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Alice Desquilbet

Les cataclysmes des lois du marché. Profits & prophéties cosmocidaires chez Sony Labou Tansi

1L’écrivain congolais Sony Labou Tansi n’a de cesse d’annoncer l’avènement d’un « cosmocide1 », cataclysme planétaire dans lequel les problématiques écologique, politique et sociale se trouvent imbriquées. Le motif cosmocidaire qui émaille le discours paratextuel sonyen envahit peu à peu les fictions, jusqu’à informer le cours des derniers récits de l’écrivain congolais. J’aimerais étudier deux de ses derniers romans écrits entre le milieu des années 1980 et le début des années 1990, Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez2 et Le Commencement des douleurs3, qui témoignent du « cosmocide » en cours, en particulier par les cataclysmes naturels qui font irruption dans les fictions. La mer mange une ville, la canicule assèche le fleuve et des espèces animales meurent en masse. Or, chez Sony Labou Tansi, les cataclysmes ne sont pas gratuits : la logique cosmocidaire mondiale est en effet définie par l’association entre les désastres écologiques et le système économique capitaliste. Je fais l’hypothèse que les catastrophes naturelles ressenties comme soudaines sont en fait préparées et que les récits se chargent de révéler la logique qui préside à ces bouleversements a priori chaotiques. À cet égard, les récits sonyens constituent un laboratoire des cataclysmes fictionnels dont l’écrivain interroge la nature à partir des années 1980.

Le cosmocide capitaliste de Sony Labou Tansi

2Avant d’analyser la manière dont le cosmocide se déploie dans les narrations sonyennes, je voudrais étudier la construction énonciative des prophéties qui révèlent le désastre planétaire, plus qu’elles ne l’annoncent. L’écrivain du cosmocide se fait prophète au sens où il met au jour les causes présentes néfastes qui mèneront inéluctablement au désastre. Dans sa vision cosmocidaire, il existe un rapport étroit entre l’économie capitaliste et la mort du monde. Multipliant ses annonces du cosmocide dans des discours assumés, l’écrivain met au jour les logiques économiques, sociales et écologiques qui président à la confrontation entre « l’archipel des nantis4 » et « le continent des appauvris5 », comme il les appelle.

La nature du « désastre planétaire »

3Dans une lettre ouverte qu’il intitule malicieusement mais non moins lucidement « Lettre fermée aux gens du Nord et Compagnie », l’écrivain congolais interpelle ses « concitoyens d’une planète chipée6 » pour leur rappeler que le mode de vie occidental est en train de provoquer un cataclysme planétaire :

Nous sommes arrivés à ce moment crucial où nous devons apprendre à tout réinventer. C’est la seule possibilité qui nous reste de contourner le cosmocide de notre planète. Vous pouvez banaliser l’état actuel du désastre planétaire, mais vous ne pourrez plus cacher à personne les vraies données du problème. Votre gâchis coûte trop cher, il faut maintenant que vous mettiez toutes les énergies en marche pour l’arrêter7.

4Sony Labou Tansi refuse de fermer les yeux devant l’apocalypse mondiale et il s’évertue à en révéler les logiques profondes. Concédant à la limite que l’on puisse fermer les yeux devant l’imminence du cosmocide, l’écrivain refuse de mentir sur les raisons qui l’ont provoqué. En effet, en tant que prophète, Sony Labou Tansi se charge moins d’éclairer le futur que de révéler les contradictions du présent qui œuvrent à la réalisation de la catastrophe qu’il pressent. Comme l’explique l’anthropologue Patrice Yengo, « le prophète engage une lutte contre le temps présent8 » : Sony Labou Tansi se doit donc de dire la vérité et de révéler les fondements du cosmocide en cours. Dans la vision prophétique sonyenne, le cosmocide annoncé est donc étroitement dû à l’économie capitaliste.

