Colloques en ligne

Hélène Stoyanov

Animaux & catastrophes naturelles dans la littérature de jeunesse contemporaine

1Depuis le début des années 2000, l’édition jeunesse aborde très largement les catastrophes naturelles1, thème d’actualité. Parallèlement aux ouvrages documentaires, romans comme albums, les fictions, en prise avec le réel, appréhendent littérairement une actualité fortement dramatique dont le jeune lecteur est témoin, tant par son expérience de citoyen que par le truchement de ses lectures. Comment cette histoire immédiate est‑elle (dés)saisie par la littérature ?

2La littérature jeunesse constituant l’un des rares lieux où les animaux ont vraiment droit de cité2 — personnages à part entière, individus singuliers, sujets principaux, les animaux y occupent une part prépondérante3 —, il s’agit d’interroger la place des animaux dans le traitement des catastrophes naturelles sous de nombreuses formes (tsunami, sécheresse, incendie, tempête, tornade, ouragan, éruption volcanique, entre autres). La représentation de leurs comportements est l’embrayeur de dynamiques poétiques et esthétiques qui expérimentent les propriétés matérielles du livre comme les potentialités textuelles et visuelles de l’album.

3Loin de viser l’exploration exhaustive d’une pratique artistique qu’il faut résolument décliner au pluriel, cette étude propose un bref panorama des modalités discursives et iconographiques utilisées par les auteurs et illustrateurs au tournant des années 2000, en comparant quelques œuvres les plus représentatives des tendances que nous avons identifiées dans le traitement des catastrophes naturelles vécues par des figures d’animaux anthropomorphisés, d’animaux domestiqués et d’animaux sauvages (apprivoisés par les hommes ou libres), ainsi que dans l’emploi de la figure animale comme métaphore de la catastrophe naturelle.

Les animaux anthropomorphisés face aux catastrophes naturelles

4Pour des raisons didactiques4 ou éducatives5, les auteurs pour la jeunesse ont longtemps préféré choisir pour personnage un animal plutôt qu’un enfant d’un âge proche du lecteur : ce phénomène de distanciation permet à la fois de capter l’attention de l’enfant qui s’identifierait plus spontanément à un animal anthropomorphe héros d’une histoire qu’à l’un de ses pairs, et de le rendre conscient des mécanismes narratifs en jeu sous ses yeux6. Nombre d’albums présentent des communautés d’animaux évoluant dans un monde sans humain, fonctionnant comme le monde des humains.

5Dans l’album La Tempête de Seyvos et Ponti7, le vent souffle le toit de la maison d’une petite souris prénommée Clarisse. Lorsque le niveau d’eau monte, ses parents et elle trouvent refuge dans son lit qu’ils transforment en tente, après que le père a rapporté « un bocal de cornichons, des morceaux de sucre, le camembert, le jeu des sept familles, le bol de Clarisse, le collier préféré de maman et le petit poste de radio rouge de la cuisine8 ». Le bateau-tente, douillet, chargé de tous ces objets familiers réconfortants, est emporté pour un joyeux voyage. En faisant un pas de côté grâce à un héros animal qui n’en est pas vraiment un, l’auteur et l’illustrateur abordent avec douceur un thème sombre.

6La spécialité du graveur américain Geisert est de donner à voir une société de cochons vêtus qui affrontent des catastrophes naturelles. La première double-page de l’album The Giant Ball of String (2002)9 commence par la description de Rumpus Ridge, misérable ville minière d’Amérique du Nord dont la fierté est de posséder la plus grosse pelote du monde. Une pluie diluvienne s’abat sur le village : une inondation entraîne la pelote jusqu’au village voisin qui s’enorgueillit d’avoir la plus grosse pelote de laine du monde. Les habitants de Rumpus Ridge se mettent à bricoler un bateau à aubes pour récupérer leur trésor : autant de préoccupations, de sentiments, de savoir-faire humains plus qu’animaux. Les gravures de son album sans texte Ice (2011)10 donnent à voir l’échappée de cochons insulaires qui font face à une accablante chaleur : lorsque leur immense puits est à sec, ils partent à bord d’un bateau montgolfière vers le pôle Nord. Un iceberg devient alors un voilier. Si la technique et la fantaisie poétique sont étroitement liées pour figurer les moyens de transport inventés, le champ d’action et de compétences est propre aux humains. Dans son album sans texte The Giant Seed (2012)11, les cochons sont confrontés à une éruption volcanique sur une île isolée : comment survivre ? Dès les premières pages, une semence est portée sur leur île au gré du vent. Les cochonnets entreprennent alors de la mettre en terre et d’en prendre bien soin pour qu’elle pousse. Ils se hissent ensuite à bord des boutons membraneux du pissenlit qui a éclos, et se laissent porter par anémochorie vers une autre île. Ainsi, les voyages surréalistes de Geisert ont pour origine une catastrophe naturelle, et pour solution la mise en œuvre de connaissances et de compétences scientifiques (machines, biologie).

