dont les œuvres justifient mal la diversité9.

8Tout autant que l’éparpillement solipsiste des forces vives de la poésie, ce que vise ici La Vaissière est la tendance exacerbée au dogmatisme et l’inflation manifestaire qui nuisent à la production poétique proprement dite. Toutefois, la « diversité » ici soulignée n’est nullement à prendre en mauvaise part car elle est l’expression d’une versatilité dans le travail poétique qui rejoint les préoccupations de La Vaissière et sur lesquelles nous reviendrons. Toujours en 1923, Lanson fait paraître les deux tomes de son Histoire illustrée de la littérature française dont la conclusion recoupe les observations des enquêtes les plus récentes et les considérations de l’anthologie de La Vaissière. Le premier constat est la raréfaction, voire disparition, des écoles au profit des « chapelles » qui abritent, comme le dit à la même époque Eugène Montfort sous le pseudonyme de Philoxène Bisson, chacune un « petit dieu », « anarchiste de la grande société littéraire10 ». Lanson ne déplore pas cette anarchie : « Elle est le résultat naturel de la disparition du dogmatisme littéraire qui laisse à chaque écrivain la liberté de construire l’œuvre qui lui plaît et d’y mettre ce qu’il veut. L’unité ne peut être qu’une convergence des libres efforts, un consensus spontané ou réfléchi des individualités souveraines11. » Le second constat, paradoxal, reconnaît un semblant d’unanimité autour de l’art pour l’art ou plus exactement « une solution juste et large du principe excellent de l’indépendance de l’art12. » Et Lanson de neutraliser la pérenne opposition entre classicisme et romantisme dans une démarche transhistorique qui entre en résonnance avec les observations de La Vaissière. D’après l’universitaire, le champ littéraire est parcouru des flux du classicisme et du romantisme et « [d]ans les enquêtes qui se sont faites entre 1900 et 1914, la préoccupation de la synthèse était très sensible13. » Il en irait de ces courants comme de tendances, de chemins que l’écrivain est loisible d’emprunter et

[…] ce ne serait plus que des attitudes momentanées de l’âme répondant diversement aux appels divers de l’idéal ou de la réalité, des tours de main de l’artiste obéissant au caractère de l’idée ou du modèle. Chacun, bien entendu, aurait sa direction préférée, et n’irait pas plus loin que les autres que sa nature ne lui permettrait. Mais il ne refuserait pas les occasions de les tenter. La plus classique intelligence consentirait à laisser courir parfois dans son œuvre des vibrations romantiques ; et l’imagination la plus symboliste ne refuserait pas de donner à l’expression de ses rêves ce qu’ils se prêteraient à recevoir de précision classique14.

9S’interrogeant sur le développement de la littérature après 14‑18, Lanson conçoit son développement comme la manifestation d’oscillations :

L’extrémité d’extravagance où parvient un chercheur téméraire de formules nouvelles, prouve qu’un de ses devanciers est parvenu, en sens inverse, à une pareille extrémité, ou bien force un de ses successeurs à tenter d’y parvenir. L’action commande la réaction, et l’amplitude de celle‑ci correspond à l’amplitude de la première15.

10Le projet d’anthologie que conçoit Robert de la Vaissière prend sans doute forme pendant la guerre, et peut‑être même auparavant : les signes précurseurs d’un travail d’ampleur sont fournis par différents articles dès 1913 mais surtout par la série « Le problème romantique et le temps présent » parue dans L’Europe nouvelle du 31 août au 14 septembre 1918. Il s’agit là de la version presque définitive de la longue préface qui oriente le travail anthologique de La Vaissière et tranche ainsi avec nombre d’ouvrages du même type qui ne proposent aucun préambule informant le lecteur sur autre chose que l’arbitraire du goût. En effet, bien qu’il conçoive que le lecteur puisse se dispenser de la lecture de sa préface (il l’y invite même dans la dernière phrase), La Vaissière entend manifestement construire un cadre théorique dans lequel s’inscrit sa sélection : il ne s’agit pas d’une pure vitrine publicitaire mais d’une cartographie qui tente de restituer l’architectonique littéraire et poétique de ce premier quart de siècle. En ce sens, elle s’inscrit donc dans cette volonté de rendre lisible le champ littéraire tout en réconciliant des positions apparemment clivantes. La modélisation que va proposer La Vaissière emprunte la même forme dynamique que celle esquissée par Lanson dans la conclusion de son ouvrage : un champ de forces qui magnétisent l’espace poétique et le rendent justiciables d’un processus physique.

