Colloques en ligne

Suzanne Liandrat-Guigues

Pour quels recommencements ? (Michael Powell et Emeric Pressburger)

1Il est d’usage de faire figurer l’art cinématographique dans les arts du temps, ce qui n’est pas sans conséquences sur le début et la fin d’un film. À côté de cette conception classique de l’enchaînement continu, linéaire et cumulatif des séquences (auquel le flash-back ne contrevient nullement puisqu’il suppose lui-même une linéarité bouleversée), il est une configuration, illustrée par la célèbre ouverture-fermeture de La Prisonnière du désert (The Searchers, 1956), où début et fin tels deux poignées affrontées permettent de ressaisir pour le décanter l’ensemble du film. En ayant ce modèle à l’esprit1, on peut analyser celui  qui lui paraît comparable dans La Renarde (Gone to Earth, 1950). Les deux oeuvres appartiennent à des genres différents (western américain de John Ford / mélodrame britannique de Michael Powell et Emeric Pressburger), de sorte que rien n’incite à les rapprocher si ce n’est cette particularité de reconduire aux deux bouts du film une séquence d’aspect identique destiné, semble-t-il, à inscrire l’histoire racontée dans un circuit narratif en boucle. Cette répétitivité affichée conduit à repenser la finalité de l’œuvre et à interroger la forme du recommencement.

2La Renarde s’ouvre par une courte séquence pré-générique consacrée à une chasse à courre lancée après un renard qui parvient à rejoindre son terrier, mettant en échec la meute de chiens tandis que le chef de meute conclut par le cri de circonstance « Gone to earth », signifiant que l’animal leur a échappé. Ce qui enchaîne avec le titre original et le générique. Suite au générique, la jeune fille qui s’élance à travers la lande à la recherche de son renard apprivoisé, appelé Foxi, est accompagnée des bruits d’une chasse à courre. Le raccord sonore est souligné mais ne permet pas de savoir s’il s’agit de la même ou d’une autre chasse. En effet, entre ces deux séquences est apparu le générique sur fond d’image fixe. Tandis que se succèdent les diverses mentions écrites, nous voyons un élégant coussin de brocard d’un blanc rebrodé d’or qui semble abandonné dans l’herbe. Il repose au milieu de petites fleurs  coupées, jetées sur et autour de lui. L’agencement est insolite. Il est possible de n’y voir qu’une composition aussi raffinée qu’insignifiante destinée à supporter conventionnellement le générique à la façon d’un livre ouvert ou d’un programme de spectacle selon une procédure d’ornementation en vogue à la même époque ; hypothèse d’autant plus acceptable que le producteur David Selznic, époux de l’actrice principale Jennifer Jones a influé (à plus ou moins bon escient) sur certains choix du film. Toutefois, tel qu’il s’insère dans le montage, ce générique est suggestif. Ne dit-il pas la rencontre des contraires par le moyen de cette image ? Les modestes fleurs de la lande éparpillées sur le tissu de luxe sont à la ressemblance du sort de Hazel, la jeune fille en vêtements usés, courant nus pieds à travers bois, ayant pour compagnon ce renardeau dont on imagine qu’elle l’a recueilli puis élevé. Pauvre, démunie, n’ayant que son père, elle fait l’objet de diverses approches masculines et, notamment, est attirée chez le châtelain Mr. Reddin qui l’ayant séduite lui fait revêtir de magnifiques robes. On pourrait suivre avec intérêt les variations apportées dans la tenue de la jeune fille à chaque étape de sa vie : depuis cette course en haillons rougeâtres dans les bois, à sa rencontre, en robe neuve d’un vert tendre, avec le révérend qui l’épouse et la baptise de blanc jusqu’à ses diverses altercations avec le châtelain qui réussit à l’entraîner chez lui où elle se métamorphose grâce au  port de toilettes seyantes. Si le jeu des vêtements met en valeur la beauté de l’actrice, il est aussi un moyen fort éclairant de faire sens. Aux deux bouts du film, l’on retrouve la jeune femme courant à travers bois, habillée de rouge, imposant par ce coloris et ce mouvement la métaphore de la « renarde » même si l’habit final est de meilleure facture car Hazel est retournée chez le révérend où elle s’applique à vivre en bonne épouse.