Le capitalisme criminel

5Entre 1988 et 1990, Sony Labou Tansi écrit sa pièce La Résurrection rouge et blanche de Roméo et Juliette9, aux accents shakespeariens. La haine des familles Capulet et Montaigu est en grande partie fondée sur la concurrence économique puisque « Papa Montaigu » est un propriétaire foncier exploitant dans le caoutchouc, et « Papa Capulet », un important négociant. La pièce se charge donc d’éclairer ces nouvelles logiques tragiques. Dès l’avertissement de sa pièce, le dramaturge congolais prévient qu’il ne s’agit ni plus ni moins d’une représentation de la mort de la vie :

Mais pourrais-je parler en quelques mots de l’entreprise gigantesque où la médiocrité et la bêtise œuvrent, la main dans la main, à la construction du cosmocide ! La vie se meurt. Une page de la civilisation humaine est en train d’être tournée. La main qui la tourne n’est pas celle des militaires. Elle n’est pas celle des indécrottables de la politique. Cette main est celle des marchands. Il faut le dire maintenant avec les maux (et les mots) qui conviennent. Le capitalisme (même celui d’État) est un crime contre l’humanité et son avenir10.

6Là encore, l’écrivain se charge de révéler les logiques profondes qui préparent le cosmocide. Employant le champ sémantique de l’édification concertée — entreprise, œuvrent, construction, main —, Sony Labou Tansi construit son discours comme un procès. S’appuyant sur l’ironie tragique de la main aveugle qui construit pour mieux détruire et sur la métaphore filée de la main cosmocidaire qui tourne la « page de la civilisation humaine », l’écrivain congolais désigne très précisément les responsables de la mort du monde. La description évoque d’ailleurs les « petites mains11 » du capitalisme dont parlent Philippe Pignarre et Isabelle Stengers dans leur ouvrage La Sorcellerie capitaliste. En s’attachant au détail de la « main des marchands », Sony Labou Tansi personnifie la puissance du capital, qui repose sur « des armées entières de spécialistes » contribuant à faire fonctionner « la machine à produire des alternatives infernales12 » du système économique capitaliste. Ainsi, le cosmocide sonyen recoupe bien les enjeux écologiques et les logiques économiques13.

Dérégulations bancaires et dérèglements naturels

7Dans les narrations également, les cataclysmes sont ressentis par les personnages comme une vengeance des éléments qui s’élèvent contre les lois du marché.

Une histoire d’ananas qui fait crier la falaise dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez

8Le roman Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez raconte l’histoire d’une petite ville perchée sur une falaise qui attend en vain l’arrivée de la police pour reconnaître le meurtre d’Estina Benta, tuée par son mari Lorsa Lopez au vu et au su de tous les habitants de Valancia. Le récit s’ouvre sur un double événement, le féminicide qui a lieu un « jeudi de malheur » et le « cri de la falaise », entendu « la veille14 » par toute la communauté de la Côte. Or, ces deux événements sont en fait précédés — voire peut-être annoncés — par un troisième : le boycott mondial des ananas de Valancia. Dès l’incipit, la narration entremêle ces trois péripéties :

La veille du jeudi de malheur où nous saurions que Lorsa Lopez allait tuer sa femme, […], nous entendîmes la terre crier du côté du lac […].

– Encore six mille cent trente-cinq jours et ce sera la fin, dit Fartamio Andra do Nguélo Ndalo.
Le cri avait duré trois minutes mais de Valtano à Nsanga-Norda les gens l’avaient entendu et prétendaient que c’était à cause des bacchanales de la Côte que la terre s’était mise à prêcher. À chanter presque. Un malheur n’arrive jamais seul : nous n’avions pas vendu nos ananas cette année-là, notre président ayant insulté l’Amérique à la seizième conférence de Paris sur les prix des matières premières. Pour se venger, les Américains refusaient de manger nos ananas, et, avec eux, les Français refusaient par pudeur, les Belges par compréhension, les Russes par timidité, les Anglais par compétence, les Allemands par pure et simple tête dure, l’Afrique du Sud par intuition, le Japon par honneur Enfin, pour une raison ou pour une autre, le monde entier refusait nos ananas. Les autorités, au lieu d’abdiquer, avaient passé une loi, obligeant les résidents à manger d’impossibles quantités d’ananas, matin, midi et soir : soit trois kilos par jour et par tête ! « C’est bien fait pour leurs gueules », disait la population. Tous les étrangers se mirent à nous haïr, nous, notre pays et nos lois. « C’est une idée des gens de la Côte, soutenaient‑ils, ces mangeurs de perches ! Alors que les gens de Nsanga‑Norda sont plus logiques. » Puis il y eut ce grondement de la falaise, cette piaillerie infecte, ce clabaudage inexplicable. Cet appel au silence15.