Apollon et Dionysos

11La préface de l’anthologie constitue un espace où peut se déployer une analyse du geste critique dont l’ouvrage est issu ; La Vaissière n’est en effet pas avare des questions qui ont structuré sa démarche16 bien qu’il n’évoque pas les éventuels emprunts auxquels il s’est livré. Allant plus loin que Lanson, il revendique une terminologie nietzschéenne dont il excipait dès 191817 : la culture française et l’expression du génie français sont façonnées par les courants apolliniens et dionysiens. C’est ainsi qu’il le résume en conclusion de sa préface :

J’ai insisté, en des pages peut‑être trop abondantes, sur les antécédents de la poésie contemporaine, parce que j’ai voulu rattacher le mouvement poétique de notre temps aux ondulations littéraire, qui, à travers notre histoire, se sont propagées : formation du génie français, à l’époque féodale ; vague dionysienne de la Renaissance ; puis fixation et immobilisation de l’art littéraire dans les formes « classiques » du xviie siècle. Nouvel élan dionysien à l’époque romantique, que continue le symbolisme. Enfin ce « temps présent », où s’entremêlent confusément une réaction vigoureuse dans le sens traditionnel, purement français, et des aspirations vers un idéal européen. Force dionysienne, force apollinienne, toujours18 !

12La référence nietzschéenne se retrouve déjà dans un article plus ancien qui déploie l’hypothèse des flux pour ainsi dire vitaux qui modèlent l’esprit d’une culture :

La métaphysique de l’illimité se précise à peine, mais le tourment de l’infini est très vieux. Les époques classiques le connurent et en gardèrent la pudeur. Entre la matière qui jaillit et la forme qui l’enserre, elles réalisent l’équilibre, qui est l’apparence immobilisée de la vie. La vie part d’un équilibre qu’elle détruit et résout en d’autres équilibres ; l’œuvre d’art classique fait semblant d’éterniser un instant de cette chute, et elle est soumise à la limite du contour, qui lui interdit d’évoquer à la fois tous les êtres, à la limite de l’expression, qui lui défend de s’étendre à tous les états d’un même être ; un instant de quelque chose, avec le pressentiment de ce qui entoure, le pressentiment de ce qui précède et suit. Qu’il s’agisse du geste d’une statue ou du fouillis d’émotions et d’actes qu’est un drame, la délimitation s’exerce sur des étendues différentes, mais avec la même rigueur. — C’est cette opposition que Nietzsche, critiquant la tragédie grecque, a exprimé par les mots « apollinien » et « dionysien ». Et, de fait, le mythe d’Apollon et celui de Dionysos sont les plus fortes images que je connaisse de ce jaillissement et de cette emprise.19

13La Vaissière se montre ici réceptif au processus de transplantation de la philosophie nietzschéenne dans l’histoire et la critique littéraires, processus en partie rendu possible par la vogue connue par les écrits de Nietzsche au début du siècle. L’anthologiste s’appuie très probablement sur le travail de vulgarisation de prédécesseurs comme Jules de Gaultier ou Louis Dumur20 mais, ce qui est plus significatif encore, la conception qu’il propose dans sa préface se rapproche de la réponse que Georges Le Cardonnel fournit à Gilbert Charles dans le cadre de l’enquête de ce dernier dans les pages du Figaro. Coordinateur avec Charles Vellay de l’enquête littéraire de 1905, frère du poète Louis Le Cardonnel, il est comme lui lié à certains des membres du groupe fantaisiste dont fait partie La Vaissière. Adoptant la perspective de Dumur, qu’il a connu et fréquenté, La Cardonnel entend concevoir l’évolution et l’histoire de la poésie française à l’aune du même complexe apollo‑dionysien dont la dynamique de flux et de reflux rendrait compte des bouleversements esthétiques selon un principe cyclique :