3Entre ces deux extrémités, a constamment été présente la possibilité du piège suggérée dès les branches aux dessins menaçants occupant l’avant-plan des premières images. Elle apparaît concrètement, au milieu de la lande, sous la forme d’un trou béant devant lequel le père met en garde sa fille alors qu’ils se rendent tous deux à la fête religieuse. À ce moment, Hazel penchée sur le vide du puits profond prononce gravement « Le monde est un piège ». Plus tard, alors qu’elle a consenti à épouser le révérend, elle murmure « Et si j’étais dans un piège » avant de s’éloigner pour obéir à une pratique magique, d’origine gitane, héritée de sa défunte mère. Lorsqu’elle se rend chez le châtelain, son époux la croit perdue. Il organise une recherche collective qui s’achève au bord du gouffre. Enfin, l’ultime scène met en œuvre la présence de ce vide qui s’ouvre sous les pieds de Hazel au moment où elle tente une nouvelle fois de mettre à l’abri son renardeau menacé par la chasse du châtelain. La bête et la jeune femme disparaissent dans cet abîme tandis que retentit une dernière fois le signal de l’abandon de la poursuite « Gone to earth ».

4La chute de Hazel est ambiguë en raison du cri final du chef de meute. S’il est logique de conclure à la mort de la jeune femme et à son retour à la terre, selon la formule biblique que le révérend ne manquera pas de prononcer sur sa tombe2, ce dernier usage de l’expression est déconcertant. Il fait état d’un échec de la poursuite et d’une échappée qui n’est guère probable ni pour l’être humain ni pour l’animal. Car la chasse n’a pu ignorer que le renard était dans les bras de la jeune femme et que la chute dans le puits n’est pas un retour au terrier secoureur. En ceci, s’impose la pensée d’un circuit ritualisé qui ouvre le film par delà tout vraisemblable.

5 Le rituel de la chasse à courre qui n’a cessé de retentir dans les étapes du récit, doublé de la légende du cavalier noir errant sur la lande qui vient à prendre l’aspect du châtelain lui-même, enveloppent le film d’un voile de répétition mythique qui n’est cependant pas franchement établie. Aussi bien il se crée dans la composition d’ensemble une cadence propre si l’on rapproche par leur étymologie commune, chute et cadence. La chute dans le piège, constamment postulée, confère un rythme musical au film, opère comme horizon attendu de la phrase mélodique et comme promesse de résolution. La cadence désigne ce vers quoi une discordance harmonique ou rythmique tend à se résoudre. On vérifie alors que le départ chez le châtelain n’épuise pas l’idée de chute mais en diffère la résolution par un rebondissement inattendu qui est le retour de Hazel au foyer du révérend. Si le piège monté par le châtelain n’est pas le vrai, il n’en installe pas moins la possibilité de sa répétition. Semblablement à une partition musicale, on reste frappé des montées et descentes visibles dans ce film, par ailleurs très coloré, à l’instar de véritables mouvements chromatiques. Le rituel de la chasse à courre et celui de la chute (évitée, rejetée ou différée) dans la composition du film assurent une même poétique fondée sur les discordances (la course inégale de l’animal devant la meute et les cavaliers) et sur la perception des dissonances (mettant la cadence à l’épreuve par le jeu de la chute suspendue) qui doivent arriver à une résolution.