Les animaux domestiques et sauvages dans la tourmente

7De très nombreuses œuvres littéraires pour enfants et adolescents traitent des animaux en tant que compagnon d’un humain, l’aventure — réaliste — restant fidèle aux habitudes authentiques de l’animal.

8Dans le roman français Tsunami12, qui s’inspire de ce qui s’est passé à Phuket en 200413, un jeune touriste rejoint Kyet, un jeune Thaïlandais avec lequel il a sympathisé, et son labrador Mister Dog — qui ne craint rien hormis les gallinacés —, pour qu’ils lui fassent découvrir des endroits inconnus des touristes. Alors qu’ils jouent sur la plage, « le labrador se m[e]t à aboyer14 » sans obéir aux ordres de son jeune maître : il n’avait « jamais fait ça15 ». Les enfants cherchent vainement à comprendre : « ce n’était pas vers la plage et un éventuel rival à quatre pattes qu’il aboyait, mais en fixant la mer [...] D’autant qu’il n’y avait visiblement aucun baigneur en détresse. » Kyet s’inquiète du « comportement inhabituel » de son chien « dont la nervosité n’avait en effet rien de rassurant » : « quelque chose ne va pas, dit‑il. Mister Dog sent un danger. Il fait toujours ça quand il sent un danger. Il faudrait peut‑être revenir un autre jour16 ». Le récit rend compte d’habilités perceptives et sensorielles inédites chez l’animal de compagnie, impossibles pour un être humain. Dans la description du mode d’être des animaux, ce sont les verbes qui prédominent, définissant une forme de vie active dotée d’une pensée douée de qualités sensibles et attentives, qui diffèrent selon les espèces : « le phénomène fut si brusque que des petits poissons se laissèrent piéger et se contorsionnaient en clapotant sur le sable humide17 ».

9Dans le roman The Curious World of Calpurnia Tate (2015)18, la petite fille, qui étudie la faune et la flore avec son grand-père, s’étonne de voir, sur la pelouse, un drôle d’oiseau gris et blanc. Dans un livre, elle découvre que c’est une mouette rieuse. Ils en déduisent que sa présence si loin des côtes annonce une tempête d’une violence inédite. Son grand‑père soutient qu’il est prouvé que les animaux possèdent des sens que les humains n’ont pas et qui les avertissent des catastrophes naturelles : les éléphants d’Indonésie peuvent prédire les cyclones ; les chauves‑souris de Mandalay pressentent les tremblements de terre ; en Nouvelle‑Guinée, les serpents jaillissent de leurs repaires en grand nombre une heure avant un tremblement de terre. Le grand‑père et l’enfant tentent d’alerter les autorités pour faire évacuer la côte, mais, personne ne les croit et la catastrophe, meurtrière, a lieu. La chatte de la maison semble percevoir ce qui se joue loin de là car elle est fort agitée. La tante, qui vit sur la côte et a survécu, raconte avoir vu avant la catastrophe des milliers de minuscules crapauds accrochés à tout ce qui flottait, sans qu’elle comprenne d’où ils venaient. Ainsi, les personnages adultes des récits de catastrophe naturelle sont souvent incapables d’écouter l’alerte donnée par les personnages enfants plus sensibles aux signes muets des comportements des animaux domestiques et sauvages.