Il faut espérer qu’il continuera d’y avoir, demain comme aujourd’hui, deux traditions en présence dans la poésie française. Nous les appellerons, si vous voulez : la tradition dionysiaque et la tradition apollinienne, ou, si vous préférez : celle de la verve libre et celle de la verve contenue par les règles. Les plus belles réussites françaises tiendront toujours, plus ou moins, des deux. On ne saurait dire, en effet, que notre péril est proprement dionysiaque et non plus qu’il est purement apollinien, bien qu’il soit cependant moins dionysiaque qu’apollinien.21

14Les forces de changement et de fixité ont été adaptées en traditions artistiques au sein d’un jeu non plus vital mais esthétique, valeurs qui tendraient à être communément admises par le truchement d’un affadissement de la pensée nietzschéenne (on note d’ailleurs l’absence de mention du nom du philosophe tant le complexe apollinisme/dionysisme est passé dans le langage critique). Georges Le Cardonnel décrit ensuite rapidement ce complexe agonistique :

Nous trouvons, plus ou moins, la lutte entre ces traditions, à l’origine de toutes ses querelles littéraires. Les choses se passent généralement à peu près ainsi :

Il vient un moment où un art faussement apollinien, qui n’est qu’artifice, savoir-faire de bon écolier, ne sert déjà plus qu’à donner une forme vaine à une matière ou à une pensée qui s’épuise : c’est alors qu’une verve neuve et libre est la bienvenue, qui bouscule, un instant, les règles. Puis les mêmes poètes ou d’autres qui déjà s’apprêtent à leur succéder, s’aperçoivent qu’en contenant la liberté de leur inspiration, ils lui donneront une plus grande force dans une expression plus belle ; ils se sont rendu compte que rien d’humain et de durable ne peut être réalisé en dehors de la soumission de l’homme et des limites ; l’art n’a jamais consisté qu’à trouver les limites qui permettent l’expression la meilleure ; quand il y réussit, nous avons de ces œuvres qui méritent d’être classées, c’est-à-dire qui sont classiques. Classiques n’a jamais signifié autre chose ; c’est même pourquoi néo‑classique ne veut rien dire.22

15Suit une évocation des « grandes lignes de la vie littéraire si riche du dix-neuvième siècle et du commencement du vingtième » à l’occasion de laquelle Georges Le Cardonnel illustre ce flux incessant des deux traditions :

Quand les mauvais poètes du premier Empire et de la Restauration entreprirent d’embaumer Apollon, la réaction dionysiaque du romantisme se produisit naturellement. Ce qu’il faut seulement regretter, c’est que le romantisme n’ait pas ressuscité notre verve libre du moyen âge et du quinzième siècle, en le continuant. Baudelaire, le plus apollinien des derniers romantiques, précéda la réaction pseudo‑apollinienne du Parnasse. Que fut le symbolisme ? Une réaction dionysiaque contre le Parnasse, analogue à la première réaction romantique contre les faux classiques ; elle en fut même, en quelque sorte, la continuation.

Au croisement du Parnasse et du symbolisme, il y eut Verlaine et Mallarmé : le premier qui voulait :

De la musique avant toute chose

fut plus dionysiaque qu’apollinien ; le second, par contre, plus apollinien. Quant à Rimbaud, il représenta, au seuil du symbolisme, au sommet dionysiaque du romantisme : sommet perdu d’où ne sont pas revenus ceux qui ont entrepris de l’affronter. Au mouvement symboliste, succéda naturellement une réaction apollinienne qui s’affirme par le réveil de ce que notre génie contient de plus méditerranéen ; et elle atteignait à sa culmination avec Jean Moréas23.