9À peine évoquée, la tragédie des ananas est reléguée au second plan du récit. L’événement économique semble anecdotique, d’autant plus qu’il est rapporté dans une tonalité comique qui paraît minimiser son importance. Cependant, il pourrait bien occuper une place plus grande qu’il n’y paraît dans la succession des événements qui ouvrent le récit, principalement pour deux raisons. D’une part, le boycott des ananas est rapporté dans l’incipit, un seuil du roman qui prépare toutes les thématiques de l’histoire à venir16. Il ne saurait donc être accessoire et participe pleinement de l’ironie tragique dans l’annonce des malheurs qui s’abattent sur la Côte. Le cri de la falaise ainsi que le féminicide, et peut-être le surplus des ananas, suscitent la prophétie de la sorcière Fartamio Andra qui annonce que la fin du monde est proche — un peu moins de dix‑sept années, c’est‑à‑dire le passage au xxie siècle si l’on se replace dans le contexte d’écriture du roman. La saynète marchande s’inscrit donc dans une logique chaotique et semble bien appartenir à la série des signes funestes, aussi bien économique, politique, écologique et féministe, déterminant l’histoire qui va nous être contée. D’autre part, l’épisode des ananas intervient au beau milieu du récit du « cri de la falaise » dont il rompt la chronologie. Tout se passe donc comme si l’épisode économique répondait à l’irruption mystérieuse des manifestations telluriques au début du récit, dans une succession logique encore floue qu’il nous faudra tenter d’éclairer. En effet, la voix narrative rapporte tous ces événements mais sans vraiment établir de lien clair entre eux. Nous y reviendrons.

Une histoire de baiser annonçant des cataclysmes

10Dans Le Commencement des douleurs, la perturbation initiale réside dans le dévoiement du rituel communautaire par un vieux savant. En effet, Hoscar Hana a été grassement payé par le père d’une toute jeune fille, Banos Maya, pour participer à la cérémonie d’introduction de celle-ci dans la communauté adulte en lui donnant un faux baiser. Or, le vieux savant est trop préoccupé par son projet étant de faire surgir une île au large de Wambo, grâce à des pompages, financé par le père de Banos Maya. Les liens entre le rituel dévoyé, les perturbations écologiques annoncées et les marchandages économiques sont ainsi progressivement révélés.

11Dès le début du récit, la voix narrative avait semble-t-il pris conscience de la logique économique‑cataclysmique qui se mettait en place. À propos du rituel dévoyé, elle accusait les Blancs d’Hondo-Noote, notamment le ploutocrate Banos Maya, de troubler le cours de la vie de la communauté :

Aucun Nègre noir comme nous ne serait allé soulever les jupons du destin pour la balourdise de montrer les ailes d’un argent pioché aux fumeurs de paspalum. Les Blancs sont pourris de bonne étoile : ils font des âneries et c’est la terre entière qui paie. Au lieu de boire, de manger, de dégueuler comme tout le monde, les Blancs de Hondo‑Noote voulaient montrer qu’ils n’étaient pas des hommes comme tous les hommes : ils ajoutaient à la tradition des retouches et des loufoqueries qui provoquaient des cataclysmes. Dans la pratique de la câlinerie, ils avaient pensé bien faire en ajoutant du leur, eux qui ne savaient rien des fondements de cette coutume et qui prenaient les choses à la légère des légères, eux, naïfs au point de chiffrer le prix de l’eau, du ciel et de la terre. Eux qui avaient baissé les enchères dans la coutume du câlin pour rire en mettant au goût du jour les fausses épousailles d’un vieillard et d’une enfant de neuf ans17.