10Certains auteurs décident de donner à voir les réactions des animaux sans essayer de les mettre en mots. Par exemple, Thunderstrom (2013)19 de Geisert est un album sans texte : chaque double page indique uniquement une date et une heure. Dans la campagne qui est probablement celle du Midwest américain, les agriculteurs assistent aux premiers signes avant-coureurs d’une tornade. Minute après minute, le jeune lecteur découvre l’évolution de cette catastrophe naturelle en observant les changements au sein du paysage : les illustrations forment une fresque de dix mètres de long parcourue par une seule et unique route. Riches de mille détails, elles donnent à voir, en coupe longitudinale — comme une planche de botaniste — le bétail se rassembler, les animaux sauvages (ratons laveurs, écureuils, lièvres) se terrer dans leurs terriers ou abris, les oiseaux s’abriter dans leurs nids ou les arbres creux, les hommes s’entraider, à mesure que la tornade ravage tout sur son passage. Dans ces images qui portent le récit comme la description sans explication, logis des hommes et des animaux apparaissent tout aussi précaires face aux éléments déchaînés.

11Dans l’album Hurricane (1990)20 de David Wiesner, aux illustrations très réalistes, le chat de la famille est à la fois un personnage périphérique et central de l’histoire. La page d’avant‑titre montre un chat blotti sous un arbuste secoué par un vent fort qui casse les branches et fait tournoyer les feuilles. Ensuite, sur la page de faux-titre, un enfant en ciré jaune est devant sa maison, les mains en porte‑voix, manifestement en train d’appeler le chat. Le texte commence à la double‑page suivante qui donne à entendre le dialogue entre David et sa mère : il s’inquiète de ne pas trouver le chat, elle lui répond de ne pas s’inquiéter car les chats en savent plus que les humains sur les ouragans : il se sera mis à l’abri. Le chat vient miauler à la porte. Il apparaît ensuite, comme un détail des scènes de vie, dans toutes les double-pages qui montrent la durée de l’ouragan. Soucieux des animaux qui ne bénéficient pas de la protection des habitations humaines, David se demande où sont passés les oiseaux et les écureuils, son frère lui parie qu’ils se sont réfugiés au creux de leurs arbres. Le lendemain, lorsque les garçons sortent, accompagnés du chat, pour évaluer les dégâts de la tempête, un orme immense a été déraciné. Il devient leur terrain de jeu, et le chat est présent à côté de ses maîtres dans chaque double-page, apparemment indifférent aux intrigues qu’ils inventent. Les garçons sont dans la jungle et l’image donne à voir les éléphants et les léopards qu’ils s’imaginent ; le chat, au premier plan, fait sa toilette. Ils voguent sur les sept mers, l’image montre l’énorme pieuvre qui les menace ; le chat, au premier plan, est allongé sur la proue du bateau-tronc. La dernière page du livre présente à nouveau le chat seul ; à l’intérieur de la maison, il regarde par la fenêtre une pluie battante qui cingle les carreaux : l’illustration donne à voir les saumons qui y nagent. Le chat possède une imagination aussi riche que celle des enfants puisqu’il invente lui aussi une scène : l’album suggère une intériorité propre, riche, et mystérieuse.

12L’album Tempête21 de Sandrine Bonini et Audrey Spiry commence par une adresse au lecteur et cette description faite, non sans humour, par un narrateur enfant : « Le plus ennuyeux avec les histoires vraies, c’est que personne n’y croit jamais. Surtout les gosses. Rien que pour ça, je m’étais promis de ne jamais raconter celle de la Tempête. Mais celui qui ouvrira ce livre sera, je l’espère, différent des autres22. » L’image — qui rappelle les scènes peintes par Edward Hopper — montre un quartier résidentiel cossu avec des jardins ouverts à la pelouse impeccable, et, en arrière-plan des usines et des entrepôts. Des familles endimanchées — tenant en laisse un caniche, un beagle et un dalmatien, tels des accessoires sociaux bien maîtrisés — se rendent vers une maison parfaite, ornée de ballons de baudruche. Pendant la fête guindée qui se tient dans le jardin, le vent se met à souffler : les vêtements des invités se transforment, les mets fondent en tâches de couleurs, « certains invités commencent à escalader les arbres ou à détaler à quatre pattes23 ». Les images prennent alors le pas sur le texte. Elles montrent que les chiens se figent en arbustes : des bois poussent au‑dessus de leurs oreilles ; a contrario, les animaux exotiques imprimés sur les rideaux se mettent à bouger et à sortir du tissu. Cette évolution surréaliste du traitement de la catastrophe naturelle ainsi que le basculement dans le registre fantastique permettent de mêler le règne animal et le règne végétal (les animaux domestiques sont littéralement réduits à un rôle ornemental de plante verte), les différents règnes animaux issus de climats différents, et d’inverser le rapport animal-humain. Jouant du pacte de lecture autobiographique annoncé dans l’incipit et du pacte fictionnel24, la dernière double-page se déplie pour sortir du cadre imposé par le format de l’album : les illustrations passent à l’abstraction comme dans un tableau de Kupka ou de Freundlich pour montrer les enfants se réfugier sur les hauteurs de la ville dans le kiosque du zoo déserté, sans que l’on ne sache où ni comment sont partis les animaux qui y étaient enfermés. Cette fin ouverte interroge sur le devenir des enfants comme des animaux sauvages.