16Georges Le Cardonnel se garde toutefois de généraliser chaque phase et précise qu’à chaque époque émergent quelques poètes dont la production « suffirait à nous donner une admirable chaîne d’œuvres où nous trouverions l’équilibre plus ou moins réalisé, des deux traditions », soit la plus belle illustration du « génie français » déjà exalté par des critiques tels que Florian-Parmentier et Robert de la Vaissière. Ce qui rend la tentative de ce dernier plus singulière réside dans les précautions dont il entoure cette acclimatation d’un concept philosophique à la critique littéraire. De fait, il accompagne cette théorie vitaliste d’une certaine réserve épistémologique qui place son enquête à mi-chemin entre le conservatoire des goûts d’un amateur et la rigoureuse histoire littéraire du philologue. La Vaissière est conscient de l’ensemble complexe des processus sociologiques et culturels qui président à toute entreprise anthologique :

Ainsi en va‑t‑il (j’ouvre cette parenthèse pour la justification des critiques) dans tout domaine de la connaissance : Henri Poincaré, et d’autres, nous ont appris que les théories physiques ont semblable degré de validité et que cet atome de certitude : le fait scientifique, est, pour une bonne part, créé par le savant. […] Ces constatations faites, il serait impertinent et maladroit de refuser à l’histoire — et en particulier l’histoire littéraire — le droit de relier les faits entre eux par le fil de l’opportunité, d’une opportunité de bon aloi, qui est vérité relative, transitoire parce que changent les points de vue (comme le savant crée pour une part crée pour une part le fait scientifique, le critique crée pour une part le fait littéraire) ; vérité soumise à révision et d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur des données elles-mêmes relatives, soumises à révision, mais de plus en plus permanentes à mesure que l’ensemble étudié s’élargit24.

17La modélisation agonistique du complexe apollo‑dionysien sert de support à La Vaissière pour justifier les choix qu’il effectue et lui permet d’envisager la situation de chaque poète en dehors du paradigme de l’école. S’il concède des proximités tantôt chez des poètes dits catholiques (Claudel, Fagus, Charles Grolleau, Max Jacob), tantôt chez des amateurs d’exotisme (John‑Antoine Nau, Segalen, Pierre Camo, Guy Lavaud ou René Bizet) ou encore dans l’expérience de la guerre (Jean‑Marc Bernard, Henry‑Jacques, Marcel Martinet) et jusque dans la judéité (André Spire, Edmond Fleg), La Vaissière ne s’éloigne pas de la représentation presque biologique de l’histoire littéraire :

Mais dans quelle mesure ces rapprochements, souvent « de circonstances », définissent‑ils l’originalité de chacun ? Cette mesure est négligeable. D’une façon très simple, un peu puérile d’apparence, et peut‑être moins illusoire qu’elle ne paraît, on pourrait essayer de classer les poètes par rapport au « génie français ». J’ai rappelé par quel ample et complexe va‑et‑vient le génie français est soumis à une sorte de vibration, de respiration séculaire et quelles forces adverses le mènent, prévalant tour à tour. Au point où nous en sommes aujourd’hui, on pourrait distribuer les noms des poètes, des plus disciplinés aux plus libres, à droite et à gauche d’un point, centre des éléments les plus profonds, les plus permanents de notre tradition25.

18La Vaissière affine sa réflexion et nuance une méthode trop simpliste en s’attardant sur quelques exemples qui sont l’occasion de réduire l’échelle du phénomène agonistique. Il esquisse un parallèle entre Claudel et Apollinaire, « deux fils du romantisme » qui illustrent respectivement la créativité et la liberté liées à cette impulsion. Cependant, ces deux tendances ne constituent pas une transposition du conflit entre apollinisme et dionysisme, même si le critique oppose la « gravité » de Claudel au goût du « jeu » d’Apollinaire. Elles dessinent les pistes d’un romantisme contemporain, composite, dont on ne saurait faire l’économie dans l’analyse de la littérature française du début du xxe siècle. Mais alors qu’il n’exploitait pas plus avant le contraste gravité/jeu dans ses articles, Robert de la Vaissière s’en sert dans sa préface comme tremplin afin de modéliser l’antagonisme nietzschéen. En effet, c’est à partir du jeu, du « bluff » pour reprendre ses termes, qu’il propose deux paradigmes de la résolution, toujours temporaire et sujette à renversement, du conflit. Il prend comme exemple à nouveau Apollinaire et l’oppose à Paul‑Jean Toulet (le choix n’est pas anodin dès lors qu’on a à l’esprit la position de figure tutélaire de ce dernier pour les fantaisistes) dont les esthétiques équivalent à « [d]eux jeux aussi différents que le poker et le baccara. » La démonstration n’est pas innocente en ce sens qu’elle confère plus de liberté au poète des Contrerimes qu’à celui d’Alcools :