6Par ailleurs, l’histoire de la « renarde » par le truchement de l’animal emblématique s’apparente à une fable qui obéit à un récit oraculaire. Dans ce type de récit, l’événement annoncé s’accomplit mais engendre néanmoins une différence subtile par le fait même de s’attendre à ce qui se réalise mais que l’on avait imaginé différemment. Clément Rosset en a souligné la structure ironique 3. Comme si « le geste de l’esquive initiale et le geste fatal ne faisait qu’un seul et même geste, remarque Clément Rosset, l’oracle ne s’est accompli qu’à la faveur de cette fâcheuse précaution et c’est l’acte même d’éviter le destin qui vient coïncider avec son accomplissement »4. Outre la séquence, le cri qui se répète aux deux extrémités, ouvre le film à un effet d’écho5. Celui-ci repose sur la pensée d’un dédoublement entre un dessus et un dessous, illustré différemment par le terrier et par le gouffre. Cette histoire d’un simple passage sur la terre d’une jeune fille amoureuse de la lande et des animaux sauvages, attachée aux croyances d’une mère tôt disparue, gitane de surcroît, ne laisse pas de faire place à un monde à deux faces soutenu par un machisme évident et une opposition de classe non moins affirmée. Mais le processus ne s’arrête pas à ce miroitement du haut et du bas. Loin de toute rédemption à venir dans un contexte de péché originel6 que n’investit jamais le film, l’obscurité du finale tient à ce qu’on se demande, malgré le rituel de la chasse qui l’impose, ce qui a bien pu en réchapper. Que signifie cet enfoui terrestre ? Quelle est cette issue si peu perceptible et pourtant désignée ouvertement par la clameur du chef de meute ? Tout récit à prédiction fait naître, en même temps que la surprise de son accomplissement prévisible, une postulation toujours contrariée. Ce que Rosset appelle l’« autre » de l’accompli.

7Le rituel de la chute de Hazel est moins le cadre d’un événement spécifique que celui de l’expérience humaine en général : celui d’une ouverture à ce qui nous défait tout en nous achevant. La jeune femme n’a pas changé : elle est la même et l’autre qu’elle postule toujours, malgré sa chute, comme si l’événement qui s’est produit n’était pas le bon mais assurait une sortie hors du temps. La victoire paradoxale, clamée in fine, devient celle de la fragilité de toute singularité qui cependant toujours réapparaît. Hazel, tout au long du film, combattue (par la morale étroite du village, par la générosité du révérend, par le plaisir du châtelain, chacun différemment et contradictoirement) est à la ressemblance des forces toujours quelque peu dérisoires de la vie, opposées à toutes les formes établies de comportement, bonnes ou mauvaises. Hazel ne représente rien, ne défend rien, n’illustre aucun discours précis. Sa présence séduisante tient à sa relative inexpressivité, à son absence de conviction, au fait qu’elle ne choisisse pas entre le bien et le mal, suive le révérend aussi bien que le châtelain, et adhère aux pratiques païennes consignées par sa mère comme aux rites religieux du village. Frappe l’oblique de ce récit dont on attendrait qu’il se déroule autrement. À rebours de l’être debout, redressé dans une volonté morale ou un désir de pouvoir, Hazel se glisse en diagonale dans ce monde, à l’instar du renard dont le film fait son emblème. Cette indépendance d’allure, cette résistance aux conventions chez Hazel sont également biseautées puisque, jamais revendiquées pour elles-mêmes, elles s’apparentent à un consentement à la nature. Elles sont le signe d’un inexpliqué que la jeune femme, qui suit sa pente, ne peut fuir tout en fuyant toujours et auquel elle se soumet comme elle le dit, à un moment, des égarements de son renard apprivoisé.

8Si la chute est récurrente dans l’univers de Powell, ici, elle fait retour à l’image énigmatique du générique. Le précieux coussin qui a échoué dans l’herbe de la lande n’est pas  sans rappeler la texture des propositions de vie faites par l’existence de Hazel. Propositions, émouvantes et fuyantes, de celle qui n’a fait que courir à sa perte. Mais alors qu’on croit le film terminé par la tragédie de la chute finale, voilà que résonne l’annonce tonitruante de l’échappée. Fatalisme et cynisme de cette conclusion ? Ironie cruelle ou espoir déçu ? Tout cela sans doute, mais quelque chose de l’irrépressible de la vie, hors du temps relatif, est entrevu grâce à la chute de cette jeune femme toujours vibrante et toujours vaincue, dont la farouche fragilité triomphe souterrainement. Fable commode ou songe utopique, qu’importe.

9La procédure de dédoublement imaginée au début et à la fin, comme la pente parcourue dans les deux sens par Hazel, illustrent la mystérieuse formule du fragment d’Héraclite : « La route qui monte et celle qui descend sont une et identique ».