Les enfants face aux animaux sauvages lors d’une catastrophe naturelle

13Dans certains récits, une catastrophe naturelle qui menace hommes et troupeaux semble épargner les animaux sauvages.

14Par exemple, dans le roman allemand Die Falle (2000)25, la pluie tarde à tomber dans le désert du Kalahari, et les Bushmen n’ont plus une goutte d’eau. Bo et Ana ont observé que, contrairement aux plantes et aux animaux domestiqués, les babouins ne semblent pas souffrir de la soif. Ils vont donc les suivre pour percer leur secret. Sont ainsi montrées des connaissances propres aux animaux que ne maitrisent pas les humains ni les animaux domestiqués : pour se sauver, il faut comprendre et imiter les animaux, et, en quelque sorte, (re)devenir animal, puis raconter cette expérience. La narration a pour origine le déchiffrement des traces des animaux et la lecture des signes laissés par les bêtes : cette expérience engendre le désir de raconter une histoire26.

15Dans de nombreux récits, la catastrophe naturelle est préalablement perçue par les animaux sauvages qui sauvent les humains, par hasard ou par choix, ou décident de les épargner. Dans le roman An American Ghost (1973)27, une crue du Mississipi plus forte que les autres emporte une maison dans laquelle Albie, 13 ans, était seul. Sur les flots déchaînés, la maison heurte un arbre : un puma qui y était perché tombe dans la maison. Commence ainsi une étrange cohabitation liée à leur survie mutuelle, qui n’est pas sans point commun avec le récit brésilien Max e os Felinos (1981)28, qui raconte l’histoire d’un réfugié allemand traversant l’Océan Atlantique avec un jaguar, et le récit Life of Pi (2001)29 paru en 2001, qui raconte la traversée du Pacifique d’un jeune garçon avec un tigre du Bengale.

16Explicitement inspiré de faits réels, le roman Running Wild30 de Michael Morpurgo commence le 26 décembre 2004. Will, un jeune britannique, passe quelques jours de vacances avec sa mère, dans un hôtel au bord de la plage, en Indonésie. Le matin où il réalise enfin son rêve — une promenade à dos d’éléphant — il se rend soudain compte que l’animal a un comportement étrange, et qu’un iguane s’enfuit précipitamment sur le sable devant eux et disparaît à l’ombre des palmiers. Le mahout s’étonne du comportement bizarre de l’éléphante qui adore la mer et qui, ce jour-là, refuse d’aller nager comme elle en a l’habitude tous les matins. Elle ne veut même pas s’en approcher, et reste indifférente aux paroles rassurantes de son jeune maître qui lui murmure que la mer n’a pas changé depuis la veille. Will tente de comprendre la peur de l’animal qui devient communicative : la mer est si calme tout à coup qu’elle lui semble presque irréelle. Will qui sent la tension dans le corps entier de l’animal, décrit ses réactions : elle regarde vers la mer, sa respiration est bruyante et saccadée, elle lève sa trompe et se met à souffler vers la mer, en remuant la tête comme s’il y avait quelque chose qui l’épouvantait. Will regarde à son tour vers l’océan, et remarque que l’horizon a changé : une ligne blanche s’avance vers eux, et la mer se vide en laissant des centaines de poissons se débattre sur le sable. L’éléphante s’enfonce dans la jungle à toute vitesse et court à perdre haleine. Will cramponné sur son dos analyse ses mouvements désordonnés et ses barrissements de terreur, ininterrompus, si forts et si terriblement aigus qu’ils remplissent toute la forêt autour : il comprend que ce qui est derrière eux les poursuit et les tuerait sûrement s’ils étaient rattrapés. Les semaines passent, l’enfant et le pachyderme avancent. Peu à peu, le garçon apprend à connaître l’animal, redevenu sauvage, et le monde de la jungle. L’animal qui a sauvé l’enfant sans le vouloir se met à le protéger volontairement de tous les autres dangers de la jungle, notamment en le réveillant par des petits coups de trompe lorsque les animaux de la jungle sont confrontés à une autre catastrophe, un incendie. S’il existe des incendies d’origine naturelle (foudre, éruption volcanique, fermentation de tourbière, par exemple), l’enfant découvrira plus tard qu’il s’agit d’un incendie volontaire provoqué par les hommes. Néanmoins, les animaux y réagissent comme s’il s’agissait d’un incendie naturel : l’enfant entend qu’au-dessus de lui, toutes les créatures invisibles de la forêt s’enfuient à toute vitesse, en poussant des cris, jacassant, croassant et glapissant. À plusieurs reprises, le roman décrit ainsi des catastrophes, appréhendées via la perception précoce des animaux, exprimées par les adjectifs relevant du champ lexical de la peur, les verbes de fuite et de cris, unique représentation linguistique des cris d’animaux31.