Le bluff d’Apollinaire et la malice de Toulet témoignent d’états d’esprits opposés. L’un chevauche à plaisir vers l’infini, tous les infinis, les possibles et les impossibles, sur les « routes absurdes », pour la joie de ses yeux insatiables et pour l’espoir d’en rapporter d’illusoires richesses, dont il saura nous étonner ; l’autre restreint volontairement son domaine, mais y aperçoit ou y crée les rapports les plus inattendus, ce qui, pour le lecteur, aboutit encore à « l’effet de surprise ». L’un, de tempérament romantique, est parfois contraint à une forme classique par une nécessité supérieure ; l’autre, de tempérament classique, s’amuse et nous amuse par une fantaisie toute proche du goût romantique, mais sans danger parce que de solides barrières lui sont d’avance fixées.

Ce qui rapproche les résultats ; Toulet, finissait par mettre beaucoup de liberté dans son classicisme et Apollinaire par épurer sévèrement son futurisme, dans les bons moments, et quand il ne se moquait pas de tout au monde.26

19Les deux poètes sont définis comme des centres de convergence des tendances apollinienne et dionysienne, selon une dynamique bipolaire, et se dessine dès lors une idée de la littérature qui, poussée à l’extrême, déposséderait presque les poètes de leur production, de leur esthétique, en en faisant des manifestations spontanées de forces existant préalablement. On retrouve la dialectique d’une place à investir : Apollinaire comme Toulet dosent, injectent qui du « classicisme », qui du « futurisme » afin d’obtenir une poésie répondant à un équilibre instable. Un des risques d’une telle modélisation (mais elle aboutit somme toute à cette recherche de la valeur en littérature qui emprunte plus d’une voix, et biaise plus d’un jugement) serait une vue trop globale qui délimite des champs de force finalement plus complexes. En effet, l’instabilité entre dionysisme et apollinisme ne se résout pas forcément dans le point d’équilibre précaire que Robert de la Vaissière et Georges Le Cardonnel ont désigné : il faut également prendre en compte la possibilité d’une diffraction du complexe non plus seulement à l’échelle de la poésie française mais jusqu’au niveau des différents groupes ou mouvements qui la composent. C’est précisément cette hypothèse que relève Jean de Gourmont à l’occasion de la chronique dans laquelle il rend compte de l’anthologie de Robert de la Vaissière :

Ainsi synthétisée, la formule est un peu trop absolue ; il ne faudrait pas croire, par exemple, que l’école néo‑classique ou « centripète » monopolise à elle seule la force apollinienne de la poésie française. Il serait tout à fait absurde aussi de considérer le romantisme et le symbolisme comme de purs élans dionysiens. Si ces deux forces dionysienne et apollinienne sont les deux pôles de la poésie, on doit les retrouver dans tous les mouvements poétiques, et on les y retrouve en effet. Il est difficile d’enfermer l’art dans une formule ; mais acceptons ces compartiments factices qui nous permettront de classer nos poètes dans notre admiration comme dans les rayons d’une bibliothèque.27

20Face aux limites de la méthode que La Vaissière tente d’appliquer, que penser du panorama qu’il esquisse de la poésie contemporaine ? C’est ici qu’intervient une dimension qu’on aurait pu croire sinon absente du moins éloignée du genre anthologique : la portée manifestaire.