12Le récit est émaillé d’allusions économiques à peine déguisées. La voix narrative accuse ainsi le père de la jeune Banos Maya d’avoir voulu montrer qu’il avait réussi dans les affaires et qu’il avait les moyens de célébrer le rituel communautaire en l’honneur de sa fille. Il fait partie de ces niais qui pensent que tout s’achète, jusqu’à donner une valeur financière aux traditions ou aux biens naturels, comme le souligne l’énumération du « prix de l’eau, du ciel et de la terre ». Reprenant à son compte l’idée d’une dégradation de la coutume, la voix narrative emploie le vocabulaire de la dévaluation économique pour déplorer le fait que les Blancs aient « baissé les enchères » du rituel. Elle montre ainsi que l’amas d’argent ne peut conduire qu’à une dégradation de la fortune. La voix narrative ironise encore sur le bilan comptable des activités des Blancs : « ils font des âneries et c’est la terre entière qui paie », rappelle‑t‑elle. Les conséquences sont en effet très lourdes puisque les « loufoqueries » des Blancs conduisent à de véritables « cataclysmes ».

Les logiques marchandes du cosmocide sonyen

13Il s’agit de voir plus précisément comment les récits sonyens s’emploient à établir des liens entre le motif des tractations frauduleuses et les cataclysmes naturels qui surviennent dans les romans. Une telle étude permet notamment d’interroger la nature des cataclysmes dits « naturels ».

Les liens logiques qui relient les profits humains et les prophéties telluriques

14Le cosmocide soyen suscite plusieurs interrogations : existe-t-il un lien logique clair entre les cataclysmes écologiques et les actions humaines, et si oui, de quelle nature est-il ? Pour tenter de répondre, je propose de décliner les rapports logiques qui pourraient exister entre les événements cataclysmiques et les actions humaines, notamment les marchandages ou les transactions financières, qui se font jour dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez.

15Dans l’incipit du roman, on se souvient que le boycott des ananas prend place dans une série de malheurs puisqu’il est suivi du cri de la falaise et du meurtre d’Estina Benta. La sanction économique est ainsi relatée : le président du pays où se situe Valancia — probablement le Congo de Sony — a insulté l’Amérique lors d’une conférence de Paris sur le prix des matières premières. On suppose donc que l’Amérique a voulu baisser le prix des ananas, de la même manière que les Blancs ont baissé les enchères du baiser coutumier dans Le Commencement des douleurs. Les malheurs romanesques sonyens commencent donc par des dévaluations qui précipitent la tragédie de petites villes côtières.

16En premier lieu, au début des Sept Solitudes de Lorsa Lopez, le lien entre le cri de la falaise et l’interdiction des exportations d’ananas est chronologique : les étrangers se mettent à haïr Valancia, puis la falaise se met à crier. Tout se passe comme si, devant les dissensions humaines, la terre intervenait pour appeler au calme et à l’unité. Le lien temporel pourrait ainsi se doubler d’un lien causal : les ananas sont boycottés, donc la terre manifeste son mécontentement. Autrement dit, l’agent géologique réagit comme le proposent par exemple Michel Serres et Bruno Latour qui cherchent une origine humaine dans le réveil de Gaïa18.