17En effet, les récits ne donnent jamais à entendre d’onomatopées32 propres à l’expression des animaux33, y compris dans les albums pour tout-petits. Par exemple, l’album sans texte intitulé Mama !34, également inspiré par ces faits réels35, suit l’itinéraire aquatique d’un bébé hippopotame36, séparé de sa mère par l’énorme vague d’un tsunami. Après avoir dérivé, le bébé se retrouve dans une réserve pour animaux épargnés par la catastrophe : il se rapproche d’une tortue géante qui finit par l’accepter comme son bébé. Les seuls mots présents dans l’album sont « mama » et « bébé » dans les phylactères représentant ce que pensent, disent ou ressentent les trois protagonistes. Cette absence de langage verbal compréhensible par les humains est au cœur de nombreux récits qui interrogent la compréhension ou le malentendu entre les humains et les animaux.

Les animaux sauvages face aux adultes lors d’une catastrophe naturelle

18Le roman La Dernière marée37 met en scène une catastrophe naturelle fantastique et imaginaire : la mer reflue depuis des mois, aspirée sans fin et sans cause connue. À Citéplage, une station balnéaire où il n’y a plus que du sable et des rochers, quelques rares touristes, dont la famille d’Élo, sont tout de même venus passer un séjour, probablement le dernier. Contrairement aux humains qui ont conscience d’une prochaine fin du monde, les animaux terrestres continuent à vivre selon le rythme cyclique, à l’image des oiseaux qui reprennent les chants propres à cette époque de l’année. Comme tous les ans, le père d’Élo nourrit les chats sauvages et indigne la mère : « Ils vont tous mourir. [...]. C’est cruel. Tu leur donnes de faux espoirs. Dans deux semaines on sera partis et ils te chercheront partout. [...] Si tu les aimais vraiment tu les tuerais38. »

19Ainsi se pose la question de l’intervention des humains dans la sauvegarde momentanée des animaux victimes d’une catastrophe naturelle, en interrogeant le rapport au temps : s’agit-il de vivre dans l’instant, en partageant un moment avec une bête, ou d’appréhender le temps de façon linéaire, pour agir ? Avec son ami Hugo, Élo se trouve à son tour confrontée à ce dilemme lorsqu’ils découvrent une tortue échouée sur la plage qui émet un « râle pathétique39 ». Les deux adolescents s’interrogent sur sa présence :

« Elle a dû être désorientée par les nouveaux courants. Elle ne devrait pas être ici.

– Pourquoi pas ?

– On est très loin de son habitat naturel. C’est pas le bon climat. Elle doit être gelée. […]

– Pourquoi est-ce qu’elle ne retourne pas à l’eau, alors, si elle a froid ?

– Je ne sais pas, murmura-t-il sans quitter l’animal des yeux. Je ne sais pas. [...]

Mais non ! Tu ne vois pas ? Elle s’est perdue et elle est fatiguée et elle veut mourir ».

[...] La tortue les fixait d’un air stupide40.