Cheval de Troie

21On irait trop vite en besogne en suspectant la démonstration de La Vaissière jusqu’à la ravaler au rang de pur instrument promotionnel. Toutefois, on ne peut exclure que l’une des raisons qui l’ont incité à rassembler ces textes soit le souci de participer à l’entreprise de légitimation du groupe auquel il appartient. Les fantaisistes ont fait campagne en 1912‑1913 pour s’imposer comme une force vive et neuve de la poésie, manœuvre malheureusement contrariée par la Grande Guerre qui meurtrit grièvement le groupe (sur les sept membres « officiels », pas moins de trois meurent entre 1915 et 1921, Jean‑Marc Bernard, Jean Pellerin et Paul‑Jean Toulet). La Vaissière, qui connaît bien Francis Carco et Tristan Derème, est sollicité par le premier pour contribuer à cet effort de guerre littéraire, notamment à travers plusieurs articles en 1913. Au début des années vingt, la production fantaisiste connaît un regain de visibilité grâce à la publication de plusieurs recueils28. Le moment paraît opportun pour organiser la réception à contretemps des fantaisistes et c’est dans cette effervescence que La Vaissière pense et compose son anthologie. Lorsqu’il constate, selon ses mots, l’affaiblissement du rôle de l’école littéraire, il passe en revue les ismes éphémères d’avant-guerre et autres « branches mineures du “futurisme” » mais s’arrête sur trois groupes dont la triangulation permet de circonscrire les forces principales à l’œuvre dans le champ littéraire : les unanimistes, qui « au lieu de faire corps en une école […] obéissent, chacun de son côté à leurs penchants personnels […] sont ainsi plus personnels, plus différents les uns des autres, se donnent plus de chances d’éviter le didactisme et la monotonie, risquent moins d’être dupes de l’image qui les séduit29. » L’école romane, qui « ne vise point à régenter l’ensemble de la poésie française, et sait fort bien entre quelles limites vaut son goût délicat de l’archaïsme. » Après avoir constaté la relative obsolescence de l’école romane (il mentionne avec respect Maurice du Plessys), La Vaissière aborde enfin le groupe auquel il appartient, certes non sans un certain détachement mais néanmoins avec intérêt :

Enfin il a beaucoup été parlé des « fantaisistes » : je ferai remarquer que le mot lui‑même exclut toute idée d’école. Les fantaisistes (Toulet, Klingsor, Pellerin, Carco, Derême [sic], etc.) étaient où sont des poètes ayant horreur de l’enrégimentement ; ils eurent des goûts communs, aimèrent la tradition française, accueillirent avec joie toute nouveauté qui méritait accueil (et c’est, pour une grande part, grâce à eux que la métrique s’est assouplie, que partisans du vers régulier et curieux du vers libre se sont rapprochés) ; — jamais ils ne publièrent de manifeste, ni ne s’enchaînèrent par des affirmations doctrinales30.

22Cette reconstitution d’un champ littéraire que La Vaissière avoue en voie de transformation paraît bien être sous‑tendue par une volonté de placement et parmi les poètes que retient La Vaissière dans les pages de son anthologie figurent tous les membres du groupe fantaisiste ainsi que de proches compagnons comme Jacques Dyssord, Philippe Chabaneix, Tristan Klingsor, Vincent Muselli, Guy Lavaud ou Marcel Martinet. La Vaissière fait également une place confortable aux poètes de la Nouvelle Pléiade et de l’école romane, conformément à l’esquisse de la préface. Le constat se limiterait à l’observation d’une nouvelle manifestation de ce que Fernand Divoire identifiait comme la stratégie littéraire de l’époque. On aurait tort de s’arrêter là car, pour ainsi dire simultanément, on trouve une même physionomie en ouverture de l’enquête de Gilbert Charles sur les tendances de la jeune poésie française. Réfutant lui aussi, comme on l’a vu, le paradigme scolaire, il distingue quatre courants qui lui semblent rendre compte de la situation littéraire contemporaine (on notera que les personnalités interrogées ne rentrent pas toutes dans ces catégories, notamment quelques‑uns des futurs surréalistes comme André Breton, Philippe Soupault ou Roger Vitrac). Le journaliste présente donc dans un premier temps trois de ces courants :

D’abord la descendance de Mallarmé, assurée par M. Jean Royère, grand honnête homme de lettres, et magnifiquement illustrée par M. Paul Valéry. Ensuite, le grand mouvement de renaissance classique dont M. Charles Maurras et M. Pierre Lasserre ont été avec Moréas les initiateurs et qui a son organe attitré avec la Revue critique des idées et des livres. Enfin l’unanimisme, dont l’influence a été, et demeure considérable avec MM. Jules Romains, Georges Duhamel, René Arcos, Georges Chennevière, Charles Vildrac, P.‑J. Jouve, Paul Castiaux et plusieurs autres.