17Or, en deuxième lieu, dans la mesure où l’épisode économique rompt le fil narratif du cri de la falaise, la chronologie entre les deux événements n’est pas très stable. Aussi pourrait-on imaginer que les grondements telluriques précèdent l’interdiction d’exporter des ananas. Si l’insulte du président africain met le feu aux poudres, l’origine des tensions commerciales entre les nations du monde est surtout le fait des pays du Nord qui ont décidé de casser les prix. Ainsi, on pourrait considérer que la catastrophe était en fait déjà en train de survenir et que la dévaluation des ananas n’est qu’un symptôme d’une crise mondiale en cours19. À ce titre, le cri de la falaise sonyenne pourrait être un avatar de ce que Malcom Ferdinand appelle le « cyclone colonial20 ». Le philosophe étudie l’écologie décoloniale, notamment à l’aune des aléas climatiques qui donnent un « prétexte pour ne pas vivre avec l’autre et jeter le monde par‑dessus bord21 » et qui sont l’occasion de perpétuer les clivages sociaux et raciaux du monde.

18En troisième lieu, on pourrait voir dans le cri tellurique le dépassement sublime des piailleries humaines : les ananas sont boycottés mais la falaise se manifeste. Tout se passe comme si la falaise s’immisçait dans les affaires humaines pour couvrir le son des tractations financières qui font trop de bruit. D’ailleurs, il s’agit bien d’un « appel au silence22 », comme l’interprète la voix narrative.

19En quatrième lieu, la « piaillerie » de la terre pourrait apparaître comme le prolongement des piailleries humaines qui s’amplifient dès lors qu’elles se heurtent à la dureté géologique de la Côte : les exportations sont interdites et les habitants sont obligés de consommer des quantités faramineuses d’ananas, alors la terre hurle. Il est possible que la suspension des relations commerciales imposée par les pays nantis ménage un espace d’attention aux manifestations telluriques, jusque-là masquées par les affaires économiques internationales. Comme le suggère Bruno Latour, les préoccupations politiques et économiques de la deuxième moitié du xxe siècle au sortir des deux guerres mondiales et pendant la guerre froide ont participé à dissimuler la crise climatique contemporaine, ce qui conduit à prendre conscience que le seuil des catastrophes a été franchi sans qu’on s’en soit aperçu23.

20De la même manière, à la fin du roman des Sept Solitudes de Lorsa Lopez, la narratrice se rend compte que la ville ennemie de Nsanga-Norda a été engloutie par les eaux sans que les habitants de Valancia s’en soit rendu compte car la citadelle qu’ils ont érigée sur la falaise pour se protéger de la mort masque ce côté‑là de l’océan. Ce n’est qu’en traversant le tunnel qui mène de Valancia à Nsanga-Norda qu’elle prend conscience que cette dernière n’est plus :

Une chose incroyable : la mer est venue tout prendre. Nous ne sommes plus qu’une île. Peut‑être serons‑nous à notre tour mangés par la mer. La falaise nous avait bien prévenus, mais nous ne sommes plus au temps où l’homme écoutait la nature. Et la pauvre nature est obligée de brailler dans le vide. Vous vous rendez compte ? Avant la mort de Nsanga-Norda, la falaise s’était époumonée à crier toute la nuit. Mais personne ne l’a écoutée24.

21In extremis, le récit donne la clé des liens entre le cri de la falaise et les cataclysmes à venir : la nature envoie des signes mais les hommes ne les lisent ni ne les comprennent plus. Aussi les liens logiques entre les événements n’ont-ils finalement qu’une importance relative : ils sont de toute façon réduits à néant car c’est surtout le lien entre les hommes et leur entour qui a été rompu. Finalement, dans cette perte de sens généralisée, la falaise n’a ni un rôle de messagère ni un rôle de gendarme : elle se donne tout à la fois comme un signe avant‑coureur des crises économiques, un témoin des marchandages humains dévoyés et une prophétesse qui tente de rappeler à les êtres humains à l’ordre. Sony Labou Tansi ne tranche pas sur le sens qu’il faut donner aux manifestations de la falaise dans la fiction car ce qui compte peut-être avant tout c’est que les êtres humains entendent sa présence et lui ménagent une place.