20Les adolescents regardent les animaux et les animaux les regardent. Autrement dit, ce qui arrive aux animaux les regarde, les concerne : double sens d’un regard, et double sens du verbe regarder41. Au cours de cet échange, les adolescents tentent en vain de la repousser dans l’eau, envisagent de la nourrir, considèrent qu’ils ne peuvent « rien faire pour elle », avant de décider de l’aider à mourir pour qu’elle ne souffre pas et n’agonise pas pendant des jours. Alors qu’Hugo avance qu’ils ne peuvent pas la tuer, Élo reprend l’argument maternel : « Elle va mourir de toute façon. Si tu l’aimais vraiment, tu la tuerais toi‑même42 ». La tortue semble ne leur donner ni tort ni raison : « Les yeux de la tortue : deux billes noires. Placides. Ternes. Ils ne disaient rien du tout, ces yeux. Elle ne faisait aucun effort pour être comprise43 ». Après avoir tué la tortue, les deux adolescents, en proie à la culpabilité et au doute concernant ses intentions, sont incapables de se revoir ni de se parler. Un garde-côte confirme qu’ils ont déjà dû en abattre plusieurs cet été. Le fait d’avoir réagi comme les adultes ne rassure pas complètement Élo qui, hantée par son geste, n’arrête pas de penser à la tortue, qu’elle estime finalement voir tuée sans raison. Les personnages sont convaincus de la nécessité de l’empathie à l’égard de l’univers animal victime d’une catastrophe naturelle, tout en doutant de leur propre humanité ou bestialité dès lors qu’ils choisissent d’agir ou de ne pas agir. Le lecteur adolescent, fait donc l’expérience de la différence d’appréciation, et aussi d’un possible malentendu entre les différentes espèces concernées par une même catastrophe, puisque l’animal est privé de la capacité de témoigner.

21Dans le roman dystopique The Wild Beyond44, les animaux ont officiellement tous disparu, décimés par une maladie incurable : présentée par les autorités comme une catastrophe naturelle, elle se transmet aux humains qui ont décidé de tuer tous les animaux survivants pour se protéger. Kester est un jeune garçon qui ne sait plus parler, suite à un traumatisme. Il est enfermé dans un institut depuis six ans, lorsque des cafards et une bande de pigeons viennent lui demander, par télépathie, de l’aide. Dans la forêt, il découvre que survivent, cachés, quelques individus des différentes espèces animales. Il part à la recherche de son père, vétérinaire, pour faire éclater la vérité que lui révèlent progressivement les animaux : une entreprise agro-alimentaire a conçu cette fausse catastrophe naturelle pour forcer la population à acheter ses sachets d’alimentation liquide, puisqu’il n’y a plus d’animaux ni, conséquemment, de végétaux. Seul un enfant qui ne peut plus communiquer avec les autres humains possède une sensibilité lui permettant de s’intéresser à ces milieux non-humains qui partagent l’existence de l’homme sur la planète. Il démontre que leurs rapports sont fortement déséquilibrés au bénéfice des humains adultes, qui ne les considèrent qu’à l’aune du profit économique, ou qui éprouvent un plaisir morbide à torturer non seulement les animaux mais aussi leurs semblables. Pour mener le personnage à cette intellection, les animaux s’expriment parfaitement dans sa langue, même s’il est le seul à pouvoir les entendre. Le jeune lecteur est amené à réfléchir aux droits de ceux qui ne parlent pas — littéralement de l’infans — et qui sont là, au même titre et dans le même monde que ceux qui raisonnent à haute voix dans la langue claire et nette de l’esprit humain45. Dans la littérature de jeunesse contemporaine, parler et écrire « pour » mais aussi « à la place de » l’animal relève donc plutôt de la prosopopée que d’une entreprise qui consiste à « pousser le langage [...] et pousser la syntaxe jusqu’à une certaine limite46 », selon l’expression de Gilles Deleuze dans la rubrique « Animal » de son Abécédaire.

22Dans l’album pour tout-petits Étranges créatures47, les animaux de la forêt sont confrontés à une catastrophe lorsqu’ils reviennent vers leurs « maisons », les arbres, et ne découvrent que des souches. Ils mènent l’enquête sur ce phénomène, aussi dévastateur qu’une catastrophe naturelle, et découvrent que les arbres ont été tronçonnés par les humains. De même, l’album pop-up Dans la Forêt du paresseux48 donne à voir en relief les effets de l’action humaine équivalente, pour les animaux et les populations autochtones, à une catastrophe naturelle : le jour où des machines aux terribles mâchoires s’attaquent au paysage, hommes et animaux prennent la fuite, à l’exception du paresseux qui continue sa sieste et reste immobile de page en page. Le lecteur suit en frémissant la destruction progressive qui le menace. Les performances narratives et visuelles saisissent l’histoire immédiate selon une narrativité romanesque qui parvient à interroger le rapport de force entre le fort et le faible. Le lecteur constate que la catastrophe est pareillement grave pour les animaux, qu’il s’agisse d’un phénomène naturel ou d’une action humaine. Dès lors, certaines actions humaines pourraient-elles être, du point de vue des animaux, une catastrophe naturelle, en cela qu’elle détruit la nature et qu’elle a été produite par une entité naturelle ?