23Gilbert Charles réserve ensuite une place particulière au groupe fantaisiste, autant d’un point de vue typographique (puisqu’il lui accorde tout simplement un paragraphe indépendant) que du point de vue du traitement critique. Ce qui caractérise « l’école fantaisiste », outre sa position légèrement latérale, c’est l’hétérogénéité des poètes qui y sont rattachés ainsi que la difficulté, permanente, de lui trouver des frontières bien définies :

Outre cela, la jeune école fantaisiste, dont P.-J. Toulet a été le maître incontesté, à laquelle ont [sic] peut rattacher sans trop d’arbitraire des poètes aussi différents mais aussi raffinés que le pauvre Jean Pellerin, mort si prématurément, MM. Tristan Derème, André Salmon, Max Jacob, Francis Carco, Léon Vérane, Vincent Muselli, Philippe Chabaneix et tous ceux que je m’excuse de ne point nommer. On pourrait relier à la rigueur à ce clair et jeune groupe des écrivains aussi personnels que M. Jean Cocteau et plusieurs de ses amis de l’extrêmegauche littéraire31.

24Cette place latérale présuppose néanmoins un rôle important dans la constitution du paysage littéraire des années vingt. On trouve encore trace de cette cartographie dans une conférence donnée le 29 mai 1923 par le critique Pierre Lièvre qui, à nouveau, se livre à l’exercice de l’exposé panoramique et achoppe rapidement sur la notion d’école :

Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’une école ? On emploie continuellement ce mot. On le voit écrit, on l’entend prononcé à tous les coins de journaux et de courriers littéraires. Il est très commode, je n’en disconviens pas. Mais l’abus que l’on en fait pourrait laisser supposer que la chose est de réalité courante. Il n’en est rien, car il ne faut pas admettre que, lorsque trois jeunes gens de lettres se réunissent autour d’une table de café une école littéraire soit née. Sans même nous attarder à blaguer la charmante manie des enfants qui pensent avec ingénuité — comme nous avons tous fait — qu’ils vont en paraissant bouleverser l’univers littéraire — l’existence même d’une doctrine ne suffit pas à assurer l’existence d’une école. L’unanimisme que j’ai déjà nommé tout à l’heure possède un corps de doctrine cohérent. Une doctrine assez nette sert de soutien à l’école qui se décore d’une manière aussi obscure qu’orgueilleuse du nom de romane. Il existe aussi une théorie je dirai presque un dogmatisme de la fantaisie. On sait ce que c’est : il s’agit d’avaler ses larmes, de souffrir en riant, de ne pas attacher d’importance, à ce qui en a, et réciproquement. Eh bien, Messieurs, malgré cela je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il existe une école unanimiste, une romane, une fantaisiste. Trois écoles qui coexisteraient ! Ça ne se serait jamais vu.32

25Pierre Lièvre est un contributeur régulier dans la revue Le Divan d’Henri Martineau et cette conférence porte justement sur une anthologie poétique publiée dans les pages du périodique. Martineau fut un proche des fantaisistes, œuvrant à la meilleure connaissance et à l’existence poétique de Paul‑Jean Toulet et Jean‑Marc Bernard. Le groupe contribue à la revue de manière régulière en fournissant des comptes rendus et des poèmes avant et après la guerre. Avec un certain cynisme, on pourrait subodorer un corporatisme littéraire dans cette volonté d’inclure les fantaisistes dans un panorama déjà bien rempli. Ce serait encore une fois se méprendre sur les tenants et aboutissants des enquêtes littéraires : tout autant qu’à la connaissance du champ littéraire, il s’agit, pour l’enquêteur ou l’anthologiste de participer à un processus de reconnaissance qui passe par l’élaboration plus ou moins explicite d’une téléologie critique. Toute la structure que La Vaissière met en place dans sa préface invite à déchiffrer un ordonnancement caché que l’ordre alphabétique, adopté faute de critère plus objectif, recouvre opportunément. Le centre du système qu’il établit correspond naturellement aux poètes fantaisistes :

Nous sommes très près du centre autour duquel se groupent — signe de la vitalité et de l’équilibre de notre époque — des noms de poètes particulièrement séduisants.