Les liens narratifs entre les cataclysmes et les actions humaines

22Bien qu’ils fassent tournoyer les signes jusqu’à en perdre le sens logique et chronologique, les récits cosmocidaires sonyens s’appuient sur une cohérence interne toute poétique. Les narrations sont notamment construites sur des résonances entre les agissements humains et les réactions naturelles, comme pour tenter de renouer le lien qui existe entre eux.

23Dans Le Commencement des douleurs, Estango Douma incarne le « gardien de la coutume25 » et il apparaît à chaque fois que la nature s’émeut, presque toujours pour rappeler que la responsabilité des bouleversements naturels est essentiellement humaine.

24Selon les dires d’Estango Douma, le savant Hoscar Hana a déréglé le cours de la vie paisible d’Hondo‑Noote et il apparaît comme un violeur criminel à double titre. D’une part, il a abusé de la jeune Banos Maya, d’autre part, il bouleverse la morphologie de la Côte en faisant jaillir une île au milieu de l’Océan qui prend fortement les allures d’un gisement pétrolier off-shore26. D’ailleurs, dans la deuxième partie du roman, les conséquences des actions inconsidérées du vieux savant s’intensifient. Survient le cataclysme le plus important : la mort du fleuve accompagnée de la puanteur de la mort des animaux qui vivaient en son sein. Estango Douma s’interroge alors : « Où allons‑nous, les dieux ? Le câlin de Hoscar Hana nous exterminera. Et sa foutaise d’îles au milieu de l’Atlantique fera exploser la Côte27. » Estango Douma attribue une origine humaine aux cataclysmes : tout cela a été provoqué par le dévoiement moral et scientifique d’Hoscar Hana. Sa lecture des cataclysmes est donc morale au sens où Émilie Hache et Bruno Latour analysent l’inclusion dans la « sphère morale28 » des non‑humains, grâce au traitement textuel qui leur est réservé.

25À cet égard, Estango Douma pourrait être le relai de la prophétie sonyenne qui devait figurer au seuil du roman, comme en témoigne l’une des versions inédites du Commencement des douleurs : « Aussi longtemps que les nantis croiront qu’ils sont seuls sur cette terre », annonçait alors Sony Labou Tansi, « notre planète sera malade, le monde sera guetté par une apocalypse digne de celle qui emporta la race des dinosaures29 ». Le savant représente les agissements inconsidérés des nantis qui, guidés par leur désir de richesse et leur vision cartésienne du monde, précipitent le cosmocide sonyen.

26Dans la vision cosmocidaire sonyenne, les cataclysmes font partie intégrante des existences humaines dont ils bouleversent le cours. Ils appartiennent plus largement à un ordre cosmique perturbé, où tous les malheurs se répondent. Comme Xavier Garnier l’a analysé, le « refus de la chronologie permet [à Sony] de s’inscrire dans une écologie30 ». Ce qui compte désormais, ce n’est pas tant la logique qui préside aux événements mais plutôt l’intensité avec laquelle ils sont perçus. Ainsi, plutôt que d’affirmer l’existence d’une vérité dogmatique, les récits des cataclysmes naturels permettent à Sony Labou Tansi de raconter des histoires vraies, capables de « faire sens » c’est‑à‑dire « d’éveiller les sens aux alentours31 », comme le suggère David Abram. À cet égard, la falaise dans laquelle Sony Labou Tansi ancre ses récits des années 1980 et 1990 constitue moins un simple environnement pour la fiction qu’une zone sensible à partir de laquelle se construit l’« histoire‑fable32 » sonyenne. En effet, si les contreforts de la falaise donnent l’illusion de pouvoir servir de remparts contre la montée des eaux, elle est surtout un lieu qui vit et qui s’anime pour prévenir les habitants des catastrophes à venir. Elle est aussi le lieu par lequel les catastrophes surviennent et bouleversent la vie des personnages ainsi que l’histoire en cours. Ainsi les narrations sonyennes s’emploient‑elles à l’extraire de son seul statut de signe cataclysmique pour lui accorder un statut d’élément vivant à part entière dans la fiction.