L’animal comme métaphore de la catastrophe naturelle

23Dans le roman Tsunami d’Arthur Ténor, le tsunami est deux fois décrit comme un animal : « le monstre bleuté l’englouti[t] entre ses crocs d’écume », « la mer se retira, lentement, tel un animal sournois qui rentre à reculons dans son terrier49 ». L’adjectivation confère une intentionnalité au phénomène naturel qui recèle une animalité d’autant plus mortifère que l’extrême altérité se conjugue avec la plus extrême proximité : la mer serait dotée d’une volonté propre, axée sur la prédation et la défense, comme si elle adoptait un comportement animal avec les animaux. Dans l’album Mon Île blessée50, la métaphore est visuelle car ce sont les illustrations qui figurent la catastrophe naturelle sous forme de chimère mi‑animal mi‑homme. Le phénomène climatique étant comparé à « un monstre » dans l’incipit :

Je m’appelle Imarvaluk. Dans ma langue, l’inuktitut, cela veut dire le chant des vagues. C’est mon grand-père qui m’a donné ce nom lorsque j’étais bébé. Chaque fois que je pleurais, cela lui faisait penser à la mer. J’aime mon nom mais je n’aime plus la mer. Je me méfie d’elle depuis qu’un esprit mauvais l’a envoûtée. La mer est devenue comme un monstre qui dévore lentement mon île : l’île de Sarichef51.

24L’illustration donne à voir une méduse géante à tête humaine, sous l’eau, en train d’ouvrir son énorme bouche pour engloutir l’île : « Son pouvoir est si puissant que même l’hiver s’est éloigné de l’île52 ». L’enfant‑narrateur se sent abandonnée par les divinités tutélaires de son peuple et prête des intentions à « ce monstre [qui] s’acharne sur notre île [...] blessée, rongée peu à peu par une créature inconnue des esprits qui veillaient sur notre peuple dans les temps anciens53 ». Si l’enfant se plait à inventer cette « créature avide et invisible », thériantrope, à la volonté propre, elle explique savoir que la pollution et le réchauffement sont « en partie provoquée par les humains54 » : des scientifiques sont venus l’expliquer aux villageois. Dans les illustrations, la méduse sort d’énormes cheminées d’usine qui crachent une épaisse fumée marron. Les digues construites n’ont pas eu d’effet : la montée des eaux menace le village et les animaux domestiques (les chiens sont très présents sur les illustrations) qui n’ont d’autres solutions que de s’exiler sur le continent, en la laissant détruire la faune sauvage évoquée dans une énumération utilisant l’article générique (« le phoque barbu, le morse, l’orignal et le caribou ») qui signifie que disparaissent l’ensemble des individus de ces espèces. Dans cet album, les humains ne peuvent pas sauver les animaux sauvages mais seulement leurs animaux domestiques, ce qui n’avait pas été le cas dans Tsunami d’Arthur Ténor : les deux garçons avaient lâché Mister Dog pour pouvoir s’agripper et survivre. L’excipit donne à voir la méduse géante qui flotte dans le ciel et ouvre sa bouche au-dessus du village.

25L’approche de la figure des animaux confrontés à une catastrophe naturelle dans la littérature pour la jeunesse des vingt dernières années permet de constater l’attention portée à la perception et aux réactions des animaux lors d’événements habituellement appréhendés dans les récits du point de vue des humains.

26Refuser ainsi une représentation univoque de l’histoire immédiate, uniquement traitée du point de vue des hommes, invite à suivre la trace, à « chercher l’indice55 » et à entendre le murmure des émotions de ceux qui ne parlent pas. Les œuvres littéraires pour les jeunes lecteurs envisagent dès lors cette représentation non seulement comme une mimesis, mais aussi une poiesis.