[…] Ici nous sommes entre classicisme et romantisme, une pudeur réfrène l’élan dionysien et lui impose aussitôt la forme, une pudeur contraire dépouille cette forme du pittoresque, la réduit à l’enveloppe la plus discrète, la plus ténue, la plus solide aussi.

Ici prendrait place le nom de P.‑J. Toulet, qui, comme plus tard Carco, comme parfois l’exquis Jean Pellerin, exprima, dans cette mesure délicate et brève, une angoisse divinisée33.

26En quoi consiste exactement ce centre, cet hapax de la poésie ? Robert de la Vaissière désigne comme point nodal les poètes dont l’esthétique obéit à une constante profonde qui se manifeste épisodiquement dans l’évolution de la littérature. Toulet, Carco et Pellerin, pour ne citer qu’eux, apparaissent comme les dépositaires de cette tendance centrale et ses représentants dans le premier quart du xxe siècle :

Les poètes qui eurent, pourrait‑on dire, le génie du cœur, au point de n’exprimer leur douleur que transformée en beauté : Villon, Nerval, Verlaine, indiquent cette ligne centrale qui, à travers l’accident des époques et des écoles, se continue et de temps en temps se manifeste. La caractéristique de ceux qui la suivent ? une forme si pure, si transparente qu’on la remarque le moins possible ; elle est entièrement soumise à la matière, et le moment vient parfois où on ne la voit plus, où l’émotion semble nue : la fin est si directement atteinte que les moyens ne sont plus aperçus. Art suprême, et rarement réalisé, et réalisable seulement dans quelques cas, semble‑t‑il, sur quelques données très générales, quasi‑éternelles34.

27Voici donc le creuset inattendu d’une modernité que La Vaissière avait explicitement rattachée à un Baudelaire, lequel « réalisa un équilibre entre l’esprit de recherche et celui de tradition35. » Georges Le Cardonnel cite les mêmes noms « dans les œuvres desquels se révèle la fusion heureuse des deux traditions36 ». La stratégie qui consiste à passer par la bande pour revendiquer discrètement la centralité d’un groupe à l’influence rétrospectivement contestable pose enfin problème au regard de la doctrine que La Vaissière semble défendre : le complexe agonistique qui modèle la littérature passée, contemporaine et future n’existe essentiellement que par son irrésolution dynamique, son instabilité féconde. Tenter de fixer ces oscillations, n’est-ce pas courir le risque de fossiliser un état qui ne pouvait perdurer dans une stase parfaite ? On s’éloigne de l’activité presque physiologique qui irrigue toutes les couches des sociétés occidentales en général et la française en particulier.

28L’anthologie de Robert de la Vaissière paraît donc à un moment charnière, tentant à sa manière de réconcilier les vivants et les morts au sein d’une constellation difficile à situer. Elle répond, comme d’autres anthologies et enquêtes, à un besoin de reconstitution et de revivification du champ littéraire, selon une configuration qui dépasse le paradigme des écoles, trop constrictif, au profit de celui de groupe, dont la laxité et la labilité autorisent des échanges, des gains et des déperditions obéissant aux flux des courants apollinien et dionysien. Elle constitue également un véhicule propre aux acteurs du champ littéraire qui visent une forme de consécration. Le tour de force de La Vaissière est bien d’évoquer à demi-mot cette dimension au sein d’une réflexion épistémologique qui emprunte tout autant à Henri Poincaré qu’à Remy de Gourmont. Et le « bluff » et la « malice » qu’il attribue respectivement à Apollinaire et Toulet dans leurs entreprises poétiques, ne peut-on pas les transfuser dans sa propre approche, et prêter à La Vaissière les mêmes réflexions que celles contenues dans la conclusion de Gilbert Charles à son enquête : « Nous croirions plus aisément que la poésie est tout uniment un jeu, et cela est assez séduisant, qui n’a guère plus d’importance que celui du billard, mais qui peut paraître plus amusant à un petit nombre de bons esprits37. »